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Il serait vain aujourd’hui de chercher un pays des Amériques dont le gouvernement ne se réclame pas, d’une manière ou d’une autre, d’idéaux démocratiques. À cet égard, la plupart de ces pays prétendent d’ailleurs joindre l’action à l’intention en tenant, à intervalles réguliers, des élections qu’ils qualifieront invariablement d’inclusives et de libres. Mais qu’en est-il de la démocratie entre ces élections? Plus précisément, se questionne Gutmann, qu’en est-il de la vie politique des classes populaires entre ces élections? Pour tenter de répondre à cette question, l’auteur nous invite à séjourner dans un quartier populaire de Mexico nommé Santo Domingo et à y écouter des gens « ordinaires » discuter de politique. D’entrée de jeu, l’auteur nous annonce qu’il sera très peu question de politique formelle et institutionnelle dans cet ouvrage anthropologique. Pour les habitants de Santo Domingo, il est clair que la démocratie ne peut se limiter à se rendre aux urnes de temps en temps. Pourtant, outre ce rituel périodique du vote, ces derniers semblent avoir eu bien peu d’indications, au cours des trente-cinq dernières années, qu’ils vivent dans un État démocratique. L’auteur propose de décrire ce désenchantement face à la romance démocratique, de même que les processus de « défi, frustration et accommodation » (p. 1) qui l’ont suivi.

Pour Gutmann, c’est en 1968 que s’amorce véritablement la réflexion politique des habitants de Santo Domingo sur la démocratie et, plus précisément, sur ce que devrait ou ne devrait pas être une société « démocratique ». Cette proposition est assez intéressante. Gutmann fait remonter l’émergence chez les habitants de Santo Domingo de cette perspective critique sur la notion de démocratie non pas à l’émergence de partis d’opposition capables de contester la mainmise du PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel) sur la politique électorale mexicaine (les premières élections multipartis ne viendraient que vingt ans plus tard), mais plutôt à l’événement qui a brisé l’image bienveillante et paternelle du PRI à jamais : le massacre de Tlatelolco en octobre 1968.

Ce massacre, au cours duquel l’armée mexicaine a ouvert le feu sur des protestataires qui s’étaient réunis pour appuyer une grève étudiante, pèse encore lourd dans l’imaginaire politique des habitants de Santo Domingo. Comment un gouvernement responsable d’un tel acte peut-il être démocratique? se demandent Gutmann et ses informateurs. Les trente-cinq années qui se sont écoulées depuis Tlatelolco seront, pareillement, parsemées d’événements par le biais desquels Gutmann tentera de prendre le pouls politique d’un quartier populaire dont les habitants marginalisés sont avant tout des spectateurs, voire des victimes, plutôt que des protagonistes de l’Histoire.

La crise économique et les politiques d’ajustements structurels de 1982, le séisme catastrophique de Mexico en 1985, les élections présidentielles apparemment frauduleuses de 1988, l’ALENA, l’insurrection zapatiste et les assassinats politiques de 1994, l’élection de candidats d’opposition à la mairie de Mexico en 1997 puis à la présidence du pays en 2000, et la grève étudiante de l’UNAM en 1999 sont autant d’événements sur lesquels Gutmann amène ses informateurs à discourir.

Dans l’ensemble, les verdicts prononcés par les habitants du quartier populaire sont assez négatifs et pessimistes. Au mieux, comme ce fut le cas lors de l’élection de Vicente Fox à la présidence du pays en 2000, les informateurs de Gutmann préfèrent différer leur jugement. Au pire, comme c’est le cas de plusieurs témoignages recueillis à propos de la grève de l’UNAM, les habitants de Santo Domingo soutiennent que les politiques gouvernementales et les actions des mouvements sociaux font reculer la démocratie au Mexique.

The Romance of Democracy est un livre manifestement ambitieux. Il l’est tant dans la gamme de débats théoriques qu’il tente d’infléchir que dans la variété des thèmes abordés pour y parvenir. Le fil conducteur du livre est surtout ethnographique : un anthropologue interagissant avec les habitants du quartier, où lui-même a élu domicile, recueillant leurs commentaires sur l’actualité et l’histoire récente. Dans les meilleures pages du livre, Gutmann nous dresse un portrait vivant et texturé de ses amis-informateurs comme à la fois immergés et marginalisés dans la politique mexicaine. Tel est certainement le cas du chapitre neuf portant sur la grève de l’UNAM, qui se déroulait alors même que l’auteur était sur le terrain.

Cette ethnographie de haute qualité est entrecoupée de discussions théoriques et conceptuelles qui sont, dans l’ensemble, intéressantes. Par contre, certaines portes analytiques ouvertes dans ces discussions, notamment lorsque l’auteur aborde la question des rituels politiques ou celle des identités transnationales (chapitre 5) auraient pu trouver une résonance plus grande dans l’exposé des données ethnographiques recueillies à Santo Domingo.

L’une des parties les plus surprenantes du livre est le deuxième chapitre, consacré au concept de « culture de la pauvreté » et à celui qui s’en est vu imputé la paternité, c’est-à-dire Oscar Lewis. Cette relecture d’un auteur qui a été une figure marquante de l’anthropologie mexicaniste et qui a perdu beaucoup de sa popularité auprès des chercheurs d’aujourd’hui est intéressante et, à travers elle, Gutmann réussit à recentrer le débat sur des contributions importantes de Lewis. En particulier, Gutmann insiste sur le souci de Lewis de ne pas réduire les « pauvres » du Mexique rural et urbain à un archétype uniforme qui ne serait, en fait, qu’une synthèse sans vie de leurs plus petits dénominateurs communs (p. 59). Comme le note un Gutmann visiblement inspiré par Lewis, lorsqu’il est question de pauvreté, la simple analyse de classe ne suffit pas, « rather, we should include commonalities of class as a critical element along with other social divisions of generation, gender, and ethnicity that can cross international geopolitical boundaries » (p. 59). Il s’agit là, semble-t-il, d’une manière élégante de lier une variété de perspectives théoriques dans un cadre analytique qui donne une image vivante et tridimensionnelle des groupes et des personnes appauvries économiquement.

Évidemment, une telle approche aux problématiques multiples présente plusieurs pièges. Mais, de par sa connaissance intime de Santo Domingo et la qualité des données ethnographiques qu’il y a recueillies, Gutmann réussit à créer un modèle d’analyse intéressant jouant sur plusieurs registres à la fois. Certains trouveront probablement l’analyse un peu décousue. D’autres verront dans The Romance of Democracy le résultat d’interrogations anthropologiques vivantes et stimulantes fidèles au rythme de la politique informelle. Ces interrogations capturent d’ailleurs très bien l’atmosphère créée par des gens « ordinaires » réfléchissant sur les événements marquants de l’histoire politique de leur pays. Le portrait que dresse Gutmann des habitants de la colonia popular et de leur rapport au politique (et à la politique) est une contribution anthropologique importante et rafraîchissante à notre compréhension d’une démocratie qui est trop souvent abordée du point de vue de ses mécanismes formels et de ses acteurs privilégiés.