Corps de l’article

J’ai l’impression parfois d’être un flot de courants multiples. Je préfère cela à l’idée d’un moi solide, identité à laquelle tant d’entre nous accordent tant d’importance. Ces courants, comme les thèmes de nos vies, […] n’ont pas besoin de s’accorder ni de s’harmoniser. Ils sont « à côté » et peuvent être « décalés », mais au moins ils sont toujours en mouvement, dans un temps et dans un lieu, s’organisent en toutes sortes de combinaisons étranges et se déplacent, pas nécessairement vers l’avant, parfois dans des sens opposés les uns aux autres, en contrepoint mais sans thème central. […] Toutes ces discordances dans ma vie m’ont appris finalement à préférer être un peu à côté, en décalage.

Edward W. Saïd 2002 : 442-443

Introduction

Cet article est expérimental. Je tente de poser un regard autocritique et autoréflexif sur mon mémoire de maîtrise en ethnomusicologie qui portait sur les enjeux identitaires et nationaux dans la musique contemporaine palestinienne[1]. Étant palestinienne d’origine, le mémoire m’a confrontée à de nombreuses questions éthiques et méthodologiques. Je devais d’abord manoeuvrer dans le terrain miné de l’anthropologie autochtone, dans un contexte politiquement et idéologiquement chargé. Or, comment se positionner en tant que chercheuse autochtone dans une situation traversée par la diaspora, l’exil et l’immigration? Où tracer la ligne de la distance ou de la proximité optimale? Comment étudier la musique dans un monde ravagé par la violence, la pauvreté, et qui est investi de multiples imaginaires, dont le mien, en tant que réfugiée, devenue exilée, immigrante et ensuite citoyenne canadienne habitant le Québec? Face à cette réalité éclatée, l’écriture ethnographique et scientifique à laquelle je devais adhérer en tant que chercheuse s’est avérée désespérément inadéquate. À tel point que j’ai conclu que l’apparente cohérence de mon mémoire achevé ne pouvait être que le résultat d’un jeu de torsion mentale à valeur éthique douteuse.

Je n’ai pu trouver que trois ans plus tard un style d’écriture qui me libérerait peut-être des paradoxes paralysants dans lesquels j’étais directement engagée[2], et qui pouvait représenter plus fidèlement les réalités de mon expérience sur et après le terrain de la musique contemporaine palestinienne[3]. Les scénographies suivantes sont un exemple de ce style à travers lequel mes biais personnels pénètrent le texte, comme ils l’avaient sans doute fait sur le terrain. Ni aveu, ni confrontation à mes propres positions, cet article est né surtout d’un questionnement et d’un effort de réconciliation avec mon mémoire qui m’a rencontrée au coeur de mes conflits identitaires.

Dans une scène, et sur la scène, aucun élément n’est neutre. Décor, musique, costume, textes et personnages assument un rôle spécifique dans l’intrigue. Ce fut certainement le cas dans le contexte politisé de la musique palestinienne. C’est dans ce sens-ci que je propose la mise en scène suivante de ma recherche. Au lieu d’évacuer du texte certains termes et concepts controversés, je leur donne un espace pour être exprimés, car ils faisaient partie intégrante des personnages représentés dans les scènes. En contrepoint, les notes et les références ajoutées au texte offrent une lecture plus détachée des scènes[4].

Les événements représentés dans les scènes eurent lieu entre 1999 et 2001. Je me sers de la troisième personne du singulier au lieu du « je » afin de mettre en lumière les scènes comme toiles que je contemple à une certaine distance en temps et lieu. Le « elle » permet également un dépassement du contenu autobiographique et une reconnaissance de mon rôle comme l’un parmi plusieurs personnages dans la scène.

Dans ce voyage explorateur, je marche dans les pas de deux figures importantes de la littérature palestinienne : le poète Mahmoud Darwich et le critique littéraire Edward Saïd, dont les oeuvres ont traité avec tant d’éloquence la question de la Palestine comme métaphore et l’identité palestinienne en diaspora. En conclusion, je partage quelques réflexions sur le rôle de la scénographie en anthropologie et j’explore les raisons qui m’auraient peut-être amenée à adopter ce style pour surmonter les dilemmes que je n’ai pas pu résoudre dans le cadre de mon mémoire.

Vérité

Les 200 pages défilèrent devant elle sur l’écran de son ordinateur. Sa Palestine, en mille et une phrases bricolées. Elle s’amusa à réorganiser ses paragraphes, jouant la roulette russe du copier-coller. Tout à coup, son informateur mentait, les faits devinrent inventés. Elle revint rapidement sur ses pas. L’ordre de la vérité : préservé. De quel ordre s’agissait-il donc? Ah oui. La musique arabe est vocale. Les instruments sont marginaux. Les Palestiniens sont marginaux. Les Palestiniens jouent les instruments. Une hypothèse simple et parfaitement logique, découlant d’une question tout à fait légitime : pourquoi des musiciens contemporains palestiniens comme Sabreen[5] et l’Oriental Music Ensemble[6] valoriseraient-ils la musique instrumentale bien qu’elle soit aux périphéries de la tradition musicale arabe? Très bien. La suite s’il vous plaît.

La marge n’est pas l’exception à la règle. Elle distingue le dedans du dehors, se nourrissant de l’un tout en se penchant vers l’autre. Objets de l’intérieur portant en eux la sémantique de l’extérieur, les instruments sont marginaux par excellence. Sans voix parlante mais accompagnateurs des plus belles voix de la poétique arabe, courtisans de la musique de variété empruntée aux cultures colonisatrices, bâtards de l’esthétique et orphelins de la fonctionnalité[7], emblèmes de la modernité[8] tout en étant les outils scientifiques des Avicenne et Al-Farabi ; peut-on être plus à la marge?[9] Séducteurs ambivalents, ils disaient aux musiciens palestiniens leur propre ambiguïté face à leurs identité et formation musicale hybrides. Dans son monde perpétuellement mobile, le musicien palestinien transportait ainsi identité, culture, mémoire et territoire dans la petite valise de son instrument, devenu l’objet portable de son imaginaire. Et ce n’est pas tout. De par son expression non vocale, il échappait au dogme de la rhétorique politique des chansons engagées, libérant le message des mots connotés pour le laisser résonner à travers le son même[10].

Une réponse parfaitement légitime[11]. Il ne manquait que les remerciements. Cette thèse n’aurait pas vu le jour sans l’aide de… Sa reconnaissance lui semblait vide et hypocrite. La seule véritable reconnaissance qu’elle aurait pu exprimer était : Pardonnez-moi, j’ai échoué.

Son texte se lisait comme un merveilleux récit de lutte contre vents et marées. Musiciens se confrontant au racisme, à la violence, à l’occupation et à l’exil trouvent la liberté dans les instruments. Ils s’épanouissent dans un petit cocon musical où la fluidité faisait la règle et la politique était subsumée sous la créativité musicale ; où la société palestinienne fleurissait aux frontières des États-nations grâce à une communauté internationaliste de musiciens innovateurs, dotés d’autant d’idéaux que de talent. Quel beau conte de fée. Si seulement il était vrai[12].

Il y a quelque chose de fondamentalement faux dans une thèse parfaitement logique tirée d’une réalité de chaos, de suicide social et d’incohérence culturelle. Quelque part en route vers son texte scientifique, durant sa quête pour une réponse à sa question ; quelque part entre le cadre théorique, le contexte historique, les enregistrements inédits, les belles photos et les innombrables citations, elle inventa une Palestine qui n’était que le produit de son imagination.

Rituel

1999. La veille d’une deuxième révolte. Les voici, multiples Palestines se dévisageant l’une l’autre dans la salle d’un hôtel jordanien[13]. Deux familles : l’une des camps de réfugiés du Liban et de la Syrie[14], et l’autre d’un village arabe d’Israël[15] réunies pour les fiançailles d’un Allemand par résidence et une Canadienne naturalisée. Un demi-siècle d’exil et une centaine de compatriotes du Golfe, de l’Europe et de l’Amérique les entouraient, sans compter les deux Israéliens juifs cachés parmi les îlots diasporiques. Un scénario qui ferait rêver les anthropologues de l’ethnicité. La Palestine dans toutes ses incarnations allait sans doute assister à l’événement. Et pourtant, le moment venu, Mère Patrie déclina l’invitation.

Les invités s’engagèrent dans une danse d’exhibition et de comparaison, s’observant les uns les autres, leurs visages ombragés d’expressions de perplexité. Comme s’ils admiraient devant leur miroir le reflet d’un étranger. Dans ce rituel d’affiliation, tradition et palestinnité entrèrent en compétition. Le pop arabe, médiateur inopiné errant sur les ondes satellite[16], arbitrait les règles du jeu sur la piste de danse, seule terre non réclamée parmi les territoires revendiqués. Quelques frontières rudimentaires furent tout de suite tracées : le voile et le dialecte parlé. La délégation libanaise de sa famille établit le barème de la « non-traditionalité ». Peu de voiles et beaucoup de décolletés ornementés d’un dialecte bizarroïde, métissé des excentricités linguistiques du Palestinien et du Libanais. En revanche, la belle-famille se dota d’ensembles discrets, les châles et les voiles richement brodés étant les seuls signes de vanité. Leur parole, on ne peut plus palestinienne, était épicée par-ci et par-là de mots hébreux. Dans ce blanc et noir des Palestines imaginaires, les autres communautés de la diaspora flottaient dans un gris dégradé.

Contre les coutumes des Arabes d’Israël, le couple fêté fit son entrée en dernier, privilégiant le rituel de la diaspora. Au lieu de l’accueil doté à la porte de la salle, le potlatch fut reporté à la fin de l’événement dans la confusion et le conflit des traditions. D’un côté, bijoux symboliques conçus pour les mariages intimes des voyageurs chroniques, avec, pour le lendemain, le retour de chacun à son exil. De l’autre côté, dons monétaires conçus pour les énormes mariages villageois, avec, pour le lendemain, une dette redevable pour le mariage des voisins. Une troupe nuptiale palestinienne introduisit les fiancés au centre de la contradiction. Ululâmes, tambours, et clarinettes doublées résonnaient dans la salle. Les costumes traditionnels des danseurs de dabkeh[17] répondant par les pieds au style chanté-improvisé[18] du poète criaient : Authenticité! L’ethnomusicologue en elle doutait pourtant qu’on lui faisait avaler une Palestine « à emporter », parfaitement emballée pour les itinérants de la diaspora. Elle ne verra qu’un an plus tard, à son mariage célébré dans le village natal de son époux, à quel point sa Palestine avait dû paraître artificielle et théâtrale aux yeux arabo-israéliens. Sept nuits de fête durant, chants de mariage et ululâmes résonnaient arbitrairement dans la bouche d’un couple de tantes s’accompagnant sur le darabukka (tambour en forme de gobelet). Pas de costumes impressionnants, ni d’instruments sophistiqués, seulement une danse modeste de deux pas improvisés. Mais pour les Palestiniens de la diaspora, leur Palestine rayonnait dans toute son authenticité, ne fût-ce que dans les salles d’hôtels cinq étoiles et parmi les robes décolletées. Devant ces « autres » Palestiniens, elle témoignait leur fidélité à la tradition et la palestinnité. À quelques kilomètres de là, dans un village arabe d’Israël, une autre Palestine – désornementée, réduite à la nécessité – survivait pourtant.

Frontière

Ils traversèrent enfin la frontière. À quoi s’attendait-elle? Que le paysage se transforme? C’était une frontière comme toutes les autres. Issue de l’imaginaire des politiciens et renforcée par l’imaginaire des peuples. Quelle déception.

Son premier souvenir de la Palestine est une pancarte bleue indiquant la route vers Jérusalem. « Vois-tu? », remarqua l’une de ses belles-tantes, « Ils sont obligés de tout traduire en Arabe pour nous, les Arabes d’Israël ». Et pourtant, le nom de la ville n’était qu’une reproduction phonétique de l’Hébreu. Plus d’Al-Quds, seulement une Ye’urshalaym arabisée. Quelle manière insidieuse d’éradiquer une histoire. La langue comme le peuple était colonisée, réduite à une collection d’alphabets qui ne renvoyaient qu’à une et seule réalité, celle du colonisateur. Les Arabes d’Israël étaient comme leurs pancartes, des fantômes d’une histoire, aussi absents que présents[19].

L’autobus s’arrêta enfin devant la maison de ses beaux-parents. Elle plongea du véhicule dans une mer d’yeux curieux. Tous étaient venus pour jeter un coup d’oeil sur la Palestinienne du Liban[20]. Ce peuple mythique disparu depuis cinquante ans. Son dialecte bricolé provoqua une avalanche de pourquois de la part des enfants. Pourquoi dit-elle « Eh » (oui en Arabe vernaculaire) et non « Ah » Maman? Entre adultes, la conversation dévia rapidement des accueils amicaux à un exercice comparatif entre les différentes versions du Nakbah (le déracinement de 1948). Une dynamique juge-accusé s’établit immédiatement :

Q : Pourquoi vous désignez-vous comme Arabes d’Israël?
R : Parce que nous sommes des citoyens d’Israël et de toute façon les Palestiniens ne nous comptent pas comme les leurs.
Q : Pourquoi parlez-vous l’hébreu, la langue du colonisateur?
R : Parce que nous sommes obligés de l’apprendre et nous sommes la minorité.
Q : Pourquoi ne boycottez-vous pas l’économie israélienne?
R : Parce que nous sommes ses employés. Sache que sans nous et notre argent israélien, les Palestiniens de la Cisjordanie et de la bande de Gaza mourraient de faim.
Q : Pourquoi acceptez-vous de vivre en citoyens de deuxième classe?
R : Nous avons pu assurer des droits au sein du système que la résistance et l’Intifada n’ont jamais réussi à obtenir. Et si nous nous étions révoltés, qui nous aurait soutenus? Vous, Arabes de l’extérieur, vous nous traitez de lâches et de traîtres parce que nous sommes dans la réalité.

Et pourtant elle n’avait posé aucune question. Ils s’interrogeaient et se répondaient de leur propre gré. Elle comprit alors que par sa présence même, elle les gênait. Elle, la réfugiée qui avait visité tous ces pays arabes qu’on leur interdisait. Qui, à partir des ghettos des camps, se rendit aux études supérieures tandis qu’eux s’étaient séquestrés dans leurs villages. Qui se disait Palestinienne sans la moindre peur. Qui grandit au coeur du mouvement nationaliste palestinien, tandis qu’eux ne pouvaient que suivre les événements à la télévision israélienne. Et ils avaient raison de se défendre, d’affirmer leur présence et leur souffrance, car sa Palestine imaginaire n’avait pas de place pour le pragmatisme des Arabes d’Israël. Les seuls Palestiniens qui comptaient étaient ceux qui résistaient, les exilés et les révoltés de l’Intifada. Et pourtant, les voici vivant sur le territoire de son imaginaire. N’étaient-ils pas les premiers à résister? Ceux qui ne s’étaient pas laissés déraciner? Pourquoi donc se sentaient-ils si coupables quand ils pouvaient fièrement réclamer ce qu’elle n’oserait jamais réclamer : l’authenticité?

Deux Palestines, l’une réfléchissant l’autre, chacune revendiquant une réalité dont elle voudrait s’enfuir et voyant dans l’autre le mythe auquel elle aspire. Elle avait traversé la frontière croyant trouver la Palestine authentique au-delà du mythe, mais elle découvrit à sa place un autre mythe, celui du Palestinien réfugié. Ils lui en voulaient pour les avoir abandonnés tout en lui enviant sa palestinnité. La frontière ne séparait pas l’imaginaire du réel, seulement un imaginaire d’un autre, l’un aussi mythique que l’autre. D’un côté le mythe de l’authenticité et de l’autre, le mythe de la palestinnité.

Discours

Qu’est-ce qu’un Palestinien? « Exilé », lui vint à l’esprit. Mais de nos jours, les exilés rôdent partout. Être palestinien, c’est susciter la réaction. Depuis l’enthousiaste « la plus grande injustice de la modernité » jusqu’au petit « Oh » mal à l’aise. Neutralité défendue. Enfant, ses parents ne lui ont jamais pointé du doigt sa palestinnité entre la victime et le meurtrier médiatisés. La posture du chauffeur d’autobus le lui disait ; le ton de l’Indien du dépanneur lui signalait où elle se situait ce jour-là sur l’échelle de la sympathie. « Aujourd’hui, mieux vaut se dire Arabe. Évite les détails », lui conseillait alors sa voix intérieure. D’autres jours, elle inspirait l’envie. « Les Palestiniens sont un peuple doté d’une cause », lui disaient ses copains québécois nationalistes. Quel bonheur d’avoir une cause, de se voir dans la grandeur des choses, d’aller au-delà du soi insignifiant pour une croyance plus haute : justice, droits humains – causes perdues, mais peu importe. Quelle meilleure motivation pour une écolière d’être désignée héroïne pour la moindre des choses, de libérer son pays en faisant seulement son devoir.

Être palestinien, c’est être porte-parole pour tous les de partisans que son identité pouvait représenter. Musicienne, trilingue, Québécoise, musulmane d’origine palestinienne – les causes s’accumulaient! Musulmans qui veulent démontrer un islam qui n’opprime pas les femmes. Féministes qui veulent démontrer des femmes arabes aussi carriéristes que leurs soeurs occidentales. Souverainistes qui veulent démontrer un Québec indépendant multiculturel. Anti-sionistes qui veulent montrer des Juifs et des Palestiniens qui s’aiment. Palestiniens qui veulent démontrer que la musique peut naître de la misère. Contre les extrémistes qui ne parlent qu’à eux-mêmes. Pour les ignorants débordant de bonnes intentions. Aux intellectuels désillusionnés et aux idéalistes obstinés, de gauche, de droite, de nulle part! Bref, être palestinien, c’est être un collectionneur de discours, taillés et peaufinés pour chaque argument et chaque opinion.

Elle apprit sa leçon lors de son premier discours : une communication sur la musique sous invitation israélo-palestinienne. Elle investit des heures à vulgariser son mémoire, heureuse d’en tirer quelque chose d’utile. L’église de Notre-Dame-de-Grâce débordait de fidèles engagés : pacifistes, que les coiffures hippies, les T-shirt désétiquetés, les corps végétariennisés et le regard surdosé d’idéalisme trahissaient ; les Women in Black juives au début de la cinquantaine, les jeunes Palestiniens des universités McGill et Concordia dans leurs jeans et kifiyyeh (foulard palestinien), les baby-boomers arabes, surhabillés pour l’occasion, et tout autre Québécois en quête d’une cause quelconque. Juste avant sa présentation, une représentante l’informa qu’elle n’aurait que cinq minutes pour parler. Et en passant, pas de musique, mais une chanteuse palestinienne la suivrait. « Cinq minutes?! Vous m’aviez dit 20 minutes. Que voulez-vous que je dise? Bonjour, je vous présente telle ou telle personne, merci! N’est-ce pas votre responsabilité comme maîtresse de cérémonie? » La dame s’étouffa sur son sourire. Elle comprit alors qu’elle n’était pas invitée pour parler de musique palestinienne, ni même pour présenter l’interprète. Elle était là pour être exhibée. Regardez le fruit de la société palestinienne! Moderne et ce n’est pas tout. Parfaitement bilingue[21] et joue du piano. Elle se sentit comme un animal exotique du zoo de Granby.

Être palestinien, c’est porter la parole de toutes les causes et toutes les identités, excepté la sienne.

Imaginaire

L’air pétillait de la fraîcheur montagnarde de Jérusalem. Une ville qui couvre les collines cisjordaniennes comme un drap de soie caressant doucement le paysage déshydraté. Ils allaient enfin voir la rive ouest du Jourdain. Cette terre de fables où la légende des enfants des pierres fut tissée ; où les chants patriotiques circulaient dans la clandestinité ; où les danses de dabkeh tapaient les rythmes de l’Intifada sur les scènes de Ramallah[22] ; où les fidèles convergeaient à la mosquée d’Al-Aqsa. Ici, était la Terre Sainte des réfugiés. La Terre de la Résistance. Dans l’autobus, une question redondante entre les touristes de la diaspora et leurs hôtes arabo-israéliens : ce village, est-il arabe ou est-il juif? Ce quartier, est-il arabe ou est-il juif? Tentant en vain de recomposer la carte de la Palestine des bribes entrelacées de territoires colonisés, négociés, assimilés et partitionnés.

Ils se rendirent à l’entrée du mur de la vieille Cité. Comme le reste de la région, elle était divisée. Ils pénétrèrent par le quartier musulman. Elle craignait sa réaction. Et si elle était déçue comme à la frontière?

L’allée principale débordait d’âmes. Des paysannes d’un certain âge vendaient leur mloukhiyyeh[23] et miramiyyeh[24] (sauge) au milieu du trafic humain. Les pierres murales s’étouffaient sous les produits bon marché taiwanais. Une gigantesque vente de trottoir à prix négociables. « Laissez faire l’habitude arabe », suggéra son papa en geste patriotique, sachant qu’il payerait le double du prix. Une habitude qu’elle adoptera dès lors, pour panser l’angoissant sentiment d’impuissance face à la souffrance qu’elle ressentait. Dans les sentiers moins fréquentés, l’ancienne beauté de l’architecture transparaissait. Elle se demanda si des citoyens de la Ville Sainte y vivaient. Un « oui » en réponse, suivi d’un soupir : en nombre amoindrissant. Rien de plus difficile que d’acquérir un permis de rénovation des autorités israéliennes. Qu’ils pourrissent dans leurs bâtiments, ou bien qu’ils partent et bon débarras![25]

À la porte de la cour d’Al-Aqsa, le voile s’imposait. Elle couvrit ses cheveux d’un foulard emprunté et fit son entrée dans l’aire sacrée. Au sommet de la magnifique structure décorée en arabesques calligraphiques, le doré lumineux du dôme aveuglait. Une mer de tapis de prière couvrait le plancher et les fidèles de midi débordaient jusqu’à la cour extérieure. Sa belle-mère se prépara soigneusement pour le rituel, croyant par erreur que sa belle-fille l’imiterait. Or, elle n’avait pas la moindre envie de prier, et n’allait pas pratiquer sa religion par culpabilité, ni par invocation d’un bâtiment quel qu’il fût. Ce n’était en fin compte qu’un immeuble glorifié. Magnifiquement beau, oui, mais qui demeurait à ses yeux un objet ressemblant plus ou moins aux grandes mosquées de toute la région. Un immeuble qui lui coûterait ses droits de réfugiés, quantifiables, paraît-il, en kilomètres carrés[26]. Elle viendra et reviendra à la ville ancienne, sans jamais retourner à la célèbre mosquée, ni y prier.

Elle découvrira à sa place le quartier chrétien quelques années plus tard. Les artères de pierre joliment érodée avaient bien vieilli. Que de témoignages ces roches trouées par le temps racontaient. Plus de kitsch importé, ni de lumières artificielles. Elle s’arrêta devant l’une des centaines de grottes qui hébergeaient les magasins du bazar artisanal. La petite chambre où elle entra débordait de coussins brodés, de sculptures en bois d’olivier, de coquillages gravés, de mille tissus qui rappelaient les saris indiens. Elle se sentit trahie. Pourquoi cette Jérusalem lui fut-elle interdite lors de sa première visite? Réponse peu convaincante : hors budget! Elle se procura ce jour-là une merveilleuse liseuse brodée. « Mais ce sont des symboles chrétiens! » fut la réaction lorsqu’elle dévoila à ses hôtes la récolte de sa journée. Elle comprit alors pourquoi cette Jérusalem manquait à l’itinéraire de la première année. « Peu importe! C’est de la broderie palestinienne! » se révolta-t-elle, découragée par le discours sectaire qu’elle voyait contaminer graduellement la Palestine séculière de la génération de ses parents.

Il y avait bien sûr une explication beaucoup plus raisonnable à ce boycott du quartier chrétien, qui pourtant hébergeait plutôt des marchands musulmans[27]. Cette Jérusalem n’appartenait pas aux Arabo-musulmans israéliens qui fréquentaient la ville pour les produits bon marché de leurs pauvres voisins du Jourdain. Cette Jérusalem appartenait aux pèlerins occidentaux qui avaient cher payé leur restauration aux agences de tourisme évangéliques et israéliennes. En vente aux croyants, un territoire imaginaire : la Terre Sainte dans toute sa sainteté, le bois gravé du Jésus charpentier, les emblèmes brodés du crucifié, les châles texturés de Vierge Marie et les sentiers bibliques où leurs âmes furent sauvées.

Mémoire

Elle n’avait pas vu le camp depuis l’Ishtiyah (l’invasion israélienne de 1982)[28]. Là, à Burj-Al-Barajneh (Tour-de-toutes-les-Tours), dans les banlieues de Beyrouth, ses grands-parents et leurs dix enfants s’étaient réfugiés lors du Nakbah (catastrophe) de 1948. Dès lors, les tentes le cédèrent aux toiles de zinc, et les toiles de zinc aux blocs de béton, et les blocs de béton au jeu de Lego, s’accumulant l’un sur l’autre avec la nécessité pour architecte et les trous morts pour infrastructure. Le folklore réfugié raconte les détours par le salon d’un étranger pour accéder au sien, et les salles de bain construites de la garde-robe du voisin. Premiers visiteurs : N’errez pas loin. D’une chambre à l’autre vous changerez de maison! Contemplé d’une certaine distance, le camp projetait une beauté étrange. Il lui rappelait les célèbres blocs du Vieux Port, mais la structure chaotique n’était pas délibérée. La mosaïque de fenêtres, de toutes les formes, collées aux murs gauche, droite et centre, évoquaient les gratte-ciels des grandes villes métropolitaines. De loin, elle voyait pourquoi, enfant, elle aimait tant le camp. Imaginez seulement toutes les merveilleuses cachettes de ce labyrinthe surréaliste!

Ses premiers souvenirs du camp mettaient en scène neuf poules et deux framboisiers. Fillette de cinq ans, son défi quotidien consistait à se lever avant ses grands-parents pour jouer avec les poules. Mais peu importe l’heure où elle se réveillait ils étaient toujours déjà levés! Son grand-père alors prenait sa petite échelle et lui cueillait des framboises, ignorant les plaintes de son épouse. Des framboises si tôt lui donnaient apparemment des maux de ventre. Qu’elle était heureuse à ces moments de la surdité de son grand-papa! Et pour les poules, bien sûr défendues par la matriarche, elle manoeuvrait pour les toucher en offrant « généreusement » de chercher les oeufs du petit-déjeuner.

Le monde d’une enfant dépasse la structure tridimensionnelle d’une maison. Il s’étend sur la dimension du temps, s’étirant et se contractant, comme disait Einstein, selon la rencontre du passé et du présent. Deux mois par année au camp de réfugiés ne semblent pas assez longs pour laisser une marque si profonde. Mais sur une vie de cinq ans, ils représentaient plus que le sixième de son temps. Après tout, une année sur cinq est sensiblement beaucoup plus longue qu’une sur trente. Par conséquent, bien que les souvenirs plus récents soient plus détaillés et vivants, ils ne portent pas le même poids mythique que ceux gravés par l’enfance. Dans sa mémoire de fillette, le coin minuscule dans une jungle de béton où son grand-père avait planté deux petits framboisiers était un magnifique jardin botanique. Et le camp que sa mémoire réincarnait en chiffons de souvenirs – une fenêtre barrée, des murs d’un vert olivier – était la plus grande maison de poupées qu’elle pouvait imaginer. Le camp à ses yeux était simplement beau. Magique. Jusqu’au jour de son retour à 17 ans.

Elle était fascinée, quelle horreur, dans le sens pervers du mot. Suivant son cousin dans les sentiers inondés de déchets, les mains touchant les deux côtés du couloir étroit, cherchant son équilibre à travers les escaliers incomplets, le sol troué et les rats, gigantesques piétons à quatre pattes, une seule pensée la préoccupait : « Zut alors! J’aurais dû apporter ma caméra vidéo ». Ayant grandi à Dubaï, métropole émergente de l’Asie, où il neigeait dans les centres d’achats à Noël, elle était presque soulagée de découvrir une part de tragédie dans son héritage. Qu’il était difficile d’être toujours heureux! Sans être injuste, elle voulait surtout enregistrer l’itinéraire de ses parents, des marges de l’humanité vers la belle vie lettrée de la bourgeoisie palestinienne[29]. Elle ne saura évaluer les conséquences de cette confrontation au passé que plus tard. Car à ce moment-là, les plus beaux souvenirs de son enfance lui furent volés : le jardin botanique avait disparu sous un autre bloc de béton pour convenir à la famille élargie. Et les murs vert olivier était en fait défigurés par les impacts de balles. Et la maison de poupées n’était qu’une grande prison, polluée, dépourvue de soleil, où les enfants à l’âge d’écoliers erraient pieds nus en marchands de gomme. Elle devint soudainement horrifiée de son réflexe voyou. Elle reviendra ethnomusicologue quelques années plus tard, dotée de caméras numérisées et d’enregistreuses DAT. Mais elle ne prendra aucune photo du camp.

Terrain

Elle n’avait plus que trois jours pour rencontrer tous les noms sur la liste. Une bombe venait de détruire des vies aux deux bords de la Ligne Verte[30]. Haut les barrières militaires et les hélicoptères meurtriers. À contre avis, elle prit la route pour Ramallah accompagnée de son époux. Son terrain était aussi morcelé que sa vie. Trois semaines dansant le dabkeh avec les étudiants de McGill et Concordia : manifestant devant le Parlement canadien un jour, entretiens de recherche l’autre. Trois semaines faisant le tour des centres communautaires à Beyrouth : enregistrant des récits de réfugiés un jour, magasinant pour sa robe de fiançailles l’autre. Trois semaines oscillant entre Palestine et Israël : retraçant les pas de sa famille déracinée un jour, rencontrant des musiciens, des anthropologues et militants culturels l’autre.

Ses cartes d’identités cachées dans sa poche, elle assortissait ses personnages avec ses besoins de recherche, perfectionnant le jeu de l’appartenance situationnelle. Aux barrières militaires, elle était canadienne, heureuse que son passeport ne mentionne que « lieu de naissance : Dubaï ». À Ramallah, elle camoufla ses tournures libanaises pour se distinguer des paramilitaires libanais[31]. En Israël, elle les exhibait, espérant que son aura de Palestinienne du Liban déterrerait la palestinnité de l’ambiguïté arabo-israélienne, tout en rappelant au pharmacien juif de Kfar Sava[32] que les nomades non existants de 1948 étaient revenus[33].

15 h et elle n’avait rien mangé depuis l’aube. Dernier entretien de la journée : un ancien danseur de dabkeh, un esprit brisé de la première Intifada[34]. Entre identité, authenticité, danse et musique contemporaine, il inséra tout à coup un énoncé dévastateur : « J’ai été dix ans prisonnier ». Il n’attendait d’elle qu’un seul mot pour que sa souffrance coule de sa bouche. Elle garda le silence, incapable de trouver le bon mot de consolation. Et comme si de rien n’était, il reprit la conversation. Un, parmi d’innombrables moments d’embarras. Le voici, jeune homme cherchant une oreille sympathique pour l’écouter pleurer. Le voilà, folkloriste âgé la suppliant de transcrire des extraits de tradition orale en notation occidentale. Si seulement. Si seulement ils pouvaient cueillir chaque mot, rechanter chaque chanson, inscrire chaque strophe. Un autre village à préserver, une autre version à ajouter, et la Palestine sera sauvée. La faim de survie jamais apaisée, l’ethnographie nationaliste se bornait à archiver, collectionner, momifier[35]. « N’est-il pas temps d’arrêter la collecte et de commencer l’analyse? » demanda-t-elle à un anthropologue sur le terrain. « L’anthropologie palestinienne ne peut pas se permettre ce luxe » fut sa réponse.

Dernier jour du terrain, elle sortit du centre culturel complètement démoralisée. Où était-il donc ce fameux terrain? Où était le chercheur puissant dévoilant les secrets de l’Autre? Où était la rencontre avec l’exotique? Son terrain échappait à ce cadre mythique. Pas de choc de culture puisqu’elle retournait techniquement chez elle. Ni de langue, ni de religion à comprendre, puisqu’elle parlait la langue et appartenait à la congrégation. Pas de personnage tout-puissant puisque ses questions semblaient si banales à côté de celles qu’on lui posait. Et sa mission, écrire un mémoire, quelle perte de temps devant celle qu’on lui conférait. Elle n’était pas dans le terrain, il était en elle. Elle n’écrivait pas, on écrivait en elle. Terrain, quel mot trompeur. Elle n’était pas sur le terrain, mais plutôt in the field, un champ magnétique qui la tirait de tous les bords de ses identités opposées. Pour une fois, elle préférait l’abstraction anglaise à la précision française.

Elle avait perdu espoir de trouver le terrain illusoire lorsque trébucha sur sa route un nain. Il lui arrivait à peine à la taille. Son corps, soutenu par une baguette, portait sa tête, qui elle, s’était pourtant bien développée. Accroché à sa ceinture était un merveilleux mijwiz (clarinette double traditionnelle). « Fabriquée avec des os d’aigle! » lui dira-t-il tout fierté. Il était venu au centre pour être enregistré. Entretien organisé à la hâte. Le patrimoine, paraît-il, était venu au seuil de sa porte. « Grand musicien », lui ont-ils assuré, sans pourtant mentionner qu’il était tout aussi célèbre informateur-clé! Ses photos aux ateliers et festivals à l’étranger remplissaient la salle où ils allaient converser.

Soudain, elle reconnut ce moment parfait de l’expérience de terrain. Tous les éléments requis se présentaient. L’informateur-clé : on ne peut plus étranger avec son corps minuscule et ses poumons puissants. L’objet fétiche : un instrument de deux-cents ans fabriqué en os d’aigle, miel, et boue, suspendu à sa taille comme l’emblème rituel d’un prêtre voudou. L’enregistreuse : microphone et écouteurs dernier cri. Les données : au-delà d’une heure d’improvisation pure à respiration continue. Le lieu : pas moins que la Terre Sainte elle-même. Peut-on être plus exotique? La photo : chercheuse sérieuse examinant l’instrument unique. L’assistant : son époux manipulant discrètement la qualité du son.

Il manquait pourtant l’élément-clé : l’anthropologue étranger. Elle et son autochtonie allaient gâcher ce moment magique! À moins que… À moins qu’elle complète le tableau, qu’elle devienne l’Étranger. Quelle chance de voir les choses de l’autre côté, de recevoir les réponses taillées pour les oreilles naïves, qu’avec elle, on prenait pour acquises. « Je ne connais rien de la musique arabe » mentait-elle dans un Arabe particulièrement chaotique. « Je suis formée en piano. J’ai vécu en exil ». Son attitude changea subitement. Ses yeux brillaient du plaisir d’illuminer un autre ignorant. Il expliqua les détails les moins importants adoptant le mode comparatif. Nous le faisons comme ceci. Vous le faites comme cela. Elle endura deux heures de « musique arabe pour les nulles », le ventre vide!

L’exercice s’est avéré futile, puisqu’elle se penchera plus tard vers la musique contemporaine. Elle analysera les enregistrements faits à la maison des musiciens, et leurs propres transcriptions en notation occidentale adaptée. Le répertoire de son mémoire n’avait rien à voir avec le patrimoine imaginé et archivé. Et pourtant, lorsqu’elle présentera ses recherches à une émission de Radio-Canada, on insistera sur la photo de la chercheuse et l’objet fétiche ainsi que sur l’improvisation inédite. Le mythe du terrain, en fin de compte, n’avait pas de rival.

Mythe

Elle sortit sa robe traditionnelle palestinienne, le must de la garde-robe exilée. Sa robe voyait le jour à deux ou trois occasions : la soirée culturelle du SDHP[36] et l’inévitable manifestation contre la dernière violation de la loi internationale. À part son clavier préhistorique Casio, sa robe est le seul artefact de son enfance à avoir survécu à son voyage d’immigration. Durant les crises d’identité, l’ambiguïté s’évaporait à la serrure d’une ceinture. Elle portait littéralement son identité, se couvrait, se réchauffait, s’embellissait, se protégeait, se cachait derrière les symboles brodés. Le premier défilé à son école durant la semaine interculturelle mérita un regard admirateur de son professeur : qu’elle était belle l’authenticité, son regard le lui avouait. Maintenant elle portait la robe qui allait si bien avec le teint de sa peau et son accent méditerranéen.

Il était enfin temps de porter la robe. L’an dernier, comme spectatrice enthousiaste et cette année comme danseuse de dabkeh et ethnomusicologue « participant-observateur ». Au programme : deux danses, une scène théâtrale et ululatrice désignée du spectacle. Elle avait si hâte de se produire, dopée par des surdoses d’adrénaline et d’idéalisme. Qu’il était bien de se sentir productif, de contribuer à la cause de façon imaginaire ou réelle. Pour une soirée, Québec s’éclipsait et Palestine vivait. Pour une soirée, la sociophobie individualiste disparaissait et les barrières tombaient. Tout à coup, les étrangers s’embrassaient comme des amis partageant un même secret : le secret d’être Palestinien si loin de chez soi. Le spectateur des autres années entrait dans la salle portant le sourire de celui revenu d’un long voyage. Le spectateur débutant entrait dans la salle portant le sourire d’un perdu enfin retrouvé. Pour une soirée, il n’y avait que rêveurs s’échangeant un même rêve. Mais elle seule, serait rêveur, tisseur et interprète de rêves.

Dans les coulisses, les jeunes de la troupe de dabkeh sautillaient comme des papillons en chaleur. Les hommes marchaient tout fierté dans leur shirwals (pantalons paysans) et kifiyyeh, tandis que les femmes se pomponnaient avec les tatouages et le Kohl traditionnel. La coquetterie rencontrait volontiers le machisme inconscient. Pour une soirée, femmes étaient femmes, hommes étaient hommes. Jeans androgynes oubliés sous la table de maquillage. Mains de cellulaire finement placées sur la taille et bras masculins reposés sur l’épaule du voisin. Petits sauts féminins en écho aux grands tapements virils. Le dabkeh, une danse de séduction, accomplissait toujours sa fonction, après tant d’années et tant de kilomètres, à grand effet.

Elle invita deux copines québécoises au spectacle. Pour une raison quelconque, elle ne les avait jamais initiées à sa Palestine. Cette fois-ci par contre, l’observateur ne laissa pas le participant oublier.

Salle comble, ovations et cris « encore » comme toujours. La musicienne ne pouvait pourtant pas s’empêcher de critiquer : l’acoustique médiocre des CDs piratés, la scène kitsch surdécorée, la chorégraphie amateur mal adaptée et le chanteur désespérément mal accordé! La Palestinienne culpabilisait alors l’élitisme flagrant de la musicienne et lui disait : Tu passes entièrement à côté du but de l’événement. Entre temps, l’ethnomusicologue, ignorant ses alter-egos, jetait rapidement sur papier : « élaborer sur les critères de jugement de valeur du dabkeh en contexte de diaspora ».

Son tour enfin était venu pour jouer son rôle. Ni scénario, ni mise en scène. Thème d’improvisation : mère de la première Intifada tentant en vain de prévenir son fils des dangers des manifestations. Elle ferma ses yeux et chercha une image. Celle du jeune Muhammad Al-Durra, tué devant les caméras derrière son père, lui vint à l’esprit. L’émotion bouillonnait soudainement dans ses veines. Elle se lança sur la scène déterminée à arrêter son fils. Mais il ira, et il mourra. Elle échouerait.

Après le spectacle, elle chercha ses amies. En route, un vieil homme parut devant elle, lui tint les mains, et chuchota à peine : « Merci d’avoir dit ce que j’ai toujours voulu dire… ». Cette fois-ci, elle avait réussi. Grâce à elle, la Palestine vit. « Mission accomplie! » triompha la Palestinienne devant la musicienne soumise. Et l’ethnomusicologue? Aucun signe de vie. Flottant de bonheur, elle rencontra enfin ses amies, prête à accueillir leurs mercis enthousiastes de leur avoir montré la Palestine dans toute sa beauté. Mais au lieu d’être bombardée de félicitations, elle fut bombardée de questions.

— Pourquoi ululais-tu durant ta scène tragique?
— Il mourait.
— Les ululâmes ne sont-ils pas pour les célébrations?!
— C’est compliqué.
— Et pourquoi les enfants jouaient la guerre. N’est-ce pas inciter à la violence?
— Bien sûr que non! C’est tout ce qu’ils connaissent.
— Et pourquoi portais-tu des jeans dans la dernière danse? Et la robe traditionnelle?
— Pour représenter les jeunes de l’Intifada. Tout fut expliqué entre les actes!
— En arabe.
— Et dans les autres langues.
— Non, l’événement entier s’est déroulé en arabe.

Elle s’arrêta muette. Malgré toutes ses aptitudes d’ethnomusicologue, ce détail crucial lui avait échappé. À part les notes de programmes « cordialement » bilingues, le reste était en langue arabe. Malgré les émotions qui firent irruption sur la scène ; malgré les cris patriotiques vibrant des sièges, ses amies n’avaient jamais quitté le Québec et n’avaient jamais vu la Palestine. L’ethnomusicologue se réveilla soudain. Elle dévisagea la scène tapissée de petits drapeaux palestiniens et de spectateurs ivres de la Palestine avec ses propres yeux québécois. Ils ne dansaient pas pour sensibiliser les étrangers à la cause palestinienne, ni pour révéler la Palestine aux Québécois. Ils chantaient pour eux-mêmes et dansaient pour eux-mêmes. Ils rêvaient collectivement tout seuls. Tout à coup, la structure lévi-straussienne lui apparut, le Grand Autre lacanien était en vue. Elle vivait dans un simulacre parfaitement baudrillardien. Souvenirs – vrais et inventés, mythiques et réels – circulaient parmi mille imaginations, se répondant, s’échouant, recréant le mythe palestinien dans une immense boule qui excluait tout excepté ceux qui connaissaient le secret d’être Palestinien en diaspora. Son réveil tua la Palestine. Elle s’absentera de la prochaine soirée culturelle et n’ira plus manifester comme avant. Elle fera le deuil de sa Palestine imaginaire dans son mémoire, rêvera d’elle une dernière fois, et chantera son requiem dans un autre texte.

Réflexions

Je n’aborde jamais un seul thème dans un poème. En fait je n’aborde pas tant des thèmes que des scènes humaines ou personnelles, dans lesquelles les thèmes voyagent, se relaient et se transforment. C’est ainsi que cohabitent chez moi le massacre et la femme, la lune et le verre d’eau. L’image, le thème, l’événement, cohabitent tous sur une scène, celle de l’Histoire.

Darwich 1997 : 73

Ma quête de la musique palestinienne m’a plongée au coeur de ma propre hybridité identitaire. Une notion qui était en fin de compte, mon expérience de maîtrise me l’a apprise, un « trou noir » théorique. Confrontée à mon hybridité, j’ai découvert que les grandes théories ne fournissaient pas de repères adéquats pour relever les défis du vécu quotidien qu’elle impliquait. Cet article ne prétend pas résoudre la dichotomie entre théorie et pratique de l’hybridité, ni faire une critique de la vaste littérature sur ce sujet et sur celui de l’autobiographie en ethnographie. Étant avant tout un exercice d’écriture anthropologique, je tenterai simplement de contextualiser le style scénographique que j’ai adopté, en me situant par rapport à deux écrivains palestiniens, Edward Saïd et Mahmoud Darwich, qui ont développé un genre personnel leur permettant de gérer les conflits de leur propre hybridité.

Les scènes dans mon texte sont reliées l’une à l’autre par un jeu de contrepoint. Pour Saïd, le contrepoint permettait de développer un thème jusqu’à l’exploration de toutes ses possibilités, ses articulations et ses expressions (Saïd 2000). Dans mes scénographies, la Palestine a servi de trame thématique autour de laquelle les scènes convergeaient et divergeaient dans un mouvement contrapuntal. Ces dernières représentent des dramatisations de la Palestine dans toutes ses incarnations imaginées : une Palestine qui m’habitait sans que je l’aie habitée, que j’avais imaginée et ensuite vue, que j’avais écoutée et lue, qui fut inscrite en moi durant mon terrain et que je devais finalement écrire. Autrement dit, une Palestine que je ne pouvais fidèlement écrire sans m’y inscrire, avec tous mes conflits, mes biais et mes émotions.

Nombreux sont les intellectuels, les poètes, les écrivains et les chercheurs palestiniens séduits par la Palestine qu’ils ont transformée, portés qu’ils étaient par l’idéologie nationaliste, en un objet iconique. Il est peu surprenant que Darwich, qui a tenté en vain d’échapper au statut de « poète national », ait fait appel à la nécessité d’un passage, chez les écrivains, de l’objet, la Palestine, au sujet, le Palestinien :

Il est temps que résonne la voix de l’individu palestinien, brisée, ambivalente, douloureuse. Le poète palestinien doit réintégrer son moi, et alors la tragédie palestinienne trouvera son expression la plus raffinée.

Darwich 1997 : 49

Mais comment intégrer ce moi quand il est si contradictoire? Darwich, dont la biographie est une mosaïque de contradictions[37], se réfugia dans la notion d’une Histoire universelle comme grande scène sur laquelle les épopées des civilisations sont jouées. Ses poèmes deviennent des scènes de vies individuelles qui appartiennent néanmoins à une et une seule épopée lyrique :

La tragédie collective […] ne peut se développer qu’à partir d’un ensemble complexe de tragédies individuelles, tantôt du choc entre le destin individuel et le destin collectif et tantôt de leur fusion.

Darwich 1997 : 87

Les scènes de Darwich sont donc inscrites dans le temps, dans l’histoire et la dramaturgie humaine et non dans un lieu, le territoire mythique de la Palestine. Ainsi, les Palestiniens peuvent se reconnaître dans l’histoire de l’autre et se libèrent de l’ancrage géographique et ethnique, se réconcilant ainsi avec leur hybridité.

Par contre, si Darwich témoigne d’une poésie « libre du lieu », Saïd est une figure tragique qui incarne le drame d’être toujours « hors-lieu » (out of place). Et pourtant ses essais s’inspirent également de l’idée de mise en scène. Dans son analyse de After the last Sky (Saïd 1986), un essai qui alterne entre la biographie, le documentaire, le texte et la photographie, Marrouchi, critique littéraire, souligne le rôle des images non annotées comme « interlocuteurs muets » engagées dans un dialogue critique avec le texte de l’auteur (Marrouchi 2004 : 115). Cette description fait écho à l’idée de scènes multiples conversant l’une avec l’autre sans nécessairement se justifier, et se corrigeant à travers la représentation redoublée des événements dans le texte et dans les images. Le silence des images est éloquent, dans le sens où il permet au lecteur de combler les trous selon sa propre interprétation et de dépasser ainsi le discours de l’auteur.

Dans les deux cas, que la scène soit un moment dans le temps (l’Histoire), ou qu’elle soit un moment capté par l’oeil de la caméra, elle agit comme médiateur. Elle oscille entre l’individuel et le collectif, le réel et l’imaginaire, le présent et l’absent, le passé et le futur. Ainsi, les scénographies m’ont permis d’écrire une ethnographie dans laquelle toutes ces binarités convergent et se désintègrent, comme dans le cas de la musique palestinienne. Elle m’a permis également d’échapper à la représentation de la Palestine comme métaphore objectivée en situant toutes ses extrémités à l’avant-scène dans un moment et dans un lieu. Les biais exprimés par les personnages, notamment mes réflexions et suppositions en tant qu’ethnomusicologue, palestinienne et canadienne, seraient éventuellement remis en question dans des scènes subséquentes à travers des contre-biais, des contradictions et des ambiguïtés, et parfois mêmes des renversements, tout comme les images dans l’essai de Saïd remettaient le texte en question, laissant la place à d’autres interprétations. Ainsi, la complexité des enjeux de l’anthropologie autochtone, des identités postcoloniales, de l’hybridité, du nationalisme, de la politique et de l’idéologie est dévoilée dans toutes ses nuances sans se retirer dans un langage expurgé, ni dans une représentation idéalisée, et sans être prisonnière d’une position intenable aux périphéries du discours colonial et postcolonial (Loomba 2001).

La scénographie rendit possible l’écriture de la violence en révélant la beauté dans la laideur, comme dans le cas du camp de réfugié, sans banaliser le drame du déracinement. Elle facilita également l’écriture de la souffrance en lui accordant une place centrale dans un moment et un lieu précis, reconnaissant ainsi sa force sans avoir à la hiérarchiser sur une échelle de peines accumulées pour la légitimer. Écrire en scène me permit de traduire mon ambiguïté comme « chercheuse autochtone » en l’exposant dans toutes ses contradictions au sein des scénographies où elle peut être tempérée et nuancée au lieu d’être résolue ou subsumée.