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Ce petit livre est le premier volume d’une série de quatre publications[1] issues des rencontres intitulées « Tumultes et silences de la psychiatrie » organisées par le Centre Hospitalier Le Vinatier, une institution psychiatrique de la région lyonnaise (France), dont le but était de « favoriser les mouvements entre l’établissement hospitalier et son environnement social et urbain » (p. 7), comme le note la responsable du projet Carine Delanoë-Vieux, et cela autour de trois axes : un axe patrimonial et muséographique, un autre centré sur la production et la diffusion artistique, le dernier enfin centré sur la recherche et le débat en sciences sociale. Faisant alterner les contributions d’ethnologues (François Laplantine, Jean Benoist, Axel Guïoux et Evelyne Lasserre), d’un psychiatre (Jean Guyotat) et d’un écrivain (Sylvie Doizelet), le propos est ici de s’interroger sur la nature du dialogue qui peut s’établir entre la psychiatrie et l’anthropologie aujourd’hui.

Dans son texte, Jean Benoist s’interroge sur les relations entre approche clinique et approche ethnographique. Alors que « ce qu’essaie de connaître l’anthropologue, c’est l’expérience de la vie que représente ce fardeau, la façon dont cette expérience se construit au croisement de ce qui est le plus individuel en eux et de ce qui est modelé par la société » (p. 17), le psychiatre quant à lui « pénètre nécessairement dans le même territoire, même si sa préoccupation est de comprendre, par delà sa culture et son histoire, l’individu, tandis que celle de l’anthropologue est de découvrir, à travers l’expérience de l’individu, sa culture » (ibid.). Ainsi le regard du clinicien et celui de l’ethnologue n’est pas le même et les informations que chacun d’eux tire de ses observations sont différentes. L’écart entre les deux démarches n’interdit pas le dialogue des deux disciplines. Si l’anthropologie a un message à livrer à la médecine, c’est celui de la contextualisation, car l’individu n’existe finalement pas en tant que tel, mais de par sa position dans un faisceau de relations. Toutefois, cette contextualisation ne peut se cantonner à l’attitude de la clinique interculturelle qui en s’intéressant par exemple à « l’immigré » le fige dans sa culture d’origine en oubliant qu’ils s’agit d’un individu « en trajectoire », ce qui doit amener, selon Jean Benoist, à se méfier des situations où le « culturel » est un alibi, un faux-semblant. Si la médecine et la psychiatrie ne sont pas à l’abri d’une utilisation dévoyée de l’anthropologie, l’ethnologie n’en est pas moins protégée d’une utilisation vulgaire de la psychiatrie ou de la psychologie. Et l’auteur de rappeler avec Georges Devereux que s’il faut « postuler l’interdépendance de la donnée sociologique et de la donnée psychologique » (p. 24), cela nécessite de « postuler en même temps l’autonomie absolue tant du discours sociologique que du discours psychologique » (ibid.).

La contribution de François Laplantine expose, à la manière d’un cours et pour ensuite la critiquer, l’approche ethnopsychiatrique de Georges Devereux. S’inspirant des travaux de la physique quantique[2] pour élaborer sa théorie de la complémentarité, Devereux estime que tout phénomène est redevable de deux explications, l’une psychologique, l’autre ethnologique, mais que cette double démarche ne peut se faire en même temps. L’ethnopsychiatrie (ou ethnopsychanalyse) n’est pas une approche additive. Psychologie et ethnologie se distinguent par leur méthodologie mais sont incluses réciproquement, « le psychisme étant de la culture intériorisée et la culture du psychisme projeté » (p. 30). Des théories quantiques, Devereux tire une autre idée, celle de la réintégration du rôle du chercheur dans le champ de l’observation. La présence de l’observateur ne doit pas seulement être considérée comme une source de déformation qu’il s’agirait de minimiser par l’objectivation mais comme une source d’information qu’il faut exploiter par l’analyse de la situation transférentielle et contre-transférentielle qui se joue dans l’interaction. En postulant l’existence de sociétés malades, Devereux interroge à la fois la psychiatrie et l’ethnologie « et c’est sur ce point, comme le note Laplantine, que le relativisme culturel des ethnologues rejoint le dogmatisme des psychiatres qui s’accordent à définir le pathologique par l’inadaptation » (p. 31). La pensée de Devereux ébranle sur ce point le modèle fonctionnaliste qui est incapable de penser le changement et dont le paradigme « d’ordre et de non-temps » neutralise les dimensions historique et affective des phénomènes. Enfin, dans la continuité de Freud, il utilise une méthodologie des correspondances et « utilise des phénomènes culturels comme instruments révélateurs d’organisations psychologiques et de troubles psychopathologiques » (p. 33). Reconnaissant l’apport de Devereux, Laplantine formule toutefois une série de critiques autour de son idéal positiviste et universaliste. Pris dans une logique où chaque culture est une recomposition d’invariants, la pensée de Devereux relève du « bricolage » levistraussien et « permet bien de penser le recyclage mais nullement le métissage ». Ainsi, l’universalité de Devereux se présente « comme un bloc à l’abri de l’histoire » et Laplantine de fustiger « le côté obscur de la pensée des Lumières qui […] ne retient que les aspérités, les contrastes, […], et répugne à penser les contradictions, […], les nuances chromatiques, mais aussi épistémologiques » (p. 35). Pour Laplantine, il ne faut pas renoncer à tout critère du normal et du pathologique, dont le critère est la souffrance, mais un sentiment tel que la mélancolie par exemple est un sentiment métis qui « n’a pas la pureté et la franchise d’un “tableau” psychopathologique clairement indentifié » (p. 37). De fait Laplantine plaide en faveur d’un changement de regard de l’anthropologie. Estimant que « la recherche ethnopsychiatrique […] ne peut être stabilisée aujourd’hui dans des unités discursives apaisées » (p. 38), il dénonce l’écriture sur la folie comme trop linéaire et régulière, catégorielle et classificatoire, et estime que l’ethnographe à beaucoup à apprendre des textes littéraires en ce domaine. Nous ne suivrons pas Laplantine sur ce dernier point, dans la mesure où l’entreprise ethnologique reste à nos yeux, quitte à ne pas suivre la vague postmoderne qui caractérise l’anthropologie contemporaine, une entreprise de raison et non une entreprise littéraire.

Au final si ce petit livre, dont nous n’avons rendu compte que partiellement, témoigne de la richesse de l’entreprise pour ses participants et de l’ouverture du centre psychiatrique de Bron, le lecteur reste toutefois sur sa faim et aurait préféré qu’on laisse plus de place, à côté des réflexions épistémologiques, théoriques et parfois rhétoriques sur le dialogue entre les deux disciplines, aux résultats de travaux d’enquête de terrain sur la psychiatrie, comme le titre le laissait entendre.