Corps de l’article

L’organisation du travail dans l’industrie est un phénomène sur lequel se sont penchés économistes et chercheurs en sciences sociales ; elle est particulièrement adaptée à un secteur de production de biens. Dans les services, la question peut se poser de sa pertinence, tant les phénomènes de productivité sont difficiles à cerner. À l’hôpital, la taille réduite des services de soins et donc des effectifs qu’il est possible de prendre en compte, l’éparpillement des malades accru par la disparition dans les années soixante-dix des salles communes (ce que l’on a appelé l’« humanisation » des hôpitaux), mais également un encadrement légal et réglementaire théoriquement fort contraignant alors que le glissement des tâches est constant, tout se conjugue pour rendre plus malaisée l’appréhension de l’organisation du travail. C’est cette gageure qu’ont affrontée les quatorze auteurs de cet ouvrage qui, à l’initiative du Comité de recherche 13 « Sociologie de la santé », de l’Association internationale des sociologues de langue française, présente des travaux récents. Si le système de santé et les hôpitaux français sont placés au centre de l’étude, la dimension comparative est prise en compte avec une approche du système chilien et de la profession médicale en Algérie, mais également par les expériences anglaise, canadienne, belge, analysées dans plusieurs articles. L’étude comparative des carrières et relations au sein du corps médical hospitalier en Europe, par Carine Vassy, permet ainsi de mieux percevoir que les spécificités françaises sont bien réduites et que des dynamiques semblables se retrouvent dans les divers pays. De même, sans que soit négligé le métier-roi des services de soins, celui de l’infirmière (et Isabelle Féroni explique bien à quel point la rhétorique de l’identité infirmière élaborée par ses élites se révèle un « piège »), d’autres professions sont prises en compte : les médecins, bien sûr, mais aussi les aides-soignantes, les directeurs (François-Xavier Schweyer se demande ainsi quel rôle peuvent jouer dans l’organisation des soins les directeurs d’hôpital[1] qui ne disposent pas de la légitimité technique que possèdent, par exemple, les médecins), les cadres de santé, les pharmaciens.

L’hôpital est aujourd’hui confronté à des modes de gestion qui, au-delà de certains aspects loufoques (qui relèvent de l’acclimatation de méthodes de management à un milieu qui s’adapte mal à des pratiques creuses et superficielles), sont passionnantes à étudier et reviennent peu ou prou dans la plupart des contributions. L’informatique également, qui depuis un quart de siècle a bouleversé l’organisation de l’ensemble de l’activité économique, n’a pas épargné l’hôpital. Quant à la dimension émotionnelle du travail, elle y est essentielle. Elle a été récemment étudiée dans ses aspects sociologiques (Arborio 2001), ethnologiques (Vega 2000) et psychologiques (Molinier 2003). Eléonore Lépinard revient sur ce point, n’hésite pas à évoquer une « division du travail sentimental », notamment des soignantes, par exemple en direction des parents de jeunes opérés, qui permet précisément de mettre en oeuvre cette distanciation qui est « la condition de leur pratique professionnelle ». Dans la dernière partie, c’est le cas extrême des services de soins palliatifs, euphémisme qui désigne l’accompagnement de la fin de vie, qui remet en cause une division du travail qui a toujours eu du mal à être appliquée. Le premier de ces services, destiné à des patients en phase terminale de cancer et de tuberculose, a été institué en Grande Bretagne en 1967 ; ils se sont largement développés à la fin du siècle. Face à la mort, il semble que s’estompent les frontières des qualifications, précisées pour que les malades ne soit pas victimes de l’incompétence de travailleurs hospitaliers accomplissant des tâches qui nécessiteraient un autre niveau de formation. Le glissement des tâches, assez général à l’hôpital, n’est pas en ce cas contingent, mais bien une nécessité de l’organisation du travail, et cela nous renvoie bien sûr à la dimension émotionnelle de l’exercice hospitalier. On peut cependant se demander s’il n’y a pas quelque danger, par les fins mêmes de ces services, à les percevoir (ou même à suggérer cette perception) comme des prototypes d’une organisation du travail hospitalier, qui pour le coup en serait bouleversée. Dernier élément, et non des moindres, la personnalité du patient et de sa famille sont de plus en plus pris en compte, évolution qui fait disparaître les derniers vestiges de l’hôpital des indigents, du temps du Grand Renfermement. Geneviève Cresson n’hésite ainsi pas à parler de « l’activité parentale » lors de l’hospitalisation d’enfants mucoviscidosiques[2].

Bien sûr, malgré une indéniable volonté de mise en perspective, la dimension historique est souvent lacunaire, à l’aune des travaux sur le personnel et le travail hospitaliers au XXe siècle. Ainsi, en France, le monde de l’hôpital semble être aujourd’hui fort troublé par une réduction de la durée du travail, au demeurant sans commune mesure avec l’accroissement des effectifs hospitaliers qui entre 1950 et 1995 ont été multipliés par six. Or, les administrations hospitalières ont déjà été confrontées à une réduction imposée par la loi, notamment pour la journée de huit heures en 1919, et ont su s’en tirer pour le plus grand profit des malades et des travailleurs hospitaliers qui, dans les services de soins parisiens, ont vu la journée de travail passer de 12 h 15 à 8 h. Cet ouvrage de sociologie est riche, et il indique des pistes sur lesquelles les historiens pourraient avec bonheur s’aventurer.