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Après avoir été longtemps délaissées, la considération de l’objet et la réflexion théorique sur sa signification refont surface dans les préoccupations des anthropologues . On aura vu depuis plusieurs années déjà une littérature anglo-saxonne y faire écho et développer au passage un discours critique sur la société de consommation, l’objet devenu roi et le musée, sa consécration. Il est intéressant d’observer comment cette perspective se traduit dans la sphère francophone. Dans son édition du printemps 2004, la revue L’Homme présente un dossier intitulé « Espèce d’objets ». À l’ombre du décès de Jean Bazin, survenu en décembre 2001, qui en avait formulé le projet, Jean Jamin relate en ouverture comment s’est manifesté le besoin de redéfinir la notion d’objet au cours des années 1990. La destinée incertaine des collections ethnographiques du Musée de l’Homme à Paris et leur transfert à une nouvelle institution, le Musée du quai Branly suscita alors toute une effervescence intellectuelle. Une dizaine d’auteurs participent à la réflexion.

Dans ce numéro, L’Homme offre un florilège de réflexions sur les différents types d’objets, ou plutôt sur le regard historiquement construit qui les caractérise. Un article de Jean Bazin publié en 1992 est présenté en guise d’introduction. On nous invite à y lire a posteriori l’origine de son questionnement sur l’objet. L’intérêt pour la constitution de la royauté exprimée dans les rituels funéraires (alors que ces derniers se théâtralisent en des pratiques de la substantiation) indique la perspective adoptée, celle des enjeux politiques et symboliques que sous-tend l’utilisation des objets. Un texte ultérieur de Bazin (paru en 2002) aide cependant à comprendre plus précisément les intentions de l’auteur, comme le souligne Jean Jamin en présentation. Dans un article publié in memoriam par le Musée d’ethnographie de Neuchâtel, Le musée cannibale, Bazin en appelle à un renouvellement radical de l’appréhension de l’objet par les anthropologues – nécessaire rénovation d’une idée trop engluée, selon lui, dans les pratiques de l’ethnologie française du début du XXe siècle. Ce qui y fait écran est la cristallisation dans le concept de l’objet « témoin » comme l’a avancé Griaule, notamment à travers les Instructions sommaires pour les collectionneurs d’objets ethnographiques. Le projet initial, immense – impossible certainement – de collectionner non pas un type d’objet, mais bien l’aire de vie d’une population et l’ensemble des activités humaines que l’on peut y observer est remis en cause, tout comme les choix arbitraires sur lesquels se sera bâti le discours ethnographique, « scientifique » espérait-on à l’époque. C’était « collecter systématiquement n’importe quoi » dira Bazin non sans pointe d’humour (2002 : 282). Le renoncement aux critères de sélection de l’étrange et de l’extraordinaire pour se différencier des cabinets de curiosité, repoussant l’esthétique et son contraire, le « mauvais goût », aura finalement abouti à une définition bien réduite de la réalité. L’invitation faite aux collaborateurs du dossier de L’Homme cherche à sortir de ce carcan. Le résultat s’inscrit dans une optique tout à fait différente de celle qu’auraient pu avoir des auteurs vivant dans les pays du Nouveau-Monde (Canada, États-Unis, Nouvelle-Zélande, Australie), où s’affrontent les communautés : les tensions de frontières et d’occupation d’un même territoire se transposent dans le milieu anthropologique en partageant l’autorité du discours avec les peuples et les cultures dont il est question. L’importance de la contribution du dossier de L’Homme se situe ailleurs. Chacun à sa manière, les auteurs s’intéressent à l’instrumentalisation des objets non seulement dans les pratiques culturelles des sociétés sur lesquelles ils se penchent, mais également telle qu’elle se traduit à l’époque actuelle, dans la « tribu » des anthropologues pourrait-on dire, entre la dialectique de l’objet ethnographique et le domaine muséal, la dépassant souvent.

L’article de Johannes Fabian expose de façon magistrale l’actualité du questionnement. L’auteur de l’important ouvrage Time and the Other (1983), qui montre comment l’anthropologie a constitué son objet d’étude et par la même occasion constitué les Autres en objets, reprend ici la réflexion en se questionnant sur les différences entre « l’artefact ethnique » et « l’objet ethnographique ». L’auteur s’attarde aux conceptions héritées de l’époque des Lumières et de la pensée romantique. Si pour cette dernière le folklore et les pratiques de collecte des « artefacts ethniques » ont eu comme résultat la constitution de l’identité actuelle, Fabian reconnaît plutôt à l’héritage des Lumières son projet scientifique et ses pratiques de collecte des « objets ethnographiques », la construction de l’altérité, deux notions fondamentales de l’époque moderne. L’auteur invite à considérer l’iniquité du rapport de forces, où l’identité des cultures dominantes s’est constituée aux dépens de celle des autres.

Soulignant aussi l’importance de la construction du regard dans la conception que nous avons aujourd’hui des objets, les articles de Jean-Marie Shaeffer et Jean-Paul Colleyn ouvrent une parenthèse sur des catégories d’objets auxquelles les anthropologues se sont longtemps heurtés : l’oeuvre d’art et le fétiche. Poursuivant une réflexion déjà amorcée, Jean-Marie Shaeffer interroge l’existence même d’une catégorie d’objets qui correspondrait au qualificatif d’esthétique. En parcourant l’histoire et la philosophie de l’art, il nous offre une généalogie culturelle de la notion. De façon originale, il montre l’influence de la pensée occidentale en termes d’activités de production de signes « coûteux ». Jean-Paul Colleyn s’intéresse quant à lui à la notion d’objet fétiche qu’il définit comme une pratique de production d’« objets forts ». À l’instar des objets « coûteux » de Shaeffer, on peut voir ici également l’exercice de pratiques du pouvoir. L’étude se concentre sur les objets de culte bamana au Mali. L’objet et ses pratiques sont considérés comme médiateurs, révélateurs des hiérarchies, « opérateur logique » dira Colleyn, dans l’instauration des rapports sociaux.

La diversité des contributions du dossier permet d’élargir le questionnement sur l’ensemble du processus de patrimonialisation. On y trouve des types d’objets qui avaient été écartés des considérations muséales, tels les objets industriels, les objets de peu, ou des types d’objets nouvellement portés à l’attention, les objets intangibles. Jean-Louis Tornatore propose le cas « emblème » selon lui de la mise en patrimoine d’un haut fourneau en Lorraine (France) pour illustrer l’intégration d’un secteur industriel en désuétude, reconnu comme objet du patrimoine, et de sa stabilisation dans le paysage culturel – sa « neutralisation » dira l’auteur dans une interrogation sur deux régimes d’historicité, celui des objets et celui des collectivités en mal de devenir. En s’intéressant à la destinée d’une bouteille de cidre, Thierry Bonnot s’inspire des travaux de Kopytoff (1986) sur la « biographie » des objets. Il suit en continuité et à rebours, depuis l’usine jusqu’au musée, en passant par les lieux de commercialisation et d’utilisation ainsi que les fouilles archéologiques qui l’ont mise au jour, la fluctuation des valeurs qui furent attribuées à un simple récipient de céramique. Peu prisés, le sérié, l’utilitaire, l’anonyme, l’usagé, et le fragmentaire, qui caractérisent l’histoire des objets banals, avaient discrédité un regard attentif sur leur sort. Comme notre monde en est rempli, il est heureux que l’on s’y attarde aujourd’hui. Les « objets de peu » comme les nomment joliment Octave Debary et Arnaud Tellier entrent aussi dans cette catégorie oubliée de l’histoire. S’intéressant aux « vide-greniers » et aux « réderies », qu’on pourrait comparer aux « ventes de garage » et « marchés-aux-puces » de ce côté-ci de l’Atlantique, les auteurs font découvrir ce qu’ils appellent un phénomène communautaire de patrimonialisation. Le discours développé sur les objets par les acteurs de l’action, l’animation des transactions sur la place publique dépassent ici, et de loin, les objets eux-mêmes. Les histoires de vie qui s’y greffent sont la part constituante du tout. Malmenés, jamais « muséalisés », ce qui serait dans l’esprit des auteurs au moins le signe d’une reconnaissance, les objets sont présentés ici comme métaphore des gens qui les ont utilisés et qui refusent de s’en défaire.

Pour conclure, le dossier de L’Homme constitue un jalon important dans l’expression de l’ambiguïté qu’entretiennent les anthropologues avec les objets. Il y a une tendance à refuser de laisser définir une société par ses réalisations matérielles – comme si le matériel s’opposait toujours à l’idéel – et une attirance pour la poésie à la Prévert, où ces litanies d’objets finissent bien par rendre compte de notre rapport aux choses et à nous-mêmes.