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Au fil des contributions, ce livre nous présente un tableau dynamique, diversifié et bien documenté de l’expérience migrante serbe confrontée aux événements dévastateurs qu’ont été les guerres balkaniques des années quatre-vingt-dix. Pour ce faire, l’ouvrage procède par strates analytiques progressives. Il commence par problématiser la notion même de « Serbe », en tant qu’identité distincte de celle de « Yougoslave ». Ensuite, les auteurs ajoutent à cette problématique celle d’une longue histoire de mobilité géographique et de migration, d’ailleurs très bien décrite par Bernard Lory, de même que par chacune des contributions axées sur les communautés serbes d’Allemagne, de France et des États-Unis. Cette mise en contexte est utilisée, dans un troisième temps, pour examiner les effets des guerres balkaniques sur cette dynamique migratoire. Finalement, la dernière strate analytique de l’ouvrage examine l’impact qu’ont pu avoir, pour les Serbes de la diaspora, les représentations extrêmement négatives des actions des Serbes de Yougoslavie dans les médias occidentaux durant la guerre de Bosnie et celle du Kosovo. Cette dernière strate, que l’on trouve dans toutes les contributions, nous semble, d’ailleurs, l’apport le plus important et original de l’ouvrage.

Les actions et attitudes serbes qui seront consignées dans l’historiographie occidentale des conflits yougoslaves des années 1990 sont déjà bien connues. Elles l’étaient même à l’époque où les bombes de l’OTAN tombaient sur l’ex-Yougoslavie : l’élection de Slobodan Milosevic, les fosses communes de Srebrenica, les crimes contre l’humanité, les politiques de nettoyage ethnique, les visées expansionnistes rêvant d’une grande Serbie, etc. Par contre, ce qui est généralement moins discuté est le fort degré auquel ces événements et leur caractérisation dans les médias occidentaux ont rapidement déteint sur les représentations de l’ensemble des Serbes yougoslaves et diasporiques. Comme l’observe Colera : « D’abord décrits comme les adversaires du droit à l’autodétermination des peuples yougoslaves, ils sont ensuite dépeints comme un peuple “génocidaire” durant la guerre de Bosnie (1992-1995) – et à nouveau durant la guerre du Kosovo (1999) » (p. 118).

Cette stigmatisation collective vient directement influencer la dynamique d’adaptation des Serbes migrants dans leurs nouvelles sociétés. La problématique de la migration se trouve, en effet, considérablement complexifiée lorsque « la lecture des journaux, le journal télévisé, mais aussi les affiches dans les rues, sont vécus comme autant d’agressions permanentes » (p. 124) par les Serbes. Ce stigmate porté en permanence, surtout dans la France des années 1990, semble avoir donné lieu à des réactions assez typiques de repli communautaire, voire de fuite. Mais de fuite vers où? Dans leur chapitre sur la diaspora serbe en Allemagne, Lutz et Schlickewitz montrent bien que non seulement les guerres balkaniques sont venues opérer une rupture symbolique importante entre les Serbes et leurs sociétés d’accueil, mais, en plus, ces guerres sont venues perturber la manière même dont plusieurs Serbes migrants envisageaient leur avenir en rendant leur retour au pays impossible :

Beaucoup d’immigrés – surtout les Serbes de Bosnie et de Croatie – ont vu leurs biens immobiliers détruits par la guerre. Celui qui se réjouissait de profiter de sa retraite allemande dans la maison qu’il avait bâtie, au fil des années, au pays, s’est vu obligé, suite à la perte ou à la destruction de son bien immobilier en Yougoslavie, de prendre de nouvelles dispositions.

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Cette absence de possibilité matérielle de retour au pays n’a pas empêché, par contre, les autorités serbes de courtiser activement cette diaspora qu’elle voyait comme une ressource politique importante. À cet égard, Diane Masson nous offre un chapitre très important sur la manipulation du thème de la « mère patrie » par Slobodan Milosevic et son régime, de même que leurs tentatives pour rallier la diaspora à leur cause. Ces efforts furent institutionnalisés avec la création du « ministère pour les relations avec les Serbes hors de Serbie » (p. 53) et, selon l’analyse de l’auteure, semblent avoir eu un certain succès au début des années 1990. Mais le rapprochement entre le régime serbe et la diaspora, ainsi que les importants transferts de fonds qui l’ont accompagné, semble avoir été de courte durée. La combinaison entre le désenchantement de la diaspora en général face aux politiques nationalistes agressives de Milosevic et la stigmatisation vécue au quotidien par les migrants serbes exposés à la répression symbolique (voire physique, p. 125) a eu tôt fait, cependant, de tarir le support des Serbes hors Serbie pour Milosevic. En 2002, conclut Masson, la diaspora se trouvait, ainsi, largement favorable au changement de régime, voire à l’incarcération et à l’inculpation de Slobodan Milosevic pour crimes contre l’humanité.

Ce livre a dû relever plusieurs défis. Le groupe ethnique dont il traite – les Serbes – a des contours plutôt flous. Le contexte social qu’il aborde, c’est-à-dire la migration et la guerre, sont parmi les plus difficiles à étudier. La souffrance dont il parle, qui est la souffrance d’une population stigmatisée par l’historiographie occidentale d’aujourd’hui, suscitera sans doute de vives discussions. Malgré ces obstacles, l’ouvrage parvient à ouvrir tout un pan de réflexion sur la tragédie des Balkans en nous rappelant que même dans un contexte où d’atroces crimes contre l’humanité sont perpétrés, la stigmatisation collective d’un groupe ethnique comme « coupable » fait, elle aussi, des victimes.