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Dans cet article, nous proposons un regard critique sur les constructions de la culture et leur relation avec les programmes et la récente Convention de l’UNESCO sur la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel[2]. L’immatériel constitue le dernier-né des conceptions sur le patrimoine. Sa définition reprend davantage les éléments des définitions classiques de la culture. Notre réflexion dresse un survol des questionnements théoriques spécifiques à ce programme unesquien et adresse une attention toute particulière aux difficiles représentations des groupes minoritaires pourtant visés par ce type d’initiative. À titre d’exemple, nous évoquons le cas espagnol andalou dans une réflexion sur les stratégies et perceptions des administrations publiques d’une part, et, d’autre part, sur l’expérience et l’identité des artistes, artisans et amateurs de flamenco, parmi lesquels une minorité gitane veille à maintenir ses singularités[3] [CW, vidéos : « buleria »]. Notre raisonnement opte en faveur d’une perspective critique, notamment quant à l’usage de concepts tels que celui de la « mise en valeur ». Il compte alimenter le débat foisonnant sur la patrimonialisation de la culture et sur le rôle de l’anthropologie dans un cadre marqué par des approches disciplinaires plurielles.

La Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel

À l’UNESCO, les programmes de sauvegarde du patrimoine ont d’abord visé à promouvoir des réalisations culturelles monumentales puis des espaces naturels, pour s’étendre aux dimensions immatérielles des sociétés humaines. En 1999, l’UNESCO crée une distinction internationale visant à protéger les biens immatériels. Mais les actions normatives et la prise de conscience concernant ce type de patrimoine émergent d’un long processus inauguré en 1973 en Bolivie, lors des réflexions sur la reconnaissance des droits d’auteur dans le domaine des arts traditionnels[4]. Reconnaissant la valeur des connaissances et savoirs locaux à titre de Patrimoine universel de l’humanité, l’UNESCO signe en 1989 à Paris la Recommandation sur la sauvegarde de la culture traditionnelle et populaire. Cette reconnaissance ne génère toutefois pas d’effet significatif jusqu’au début des années quatre-vingt-dix. En 1992, à la Conférence du Mexique, les États membres évoquent pour la première fois la notion de patrimoine immatériel pour désigner les productions spirituelles de l’être humain. Avec la fin de la guerre froide puis la globalisation, l’UNESCO intensifie son intérêt pour ce patrimoine perçu comme source d’identité collective, de créativité et de diversité. Dans cette visée, elle inaugure notamment deux projets inspirés de l’expérience japonaise : 1) les « Trésors humains vivants » (1996) visent à soutenir les détenteurs d’un savoir culturel exceptionnel pour en assurer la transmission et 2) les « Proclamations de Chef-d’oeuvres du Patrimoine oral et immatériel de l’humanité » (1997) contribuent à sensibiliser les États sur l’importance de protéger et de reconnaître l’existence et la valeur de ce patrimoine. Les membres du jury international proclament dix-neuf « Chef-d’oeuvres » en 2001, vingt-huit en 2003 et quarante-trois en 2005, le tout réparti entre 107 pays. Selon le Directeur général de l’organisation, M. Matsuura :

Ces expressions constituent la base et la matrice de précieuses pratiques sociales et culturelles de par leur potentiel d’échange et de transmission. Elles font l’objet de nombreuses menaces incluant les effets négatifs de la globalisation, du déplacement des populations résultant d’une instabilité politique ou socio-économique, de la détérioration de l’environnement, du développement incontrôlé du tourisme et des exagérations folkloristes.

UNESCO, 2003b : 1, ma traduction

Dans la foulée de ces intentions, les États membres formulent une Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel que signe le Directeur général en novembre 2003. M. Matsuura aura réussi à réaliser cette Convention avant la fin de son mandat, laissant ainsi une forte empreinte japonaise au sein des accords internationaux en matière de culture[5]. Cette empreinte s’inspire d’une loi avant-gardiste sur la protection des propriétés culturelles que le Japon a instaurée dès 1950. Cette loi vise à protéger les détenteurs de savoirs culturels exceptionnels, à aviver l’identité par la diversification de la culture et à favoriser la transmission de ces connaissances devant une modernisation occidentale trop rapide (Isomura 2004 : 42). L’influence japonaise s’est rapidement étendue sur le continent asiatique (République de Corée en 1962, Philippines en 1972, Thaïlande en 1985) pour atteindre récemment quelques pays d’Europe (Roumanie en 1991, France en 1994, République tchèque en 2001) (UNESCO 2002).

Après une trentaine d’années de réflexion et de négociation, les représentants des États membres de l’UNESCO ont réussi à formuler par consensus la définition suivante, présentée à l’article deux de la Convention :

On entend par « patrimoine culturel immatériel » les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. Aux fins de la présente Convention, seul sera pris en considération le patrimoine culturel immatériel conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l’homme, ainsi qu’à l’exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus, et d’un développement durable.

Les intentions de l’UNESCO valorisent clairement des pratiques dynamiques et significatives sur le plan des identités collectives en mettant l’accent sur la « vivacité » de la transmission. La définition évite les concepts « tradition » et « coutume » qui risqueraient de renforcer une orientation folkloriste et de contribuer à une « muséification » ou à une « fixation » de la culture. À l’instar d’Amselle (2004) qui voit dans cette initiative « une invention occidentale », des anthropologues redoutent qu’un tel instrument, malgré les bonnes intentions, ne fixe des pratiques dynamiques non formalisées.

Durant le processus de formulation de cette Convention, l’aspect matériel a graduellement été intégré, de manière à respecter le caractère holistique de la culture. Cette démarche appuyée sur des réflexions anthropologiques dénote une difficulté à « sauvegarder » l’immatériel sans passer par la matière, par des objets-témoins, plus faciles à insérer dans des programmes de « conservation » et de « mise en valeur ». En découle alors, peut-être involontairement, une instrumentalisation de la culture sous forme de patrimoines « consommables » ou de patrimoines comme ressource (Carrera Díaz 2005 : 230). Si le matériel et l’immatériel s’excluent difficilement l’un l’autre, dans les faits, il a été jusqu’à présent plus aisé d’intervenir sur le bâti que sur l’immatériel. En effet, distinguer les composantes culturelles matérielles des immatérielles, par essence insaisissables, constitue une tâche délicate, surtout si, comme Mauss (1950), nous considérons chaque manifestation culturelle comme un « fait social total ». Ainsi, la définition du patrimoine culturel immatériel proposée renvoie au « tout culturel » et calque tacitement celle que l’anthropologie a tenté d’élaborer sur la culture, en préservant son caractère holiste et ses mutations continues. Cet exemple d’usage politique des théories classiques sur la culture (Poirier 2004 ; Friedman 2004) ne reflète toutefois pas le contenu des avancées plus récentes, notamment sur les notions d’identité, de métissage et de transnationalisme (Amselle 2001 ; Appadurai 2001).

Par contre, si l’UNESCO intègre les lieux et objets physiques dans ce projet, elle ouvre aussi la voie à une matérialisation ou à une instrumentalisation de la culture, compliquant potentiellement la reconnaissance de son immatérialité. De plus, on remarque déjà que les méthodes de « mise en valeur » semblent reprendre trop aisément les usages nationalistes, folkloristes et instrumentaux du passé (Giguère 2005a ; Gondar et Méndez 2005 ). Comme l’affirment Kasfir et Yai (2004), le soutien que peuvent apporter les gouvernements dans le maintien du savoir et des pratiques artisanales repose sur l’appui aux artisans eux-mêmes. Dans la ville andalouse de Jerez de la Frontera, on observe une forte « monumentalisation » de la culture à des fins d’attraction touristique, alors que les artisans considèrent manquer d’appui et de reconnaissance [CW, images : « monuments »]. La dimension interculturelle, immatérielle, y constitue aussi un facteur de conflits sociaux (Giguère 2005b).

On peut néanmoins affirmer que cette Convention répond à des intérêts réels pour la plupart des États puisque les représentants de soixante-dix pays ont signé sa première version en 2003 et trente l’ont à présent ratifiée, entraînant sa mise en vigueur en avril 2006. Certains des pays s’étant abstenus en 2003 résistaient, en raison de leur nature interne, au concept de « chef-d’oeuvre » (d’abord évoqué en anglais par le terme masterpiece) qui véhiculerait une vision hiérarchique des « patrimoines immatériels » issus des diverses communautés culturelles présentes sur un territoire national. On suppose que cette réserve est due à une certaine appréhension des revendications autochtones puisque parmi ces pays s’inscrivent l’Australie, le Canada et les États-Unis.

Pour sa part, le programme des « Trésors humains vivants » s’inspire de la loi japonaise, laquelle valorise durant toute leur vie des personnes maîtrisant, à un niveau d’excellence, des aptitudes et des techniques nécessaires à la production de certains aspects de la vie culturelle ainsi qu’à la conservation de leur patrimoine matériel (UNESCO 2002). Ce modèle tiré d’une organisation socioculturelle particulière, hiérarchique, ne s’applique pas de façon identique à d’autres sociétés, notamment celles qui s’inscrivent sous la bannière du « multiculturalisme » et où la reconnaissance d’une spécificité culturelle peut exacerber des inégalités. Pourtant, des pays caractérisés par une diversité culturelle d’une densité extraordinaire ont adhéré à cette Convention (Papouasie Nouvelle-Guinée, Indonésie, Nigeria, Inde, Mexique, Cameroun, Brésil).

L’objectif principal de ces programmes, surtout celui des chefs-d’oeuvre, consiste à combler un vide juridique en concevant un instrument capable de sensibiliser les États membres à l’importance de protéger le patrimoine immatériel. L’intention ne consiste donc pas à créer un palmarès, comme certains États l’ont dénoncé, mais à attirer leur attention sur les cultures vivantes héritées de la tradition, qui, depuis le début des actions normatives, étaient les grandes oubliées des projets gouvernementaux.

Comme le souligne Audrerie (1998) en se référant au Patrimoine matériel, le contrôle des sites protégés constitue la faiblesse principale du dispositif actuel, l’UNESCO ne pouvant pas légalement exercer de contrôle ou intervenir sans la demande des États. Ces derniers doivent toutefois rendre compte de l’état des biens patrimoniaux présents sur leur territoire et des moyens garantissant leur conservation ou revitalisation. Mais, selon l’auteur, peu d’États se soumettraient à cette règle. Par conséquent, l’option privilégiée par l’organisation consiste à convaincre les populations et les États de l’importance culturelle et du potentiel économique des sites protégés ainsi que du caractère parfois irréversible de leur dégradation. On suppose que ces problèmes s’appliqueront aussi au patrimoine immatériel.

La diversité culturelle : un pas pour les minorités?

Un autre obstacle à la Convention sur le patrimoine culturel immatériel réside dans le rôle joué par les États-Unis au sein de l’UNESCO en tant que principal moteur de la globalisation. L’UNESCO vise à protéger des pratiques culturelles fragilisées par la concurrence inégale, ce programme de sauvegarde s’inscrivant dans le cadre du principe de la diversité culturelle. Toutefois, ce principe ne crée pas l’unanimité aux États-Unis, alors qu’il est cher aux Français pour qui il est synonyme « d’exception culturelle ». Cette notion sous-entend que la culture ne peut être traitée comme une marchandise au sein des accords internationaux. Contre cette position, d’importants groupes de divertissement et d’information auraient fait pression sur la Commission européenne, en vain (Isomura 2004). On assiste donc à la consolidation d’une bipolarité entre l’Union européenne et les États-Unis ainsi qu’à des efforts institutionnels « pour que nos amis américains s’habituent au monde multilatéral » (Isomura [citant K. Matsuura] 2004 : 48). La complexité de ces enjeux est aussi à la source de l’empressement avec lequel le directeur général de l’UNESCO entérine la Convention.

Le concept de « diversité culturelle » est fondé sur la conférence Race et histoire de Lévi-Strauss, commandée par l’UNESCO en 1947, dans laquelle ses propos contre le racisme ont été applaudis ; s’ensuivit en 1970 une seconde conférence Race et culture, moins populaire, où il s’interroge de façon critique sur les conséquences d’une communication plus fluide entre les peuples (Méndez 2001 ; Gondar et Méndez 2005). Méndez précise que le projet unesquien initial sur le concept de la « diversité culturelle » s’est depuis immiscé dans les organisations, notamment l’Union européenne, pour être aujourd’hui appuyé par l’ensemble de la communauté internationale.

Cette transposition de la culture à un instrument politique comporte des limites. Par exemple, comme le stipule la Convention, les patrimoines culturels immatériels proposés doivent respecter les principes du « développement durable », des « droits de l’homme » et du « respect mutuel entre les peuples », concepts toujours difficiles à définir (Kurin 2004). L’UNESCO se dote ainsi de critères d’évaluation et d’orientation qui constituent un nouveau filtre dans l’acceptation des « bonnes pratiques » culturelles à sauvegarder et à « valoriser ». Kurin relève aussi une contradiction quant à la sauvegarde du « patrimoine culturel immatériel en danger de disparition, alors que, par définition, les traditions jugées menacées et méritant d’être protégées doivent être conformes aux principes du développement durable » (2004 : 61).

De plus, et à l’instar des propos d’Isola (2004 : 78) au sujet de l’Afrique contemporaine, certains groupes minoritaires et défavorisés sont pratiquement dépourvus de représentation politique et de moyen financier. Le discours des groupes minoritaires sur la protection de leur culture « immatérielle », comme celui des Gitans andalous au sujet du flamenco [CW, vidéos : « carcelera »], n’est pas basé sur le « respect mutuel entre les peuples », mais plutôt sur des revendications parfois radicales en faveur de la reconnaissance de leur singularité[6]. Isola (2004 : 68) enrichit nettement le débat par son analyse des gouvernements africains, plus précisément du cas nigérian. Il juge que les représentants de l’État sont inaptes à redonner une valeur aux cultures traditionnelles puisqu’ils ont eux-mêmes facilité leur enculturation par l’importation et l’imposition de nouveaux savoir-faire, sans se soucier de conserver ces cultures et savoirs traditionnels. Comment ces mêmes agents peuvent-ils maintenant être garants d’une stratégie de conservation mais surtout de valorisation des patrimoines culturels immatériels nigérians? Et par quel remaniement les populations s’impliqueraient-elles, comme le souhaite l’UNESCO, dans des initiatives promulguées par cette classe dirigeante? Les contributions d’Isola et de Penicela (2004) mènent sur les nationalismes africains qui ont déjà dû transcender les tribus pour construire des « nations » représentées dans ce genre d’organisation. De façon plus ou moins respectueuse, on aurait ainsi transcendé ou occulté des expressions culturelles locales pour créer des identités nationales, efforts qui se voient aujourd’hui réanimés par un retournement du stigmate, par la nécessité de mettre en valeur des singularités.

Ces riches questionnements nous permettent de relever des situations paradoxales générées par la distance entre les intentions d’organisations internationales comme l’UNESCO, les pratiques des administrations publiques et les enjeux en matière de politisation et de marchandisation d’emblèmes identitaires de groupes minoritaires. Dans l’Histoire, les efforts de réparation des dommages causés aux diverses populations et expressions culturelles surviennent très tardivement, alors que toutes les populations et les pratiques dites menacées développent déjà des relations particulières avec les institutions et puissances politiques, économiques et intellectuelles de ce monde.

Meyer-Bisch (2001) explique que ces pouvoirs et exercices intergouvernementaux sont fermement maintenus sans qu’aucune intention législative ne fasse partie des aspirations des organisations internationales. La contestation de la société civile à l’égard de ces organisations se base essentiellement sur deux aspects : « la compétence des États à comprendre et à représenter la complexité des sociétés civiles » et « le manque manifeste de cohérence du système onusien, notamment à l’égard des droits humains ; cette incohérence peut elle-même apparaître comme une conséquence de l’incompétence des États » (2001 : 671). L’auteur argue que la multiplicité d’acteurs et de niveaux qui constitue chaque société n’est pas réductible aux seules compétences de l’État, quelles que soient ses qualités démocratiques.

La critique est beaucoup plus grave quand on pense à la faible capacité démocratique de nombreux États. Cela signifie qu’il ne va plus du tout de soi que, même pour les régimes démocratiques, la souveraineté des États représente celle des peuples. La question posée n’est rien de moins que celle de la souveraineté : nous avons besoin de réaliser son expression au niveau mondial, au moment même où elle est contestée au niveau des nations.

Meyer-Bisch 2001 : 671

Ainsi, le manque de représentativité des États (qui ne se situent pas « au-dessus » des croyances collectives) se heurte à la nature d’un programme consacré aux minorités politiques, sans toutefois le nommer clairement ainsi, aux pratiques, discours, croyances et savoirs culturels qui échappent aux institutions et qui sont sujets à l’assimilation et à la sous-représentation.

L’observatoire anthropologique

Le concept de patrimoine fait depuis peu l’objet de réflexions plurielles en France (unités de recherche, « Journées du patrimoine »), en Espagne (groupes de recherche, formations universitaires et création de l’Institut andalou du patrimoine historique[7] au début des années quatre-vingt-dix) et au Québec (fondation de l’Institut du patrimoine culturel et de la Chaire UNESCO en patrimoine culturel, en 2001). Bref, on est en mesure d’affirmer que le patrimoine est à la mode (Bérard 1998).

Quand elles s’intéressent au patrimoine culturel, les réflexions, à forte tendance historique, renvoient surtout à la conservation et la reconstruction de la « mémoire » (Lowenthal 1985) ainsi qu’aux « biens ancestraux », débats auxquels l’architecture et la muséologie apportent une contribution certaine. Le concept d’authenticité fait aussi de multiples apparitions en dépit de sa connotation essentialiste, rarement définie et souvent liée aux problématiques sur le tourisme (Bendix 1997). Ces réflexions nous permettent de relever deux dimensions fondamentales pour stimuler une réflexion anthropologique sur la patrimonialisation des manifestations et conceptions culturelles : la « transmission » et l’« identité » – toutes deux ancrées dans le passé et constructrices d’avenir. On pourrait associer à ces deux dimensions un rapport dialectique entre « mouvement » et « ancrage », entre « diachronie » et « synchronie ».

À l’instar des réflexions sur la distinction proposée par l’UNESCO entre les patrimoines « matériel » et « immatériel », des anthropologues ont critiqué la séparation conceptuelle et organisationnelle des patrimoines « culturel » et « naturel ». En effet, le concept de patrimoine naturel proviendrait d’une idéologie occidentale qui s’appuie entre autres sur la connaissance systématique du monde naturel en vue de sa protection, de manière à éviter la disparition et à contourner la vocation éphémère de certains de ses éléments (Cormier-Salem et Roussel 2000). Si la tradition occidentale s’est plu à séparer, du moins théoriquement, les mondes naturel et culturel tant sur son propre terrain que sur celui d’autrui, Descola (1993) a bien invalidé une telle vision. Reconnaissant l’importance de la culture dans notre regard sur la nature, le Comité du patrimoine mondial de l’UNESCO a tenté un rapprochement entre les populations locales et la gestion des ressources naturelles dans la Convention sur la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel (1972). Mais selon Wright (1998), cette Convention a quand même favorisé l’adoption d’une approche naturaliste dans la protection du patrimoine culturel par une sorte d’« étiquetage » de sites et pratiques à protéger, entraînant souvent leur marchandisation et la mise à distance des populations locales, notamment dans l’industrie touristique.

Dans le champ du patrimoine culturel immatériel, les connaissances sur les applications et instruments des orientations politiques internationales de même que sur leurs liens avec les identités sociales et ethniques nous semblent nettement insuffisantes. Sans doute en raison de l’intérêt tardif des anthropologues pour la patrimonialisation, peu nombreuses demeurent les données confrontant les perceptions des acteurs locaux et celles que promeuvent les institutions, leurs conceptions respectives du patrimoine et de sa mise en place. Le flou et la connotation passéiste entourant la notion traditionnelle de patrimoine y sont peut-être pour quelque chose. Pourtant, les stratégies de patrimonialisation, et plus encore avec cette nouvelle catégorie de l’immatériel, s’inscrivent au coeur des enjeux et des crises des sociétés contemporaines, peu importe le continent. La diversité des problématiques locales ou régionales est donc susceptible de nourrir de riches réflexions.

En regardant du côté de la finance, on apprend que le patrimoine évoquait traditionnellement les « avoirs » pour inclure dorénavant les « dettes » (Pais 1992). De ce point de vue, il englobe à la fois ce que l’on possède et ce que l’on ne possède pas ; ce que l’on emprunte, fait sien, maintient ce lien tacite avec l’autre, le prestataire, qui devra tôt ou tard obtenir rétribution. Ce passage dans une discipline « autre » stimule notre réflexion sur un patrimoine culturel en constante redéfinition entre un discours sur des traditions prétendument « authentiques » et des « emprunts » effectués, entre un passé mythique et un devenir fabriqué, dans une collectivité faite de relations qui transcendent le niveau individuel ou même local, et qui en sont la base. Dans cette optique, les études sur le patrimoine soulèvent encore peu l’aspect relationnel de la culture, les notions de « branchements» (Amselle 2001), de « métissage » (Turgeon 2003) ou de « fusion » (pour reprendre un terme issu du domaine musical et d’usage courant en Andalousie), pourtant très fécondes.

On remarque aussi un déplacement structurel dans la notion de patrimoine : la transformation de la reconnaissance d’une transmission à tendance verticale passe à une vision plutôt horizontale (les deux ayant toujours cohabité et interagi). En effet, la notion de patrimoine était initialement orientée vers le domaine de l’héritage et des avoirs financiers, surtout matériels[8], domaine où les transmissions s’effectuent plutôt verticalement, par lignée masculine[9]. La notion de patrimoine évolue actuellement vers l’intangible, le vivant, vers le « culturel », domaine aux frontières floues. Dans le cas du flamenco actuellement en attente d’une proclamation par l’UNESCO, cette « culture », est transmise oralement par les femmes de la parenté et l’expérience de la vie domestique (Giguère 2005b) [CW, vidéos : « enfants »]. La traditionnelle conception du patrimoine transiterait donc vers une sorte de « matrimoine »[10], concept qui, en plus de mettre en valeur la transmission culturelle par la lignée féminine, ouvre de nouvelles possibilités de réflexions sur deux aspects marquant les processus : 1) le temps, la « gestation » de pratiques culturelles avant d’atteindre un statut de marqueur identitaire et 2) la relation, l’intégration de pratiques dans l’univers socio-environnemental de la quotidienneté. Ainsi, le patrimoine renvoie davantage à la réception d’un héritage inscrit dans une relation verticale (de parents – ou de « père » – à enfants) alors que le matrimoine se créerait à travers des rapports horizontaux, dans l’expérience quotidienne de l’individu avec sa communauté[11].

Le concept de matrimoine permet ainsi de révéler l’existence sur le plan structurel du passage d’une vision « cumulative », « verticale » de la transmission de biens vers une vision « intégrative » et à l’« horizontale » des processus et expériences, articulé par un rapport d’interaction, immatériel mais omniprésent. Mais ne soyons pas dupes : si ce concept ouvre un important champ de réflexion sur les aspects de gestation et d’intégration, de temps et de relation, il est récupéré par son acception primitive qui consiste à le « verticaliser » par sa capitalisation, sa « valorisation », imposant en quelque sorte une perspective mercantile et institutionnelle ; cette situation génère parfois un sentiment de « désappropriation » des marqueurs identitaires chez les groupes minoritaires. Ainsi, on assiste à une reconnaissance symbolique de la transmission de la culture, qui a toujours été présente, en vue de son appropriation pour sa rentabilisation et son contrôle.

Ainsi, il semble aussi souhaitable que des efforts soient faits pour une définition plus claire du ou des sens donnés à la « valorisation » et à la « mise en valeur » des biens et pratiques culturelles. En effet, ces concepts, et l’usage subtil et stratégique qui en est fait, confondent d’une part le besoin de « reconnaissance », souvent symbolique et qui, dans le cas des familles gitanes de Jerez, passe par des revendications nominales distinctives[12], et d’autre part, la « capitalisation » (Giguère 2005a). La « valorisation » communique un sens ambigu, celui de la « valeur » pouvant à la fois être qualifiée de morale et de monétaire. Ainsi, les stratégies de « mise en valeur » de la culture associent, inconsciemment pour certains et consciemment pour d’autres, la vertu à l’économie de marché, ce qui peut créer un effet anesthésiant à l’égard des revendications populaires, surtout dans des groupes minoritaires, quant à l’usage politique et économique de pratiques identitaires.

Puisque la Convention sur la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel est inspirée de celle qui se consacre au patrimoine matériel, le réel danger de mettre l’accent sur les produits culturels plutôt que sur les processus devrait générer une attention soutenue (Garc?a Canclini 1999). Les méthodes de protection du patrimoine matériel ne correspondent pas aux spécificités de « l’immatériel » et leur application incite à des questionnements fondamentaux, notamment sur l’objectif de la conservation (pour qui? par qui?).

Le patrimoine culturel vivant véhiculant une identité collective prend naissance dans les mouvements populaires avant d’être institutionnalisé et, dans plusieurs cas, rentabilisé. Mais la plupart des initiatives de protection et de mise en valeur en Andalousie proviennent des institutions politiques dans un objectif de promotion touristique. La Semaine sainte, la Ruta del Flamenco, et la CiudaddelFlamenco, représentent des « matérialisations » touristiques issues de pratiques que les Gitans ont déployées (dans le cas du flamenco) et étoffées (dans celui de la Semaine sainte) sans toutefois intervenir dans le processus officiel de leur « mise en valeur ». Comment le sujet ou l’artisan a-t-il une emprise sur l’industrie du patrimoine, sur son organisation, sur sa création, et en a-t-il une sur sa mise en marché? Cette réflexion devrait se prolonger pour atteindre le sens collectif donné aux choses (matérielles ou immatérielles) ainsi que l’expérience relationnelle vécue au sein de certaines pratiques et qui en détermine la valeur, la potentielle longévité et la transmissibilité, avant sa capitalisation.

Pour revenir à cette vision financière du patrimoine énoncée ci-dessus, on comprend qu’une telle transmission s’inscrit dans une relation d’interdépendance à l’autre, à l’emprunté, relation qui, sur le plan culturel, s’élargira malgré elle et atteindra d’infinis publics. Ainsi, les caractères « métis », « branché », « intemporel » et « inauthentique » du concept de patrimoine demeurent sans doute les moins explorés dans la littérature, alors que dans la réalité ethnographique, ils sont l’objet de débats et de positionnements quotidiens. Ces caractéristiques s’opposent en apparence aux notions trop courantes de « tradition » ancienne et d’essence « authentique » qui motivent l’actuelle tendance à la « conservation » et à la « protection » de ces héritages collectifs. Une position critique permet de considérer le phénomène de la patrimonialisation comme une des réponses et une des manifestations politiques de la culture contemporaine en regard de son passé, de son devenir et de ses rapports avec l’altérité. Malgré les tentations de conserver ou de recréer une origine « pure », le processus de patrimonialisation s’inscrirait autant dans l’avenir que dans le passé, entre le recyclage et la disparition (Mariniello 1996), entre la création–re-création et la consommation–profanation. Se dégage alors une perception du patrimoine non pas confinée dans un passé et dans une pureté plus imaginaires que réels, mais plutôt dans le sens qu’il véhicule pour des groupes spécifiques. Et sur ce terrain, la contribution de l’anthropologie s’avère indispensable.

Le cadre de ce programme de l’UNESCO constitue donc un excellent champ d’observation des parcours culturels contemporains. Comment la créativité continue de l’être humain lui sera-t-elle intégrée? Quel poids donnera-t-on aux discours essentialistes? Quelles transformations le concept de l’oralité subira-t-il? S’il existe actuellement un appel à l’implication des acteurs locaux dans une initiative organisée[13], celui-ci provient quand même des « hautes sphères » d’une organisation « mondiale ». Il s’agit d’une stratégie visant à équilibrer une gestion à forte tendance top-down. Le cas espagnol montre que la décentralisation des institutions culturelles permet l’élaboration d’initiatives partant plus près de la base, mais il montre aussi que les processus de présentation, développement et représentation des projets demeurent politiques et hiérarchiques. Pour sa part, l’UNESCO ne peut intervenir dans les cas de conflits internes ou de sous-représentativité.

Les structures publiques espagnoles en matière de patrimoine

L’Espagne et l’Italie disposent déjà du plus grand nombre de sites déclarés « Bien du Patrimoine Mondial » par l’UNESCO et ne peuvent présenter de nouvelles propositions de biens matériels (Becerra García 2002). La catégorie de « l’immatériel » leur permet de formuler de nouvelles demandes, lesquelles contribuent à dynamiser les activités touristiques nationales, l’Espagne étant l’un des précurseurs dans ce type d’économie[14].

Si certains spécialistes préfèrent se référer au « patrimoine culturel vivant » (Le Scouarnec 2004 : 27), les institutions espagnole (dès 1953) et andalouse (dès 1984) ont déjà opté pour le « patrimoine ethnographique » comme sous-catégorie du patrimoine historique. Dès 1985, la loi espagnole précède l’UNESCO en considérant les connaissances et les activités comme des expressions éminentes des aspects matériels, sociaux et spirituels de la « culture espagnole ». Toutefois, cette intention rencontre des problèmes d’applicabilité et il semble, là comme ailleurs, plus aisé d’intervenir sur le bâti. Ainsi, selon la loi du patrimoine historique espagnol, on protège légalement et on considère comme faisant partie d’une « nature ethnographique » toute construction ou installation architecturale témoignant du savoir acquis et transmis par les générations, tout objet constituant l’expression ou le produit du travail, de l’esthétique et des activités de loisirs transmis par les coutumes au sein des groupes sociaux, toute connaissance ou activité dérivant de modèles ou techniques traditionnels utilisés par une communauté spécifique. Pour l’Espagne, la « nature ethnographique » s’inscrit dans une démarche historique et englobe toutes les dimensions de la production patrimoniale (matérielles et immatérielles).

Sans utiliser le terme « immatériel », la loi espagnole correspond au projet de l’UNESCO. Les administrations éprouvent toutefois des difficultés à appliquer de tels règlements sur une forme de patrimoine aussi dense et à évaluer la « valeur ethnographique ». Si cette forme de patrimoine rassemble toutes les « expressions majeures du peuple espagnol dans ses aspects social, matériel et spirituel », on est en droit de se demander où commence et où s’arrête le patrimoine immatériel. En fait, on désigne une fois de plus la culture à l’intérieur de laquelle chaque savoir, discours, pratique porte un sens complexe inséparable de son tout. Mais comment, par qui et en fonction de quoi sélectionnera-t-on, hiérarchisera-t-on diront certains, ces pratiques pour ne retenir que les manifestations culturelles éminentes, comme dans le cadre du programme des « proclamations des chefs-d’oeuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité »?

La Communauté autonome d’Andalousie[15] possède une compétence exclusive en matière de préservation et de valorisation du Patrimoine historique depuis 1982. Elle élabore une première loi dans ce domaine en 1984, abrogée partiellement en 1991. Cette dernière version confirme la compétence exclusive de la Communauté autonome d’Andalousie dans le respect des objectifs de la loi espagnole. Dès le départ, le patrimoine ethnographique et le patrimoine archéologique font partie intégrante du patrimoine historique (Plata 1999 : 1). L’action s’entreprend par conséquent à travers la réalisation de catalogues et d’inventaires et on accorde des crédits fiscaux facilitant la promotion des sites.

Plata (ibid. : 70-71) soutient que les stratégies de protection ont rarement été appliquées efficacement et que l’absence d’anthropologues dans la rédaction et la réalisation des projets y serait pour quelque chose. Selon Plata, ce désintérêt s’appuierait sur une méconnaissance et un manque d’intérêt pour le patrimoine ethnographique, trop associé à la ruralité, à l’absence d’auteur, de date, à ce qui est populaire et rustre, et dont la conservation n’intéressait personne. Même s’il existe à présent une équipe scientifique importante qui appuie le Conseil de la culture de la Communauté autonome d’Andalousie dans la « valorisation » de ce type de patrimoine, plusieurs intervenants critiquent la hâte avec laquelle on entreprend la mise en valeur des biens patrimoniaux alors que la connaissance de ceux-ci, préalable, demeure insuffisante. Ainsi, les décisions relatives à la connaissance, à la protection et à la mise en valeur ainsi que le développement continu de ce travail dépendent des orientations politiques et économiques des gouvernements en place. L’État central se charge de sélectionner puis de défendre ses choix patrimoniaux nationaux devant l’UNESCO.

En Andalousie, on prétend gérer le matériel de concert avec l’immatériel. Sans répertorier distinctement les biens immatériels, on les traite de façon intégrée dans chacun des biens matériels étudiés et protégés, notamment par le biais d’activités[16]. Le patrimoine monumental et architectural jouit néanmoins d’un statut privilégié, visible par la quantité de lieux et bâtiments catalogués par le Conseil de la culture[17] et l’Institut andalou du patrimoine historique.

L’intérêt des « connexions musulmanes » et l’art gitan

La basse Andalousie se caractérise par la densité de population gitane la plus importante d’Espagne, correspondant aussi à une vive identification populaire au flamenco. Les institutions politiques et les habitants, Gitans et Gachó[18] (non-Gitans), proclament leur ville « berceau de l’art gitan » (souvent directement exprimé par le « chant gitan ») [CW, vidéos : « martinete »], que l’on nomme habituellement flamenco. Jerez est aussi le centre historique de production d’un vin que les Anglais ont grandement commercialisé à travers le monde, le Sherry.

Notre étude révèle l’impact majeur des stratégies d’utilisation symbolique et économique des manifestations culturelles populaires par l’administration municipale. L’intérêt du pouvoir urbanistique sur le territoire et la spéculation sur le sol urbain constituent des enjeux de premier ordre pour la municipalité. La mairie de Jerez a choisi trois emblèmes culturels historiques locaux pour faciliter la « mise en valeur » touristique de la ville, orienter les investissements et aviver le sentiment d’appartenance. Ces emblèmes sont le vin, le cheval et le flamenco. Dans le cas spécifique du flamenco, on remarque l’essor d’une nouvelle tendance dans les administrations publiques municipales et régionales : « valoriser » un passé de style musulman.

Dans un premier cas, la mairie a lancé un concours international d’architecture pour faire connaître son projet de Ciudad del Flamenco, Cité du flamenco, qu’elle veut édifier en plein coeur d’un quartier historique jusqu’à présent marqué par la délinquance et la pauvreté[19]. Cette Cité devrait se composer d’un musée, d’un centre de documentation, d’une école et d’un auditorium entièrement voués au flamenco. Des résidences étudiantes (dont les tarifs sont surtout accessibles à une clientèle étrangère) sont en voie de construction dans le même quartier. Le superbe projet des architectes suisses Herzog & de Meuron a obtenu la palme en proposant une architecture de style musulman, incluant des jalousies et des cours intérieures. D’une part, cette démarche municipale reflète l’intérêt premier pour le bâti et l’occupation d’un sol et non celui de développer, de concert avec les intervenants, artistes et artisans locaux, un projet à l’image des besoins et des ressources existantes. D’autre part, cette orientation architecturale ne représente pas la communauté hétérogène gitane (qui voit dans le flamenco un de ses derniers marqueurs identitaires) et entraîne une confusion et une assimilation entre gitan et musulman. Les responsables municipaux manifestent fort peu d’intérêt pour les familles gitanes de tradition flamenca souvent bicentenaires, de leurs ressources et besoins face à un tel projet, et moins encore à l’égard de leurs méthodes de conservation jusqu’à présent très efficaces.

Dans un deuxième cas, le parlement andalou a entériné la proposition du flamenco, initiée par des institutions et partis politiques andalous à tendance nationaliste, au programme des chefs-d’oeuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité à l’UNESCO. Au départ, ce projet visait à présenter le flamenco dans sa dimension « plurielle » et « andalouse »[20] sans aucune mention de l’ethnicité. L’orientation de ladite proposition a depuis été élargie à un ensemble de musiques « arabo-andalouses ». Ce choix alimente notre réflexion critique sur l’occultation du fait social gitan, tant dans la société que dans la discipline artistique. L’occultation du fait social gitan et l’usage de son principal marqueur identitaire ont favorisé à plusieurs reprises des intérêts nationalistes depuis le début du XIXe siècle, alors que l’Espagne voulait se protéger des produits culturels en provenance de l’étranger (Steingress 1998 : 31). Ce phénomène réapparaît en force durant la dictature franquiste alors qu’on médiatise une image idyllique et romantique du pays et que l’on tente de créer une identité nationale (Moreno 2002 : 145). L’élan actuel de patrimonialisation du flamenco mérite d’être resitué dans ce contexte historique, car, une fois de plus, les manifestations culturelles sont fortement confrontées aux productions étrangères.

Ce subit intérêt pour ces « connexions musulmanes » s’inscrit aussi dans une idéalisation de la soi-disant pacifique Omeyyade de Cordoue qui a permis la cohabitation des trois grandes traditions religieuses juive, chrétienne et musulmane. Cette période, courte et conflictuelle selon Guichard (2000), a été l’incubateur, ne l’oublions pas, d’un véritable nettoyage des populations musulmanes, juives et gitanes, pourtant chrétiennes. Cet intérêt actuel pour les influences musulmanes répond à de multiples projets subventionnés par l’Union européenne et promus par la Conférence de Barcelone (1995) ; ils visent à harmoniser les relations entre le sud et le nord de la Méditerranée ainsi qu’à réduire le fossé économique qui les sépare et qui engendre ces vagues d’immigrations incontrôlées que nous connaissons aujourd’hui. Au parlement andalou, les stratégies de « mise en valeur » du passé musulman ne se limitent pas à la sphère du flamenco et s’observent surtout dans les parcours touristiques ruraux, dans la toponymie de lieux, dans les discours oraux et écrits et dans l’architecture [CW, images : « musulman »].

Ce survol du cas espagnol éclaire les difficultés de représentation de groupes minoritaires par les États nationaux dans le cadre d’ententes politiques internationales et l’influence de ces dernières dans les politiques locales. Les grandes civilisations et même celles que l’on a combattues semblent gagner davantage la sympathie en termes de promotion touristique que celles, toujours proches et vivantes, de certaines minorités pourtant créatives. Même si les lois votées dénotent des intentions défendables, telles que l’intérêt pour les activités « en danger de disparition » dans les lois espagnole et andalouse, elles demeurent souvent empreintes de clientélisme dans leur application locale. On les dévie aussi parfois de leur mission première en raison d’idéologies et de projets spécifiques, oubliant l’histoire, les intérêts, les besoins et les ressources des groupes minoritaires.

Les recherches en ce sens demeurent à la merci des fluctuations budgétaires et des changements de partis au pouvoir. À tous les niveaux, de l’international et administratif au local, les projets subissent des problèmes d’applicabilité en dépit des intentions positives. Dans ce contexte, l’intervention de l’anthropologie semble possible et souhaitable. Compte tenu de cette impasse sans cesse renouvelée dans l’histoire des relations hiérarchiques et asymétriques, soulignons la haute teneur symbolique des stratégies patrimoniales. Celles-ci marquent souvent davantage l’histoire des institutions, le développement de leurs propres transformations, et servent de référent interne pour les générations à venir. Dans le cas de l’Espagne, ces stratégies reproduisent des mécanismes valorisés par le franquisme qui réduisait la culture au spectacle folklorique (Gondar et Méndez 2005), phénomène critiqué par les régions autonomes.

Conclusion

Le patrimoine est un construit qui tend à occulter des divisions sociales de classes ou de cultures au bénéfice d’une apparente harmonie et homogénéité sociale représentée par un emblème identitaire sélectionné politiquement (García Canclini 1999). Si nous transposons les théorisations récentes de la culture à celles de la patrimonialisation, nous remarquons que les premières s’orientent vers la relation, l’ouverture frontalière, le métissage et même la fusion avec l’autre ; quant aux secondes, si elles peuvent « représenter » la culture, elles n’intègrent pas cette interactivité culturelle et les aspects phénoménologiques qui relèvent davantage du « moment vécu ensemble » ou de « l’expérience partagée », plus proches du rituel que de la production culturelle. Enfin, les théories sur la culture traitent aussi généreusement de l’impact de l’image de soi notamment dans les revendications des minorités culturelles, dans la promotion d’une identité nationale, locale ou iconoclaste, et dans la commercialisation de la culture. Un soi collectif, défini de l’intérieur, tenterait de se mettre en image comme pour se rappeler qui il est, d’où il vient, en réaction à cette altérité incorporée.

Enfin, on recense en langue espagnole une grande quantité de publications d’anthropologues sur le patrimoine, les Mexicains, Argentins et Espagnols semblant y porter un intérêt particulier. De son côté, la tradition francophone tend à laisser ce sujet davantage aux compétences des architectes et historiens, ce qui influence l’orientation générale des travaux[21]. Les enjeux s’ancrent pourtant dans la contemporanéité et sont au coeur des négociations directes et indirectes entre les organisations internationales, la culture de la globalisation, les institutions politiques, les groupes culturels locaux ou trans-locaux et le sens associé à leurs pratiques. Dans cette perspective, l’approche et le regard de l’anthropologie peuvent proposer des éclairages qualitatifs et phénoménologiques fort pertinents, facilitant ainsi une meilleure compréhension des stratégies et des conceptions véhiculées par la production, la reproduction, l’appropriation et la valorisation des manifestations culturelles, dotées à la fois d’une signification contemporaine et d’un processus temporel autant teinté du passé que projeté vers l’avenir.

Lors du Xe congrès d’anthropologie espagnole à Séville, Gondar Portosany et Méndez Pérez ont présenté leur Manifeste pour une nouvelle économie politique de la culture (2005). En conclusion du symposium, Gondar réfléchit sur le sens du terme salvaguardar, sauvegarder. Pour lui, son usage presque exclusivement limité aux administrations publiques et aux ONG est explicite : sauver pour garder. Dans le cas précis de la patrimonialisation de la culture, Gondar y voit une action d’appropriation en en faisant le bien d’un appareillage étatique. On pourrait aussi « sauver pour redonner » aux communautés ou groupes concernés, sans pour autant exclure la possible identification consensuelle d’une majorité au « génie » d’une minorité.

Le discours d’artistes et artisans contemporains n’emploie pas ces concepts institutionnels. Il tend à privilégier des références plus directes et plus concrètes à des relations spécifiques et vivantes parce qu’on les porte en soi : « el cante de mi padre lo llevo yo en la sangre »[22] (chanteuse gitane de flamenco). Loin d’être une apologie de l’essentialisme, cette phrase percutante constitue un aide-mémoire. Elle nous rappelle la puissance des enjeux et celle du fossé existant entre l’expérience des artisans issus de groupes minoritaires, dans ce cas le flamenco ou plutôt l’art gitan, et les visées « culturelles » et « patrimoniales » de nos institutions publiques.