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[…] souvent les sens retiennent ce que tous ont oublié.

Laura Marks, The Skin of the Film, 2000

Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray […] ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé […].

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913, vol. 1

Il fut un temps où nous étions très malheureux parce que nous devions manger des aliments soviétiques. À présent, la marque des meilleurs aliments, de ceux qui sont les plus naturels est… « soviétique » [tarybiniai]. Je me souviens de la première fois que j’ai goûté des saucisses allemandes – un véritable film d’horreur! C’est incroyable comme elles avaient mauvais goût… Le temps met tout en perspective.

Laima, une consommatrice lituanienne, Vilnius, 2003

Les sens oubliés

Depuis environ deux décennies, la mémoire sociale est devenue un thème répandu des enquêtes ethnographiques. Les chercheurs intéressés par la mémoire ont colligé une quantité de données indiquant comment les acteurs sociaux, dans des lieux et des contextes différents, se remémorent, reproduisent ou « inventent » le passé et font jouer la mémoire afin de s’identifier, et d’identifier les autres, d’accuser, de réclamer une justice morale, de contester les interprétations officielles de l’Histoire, etc[2].

De manière générale, ce sont surtout les récits oraux et les textes que ces études ont soumis à l’analyse ethnographique. Bien qu’il soit vrai qu’une partie importante de la mémoire s’exprime par le langage (Humphrey 1994 ; Skultans 1997, 2001), nous avons tendance à oublier que ce dernier n’est pas son seul moyen d’expression. La remémoration ne s’effectue pas seulement par la voie des mots, mais aussi par la voie des sens. La vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher sont des « moyens corporels » (Guerts 2002) de rendre le passé présent à l’esprit. Cependant, ce qui semble manquer dans la littérature ethnographique actuelle c’est une compréhension plus approfondie du rôle que jouent les sens dans les pratiques de remémoration. Afin de pallier cette carence, nous devons donc mieux savoir comment les sens et la mémoire se rencontrent pour agir en tant qu’agents importants de la vie sociale et comment ces agents sont formés, à leur tour, par les processus de changement social. De plus, il est impératif que nous nous détournions des théories et des méthodologies logocentriques qui continuent de dominer une grande partie des recherches actuelles sur la mémoire (Connerton 1989)[3].

La plupart des ethnographies qui se penchent sur la mémoire tendent à se concentrer sur le contenu des souvenirs au détriment des moyens par lesquels ils reviennent. Il va sans dire que ce dont les gens se souviennent est d’une importance capitale, car il n’y a pas de mémoire si on ne se souvient de rien. Cependant, les diverses façons qu’ont les gens de différencier, de conceptualiser et de projeter leurs souvenirs à eux-mêmes et autres quand ils essaient de comprendre leur passé, leur présent et leur futur, ne devraient pas échapper à notre attention. Autrement dit, nous devons mieux documenter et saisir non seulement ce dont les gens se souviennent mais aussi comment ils se souviennent (Sutton 1998 : 3).

Bien que cet article ne fasse pas totalement abstraction du récit et du texte en tant que moyens par lesquels la mémoire s’exprime, il se concentre principalement sur la remémoration sensorielle. Son objet d’étude c’est la remémoration du récent passé socialiste telle qu’elle se manifeste, aujourd’hui, dans la Lituanie « en transition ». Le lieu choisi pour l’exploration ethnographique qui suit, c’est le Parc de Grutas, un musée en plein air de sculptures soviétiques. Situé à l’écart, sur un terrain boisé, à quelque 120 kilomètres au sud-ouest de Vilnius, la capitale, ce parc thématique, consacré à l’histoire socialiste du pays, présente une vaste collection de statues et autres objets de l’art de propagande de l’ère soviétique.

Déboulonnées par les foules en liesse peu après que la Lituanie eut déclaré son indépendance de l’URSS en 1991, les statues, plus grandes que nature, de Marx, Lénine, Staline et de nombre d’idéologues, de militants et de héros du Parti, furent jugées par le nouvel État dépourvues d’authenticité et de véritable « signifiance » et rayées de la longue liste de monuments d’importance nationale. On les a remisées dans des entrepôts obscurs où, pendant plusieurs années, elles ont pris la poussière, sans que soit faite aucune recommandation quant à la destruction totale de l’art de propagande socialiste.

À la fin des années 1990, reclassées par l’État patrimoine visuel du socialisme « injustement oublié », les effigies de divers honorables camarades communistes dont on s’était débarrassé ont commencé à « s’animer » de nouveau. En 1998, un comité spécial du Seimas (parlement) lituanien lance un concours national de projets qui assureraient une récupération et une conservation soigneuse des statues, désormais reconnues comme « monuments culturels » à valeur historique.

M. Viliumas Malinauskas, ancien administrateur d’une ferme collective devenu entrepreneur capitaliste, gagne le concours : les statues, retirées des entrepôts, sont « privatisées » et exposées à Grutas. L’objectif principal du musée tel que l’énoncent les directives gouvernementales émises à l’époque, visait « la transformation fondamentale du contenu idéologique » de l’art de propagande afin qu’il serve à commémorer une des époques les plus « douloureuses » de l’histoire de la Lituanie. Mais l’initiative que prend l’État de se souvenir de cette époque ne reçoit pas l’approbation de tout le monde : alors que certains l’applaudissent, d’autres y voient un « crime » contre la nation[4]. Grutas est aujourd’hui la propriété de Monsieur Malinauskas, qui est aussi le propriétaire d’une entreprise florissante de traitement de champignons et de baies située à proximité du Parc. Bien que le terrain du Parc soit privé, les objets qui y sont réunis demeurent propriété de l’État[5].

Ce « musée de sculptures soviétiques » nous intéresse surtout parce qu’il constitue un lieu permettant d’étudier comment les sens participent à la remémoration. Car Grutas est un endroit où le passé est rendu présent non seulement à travers la vue, mais aussi à travers le goût (le café du musée sert des boissons et des plats « soviétiques »). En d’autres mots, dans ce musée, il est possible, à la fois, de voir et de goûter le passé communiste de la Lituanie.

Un des principaux objectifs de cet article est de tenter de présenter une « mémographie sensorielle » de Grutas qui s’attache à étudier les souvenirs sensoriels tels qu’ils « s’incarnent dans des personnes » qui font « toujours partie des processus dynamiques de la vie » (Howes 2003 : 44 ; italiques dans l’original). En plus d’être un lieu de mémoire qui convoque les sens, Grutas est aussi un révélateur de ces processus, car il rappelle le passé socialiste de la Lituanie dans le contexte de marchandisation et de mondialisation croissantes ce qu’il est convenu d’appeler la transition vers la modernité capitaliste. Considéré à la lumière de ce contexte élargi, Grutas représente un terrain fécond pour l’étude de la remémoration comme pratique sociale appartenant à un lieu et comme phénomène qui est produit par les changements historiques et qui, à son tour, leur donne forme. En d’autres termes, ce lieu de mémoire (Nora 1989) nous permet de mieux comprendre et de formuler une critique envers les transformations postsocialistes qui se poursuivent en Europe orientale avec leur lot d’effets pervers et de conséquences déconcertantes[6].

La chute du Mur de Berlin en 1989 et l’effondrement de l’Union soviétique en 1991 marquent le début d’un nouveau chapitre dans l’histoire de cette région. Nombre d’observateurs ont tenu pour acquis que les démocraties libérales occidentales serviraient de modèle pour la « modernisation » des États nouvellement indépendants de l’Europe orientale. Mais, à l’échelle de tout l’ex-bloc soviétique, la transition du socialisme marxiste au capitalisme de marché s’est déroulée de manière inégale et a fait l’objet de contestations. Ses trajectoires sont donc nombreuses et multidirectionnelles, elle ne représente pas un simple changement idéologique du socialisme au capitalisme, mais plutôt un état de désorientation où il y a autant de changements et de possibilités nouvelles que de continuités. Comme beaucoup de gens en Europe orientale aujourd’hui, les Lituaniens vivent dans un monde où « tout est possible mais rien n’est sûr » (Sampson 1995 ; voir Hohnen 2003). Pour décrire la vie quotidienne de la société lituanienne actuelle, c’est le concept durkheimien d’anomie qui nous fournit la plus juste caractérisation. La corruption et le crime, la défiance envers les institutions de l’État, la désillusion quant aux soi-disant politiques démocratiques et les fortes différences de classe et de sexe ne sont que quelques exemples des effets pervers de la « transition ».

Nous commençons notre propos par un exposé sur la mémoire sociale de la Lituanie soviétique. Suit une étude des pratiques commémoratives en usage de nos jours dans ce pays balte qui vit à l’heure du postsocialisme et de changements systémiques troublants. La partie ethnographique invite le lecteur à faire une visite visuelle et gustative de Grutas. Lors de cette « visite », nous prêterons une attention particulière aux moyens par lesquels les différents objets exposés, ainsi que les plats et les boissons servis au café « soviétique » (kavine), agissent pour mobiliser la vue et le goût au service de la commémoration du socialisme[7].

L’État communiste et la contre-mémoire des « communautés de cuisine »

Selon le raisonnement « scientifique » des idéologues du Parti, le socialisme est une phase intermédiaire dans l’évolution de l’humanité vers l’égalité, la justice et la prospérité, vers un ordre social utopique nommé communisme. Cette évolution socio-économique est, en théorie, le résultat naturel et inévitable de la marche universelle de l’histoire. En d’autres termes donc, le communisme était l’avenir inévitable vers lequel se dirigeaient les pays socialistes et vers lequel le monde entier finirait par se diriger. Soutenant que l’humanité n’avait pas d’autre choix, des républiques « populaires » paternalistes ont employé cette conception unidirectionnelle du temps comme moyen de reproduire et de renforcer leur légitimité (Watson 1994 : 1- 2 ; Davis et Starn 1989 : 8).

Si ce que l’avenir réservait était matière à peu de doutes, le passé posait davantage de problèmes et, partant, il devait être reconfiguré afin de le conformer aux orthodoxies idéologiques de Moscou. C’est ainsi que, peu après que la Lituanie eut perdu son indépendance en 1940, son histoire a été réécrite de sorte que de vastes pans de mémoires personnelles ont été tus.

On peut lire, par exemple, dans l’historiographie officielle, que la Lituanie, de même que les autres républiques baltes de Lettonie et d’Estonie, n’ont pas été annexées de force, mais qu’elles se sont rattachées « volontairement » à la suite d’un référendum révélant qu’une grande majorité des consultés approuvait une alliance géopolitique avec l’Union soviétique. Les citoyens qui remettaient en question la mémoire défaillante de l’État socialiste et qui osaient avoir un autre souvenir faisaient l’objet de sévères représailles (Kiaupa 2002 ; Skultans 1997 ; Kaneff 2004).

L’État socialiste, cependant, n’avait pas le monopole de la mémoire. Comme Benjamin Forest et al. (2004 : 361) l’ont fait remarquer, « le pouvoir ne peut pas être pensé comme un courant qui passe du gouvernant au gouverné, ni décrit en simples termes de répression et de domination ». En effet, la version officielle de l’histoire était remise en question par bien des voix de la contre-mémoire qui s’élevaient pour rappeler différents passés non officiels soit par l’évocation des faits historiques précis, soit par des pratiques perçues comme représentant la tradition. Les commémorations clandestines du 16 février (fête nationale de l’indépendance obtenue de la Russie en 1918), la remémoration des atrocités commises par le KGB à la suite de l’invasion soviétique en 1940 et les célébrations illégales de la veille de Noël (Kucios) sont quelques exemples de la résistance mémorielle, en Lituanie, pendant l’ère socialiste. Dans la Lituanie soviétique, comme dans les autres républiques baltes de l’URSS, cette mémoire souterraine ou « fantôme » était essentielle à l’identité nationale qui se reproduisait dans le cadre intime de la famille et du foyer, dans ces « communautés de cuisine » (Boym 1996 : 165) qui étaient, en grande partie, des domaines à l’abri de l’ingérence de l’État. Durant l’ère socialiste, ce genre de nationalisme familial, ou « privé », constituait une puissante contre-idéologie pour s’opposer au régime colonial de Moscou.

L’appropriation et la réorganisation de différents espaces publics constituaient les moyens principaux par lesquels l’État manipulait la mémoire et l’histoire nationale. Ainsi, peu après que l’Union soviétique eut annexé la Lituanie, le retrait hors des lieux publics de tous les indices d’un passé « bourgeois », présocialiste, figurait en tête de liste des priorités du programme idéologique du Parti. La création d’espaces publics « purifiés » par les symboles du nouvel ordre social – les statues sont un moyen particulièrement efficace dans de telles démarches – constituait un moyen important pour installer l’oubli de l’ancien système « bourgeois ».

Dans ses écrits, l’anthropologue Katherine Verdery (1996 : 39 et seq.), parle avec discernement des moyens par lesquels l’État socialiste accaparait et contrôlait le temps des gens. Forcer les sujets socialistes à faire de longues queues pour acheter des produits de première nécessité, les obliger à prendre part aux fêtes de masse organisées par le Parti, réglementer les horaires des travailleurs, décréter des couvre-feux, et autres pratiques, tout cela illustre ce qu’elle appelle « l’étatisation » du temps personnel.

« L’étatisation » imposée par ce système autoritaire, dans le but d’asseoir sa domination, ne se limitait pas seulement au temps des activités quotidiennes comme le travail, la consommation et les loisirs : elle comprenait aussi l’espace public. Mais les recherches portant sur la vie quotidienne dans les pays socialistes ont prêté moins d’attention aux stratégies déployées par les régimes communistes pour accaparer et manipuler l’espace public. Pour l’État autoritaire, cependant, le contrôle de l’espace est aussi important, sinon plus, que le contrôle du temps, puisque c’est précisément dans l’espace public « étatisé » que, « pour le bien du peuple », comme le proclamait sans cesse la rhétorique du Parti, s’exerçait l’hégémonie temporelle de l’État socialiste. En des termes plus métaphoriques, on pourrait donc dire que pour créer et reproduire le temps socialiste, l’État avait besoin d’une grande quantité d’espace socialiste. Dans la politique du souvenir et de l’oubli, le temps et l’espace étaient, en fait, étroitement liés.

Les rues des villes et les sentiers des villages, les places publiques et les stations de métro, les salles de classe et les ateliers des usines, les restaurants et même les magasins d’État toujours vides sont les lieux dans lesquels la temporalité marxiste-léniniste a été fabriquée et reproduite (Kaneff 2004 : 8-9).

Le monopole absolu du Parti sur le domaine public a joué un rôle important pour faire oublier le passé « primitif », pour légitimer le régime dans le présent et pour projeter l’avenir communiste. Après la défaite du socialisme, la reprise de l’espace et du temps « étatisés » par le régime occupant, signifiait, pour la plupart des Lituaniens, comme pour la plupart des citoyens de l’Europe orientale, que ce régime était enfin vaincu.

L’amnésie ambiguë du socialisme et les « nouveaux » passés

Après l’effondrement du bloc socialiste, l’effacement du passé communiste de la mémoire collective est devenu l’une des plus constantes préoccupations à travers l’Europe orientale. Mais l’amnésie ne s’est pas manifestée partout de la même façon parce que les gouvernement élus dans ces pays ont eu recours à des moyens différents pour faire oublier l’ère marxiste-léniniste. Aussi tous les souvenirs du socialisme n’ont-ils pas été complètement effacés. Pour rendre les choses plus compliquées encore, ce qui avait été oublié est vite redevenu souvenir. Les politiques des États et les pratiques entourant les statues de l’ère communiste attestent de façon particulièrement éloquente l’ambiguïté et des volte-face effectuées par la mémoire collective. Au surplus, dans ce qui était Berlin Est et à Budapest, les statues de Marx n’ont pas été touchées, en Biélorussie et en Ukraine les statues de Lénine n’ont pas été retirées des espaces publics (Verdery 1996 : 5-6). La statue en bronze de Dzerjinski, fondateur de l’infâme KGB, le service de renseignement soviétique, qui trônait au centre de Moscou, avait été déboulonnée de son socle au début des années 1990 pour être érigée de nouveau à peine quelques années plus tard.

En Lituanie postsocialiste, peu après le règne du Parti, l’oubli de l’héritage du colonialisme russo-soviétique s’est manifesté sous la forme d’une reconfiguration ou d’un « ré-ordonnancement » très spécifique de l’espace public (Verdery 1999). Une des stratégies employées pour oublier l’ère communiste, qui avait duré presque cinq décennies, a été de « purger » les espaces repris à l’État de l’imagerie marxiste-léniniste affichée sur les drapeaux et les bannières, les statues et autres objets. Au milieu des années 1990, le paysage postsoviétique de la Lituanie ne comportait plus aucune référence à son histoire socialiste désormais dévalorisée. À cette époque, ce qui dominait de plus en plus le paysage, c’étaient les séduisants panneaux publicitaires de Coca-Cola, McDonald et Sony pour ne citer que quelques marques transnationales et leurs produits.

Mais si les emblèmes idéologiques du passé socialiste étaient loin des yeux, le socialisme, lui, n’était pas loin de la pensée des gens. Réordonner l’environnement quotidien par l’effacement de toute référence à un passé indésirable peut, en effet, aider à oublier, mais ne garantit pas une amnésie totale et immédiate. Se défaire du passé est, par nature, un processus ambigu et paradoxal, qui suit rarement une voie directe vers l’effacement total des souvenirs précis, car ce sont les moments récurrents de souvenance qui rendent souvent l’oubli compliqué et problématique (Antze et Lambek 1996 : xxviii-xxix ; Davis et Starn 1989 : 4 ; Terdiman 1993 : 22). Aujourd’hui, en Lituanie et ailleurs en Europe orientale, le socialisme est toujours présent dans la conscience mémorielle (Ten Dyke 2001 ; Rausing 2004 ; Paxson 2005). Les souvenirs de la récente ère communiste se mêlent aux évocations nostalgiques d’autres passés nationaux et s’expriment en même temps que le désir (ou l’angoisse) d’un avenir « ouest-européen ».

Agent du passé, la mémoire nous aide à éprouver le sentiment d’une continuité temporelle entre choses révolues et choses à venir. Mais le paradoxe de la mémoire, c’est que son principal souci est le présent. En termes grammaticaux, cela revient à dire que la remémoration concerne principalement « ce qui est » et non « ce qui fut » ou « ce qui sera » (Berdahl 1999 : 206). Selon l’anthropologue Rubie Watson (1994 : 6) « la construction du nouveau est profondément enracinée dans la reconstruction de l’ancien. L’idée que de nouveaux environnements produisent de “nouveaux passés” n’a rien de particulièrement novateur ». Il se peut que la production de tels passés revête une urgence certaine lorsqu’il s’agit de contextes où le présent – ce qui est – ne cesse d’être troublant et où l’avenir est plus inquiétant que prometteur. En Lituanie, de même que dans nombre de pays de l’Europe orientale, la préoccupation constante du passé peut être interprétée comme une réaction aux dislocations et aux bouleversements sociaux provoqués par la défaite du socialisme. Comme Davis et Starn (1989 : 5) le font remarquer, le souvenir est « un substitut, un remplacement, une consolation pour quelque chose qui manque ».

Pour la plupart des Lituaniens comme pour beaucoup de citoyens de l’Europe orientale, le présent postsocialiste est source de déception, de perplexité et d’incertitude existentielle. Parmi mes informateurs, nombreux sont ceux qui ont décrit leur vie quotidienne comme n’ayant ni sens, ni but, ni ancrage ontologique solide (Skultans 1997). Les thèmes de rupture et de perte étaient prédominants dans leurs récits de la vie quotidienne dans cette Lituanie « en voie de modernisation ». Généralement cyniques et sceptiques, ils parlaient de la poursuite de « l’occidentalisation » postsocialiste comme d’un processus de déstabilisation économique et de profonde dégradation morale et sociale. Exprimant leur mécontentement dans des discours proches de la lamentation, mes interlocuteurs se plaignaient de l’inefficacité et de la corruption des hommes et femmes politiques, de la montée des prix, du chômage chronique, de la disparition d’une communauté nationale, et ainsi de suite. Beaucoup d’entre eux étaient sceptiques quant aux perspectives de la Lituanie au sein de l’Union européenne, qu’ils perçoivent davantage comme un nouveau pouvoir coercitif que comme un garant des droits et des libertés. Prenant leurs distances avec le présent et le futur, nombreux étaient ceux qui préféraient parler du passé.

Tout comme l’oubli, la remémoration entraîne des reconfigurations spécifiques du milieu social immédiat. L’exercice de la mémoire est un exercice pratique aux fins duquel il faut employer des moyens mnémoniques concrets et invoquer les répertoires de symboles qui leur sont associés. Pour évoquer quelques exemples des moyens employés aujourd’hui en Lituanie, citons les monuments nouvellement érigés à la mémoire des anciens souverains du pays, les cérémonies et les expositions qui commémorent des batailles « héroïques » du quinzième siècle, la reconstruction des arbres généalogiques qu’on fait remonter au Moyen Âge et la récupération de la « tradition ». Souvent mis en scène dans les espaces publics repris à l’État socialiste – places publiques, rues, musées, etc. – les images, les discours et les événements commémoratifs de l’histoire présoviétique de la nation imprègnent une grande partie de l’existence postsocialiste (Krukauskiene et al. 2003).

Les souvenirs qui, sous l’empire du Kremlin, étaient évoqués avec précaution autour de la table de cuisine en présence des membres de la famille et des amis de confiance sont bien mis en évidence, à l’ère du postsocialisme, dans divers espaces publics : « Les souvenirs autrefois interdits sont, de nos jours, l’étoffe dont on crée de nouvelles histoires et de nouveaux États » (Watson 1994 : 4). Ce qui, sous le socialisme, constituait une contre-mémoire, est, aujourd’hui, l’étoffe dont sont faites les commémorations les plus publiques et une source intarissable de révisions radicales de l’histoire nationale. Cette contre-mémoire que les mémoires autobiographiques et les récits oraux évoquent ou qui est représentée par les collections privées de photos, de lettres et d’effets personnels, ce passé qui est « mon passé », a été mobilisé pour réévaluer et réécrire « notre passé ». Ainsi, les récits biographiques en viennent à faire partie des plus vastes discours de la mémoire collective, car, dans l’activité mémorielle, le personnel est souvent inséparable du social – « les souvenirs personnels sont une partie inextricable du réseau collectif » (James 2003 : 101)[8].

La mémoire biographique des choses soviétiques

Quand les gens, aujourd’hui, se souviennent de l’ère socialiste, ils l’évoquent, d’habitude, en rapport avec le familier, le pratique et le banal. Ils se souviennent du socialisme non comme d’un système autoritaire anonyme, mais comme un vécu personnel, un élément biographique.

Cela est illustré par une exposition qui a eu lieu à l’automne 2002 pour commémorer le 766e (!) anniversaire de la fondation de Siauliai, une ville de 150 000 habitants au nord de la Lituanie, où était reconstitué un salon typique d’une habitation urbaine de l’ère soviétique. Au centre de cette pièce intitulée Culture et vie domestique de l’ère soviétique, était placé un mannequin féminin vêtu de l’uniforme des élèves d’école secondaire et arborant le foulard rouge des pionniers, symbole d’allégeance à l’organisation des Jeunesses Communistes et à ses idéaux marxistes-léninistes. Ses tresses ornées de grands noeuds, la pionnière se dressait au milieu des objets domestiques que l’on avait disposés autour d’elle : une radio de fabrication soviétique appelée Alpiniste, un poste de télévision Temp-6, un téléphone à cadran, une horloge mécanique, une poussette en métal et d’autres objets rappelant la modernité soviétique des années 1950 et 1960. Sur une table étaient étalés quelques manuels scolaires et des magazines populaires d’époque et, sur les murs de cette pièce au décor dépouillé, étaient accrochées quelques affiches de cinéma et quelques gravures.

Dans leur critique de l’exposition, deux muséologues lituaniens font valoir que cet intérieur socialiste « nous rappelle notre enfance et notre jeunesse » et « malgré les difficultés de ces temps [soviétiques] il est toujours agréable de s’en souvenir » (Baristaite et Lukosiute 2002 : 1). Dans un esprit semblable, un critique d’art fait remarquer, à propos d’une exposition récente de photographies soviétiques récupérées, que de telles expositions « nous font succomber à la nostalgie – non pas du système, mais de ce temps effacé de notre vie personnelle » (Narusyte 2003 : 2).

Mais ces déclarations ne portent pas uniquement sur des aspects biographiques. La nostalgie dont elles sont imprégnées n’est pas seulement personnelle, elle est aussi sociale. En d’autres termes, ces déclarations sont marquées par des « aspects collectifs ainsi que par des déterminants culturels et publics » (Casey 2004 : 21). Par conséquent, je dirais que, dans un sens plus profond, ces déclarations expriment la nostalgie de « la position perdue du sujet socialiste », une position ancrée dans « un entendement clair du fonctionnement de la société soviétique et de ses rapports de pouvoir » (Krylova 1999 : 249). En des termes plus abstraits donc, ces dernières se réfèrent implicitement à la perte d’un vaste bagage de connaissances sociales qui ont été rendues, en grande partie, inutiles par les profonds changements systémiques qui ont suivi la fin du socialisme.

Pour beaucoup de gens, la connaissance et la prévision du quotidien socialiste, l’art d’y naviguer, conféraient un sentiment de maîtrise et d’identité personnelle. Outre l’identité « soviétique », elles leur permettaient de passer à travers un système qui, sans cesse, contrôlait et circonscrivait leurs vies, de lui échapper et de le vaincre. Avec l’effondrement du socialisme et l’avènement du capitalisme, ce savoir et le sentiment d’identité qu’il avait engendré ont perdu actualité et pertinence. Le mode de vie soviétique, dans sa matérialité et sa quotidienneté spécifiques, avec ses routines journalières et ses sentiers battus, avec ses rôles sociaux et sa sociabilité, avec son système de valeurs et sa moralité – tous ces éléments dont les identités sont forgées – fait désormais partie d’un passé à jamais révolu. Dans la « transition » actuelle vers le capitalisme, dans cet univers déstabilisé et, en grande partie, inconnu, on a la nostalgie de ce savoir acquis par la routine, de ce faire maîtrisé par la répétition et d’un sens bien défini de soi-même (Krylova 1999 : 248 ; Yampolsky 1995 : 104).

Comme le font remarquer les muséologues Baristaite et Lukosiute (2002), la remémoration de l’ère socialiste est, aujourd’hui, « une question complexe » (sud etinga). Les souvenirs du socialisme sont « complexes » parce qu’ils jouent là où le biographique et l’idéologique, l’individuel et le collectif, le désir nostalgique, la répugnance et le mépris, se rencontrent. Pour examiner de plus près cette problématique, revenons à Grutas.

Voir c’est se souvenir

La vitrine du guichet du Parc est remplie de brochures touristiques, de drapeaux miniatures arborant la faucille et le marteau et de cartes postales en couleur des objets exposés dans le Parc. Sur une étagère, placées au niveau de yeux, une rangée de verres ornés des petits portraits de Lénine, Staline, Khrouchtchev et Brejnev. Sous chaque portrait sont inscrites les dates auxquelles ils étaient au pouvoir. Rangé en ordre chronologique, cet ensemble commémore l’histoire du socialisme soviétique.

En pénétrant plus avant dans ce parc marécageux, les détails de cette histoire sont racontés sous la forme d’un récit visuel. Les effigies de Marx, Lénine et Staline ainsi que celles d’une douzaine de dirigeants et de militants communistes lituaniens emblématiques racontent, sans paroles, le récent passé soviétique. Enlevées de leurs piédestaux, ces idoles, dont les statues dominaient autrefois les espaces publics « étatisés » des villes et des campagnes, sont réduites à l’état de curiosités dans un spectacle forain du socialisme. Après avoir joui pendant des décennies d’une position dominante, ces monuments sont, à présent, relégués à la marge, aux sens propre et figuré. Pour paraphraser Susan Stewart (1984 : 89), ces statues n’occupent plus une place « au-dessus et au-delà » du spectateur. Car, descendues de leur hauteur surhumaine au niveau du sol, elles placent le spectateur, qui désormais peut facilement les voir et les toucher, dans « une position supérieure ».

En m’entretenant de leur expérience de Grutas, nombre de mes interlocuteurs ont exprimé un sentiment de victoire et de conquête. Et, en effet, en se promenant dans ce musée et en regardant les effigies de ces « grandes » personnalités masculines et féminines du socialisme, on se sent, par moment, supérieur à elles et au régime qu’elles ont aidé à soutenir et à légitimer. Survoler dans un court laps de temps (la visite dure environs deux heures) toute l’histoire socialiste de la Lituanie, ramassée en un lieu enclos, inspire un sentiment de puissance (Grever et Waaldijk 2004 : 18). Car, à Grutas, le regard du visiteur-voyeur le place dans une position de pouvoir par rapport à ce régime autoritaire et coercitif qui, des décennies durant, l’a surveillé de près. D’un ton railleur, un ouvrier du bâtiment, septuagénaire à la retraite, exprime très bien ce renversement des rapports : « Regarde-les, ces camarades du Parti ; ils ont eu ce qu’ils méritent! Là, ils ne peuvent plus s’échapper ni se cacher ». En effet, à présent c’est le sujet regardant qui fixe du regard le régime vaincu. Et la contemplation d’une grande collection d’emblèmes communistes délogés de leur contexte et assemblés dans un seul lieu périphérique, confirme la défaite du communisme.

Cette défaite est re-confirmée par une exposition d’objets hétéroclites datant de l’ère soviétique présentée dans un banal pavillon d’un étage situé un peu à l’écart du sentier principal du Parc. Imitant l’intérieur d’une « maison de la culture » (kulturos namai) de style soviétique –endroit public consacré par l’État socialiste à l’éducation et aux loisirs de la collectivité – l’unique salle de ce pavillon est remplie de portraits de Lénine et Staline, de bustes et de figurines des héros de guerre, de drapeaux rouges et de médailles, de kopeks et de roubles, de coupures de journaux soviétiques disparus, de boîtes d’actualités filmées et de documentaires de l’époque, et ainsi de suite. Un autre pavillon situé sur le terrain du Parc porte le nom de « Musée de peinture » ; une collection impressionnante de tableaux soviétiques et de vitraux y est réunie. Tout ce bric-à-brac ou ces « micro-monuments », comme les appelle Mikhail Yampolsky (1995 : 110), témoignent de la fin d’une époque au même titre que les grandes statues exposées en plein air. Retirés de leur contexte d’origine, idéologiquement neutralisés et « désétatisés », ils ne constituent, aujourd’hui, que des souvenirs d’un ordre social renversé.

Dans son exposé sur un semblable musée de statues en plein air, en Hongrie, Anne-Marie Losonczy (1999) emploie la métaphore du cimetière. Elle suggère que le Parc de Szobor, près de Budapest, est le lieu où le socialisme est enterré. Bien que cette image soit séduisante, je voudrais proposer que l’on conçoive de telles expositions du socialisme non pas comme des nécropoles, mais comme des lieux d’incarcération, car ils représentent la défaite du système socialiste plus que sa mise à mort. Après tout, la plupart des idéologues communistes, ou plutôt, leurs effigies ne sont pas des gisants – ils sont présentés debout, comme s’ils étaient « vivants ». En outre, à Grutas, le sentiment d’être dans une institution carcérale, plutôt que dans un cimetière, est renforcé par plusieurs miradors disposés à travers le Parc, ce qui n’est pas sans rappeler le « panopticon pénitentiaire » (Foucault 1995). De même, et comme pour empêcher les détenus de s’évader, le périmètre du Parc est circonscrit par des clôtures en fil de fer et des canaux de drainage.

À certains égards, Grutas est un goulag à l’envers : l’État marxiste-léniniste, représenté visuellement par la muséification de la propagande du Parti, y est en détention punitive pour les nombreux crimes qu’il a commis contre ses citoyens. Un de ces crimes – la déportation, durant l’ère stalinienne, de Lituaniens innocents dans des camps de travail en Sibérie – est commémoré par un wagon de marchandises.

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Statues de Lénine

Statues de Lénine

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Train de déportés

Train de déportés

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Exposé en dehors du Parc, devant son entrée principale, le wagon, construit de planches grossières, est attaché à une locomotive et placé sur un bout de voie ferrée. Ses portes coulissantes ouvertes donnent à voir un espace nu et lugubre à une extrémité duquel sont placées une couchette et une petite fenêtre avec des barreaux. Une affiche suspendue sur le wagon, explique : « Ceci est une relique de l’ère soviétique, un symbole qui nous renvoie aux horreurs des années 1940 et 1950, période durant laquelle le régime répressif de l’Union soviétique a perpétré le crime de génocide contre le peuple lituanien ». Le train des déportés, à l’extérieur du Parc, et les statues des idéologues communistes, à l’intérieur, constituent une représentation allégorique de souvenirs qui s’opposent et se complètent : le premier rappelle les victimes et les opprimés ; le second, les bourreaux et les oppresseurs.

« Politiques de la mémoire » est souvent synonyme de « politiques de l’identité », car la remémoration se trouve, la plupart du temps, au centre des processus de conceptualisation de soi et d’identification. Selon Richard Terdiman (1993 : 7), « ce qui nous précède semble constituer le cadre de notre existence, la base de notre compréhension de nous-mêmes. » En établissant donc des liens avec notre passé individuel ou collectif à travers diverses activités de commémoration, nous affirmons qui nous sommes, ou qui nous ne sommes pas. Garder le passé présent dans la mémoire aide souvent à tracer ou à retracer les contours identitaires des individus et des collectivités, ce qui, en retour, agit comme agent de liaison ou de différentiation, d’inclusion ou d’exclusion. En des termes plus simples, nous nous souvenons afin d’acquérir et d’avoir une identité. Lorsque notre identité est menacée ou méprisée, nous nous replions sur le passé (Gillis 1994 ; Antze et Lambek 1996).

Goûter la « Nostalgija »

On peut attribuer une grande partie du succès et de la popularité de Grutas au fait qu’il essaie de raviver la mémoire du socialisme non seulement par des moyens visuels, mais aussi par la voie du goût. Le sentier sinueux du Parc conduit le visiteur au café du musée dont la spécialité est « la cuisine soviétique ». L’expérience gustative se trouve ainsi à compléter l’expérience visuelle[9].

Le café est modeste mais accueillant. Je m’assois à une des longues tables en bois et je consulte la carte. Elle propose, entre autres, du hareng avec rondelles d’oignon « à la russe » ; une soupe aux betteraves nommée Nostalgija ; des boulettes de viande (kotletai) appelées Adieu jeunesse! ; un cocktail de canneberges (kisielius) nommé Souvenance ; et de la Vodka CCCP (URSS). Je commande des kotletai et un kisielius. À la fin du repas, le garçon de table, le foulard rouge des pionniers nouénoué autour du cou, m’apporte l’addition avec un petit chocolat emballé dans un papier rouge sur lequel sont illustrées plusieurs statues du Parc : au centre du collage, un minuscule portrait de Lénine regardant au loin d’un air pensif.

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Aperçus de la vie quotidienne socialiste

Aperçus de la vie quotidienne socialiste

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Bon appétit : bortsch, viande et légumes, thé à la russe

Bon appétit : bortsch, viande et légumes, thé à la russe

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Bien qu’à Grutas « le travail de mémoire » (Ten Dyke 2001) mobilise à la fois la vue et le goût, ceux-ci ne fonctionnent pas en synesthésie dans leur rappel du passé socialiste. Exprimé en des termes plus métaphoriques, le rapport inter-sensoriel se manifeste sous la forme de fils épars et non sous celui de « noeuds » (Howes 2005 : 9). Bien que, dans ce parc-musée, l’expérience visuelle et gustative ait le même référent temporel, elle rappelle des souvenirs dissemblables de l’ère soviétique en tant qu’expérience vécue. Autrement dit, chacune de ces expériences éclaire le passé d’une lumière différente.

Comme nous le proposons plus haut, contempler les statues « démises » et autres artefacts rejetés, revient à se souvenir non seulement de l’État soviétique, mais aussi des souffrances et des injustices qu’il a fait subir à ses citoyens. Les tristes effigies et les petits objets exposés dans le Parc, tout en témoignant de sa chute, rappellent, d’un seul et même coup, que le système socialiste était basé sur une idéologie utopique intenable.

En revanche, « goûter » le socialisme, c’est en évoquer des souvenirs plus nostalgiques. À bien des égards, les plats et les boissons servis au café de Grutas sont des catalyseurs de ce que Debbora Battaglia (1995 : 178) appelle « nostalgie pratique à des fins de liaison ». De façon plus précise, cela veut dire que cette nostalgie « lie » le consommateur à sa vie quotidienne dans le passé soviétique en le renvoyant à la commensalité et à la sociabilité qui s’y produisait dans les réseaux de parents et d’amis.

Quand je demande à Aldona, une enseignante à la retraite dans la soixantaine avancée, comment elle trouve les plats servis à Grutas, elle me répond qu’« après avoir fixé du regard ces monstres [statues] pendant une heure, c’était agréable de s’asseoir et de manger quelque chose. Ça m’a ravivé l’âme et le corps » (kunas ir dvasia atsigavo), affirme-t-elle, réjouie. Puis, elle me confie qu’elle avait aussi commandé de la vodka pour l’aider « à faire descendre » et à oublier l’expérience troublante de contempler ces idoles socialistes « démises ». La soupe, me précise-t-elle, « était bonne… très simple, mais bonne ». Et, après une longue pause, elle ajoute : « Les betteraves! Dans ce temps-là, nous en avons souvent mangé, des betteraves, et nous étions très heureux d’en trouver! ». D’autres souvenirs de « ce temps-là » ont suivi – les longues files d’attente pour acheter des produits de base, les repas rationnés à l’école où elle a enseigné le lituanien pendant trente ans, la monotonie du régime alimentaire quotidien, etc. « C’était difficile, mais nous nous sommes débrouillés. Mon mari, ma mère et même mes enfants participaient à la recherche quotidienne de nourriture. Nous étions tous ensemble dans cette histoire. »

En l’écoutant, je ne pouvais pas m’empêcher de penser à Marcel Proust (voir la citation en exergue). Comme la madeleine française, la soupe de betteraves lituaniennes – rappelez-vous, elle s’appelle Nostalgija – a lentement donné lieu à une coulée de souvenirs du temps perdu. Comme Edward Casey (2004 : 21) l’a observé, quand nous nous souvenons de « choses » – madeleines ou betteraves – nous évoquons souvent « des complexes environnementaux entiers, des atmosphères et des univers (et la façon dont ils se présentent) ». Selon les théoriciens, la consommation crée non seulement des « communautés », mais, en règle générale, elle établit aussi des lignes de démarcation entre les classes, les ethnies, les groupes d’âge et, dans le cas du socialisme, entre le peuple et l’État (Verdery 1996). Et, sans le vouloir, le système soviétique a créé des communautés d’amis et de parents (ne promettait-il pas le communisme?) dont nombre de mes interlocuteurs s’ennuyaient et se souvenaient avec nostalgie parce que le profond clivage qui divise les sociétés postsocialistes selon les sexes, les générations et surtout les classes sociales est une des conséquences de la transition en cours (Hann 2002).

Ainsi, manger une maigre soupe de betteraves et des boulettes de viande fades, boire du kisielius ou de la vodka, consommer des aliments qui faisaient partie du régime quotidien soviétique, n’est pas tant revenir à un régime politique déshumanisant que retrouver l’humanité du foyer incarné par la famille et les amis. Manger des « aliments du passé » (Sutton 2001 : 7) au lieu de ceux de la restauration rapide, qui gagne du terrain, revêt, par ailleurs, un aspect profondément biographique pour des gens qui ont passé la meilleure partie de leur vie sous le régime soviétique.

Une comparaison avec l’exposition de Siauliai s’impose. À l’instar du modeste salon qui y est reconstitué, les plats simples servis à Grutas évoquent des souvenirs d’enfance et de jeunesse (les boulettes de viande ne sont-elles pas appelées « Adieu jeunesse! »?). Mais, au-delà de la jeunesse qu’ils évoquent, ces plats et boissons rappellent des souvenirs qui, comme toute commémoration et consommation, font surgir des enjeux identitaires. Dans le cas présent, ces enjeux se rapportent davantage à une identité personnelle et familiale qu’à une identité anonyme et collective puisqu’ils renvoient à la sociabilité bien plus qu’au socialisme. De tels souvenirs constituent « des actes personnels de mémoire » qui sont, du même coup, « l’expression d’une identité collective » (Blum 2000 : 231).

En repensant à ce qu’il a mangé au café de Grutas, un ingénieur au chômage dans la quarantaine avancée, observe, comme l’a fait Aldona, que « le plat, n’était peut-être pas très goûteux, mais il n’était pas mal » (gal nelabai skanu, bet neblogai). Puis, sur un ton catégorique, il ajoute : « C’étaient des aliments naturels [natûralus], pas ce qu’on nous sert de nos jours dans toutes sortes de makdonaldas! » Expression sarcastique, « makdonaldas » fait allusion aux différents aliments « occidentaux » qui ont envahi le marché, devenu libre, après la chute du régime socialiste. Ces importations sont généralement perçues comme étant « contaminées, truffées d’agents de conservation et de produits chimiques ». En d’autres mots, ce sont des produits « artificiels » ou « irréels » (netikra). Ces deux adjectifs, que j’ai souvent entendus dans les échanges quotidiens, se réfèrent non seulement aux aliments importés, mais aussi au plus large contexte socio-économique et aux changements culturels entraînés par la « transition » postsocialiste. Cela est illustré par les propos d’un intellectuel lituanien qui, en faisant un bilan pessimiste de la vie quotidienne dans le pays, arrivait à la conclusion suivante : « Il reste à peine quelque chose de réel ici ».

La riposte contre « l’irréel » du postsocialisme est donnée par les plats commémoratifs servis à Grutas, et son café peut être pensé comme un établissement de contre-consommation dont la spécialité, en quelque sorte, est l’histoire socialiste du pays. Le Parc convertit ce passé en marchandise et l’oppose au présent. Durant mon travail de terrain, j’ai repéré, dans les supermarchés de Vilnius, d’autres aliments que l’on a récupérés – des saucisses, du saucisson, des graines de tournesol, des amuse-gueules, des pâtisseries, de la vodka, etc. – en les commercialisant, avec un brin d’humour et d’ironie nostalgique, comme tarybinis ou « soviétiques » en raison de leur emballage simple, leur « bonne » qualité et leur goût « familier ». Dans la même veine, en 2005, une chaîne de restauration rapide spécialisée en chaussons « soviétiques » (chaussons frits fourrés de viande) a ouvert ses portes à Vilnius (Klumbyte 2005)[10].

Analysant les changements qui se produisent en Russie postsoviétique sous l’angle des cinq sens, Christophe Neidhart (2003) soutient que « l’occidentalisation » de ce pays et, par extension, celle de tous les pays de l’ancien bloc socialiste, leur a donné une allure, un son, une texture et un goût « meilleurs ». Cela, nous dit-il, présente un contraste frappant avec l’ère socialiste, une ère d’un gris (ou d’un rouge) monochrome, d’un vacarme monocorde et d’une rugosité uniforme ; une ère de puanteur et de fadeur (dans le meilleur des cas) où l’État dominait ses citoyens en les engourdissant et en les privant de leurs sens, une désensibilisation à laquelle nul ne pouvait échapper. Aujourd’hui, conclut-il, on est, heureusement, en train d’oublier le système sensoriel engourdi par le socialisme et de le remplacer par un système plus sensible grâce à la modernité capitaliste qui procure des sensations plus agréables et plus stimulantes.

Ce que Neidhard néglige d’examiner, cependant, c’est comment ceux qui, des années durant, ont vécu leur vie les sens engourdis par le socialisme stagnant, vivent ce nouveau système sensoriel et quelle idée ils s’en font. En d’autres termes, son étude ne nous éclaire que très peu sur l’expérience des intéressés. Les données que j’ai recueillies suggèrent que le nouvel ordre qui est en train de s’instaurer ne suscite pas l’adhésion et l’enthousiasme de tout le monde. Serait-il possible que la société de consommation, le capitalisme transnational et le « progrès » sensoriel qu’ils sont censés encourager ne triomphent pas autant que Neidhard voudrait nous le faire croire?[11]

Le paradigme de Neidhard est, en grande partie, unilinéaire et « transito-logique ». Il représente la transformation postsocialiste dans des termes plutôt simplistes et évolutionnistes – en laissant derrière lui son passé communiste insensé, l’Orient socialiste commence à ressembler à l’Occident capitaliste, sensible et sensuel. Mais – il s’en faut – cela ne dit pas tout. En effet, les changements socio-économiques entraînent des transformations sur le plan sensoriel, mais ces changements ne se déroulent pas dans le vide et n’obéissent pas davantage à une simple téléologie. Laura Marks (2000 : 198), dans une remarque pénétrante, nous incite à la prudence car, dit-elle, « un système sensoriel n’est pas comme vêtement qui, une fois revêtu, nous fait éprouver des perceptions sensorielles nouvelles. La connaissance des sens est une connaissance enracinée dans la culture ». Ainsi, plutôt que de concevoir les changements sensoriels en Europe orientale en termes simplistes de déplacements et de substitutions, nous devons les examiner en ayant conscience qu’il s’agit de processus complexes qui, de manière générale, donnent lieu à une coexistence troublée par les tiraillements entre un « ancien » et un « nouvel » univers sensoriel (Howes 2005 ; Roseman 2005).

Donner sens aux souvenirs du socialisme

En prenant comme sujet d’étude le Parc de Grutas, lieu de mémoire par excellence, j’ai examiné une des mémoires sociales de la Lituanie contemporaine – celle de la récente ère soviétique. Un des objectifs de cette étude a été de démontrer que les souvenirs du socialisme oscillent entre un sentiment d’empathie et un sentiment de rejet (Boym 1999) et sont, par conséquent, pluridimensionnels et « complexes », teintés qu’ils sont de honte et de colère, de traumatisme et de triomphe.

Dans une tentative de se distancier des approches logocentriques et de porter à l’attention du lecteur l’importance des sens dans « le travail de la mémoire », j’ai abordé le Parc de Grutas comme un site commémoratif où les souvenirs du récent passé communiste remontent à la mémoire principalement par la vue et le goût, et non pas par les moyens langagiers des récits et des textes. J’ai soutenu que l’expérience de contempler le socialisme dans ce Parc n’est pas la même que celle de le « goûter ». En termes plus théoriques, les deux « manières corporelles » de se remémorer, bien qu’elles partagent une référence temporelle commune, n’agissent pas en synesthésie, c’est-à-dire qu’elles n’entretiennent pas un rapport de complémentarité et de renforcement réciproque. Tout au contraire : leur rapport est tout de tension, de conflit, de discorde (Howes 2005 : 9-12). Ainsi, pour la plupart de mes informateurs, la contemplation des tristes icônes du régime soviétique constituait une expérience dont ils souhaitaient se distancier, alors que la consommation de plats et de boissons « soviétiques » proposés au café faisaient naître, en général, des pensées nostalgiques – non pas du régime soviétique, mais de la sociabilité quotidienne qu’il engendrait et cultivait sans le vouloir.

Marks (2002 : 201) observe que « la nostalgie […] ne représente pas nécessairement un attachement excessif à un passé révolu : elle peut aussi être comprise comme un moyen de transformer le présent (ou au moins d’y faire face) à la lumière des expériences passées. Mais il est évident qu’à Grutas il n’est pas seulement question de la récente ère soviétique de la Lituanie. La vue et le goût y figurent aussi comme une critique à l’encontre de l’ère actuelle « d’occidentalisation » et de marchandisation croissante, une ère qui déconcerte, désoriente et semble « irréelle » à beaucoup de Lituaniens. À bien des égards, cette « prison » du socialisme agit en contrepoint des images publicitaires diffusées par le capitalisme et qui occupent de plus en plus de place dans les espaces publics « désétatisés » et réordonnés du pays. Mais, tout en proposant une alternative à la marchandisation et à la consommation, Grutas est néanmoins une entreprise capitaliste qui exploite le passé socialiste. Conditionnée, commercialisée et vendue, la mémoire est son fonds de commerce.

Enfin, cette tentative de dresser une « sensomémographie » de Grutas m’a permis de formuler une critique à l’adresse des analyses réductrices des changements postsocialistes, de la « transition » qui est en cours (Neidhard 2003). Car, malgré les efforts constants des ethnographes pour rendre compte de la complexité et ce changement et de ses nombreux méandres, les paradigmes unilinéaires de la « transitologie » continuent de dominer beaucoup d’études au sujet de l’Europe orientale contemporaine. Et le Parc de Grutas sert à nous rappeler que la « modernisation » de la Lituanie ne s’effectue pas par une simple progression du socialisme au capitalisme. Tout au contraire : la recherche de la « modernité » à l’occidentale, dans ce pays et dans beaucoup de pays de l’ancien bloc soviétique, est un processus ambigu et paradoxal, constamment compliqué par la remémoration et l’oubli.

Article inédit en anglais, traduit par Monica Haim