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Depuis l’automne 2005 et pendant une année, le Centre Canadien d’architecture a tenu à Montréal une exposition sur les sens et la ville[1]. Tous les sens, sauf un, ont fait l’objet de l’exposition et de sa publicité puisque l’on pouvait voir, par exemple sur les autobus de la ville, des affiches où s’étalaient le nez, la main… mais aucune représentation du goût. Pourquoi cette absence puisque tous les sens sont a priori convoqués dans l’expérience urbaine? Cela tient-il à une difficulté de « mettre en espace » le goût en deux ou trois dimensions? Ou est-ce que parler du goût et de la ville, de ce qui relève de l’intimité la plus personnelle et d’un espace public en expansion ressemble à un exercice de grand écart intellectuel? Est-il possible de créer des liens entre l’infiniment sensible et l’infiniment minéral, le mou, le tendre et le chaud que nous absorbons et l’habitat qui, à son tour, nous absorbe dans des systèmes construits trop souvent dépersonnalisants?

L’objet de cette note est de montrer que les interfaces existent entre ces univers apparemment extrêmes, voire qu’elles sont plus nombreuses qu’il n’y paraît de prime abord. Notre but est d’esquisser des voies possibles de réflexion pour que ces objets a priori si dissemblables soient rapprochés et puissent susciter des travaux d’approfondissement et de recherche systématique. Il nous semble en effet que de véritables points de jonction existent à partir desquels des démarches heuristiques pourraient s’engager. En ce sens, moins que la présentation d’un programme de recherche, notre intention vise plus modestement à indiquer quelques grandes pistes susceptibles de focaliser la réflexion.

Nous nous sommes limité ici à présenter trois grands chantiers possibles qui, tout en étant complémentaires, n’ont pas de liens directs entre eux. En premier lieu, nous aborderons quelques aspects qui relèvent directement de l’anthropologie du goût et de ses conséquences, à ce titre, sur l’identité spécifique des grandes villes. En second lieu et nous fondant sur une analyse de Montréal, nous nous efforcerons de comprendre le statut culturel du goût et de ses incidences tant au regard de certaines de ses dimensions sociologiques que de ses effets sur le visage urbain de la cité. Enfin, toujours inspiré par l’observation de certains phénomènes montréalais, nous nous livrerons à quelques hypothèses relatives à l’accroissement futur des interfaces entre le goût et l’univers urbain.

Ces divers angles de questionnement sont possibles grâce à la polysémie du mot goût. Sans donner des définitions qui seraient étanches entre elles, nous tenons cependant à souligner que dans la première partie de l’exposé les dimensions proprement sensorielles seront privilégiées. Dans la seconde partie, les dimensions sociales et normatives seront dominantes tandis que lorsque nous aborderons, notamment dans la dernière partie, les effets du goût et du modelage urbain, l’usage du terme sera plus symbolique et métonymique.

Des goûts et des villes

La complexité et les catégories du goût

La complexité du goût, en tant que sens, est particulièrement méconnue. La compréhension relativement récente de son mode de fonctionnement dévoile une complexité considérable. En premier lieu, le goût est un sens qui intègre d’autres sens. Le goût ne fonctionne pas sans le toucher de la langue et sans l’odorat. La vue n’est pas non plus sans effet sur la sensation gustative qui sera ressentie. Sous un certain angle, le goût c’est plusieurs sens dans un seul où se conjuguent les textures, les odeurs, les températures… Par ailleurs et en se restreignant à son mode de fonctionnement fondamental, celui des papilles gustatives, le goût apparaît comme la résultante d’un ensemble de stimuli dont la complexité est aussi considérable. En effet les travaux de neurophysiologie permettent de comprendre que les quelque 2000 papilles gustatives envoient des signaux multiples dans un réseau nerveux différencié qui crée en quelque sorte une image impressionniste, floue et constamment variable de la sensation gustative[2]. La conséquence directe de ce mode de fonctionnement est la très grande difficulté de différenciation des sensations et par voie de conséquence la très grande difficulté de les nommer. Tout se passe comme si, à l’infinité des sensations gustatives, ne pouvaient correspondre que quelques mots. L’usage de métaphores multiples, en oenologie par exemple, est une tentative de pallier un véritable handicap terminologique.

Par ailleurs, cette difficulté laisse la porte ouverte aux variations culturelles et l’on sait que, selon les cultures, le goût donne lieu à des catégories de perceptions différentes. La gamme de mots qui expriment les saveurs n’est pas la même partout. En Occident, nous distinguons actuellement quatre catégories du goût que sont le sucré, le salé, l’acide et l’amer. Pour Aristote, voilà plus de 2500 ans, il y avait le doux et l’amer et des variations le long de cet axe. Au 13e siècle, nos médecins médiévaux distinguaient neuf catégories du goût[3]. On ne s’étonnera donc pas que les Chinois, qui comptent aussi des gastronomes, et pour qui l’organisation de l’univers est fondé sur le chiffre cinq, distinguent quant à eux cinq goûts (le doux, le salé, l’amer, l’acide et l’âcre). Et les Indiens identifient, quant à eux, six goûts fondamentaux que sont le sucré, le salé, l’amer, l’acide, le piquant et l’astringent.

Nous ne disposons donc pas tous des mêmes catégories de perception sensorielle pour décrire ce que nous ressentons. En conséquence, les mangeurs urbains vivant dans des villes appartenant à des systèmes culturels différents n’auront pas les mêmes sensations, ne percevront pas les mêmes nuances d’un mets. Sous cet angle, chaque ville serait donc un lieu spécifique d’apprentissage du goût, d’un système de dénomination et par conséquent de perception propre. Dans ces conditions, on pourrait envisager par exemple de classer les villes selon les catégories du goût qui prévalent et essayer de cerner de manière plus précise les univers perceptifs dont elles sont en quelque sorte le creuset.

Caractériser la « géogastronomie urbaine »

Une autre piste, peut être moins fondamentale, mais pas moins essentielle pour tenter de caractériser les villes dans leur rapport au goût, est celle de ce que nous pourrions appeler provisoirement leur système de saveurs ou « savoriel », pour créer un néologisme.

Athènes, comme bien des villes du bassin méditerranéen aime l’agneau et met sur sa table l’antique triade huile d’olive, pain et vin. L’Europe nordique, qui a toujours glorifié le hareng, mais aussi le porc et le boeuf, se fait parfaitement valoir à Amsterdam. Les laitages y tiennent une place exceptionnelle, la cuisine au beurre résiste pied à pied et l’on y trouve l’amour du goût aigre. La bière est encore la boisson reine. Les villes du sud de l’Inde comme Madras n’évoquent-elles pas un végétarisme sensuel où la bouche est un foyer d’incendie pleine des parfums puissants des masalas et des currys?

Canton, capitale du dim sum, ne goûte-t-elle pas la sauce aux huîtres, les saucisses fumées ou encore les plats aromatisés à l’huile de sésame?

Tokyo, Dakar, Conakry, Hanoi, Salvador do Bahia, Florence ont chacune une sorte de système de saveurs différentes à offrir. Chaque ville dispose d’une palette de saveurs propres, offre une combinaison unique de goûts dominants induits par les spécificités de son système culinaire. On pourrait en ce sens affirmer que les villes ont au moins les goûts de leur localisation géogastronomique, si l’on ose avancer un autre néologisme.

Cette « géogastronomie » est clairement un champ à approfondir malgré la difficulté théorique et pratique que cela soulève. Des jalons ont été posés par Élisabeth Rozin (2000) sur les rapports entre les cultures et ce qu’elle appelle leurs flaveurs propres[4] c’est-à-dire l’ensemble de combinaisons de goûts et odeurs qui leur seraient caractéristiques. Ainsi par exemple la triade sauce soja-saké-sucre serait typiquement japonaise. Cette démarche exploratoire pourrait conséquemment se poursuivre tant sur les systèmes culinaires et leurs « savoriels » propres que sur leur insertion urbaine.

Ce volet, par ailleurs, ne saurait être complet sans que soit aussi considérée la mondialisation culinaire actuelle qui tout à la fois fait perdre aux villes une certaine homogénéité « savorielle » et les transforme aussi en centre d’innovation gustatif.

En fait, aujourd’hui, une grande ville est une ville internationale. Et une ville internationale est une ville où les restaurants étrangers… sont en quelque sorte chez eux. On trouve désormais des restaurants chinois dans la France profonde, des restaurants sénégalais à Montréal, tout comme du couscous à Pékin. Sur fond de parfums et de saveurs nationales, les villes ont un goût de cosmopolitisme de plus en plus marqué. Ce phénomène n’est pas sans intérêt puisque de ces contacts émergent des cuisines métissées qui offrent des nouvelles saveurs, des goûts inédits.

Il est à cet égard passionnant de voir que, dans les villes occidentales, la cuisine asiatique se plie à l’ordre du repas typique à la russe avec une entrée, un plat principal et un dessert alors qu’en Asie tous les plats sont, de manière traditionnelle, posés simultanément sur la table. Inversement, le beaujolais rivalise désormais avec le saké sur la table des familles japonaises tandis que l’influence du pays du Soleil levant a été profonde, à partir des années 1970, sur le discours de la fraîcheur des aliments et l’esthétique de l’assiette dans la cuisine française. L’hybridation culinaire, la pollinisation réciproque des idées et des goûts, l’interfécondation tout aussi bien des aliments, des styles culinaires, des techniques de transformation, de l’ordre du service ou encore des manières de table sont telles qu’un peu partout, les cuisines nationales commencent à intégrer de l’ailleurs, voire de l’exotique, reconstruisant ainsi de mille manières de nouvelles gammes de saveurs. Ces villes où l’on compte d’importants brassages internationaux sont littéralement de nouveaux melting pots, les creusets des cuisines de demain. En ce sens, il est des villes qui peuvent se prétendre plus innovatrices que d’autres.

Sans pouvoir démontrer que chaque ville a une personnalité culinaire, et donc gustative propre, nous pouvons néanmoins prétendre que, de la même façon que les villes ont un plan différent, un aménagement distinctif qui résulte tout aussi bien de leur géographie et de leur histoire, chaque ville aussi a une géographie et une histoire gustatives et gastronomiques qui permettent de la distinguer des autres.

Le parallèle avec l’aménagement ou plus exactement le plan mérite même d’être approfondi. Pour comprendre l’organisation d’une ville et s’y retrouver, nous ne saurions aujourd’hui voyager sans plan et sans carte. Mais la carte n’est pas l’apanage de la seule géographie physique. Dans l’ordre de la gastronomie, nous voyageons aussi avec les menus tout aussi bien appelés cartes, car elles nous donnent à cheminer dans un parcours gastronomique auquel chaque restaurant nous convie. En ce sens, quand nous mangeons, nous entrons en fait dans l’histoire et la géographie des saveurs que chaque ville a établie. Le choix des plats renvoie toujours à un cheminement particulier à chaque ville, cheminement dans les références de la gastronomie locale, de ses saveurs construites patiemment dans le temps.

Chaque ville est donc tout à la fois un lieu où historiquement le système des saveurs est unique, mais aussi où les effets de la mondialisation culinaire sont spécifiques. Chacune est l’héritière et la productrice de son profil culinaire et « savoriel » propre, comme elle l’est de son aménagement urbain.

Montréal et le culte du goût

Au-delà de la diversité géogastronomique, une autre dimension nous paraît devoir être prise en compte pour expliquer les particularités de certaines villes. Entre autres facteurs, la place du goût dans le système de valorisation d’une culture donnée joue un rôle primordial tant sur le statut social du culinaire que sur ses effets urbains. Pour préciser notre pensée et rapprocher l’analyse de nos réalités plus quotidiennes, Montréal nous a semblé être un remarquable exemple.

Le goût comme distinction

Si toutes les sociétés mangent, toutes ne donnent pas au goût la même importance dans leur système de valeurs. Les diverses cultures ne donnent pas à chaque sens un poids équivalent. Ils sont hiérarchisés. Là encore, établir une sorte de signature sensorielle spécifique à chaque culture ne serait pas un mince défi. Toutefois, et sans aller jusque là, il est manifeste que le goût à proprement parler est l’objet d’une valorisation fort différente selon les cultures.

Ainsi Jean-Vincent Pfirsch (1997) montre bien la place différente du goût dans les sociétés allemande et française et la valorisation sociale dont il fait l’objet. En France, Jean-Louis Flandrin (1969) a bien montré que le goût a pris l’importance qu’il a aujourd’hui à partir du moment où son usage a été associé à un jugement esthétique, le bon goût des élites se distinguant du mauvais goût des autres. Dès qu’il est devenu normatif, le goût a été imposé comme un enjeu central de distinction sociale et le fondement d’un discours gastronomique systématique. Tout a commencé à la table de Louis XIV au 17e siècle, au temps où fut fondée la Nouvelle-France.

C’est une évidence de rappeler que le Québec est héritier à cet égard des traditions françaises. Les cuisiniers des gouverneurs de la Nouvelle-France étaient français et fiers de pratiquer un art tout imprégné du faste ostentatoire de Versailles qui fascinait toutes les cours d’Europe. Les Jean Talon ou les Frontenac, pour qui la Cour de France n’avait pas de secret, étaient fiers de partager leur table tout autant par gourmandise que comme outil de gouvernement.

Le goût d’une cuisine recherchée ne cessa pas pour autant sous le régime anglais. Les gouverneurs anglais engageaient en effet des cuisiniers français puisque Londres elle-même, en ces temps-là, en matière culinaire, faisait aussi des ponts d’or aux maîtres des fourneaux d’outre-Channel.

Les moeurs des aristocrates et de la grande bourgeoisie aussi rivaux puissent-ils avoir été, des deux côtés de la Manche et des deux côtés de l’Atlantique, étaient à l’unisson autour de la table et des exigences du bien manger.

Au 19e et au début du 20e siècle, se pratiquaient à l’hôtel Windsor, à l’hôtel Queen’s ou encore au tout neuf Ritz Carlton, des agapes démontrant que l’art culinaire montréalais tenait sa place sur la scène internationale (Garceau 1990). Mais c’est surtout après la Deuxième Guerre mondiale, que les célébrations de la bonne chère se sont multipliées. Les clubs gastronomiques, dont Gérard Delage fut un des plus vigoureux promoteurs (1998 : 589), inaugurés sous les auspices de Prosper Montagné, ont couvert la Province, sans parler des salons culinaires et d’une restauration en pleine effervescence. La flamme gastronomique a donc toujours existé et si les époques et les cycles économiques en ont fait varier plus ou moins la hauteur, le Québec depuis ses origines, et tout particulièrement Montréal à partir des années 1850, a eu un rapport de convivialité et de fête avec la nourriture. La nourriture à Montréal a donc toujours eu, dans les foyers, tout comme dans les espaces publics, une place de choix, même si l’assiette et le verre ont été diversement remplis. L’Expo de 1967 à cet égard a joué un rôle de catalyseur pour le Québec contemporain.

Depuis cet événement, tout a basculé et dans ses multiples formes, un véritable culte du bien manger s’est solidement ancré, comme en témoigne la frénésie actuelle. Les guides gastronomiques ont connu un essor fulgurant et la publication des livres de cuisine n’a fait que s’amplifier. Les restaurants ont champignonné au point où aujourd’hui, à Montréal, on compte un restaurant pour environ 300 habitants. Tous les journaux ont des critiques gastronomiques, les magazines de recettes pullulent, les émissions de télévision À la Di Stasio ou Ricardo reçoivent une vaste audience, les cours de cuisine gagnent les grandes chaînes d’alimentation, au Québec, et à Montréal en particulier. Bref, une véritable industrie culinaire et gastronomique existe désormais, plaçant tout ce qui relève du goût au coeur de notre urbanité.

L’amour du cosmopolite

Par ailleurs, il est intéressant de tenter de préciser comment se joue à Montréal ce jeu du système de saveur local et de la mondialisation dont nous avons parlé plus tôt. Quel est donc notre profil géogastronomique?

À vrai dire, nous ne ferons que l’esquisser à partir de deux considérations. Si l’on cherche à Montréal une cuisine qui se définirait comme québécoise, les cinq doigts de la main suffisent pour compter les restaurants offrant cette cuisine, qui renvoie immanquablement aux tourtières, ragoût de pattes ou tarte à la ferlouche. Cette relative absence de restaurants offrant nos « spécialités » ne cesse de surprendre les touristes mais aussi les chercheurs étrangers[5] qui souhaitent caractériser la cuisine québécoise. Tout est encore à faire pour expliquer un tel phénomène. Par ailleurs, pouvons-nous avancer que le système des saveurs traditionnelles, le savoriel, au tournant des 19e et 20e siècles relevait principalement du pain, du gras de porc notamment sous forme de lard, et des pommes de terre?

En fait tout se passe comme si, pour reprendre la fameuse distinction de Claude Lévi-Strauss (1958 : 99) sur la cuisine endogène et exogène, la cuisine québécoise actuelle était avant tout une cuisine exogène. Car même si aujourd’hui nous avons le désir de retrouver des plats fortement identitaires, on constate par ailleurs que les gens ont furieusement envie d’une bonne cuisine, de bons goûts, d’expériences gastronomiques agréables, sans que soit nécessairement apposée aux plats une origine nationale. Un formidable goût de cosmopolitisme est dans l’air et dans les assiettes, un goût de voyager en allant le soir au restaurant et de se plonger pendant deux heures dans une autre culture.

La possibilité de manger une cuisine issue de diverses traditions culinaires n’est pas nouvelle à Montréal. En ce sens, on peut dire que depuis sa fondation, Montréal est une ville de cosmopolitisme culinaire. Grâce à la variété de ce qui est mangé, à la possibilité de consommer la nourriture de l’Autre, l’assiette a toujours été le lieu d’une rencontre, un rendez-vous entre le mangeur d’ici et la nourriture de là-bas.

Quelque 12 % des restaurants de Montréal s’affichent comme ethniques et représentent une soixantaine de pays (Turgeon et Pastinelli 2002). Et encore, d’autres restaurants pourraient-ils appartenir à cette catégorie s’ils le voulaient. Ces chiffres sous-estiment sans doute la formidable variété des cuisines auxquelles nous avons accès, car en la matière aucun travail n’a été véritablement fait.

Par ailleurs, nous devons reconnaître que même si nous pensons être de plus en plus en mesure de créer nos produits de terroirs, il reste qu’avec les hivers que nous avons, nous importons, de divers pays, une quantité impressionnante de légumes et de fruits, et sommes quelque peu victimes d’une industrialisation agricole dont les produits sont trop souvent caractérisés par un manque de maturité et de goût.

Toutefois, là où notre cosmopolitisme se manifeste le plus est sans aucun doute dans le registre des alcools. Le vin, sans doute plus que les autres boissons, renforce l’esprit de différence et de notre cosmopolitisme quotidien puisque nous prenons volontiers du merlot argentin avec de l’agneau gaspésien ou un Gewurtz de Hongrie avec un filet de doré. Pour notre malheur, nous ne produisons que peu de vin et comme à quelque chose malheur est bon, nous sommes une des sociétés qui « taste » une des plus grandes gammes de vins sur la planète.

Nos nourritures et boissons, brutes ou transformées sont largement d’ailleurs. Dès nos origines nord-américaines, la différence et l’altérité ont été à nos tables. Français métissés d’Amérindiens, nous avons connu successivement les influences anglaises et américaines, et elles nous marquent encore. Nous avons la mixité dans le sang de telle sorte que nous, qui avons été au carrefour de grandes civilisations, avons fait du cosmopolitisme une tradition avant que la récente vague de mondialisation ne vienne bousculer l’identité culinaire des peuples.

Montréal en lumière : une synthèse de l’amour du goût et du cosmopolitisme

Mais aujourd’hui, l’une des marques les plus fortes et les plus emblématiques du cosmopolitisme montréalais est sans nul doute le festival Montréal en Lumière qui, depuis 7 ans, au creux de l’hiver, suivant le calendrier païen du mardi gras, a modernisé les célébrations bachiques avec un étonnant succès. D’un seul coup, au mois de février, pendant 10 jours, Montréal célèbre le plaisir de bien « bouffer ». D’un seul élan, toute la ville se met à table et plonge dans la grande expérience culinaire collective. Toutes les papilles sont en alerte pour goûter, évaluer, commenter les plats que les grands chefs d’une région donnée du monde concoctent dans les cuisines de leurs homologues québécois. Quelque 50 restaurants se sont ainsi mis à la cuisine alsacienne, qui était la région invitée et à celle de Vancouver, ville aussi fort bien représentée par ses meilleurs cuisiniers. À ce grand happening culinaire s’ajoutaient des activités publiques de démonstration culinaire, des conférences, des midis à prix fixes ouverts aux bourses plus modestes, et d’autres activités consacrées au plaisir toujours éphémère et toujours recherché des nourritures terrestres. Un tel événement, par sa nature, son ampleur, sa variété mais aussi sa qualité est unique au monde[6].

Quelques grandes villes se sont lancées dans des événements culinaires similaires, mais aucune ne témoigne d’un même sens. Melbourne, Singapour et Chicago sont ainsi parmi les principales villes saisies d’un immense besoin festif. Tout le monde s’y donne rendez-vous pour y créer des rassemblements culinaires aux foules parfois énormes. Chicago, au mois de juillet, s’abandonne ainsi totalement aux odeurs des BBQ et à la fine cuisine du hot dog. La ville sent bon la graisse qui brûle. Fête d’un certain goût si ce n’est de la gastronomie, mais fête orale quand même! Les cuisines dites ethniques y sont aussi marginalement convoquées. Melbourne et Singapour sont plus raffinées et l’on ne saurait, en ces lieux, ne pas inviter de grands chefs pour montrer aux masses qu’entre la bouffe et la cuisine, il y a une différence de savoir-faire et de rituel. Chacune à son motif, Singapour rêve d’inventer une nouvelle cuisine asiatico-européenne, et Melbourne fait dans les harmonies gustatives pour mieux exporter son vin. Aucune de ces louables initiatives n’a l’envergure dans le cosmopolitisme, la diversité et la qualité culinaire trouvés à Montréal. Sans compter que, pour le moment, cet événement est le plus ancien et attire bon an mal an entre 60 000 et 80 000 personnes[7].

Ce que nous révèle Montréal en Lumière est non seulement cet amour de la chère, mais aussi celui d’un cosmopolitisme culinaire dont on ne sait s’il n’est pas en vérité notre première nature. Nous aimons manger toutes les cuisines du monde et nous aimons plus encore rêver manger toutes les cuisines du monde.

Le goût et ses effets urbains. Le cas de Montréal

Cette réflexion sur Montréal devrait nous pousser à mieux cerner les caractéristiques de notre « savoriel », cette combinaison de tradition et de cosmopolitisme particulier. La difficulté n’est pas mince et comporte un défi au moins aussi grand que de définir la cuisine québécoise contemporaine.

Mais nous pouvons mieux mesurer la profondeur des phénomènes sociologiques qu’induit l’amour de la bonne chère, du goût en tant que bon goût et plaisir de manger. Si ce dernier fut toujours présent, nous savons qu’actuellement l’hédonisme alimentaire devient presque une nouvelle norme de comportement et démultiplie les occasions de convivialité. Or, le goût et son évolution à Montréal ont des effets tangibles de remodelage urbain qui pourraient être plus amplement décrits et explorés. À titre d’indication, nous pouvons noter que les marchés publics permanents ont fait peau neuve et n’ont jamais été si fréquentés. Les marchés publics temporaires se multiplient et dressent leurs tentes près des stations de métro. Les terrasses des cafés fleurissent, au printemps, sur des bouts de trottoirs. Les magasins de produits fins (boulangeries, chocolaterie, micro-brasseries) reconfigurent actuellement les rues de certains quartiers. Les commerces, conjuguant nourriture et convivialité, ponctuent de plus en plus les chemins et les places, car manger et boire relève de plus en plus du divertissement public. Même si la ville défigurée par la voiture travaille encore à isoler les individus, ils reviennent en force pour recréer des espaces du vivre ensemble. On veut de nouveaux espaces pour s’attabler, discuter, passer le temps à bavarder. L’avenir est aux places, au partage et non plus aux rues et au passage. Peu à peu la ville change de visage, s’élargit de nouveaux espaces, devient plus accueillante, incite à la lenteur, et ces nouveaux comportements pris en compte par les décideurs publics et privés recréent la Cité.

Et lorsque vient le temps des moments exceptionnels, comme Montréal en Lumière, qui conjuguent aussi d’autres festivités, c’est toute la ville elle-même qui change. La rue Sainte-Catherine est fermée, les nuits sont illuminées, le centre-ville s’anime et retrouve, pour quelques jours et malgré le temps parfois glacé, une âme. L’image de Montréal commence à se réinventer.

Comment le goût, l’amour du goût à travers ses manifestations diverses, lentement, discrètement mais sûrement est-il un moteur de changement? Voilà une question pour une nouvelle génération d’urbanistes gourmands.

Les interfaces à venir de la ville et du goût

Enfin un troisième ordre d’idée nous est suggéré en considérant que les interfaces du goût et de la ville pourraient s’accroître. Cette posture, plus prospective, découle de l’observation de divers phénomènes qui touchent Montréal et qui, à divers degrés, touchent d’autres villes.

Les chemins gourmands

Voilà 200 ans, Grimod de la Reynière, l’un des fondateurs de la gastronomie avec Brillat-Savarin, dans la publication de son almanach gourmand alors très populaire, proposait déjà des circuits gourmands au Tout-Paris. C’est une des façons dont Paris a acquis la réputation gastronomique que l’on sait. De tels circuits gourmands ne sont pas encore chose courante, mais ils sont de plus en plus souvent proposés aux touristes dans diverses villes. Montréal n’est plus en reste, car depuis peu, quelques agences de tourisme proposent à leurs clients la découverte des haut lieux alimentaires et culinaires qui jalonnent notamment la rue Saint-Laurent, la rue Mont-Royal et bien entendu les environs du marché Jean-Talon. De plus en plus de gens veulent connaître d’une ville non pas ses monuments, non pas ses musées, mais ces lieux vivants où l’atmosphère du bonheur est présente, où le verbe et le rire accompagnent souvent la vision d’une profusion ou d’un exotisme alimentaire propice à faire rêver. On commence à s’intéresser de nouveau « au ventre des villes » pour paraphraser Émile Zola parlant des Halles de Paris. Cette tendance s’affirmera dans les prochaines années et on devrait voir, du moins dans les villes soucieuses d’attirer plus de touristes, de nouveaux efforts d’aménagements, d’information et de signalisation encourageant promenades et déambulations gourmandes.

De vraies villes-jardins

Dans une ville comme Montréal, nous trouvons de nombreux jardins communautaires qui témoignent de la richesse de notre terre « urbaine ». Presque au coeur du centre-ville, devant de modestes maisons, les haricots verts, les concombres ou les tomates luttent pour gagner leur part de soleil. Nombreuses aussi sont les ruelles qui présentent des espaces de culture intensive. Ainsi les ruelles au coeur du quartier italien, dont les rues Papineau et Jean-Talon sont le carrefour, célèbrent magnifiquement cet irrépressible besoin de produire sa propre nourriture. Certains cultivent désormais sur leur toit des herbes aromatiques et dressent des tuteurs pour toutes sortes de légumes. La ville « se végétalise » de plus en plus et cette tendance est présente dans un nombre croissant de villes. Dans ces conditions, il ne sera guère surprenant de voir éclore des jardins là où on ne les attendait pas. De nouvelles places, de nouveaux toits, de nouvelles espèces seront consacrés au jardinage. Les urbains veulent renouer avec la terre, refaire des racines et s’assurer de la qualité de leur alimentation. Les jardins potagers – dans une version modernisée – vont sans doute conquérir de nouveaux espaces et, plus que jamais, il sera question de goût dans les conversations de ceux qui s’adonneront à cette activité où loisir et santé peuvent se réconcilier. Sans vouloir jouer les devins, Montréal est de ces villes qui pourraient montrer un rôle avant-gardiste en la matière. Là encore des recherches éclairées pourraient considérablement favoriser la transformation d’une ville qui ne serait plus seulement un lieu de consommation mais aussi de production.

Les institutions du goût

Une ville est aussi un lieu où sont regroupées un ensemble d’institutions du goût. Les marchés publics, les commerces alimentaires spécialisés ou encore les restaurants en font partie. Mais on se saurait omettre l’émergence d’autres institutions comme les musées. Les plus traditionnels sont consacrés à des aliments ou à des boissons comme ce musée des vins à Paris plaisamment situé rue … des eaux. Ce type de musées prolifère en ville mais aussi en campagne. On trouve aussi des économusées dont la caractéristique est de maintenir vivantes des pratiques de production ou de transformation des produits. Ce sont des lieux non seulement de préservation d’un patrimoine matériel, mais aussi gestuel et comportemental, des conservatoires de pratiques sociales dont un grand nombre sont consacrés à divers aspects alimentaires et culinaires. Là encore des développements sont à attendre. Les musées les plus modernes intègrent aussi l’alimentation d’une manière ou d’une autre aux thèmes d’exposition, voire en font un élément d’animation.

L’art et la nourriture se rencontrent de plus en plus souvent et de nouvelles galeries émergent où Arts et Créations culinaires provoquent parfois quelques commotions. L’art mangeable (Eat art) va connaître de beaux jours et bientôt les fameuses robes en steak de Jana Sterbak seront déjà dépassées.

Il ne serait guère surprenant de voir réapparaître dans des institutions existantes ou plus radicalement encore dans de nouvelles institutions le thème de la nourriture et du goût qui, notamment par sa connotation esthétique, ouvre toute grande la porte vers le riche monde des arts. À quand des bâtiments en forme de pomme ou de poire?

En somme, le goût en tant qu’il fonde une recherche constante de plaisir et d’expériences alimentaires et culinaires agréables sera une source de nouvelles pratiques sociales innovatrices qui auront un effet croissant sur la ville, son aménagement, son organisation, sa gestion. Même encore modestes, les changements de comportement que le goût inspire et qui rejoignent un désir d’une autre ville, accroîtront inéluctablement la diversité et la richesse de leurs rapports.

Conclusion

Pourquoi le goût n’est-il pas un sens représenté, demandions-nous, dans l’exposition sur la ville et les sens? Il ne semble pas vraiment que cela tienne à une difficulté qui serait inhérente à la mise en espace du goût. Les affiches qui associent un organe à un sens, l’oeil pour la vue, le nez pour l’odorat par exemple, auraient pu représenter une langue plus ou moins grumeleuse de papilles! Certes, du point de vue esthétique, ce n’était peut-être pas la représentation idéale, mais une touche d’humour dans l’image et le message pouvait aussi passer… Quand à l’exposition à proprement parler, qui exige une mise en scène en trois dimensions, toutes sortes de dispositifs auraient pu être imaginés. Ainsi, de la même façon que des flacons d’odeurs urbaines permettent d’expérimenter les gaz d’échappement ou l’odeur typique des déchets pourrissants, l’expérimentation de « savoriels » ou flaveurs aurait été une voie possible. Il est vrai que cela aurait pu être plus coûteux, mais des dégustations de pains divers, de riz ou d’un autre aliment de base auraient pu aussi nous projeter d’Istanbul à Moscou en passant par Taiwan ou Valparaiso. Bref, imaginer une expérience savorielle n’était pas impossible.

Dès lors, s’il n’y a pas se difficulté insurmontable, l’absence du goût ne tient-elle pas largement à une réflexion qui n’est que balbutiante et à la difficulté d’établir quelques liens clairs entre ces univers si éloignés? Notre note suggère que des pistes de recherche possibles sont devant nous. S’en saisir et les approfondir de manière soutenue éclairerait la voie. Bien entendu d’autres voies sont possibles. La seule ambition de ce texte était de partager une préoccupation et d’espérer que d’autres iront au-delà de ce premier déblayage.