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Le livre est par excellence un objet d’empreinte. Il a son poids de plaisir ou d’effort, il occupe une place rituelle ou se transporte partout, il est une qualité de papier sous la main, un arrondi d’écriture, des marques de café et de crayon, une page écornée ou un trèfle blotti entre les lignes. Le livre est aussi ce qui nous habite lorsque la couverture est refermée, ce qui parfois nous hante ou nous soutient : il est à la fois une sensation sous la main, un contact avec un auteur, une rencontre devenue présence, inscription dans un moment particulier de notre vie. Si la littérature tout entière cherche à fixer des vertiges, retenir dans un mot l’empreinte fuyante des choses, l’écriture se veut donc un art du toucher, une manière de caresser à nouveau un événement passé, de le réveiller et le modifier en le dessinant.

La philosophie, passant outre la grossièreté dont le toucher a été qualifié depuis Platon, a ouvert l’intérêt sur ce thème à travers les écrits de Deleuze, Guattari, Derrida ou Jean Luc Nancy. Dans d’autres ouvrages, pensons à la référence que constitue Ashley Montagu, ou encore Tiffany Field, le toucher est abordé à travers le prisme des études éthologiques, médicales ou psychologiques.

De l’abstraction à la physiologie il est plutôt rare que le toucher soit examiné spécifiquement comme medium d’expression et de communication mais aussi comme véhicule privilégié des valeurs en vigueur dans une société donnée. Tel est l’objet du livre de Constance Classen, The Book of Touch, qui à travers le choix des auteurs et les textes introductifs de chaque chapitre, accorde une vigilance particulière à ne pas disséquer le toucher mais plutôt à en déployer différentes strates d’expériences : l’ouvrage conjugue le toucher comme art du contact, abîme de douleur, de plaisir ou de contrôle avant de rendre compte de la particularité de ses enjeux selon les genres, dans l’hybridation auquel le soumet la technologie actuelle ou encore à travers l’étrangeté de certaines expériences (douleurs fantôme, « sixième sens », perception viscérale etc.). Ce faisant, The Book of Touch rend sensible la complexité des modalités du contact : le toucher désigne des sensations autant que des émotions, nous indiquant combien la sensibilité tactile et ce qu’elle porte comme affectivité se trouvent au fondement de nos modalités intentionnelles.

Face à une société où le toucher reste trop souvent assimilé à la sexualité, au risque de harcèlement ou d’agression, Constance Classen dresse une cartographie de la culture tactile : les conventions entourant le toucher, la manière dont un contact est vécu comme un habitus ou une intrusion, comme une modalité d’attachement ou de séduction. En visitant l’histoire occidentale, à des époques où le toucher n’avait pas été autant mis à distance qu’il l’est dans le monde nord-américain, l’ouvrage montre combien le toucher, en étant à l’articulation entre le corporel et le psychique, expose les enjeux tant sociaux qu’individuels du rapport à l’altérité. Le toucher est donc porteur d’enjeux éthiques dans le domaine de l’éducation (voir l’article d’Anthony Synnott) et de la santé à travers le rituel des gestes de l’auscultation et ce qu’il expose d’une identité médicale (voir l’article de Roy Porter), la résurgence des touchers guérisseurs qui furent au fondement des approches soignantes et l’analyse sociologique. Loin de la prédominance des signes et de l’emprise du regard sous lequel la société moderne a souvent été pensée, David Chidester rappelle par l’exemple l’importance du tactile dans la théorie freudienne et marxiste et la manière dont les registres du toucher donnent à voir les rapports de contrôle, de censure et d’oppression à l’oeuvre dans un système social. David Howes expose l’idée passionnante de « skinscape », la façon dont l’épiderme humain se trouve aujourd’hui doublé d’une enveloppe électronique à grandeur de la planète, et l’hybridation culturelle que ce réseau informatique favorise.

The Book of Touch se trouve donc à la croisée d’un ouvrage littéraire, anthropologique et historique offrant une plongée incroyablement riche à travers un enjeu majeur de la réflexion contemporaine : quelle est la nature du corps mis en jeu dans la perception et de quelle manière modèle-t-il notre rapport au monde? Beaucoup plus qu’une simple expérience de surface, le toucher fait apparaître la peau comme une surface éminemment paradoxale : à la fois marque de notre fragilité et surface d’empreinte constamment renouvelée, la peau touchée dessine un corps qui n’a plus rien d’un objet aux contours définis : « Une vie touche une autre vie, laquelle touche une troisième et très vite les enchaînements se font innombrables, impossibles à calculer », écrivait Paul Auster dans La Chambre dérobée.