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Dans cet ouvrage majeur, Maurice Godelier nous livre une analyse réflexive sur sa discipline en expliquant combien il est urgent pour les sciences humaines et sociales, et en particulier l’anthropologie, de se doter d’une « conscience réflexive et critique » pour inventer de nouvelles manières de les pratiquer. L’usage de l’anthropologie comme arme de guerre au service de la domination des populations n’a pas disparu, en témoigne l’expédition récente d’« anthropologues embarqués » du programme « Human Terrain System », dont la mission est « d’améliorer la capacité des militaires à comprendre l’environnement socioculturel en Irak et en Afghanistan »[1]. Si l’anthropologie comme les autres sciences humaines et sociales traverse une période de transition, marquée par une analyse critique de ses méthodes, de ses concepts, de ses limites et de l’obligation d’une plus grande rigueur analytique, cette situation contribue à sa déconstruction pour une reconstruction plus à même de répondre aux nouvelles exigences d’un monde globalisé. Il ne s’agit pas de discuter la pertinence des sciences sociales, celle-ci étant indéniable, mais de proposer de nouvelles démarches et de renouveler les méthodes d’approche.

Les chercheurs en sciences humaines et sociales se doivent de tenir compte du processus de globalisation dont la conséquence immédiate est la soumission des États et des sociétés locales à un « supercapitalisme hyperconcurrentiel » (Reich 2008). Pour exister et se reproduire, les États et les sociétés locales sont sommés de s’insérer dans l’économie marchande capitaliste. Paradoxalement, on observe sur le plan politique une multiplication de nouveaux États-nations qui s’accompagne de la réaffirmation de multiples identités locales, ethniques, religieuses. Le contexte de globalisation a favorisé, d’une part, la redécouverte ou la réinvention des traditions locales et, d’autre part, l’émergence de compétences nouvelles sur le plan de la recherche plus à même de comprendre et d’expliquer les réalités locales. L’anthropologie « occidentale » n’est plus seule sur « son terrain », des voix s’élèvent pour contester à la sociologie, à l’économie et autres sciences sociales, leurs capacités à comprendre les façons de penser et d’agir des sociétés non occidentales. Ces voix provenant des sociétés devenues indépendantes revendiquent le droit d’étudier elles-mêmes leurs traditions retrouvées ou réinventées, et de proposer leur propre interprétation de leur histoire, de leur culture et de leur société (p. 28). Ces déconstructions prometteuses participent à l’expression d’un savoir plus rigoureux et plus complet sur la diversité et la complexité des réalités sociales.

S’il est clairement reconnu qu’aucun groupe ou aucun individu ne peut se définir que par rapport à d’autres individus et d’autres groupes, il est utile de rappeler comme le fait brillamment l’auteur, que cela vaut aussi pour les identités. Aucune identité n’est fermée sur elle-même et sa réalisation se trouve dans les rapports qu’elle entretient avec d’autres cultures. M. Godelier soutient avec pertinence l’idée selon laquelle les « sociétés ne peuvent être pensées ni analysées comme des totalités closes, des ensembles finis de rapports sociaux localisés, inaltérables, des totalités murées sur elles-mêmes par leur identité particulière et peuplées d’individus partageant les mêmes représentations et les mêmes valeurs, incapables d’agir sur eux-mêmes ni sur les rapports qu’ils entretiennent entre eux et avec la nature » (p. 26). Il en est de même de la construction des connaissances et du rapport de l’anthropologue à son objet. Aucun anthropologue ne saurait comprendre tous les aspects de la vie d’une société locale à l’aide de ses seuls outils d’analyse (p. 27). Le croisement des méthodes et des outils dans un cadre interdisciplinaire est indispensable, car il n’invalide en rien la légitimité de l’approche spécifique, qu’elle soit anthropologique, sociologique ou autre.

Fort de son expérience de terrain et de ses nombreux ouvrages reconnus et discutés dans de nombreux pays, Maurice Godelier a exploré plusieurs domaines fondamentaux à savoir la part de l’imaginaire dans les rapports sociaux, la distinction entre l’imaginaire et le symbolique, « l’énigme du don », etc. Il se livre dans son dernier ouvrage à la déconstruction de « quelques vérités anthropologiques réputées éternelles » qu’il a lui-même soutenues et qu’il « retricote » en six chapitres :

  • Les sociétés ne sont pas fondées sur l’échange mais dans chaque société, il y a des choses que l’on donne, des choses que l’on vend, et celles qu’il ne faut ni vendre ni donner mais garder pour les transmettre ;

  • Les sociétés n’ont jamais été fondées sur la famille ou sur la parenté ;

  • Les hommes et les femmes ne produisent pas des enfants en s’unissant sexuellement, car il faut toujours plus qu’un homme et une femme pour faire un enfant ;

  • La sexualité humaine est fondamentalement a-sociale ;

  • Comment un individu se constitue en sujet social ;

  • Comment des groupes humains se constituent en société.

L’auteur conclut par « l’éloge des sciences sociales » dont le fondement est de « mettre à jour ce qui n’est pas dit, faire apparaître les raisons d’agir ou de ne pas agir laissées dans l’ombre, réunir et analyser ensuite tous ces faits pour en découvrir les raisons, c’est-à-dire les enjeux pour les acteurs eux-mêmes dans la production de leur existence sociale » (p. 227).

Cet ouvrage renouvelle le regard critique porté sur les sciences humaines et sociales, notamment sur l’anthropologie et ses méthodes. Son intérêt réside, dans la pertinence des analyses, la richesse des références bibliographiques (26 pages), des notes de bas de pages, la diversité des exemples historiques et contemporains. Il repose aussi sur la clarté de l’exposé, qui suscite l’intérêt de tout chercheur en sciences sociales et la curiosité de tout lecteur n’ayant aucun lien avec l’anthropologie.