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Il peut paraître hors de propos de considérer comme de la maltraitance le fait de ne pas transmettre à l’enfant l’identité de ses ascendants biologiques. De plus, à première vue, les cas où la question de la nécessité du secret des origines de l’enfant se pose semblent plutôt rares dans les sociétés humaines. Cependant, plusieurs sociétés modernes ou en voie de développement peuvent présenter ce point commun du secret de la naissance dans leurs pratiques, passées ou récentes. Tel est le cas des enfants non reconnus, abandonnés, jeunes orphelins, bébés vendus ; de certains types d’enfants adoptés ; et, depuis quelques décennies, des enfants issus de certaines formes de procréations médicalement assistées avec donneurs.

Il peut paraître par ailleurs choquant de mêler dans une même énumération des situations où l’adulte enfreint la loi en occultant la consanguinité de l’enfant, avec d’autres où la loi, au contraire, lui enjoint de ne pas la révéler. Il y a aussi des situations intermédiaires où 1es parents éducateurs et une part de leur entourage ne sont au courant que du processus d’occultation et non de l’identité initiale des personnes occultées. Cette diversité de cas peut cependant se réduire à quelques types de faits contrastés. Le secret de la naissance est souvent lié à une faute sociale, à une situation de crise, un accident, une irrégularité. D’une première distorsion, celle à la règle ou à la simple normalité, en surgit alors une seconde, soit le secret ou l’ignorance de l’origine de l’enfant. Ce secret peut être désapprouvé ou déploré. Le secret de la naissance, en France, n’est pas recommandé et ne constitue pas une règle sociale.

Dans d’autres situations, le secret, jugé utile par la législation en vigueur, est même pratiqué de manière systématique : même en France, à un moment donné, l’adoption plénière impliquait la substitution totale de l’identité des ascendants par celle des parents ultérieurs, contrairement à l’adoption simple. De même, l’anonymat des parents biologiques est actuellement la norme en France, en Belgique ou en Grèce dans le cas des procréations médicales assistées avec donneurs de sperme et ou donneuses d’ovocytes[1]. On a donc affaire à un secret médical et administratif. Mais cette double omission muette, à la fois de la nature de la naissance et de ses protagonistes donc, est-elle loyale vis-à-vis de l’enfant? Et surtout, est-elle nécessaire?

L’ethnologue peut tenter, non de formuler des réponses définitives, mais pour le moins de mesurer les avantages qu’offrent certaines stratégies à partir de l’observation de pratiques concernant le secret ou le non-secret des origines. Cette question se pose dans plusieurs sociétés moins industrialisées qu’en Europe ou en Amérique, dans lesquelles le droit reste plutôt oral et traditionnel : comment devenir parent d’un enfant que l’on n’a pas engendré ou enfanté? Est-on tenu, par le secret, de supprimer ses ascendants? L’Afrique et l’Océanie offrent quelques perspectives intéressantes à ce sujet, que nous allons maintenant examiner.

Causes de rejet du secret

Remarquons d’abord que ces deux grandes options – soit dire ou ne pas dire à l’enfant déplacé ou issu de contributions de donneurs quelles sont ses origines – s’inscrivent de manière différente dans les espaces culturels et géographiques. Une majorité de pays, voire de continents, rejettent l’anonymat systématique des géniteurs lorsqu’il y a circulation d’enfants. Si l’on observe le tableau comparatif des lois mondiales concernant les procréations assistées récentes (Delaisi de Parseval 2008 : 378), on constate qu’il en va de même, bien qu’à une échelle plus réduite, pour les pays dans lesquels le principe des « coproducteurs » (donneurs de gamètes mâles et femelles, mère porteuse) est accepté : leur « disparition » n’est pas forcément un impératif.

Dans les sociétés dites traditionnelles, on reconnaît en général le droit des individus à connaître l’identité de leurs géniteurs. C’est notamment le cas en Afrique ou en Océanie, où un grand nombre d’études ont été menées.

Prenons l’exemple océanien des Sulka de Papouasie Nouvelle-Guinée, fort bien décrit par Monique Jeudy-Ballini (1992), qui fait également une esquisse de ce qui se passe dans d’autres sociétés de cette partie du monde. Le taux d’adoption informelle de cette population néo-guinéenne, nous dit l’auteure, est très important mais ne peut s’assimiler à une adoption plénière en ce qui concerne la dissimulation de l’identité initiale : les enfants connaissent leurs géniteurs. Chez les Sulka, les transferts d’enfants se situent dans le réseau de parenté étendue. Lorsque le jeune individu appelle sa tutrice l’équivalent de « maman » alors qu’elle est, par exemple, une de ses grands-mères, cette dernière s’empresse de rectifier le propos entendu. Enfin, si les parents biologiques semblent souffrir beaucoup de la demande de séparation ainsi que de sa réalisation, ils ne s’y opposent cependant pas.

Dans une autre société océanienne, Isabelle Leblic (2004) décrit une situation très similaire. Les Kanak paicî pratiquent ordinairement la circulation enfantine (un quart des enfants notés dans les généalogies ont en effet été déplacés), laquelle se produit dans la parenté élargie, à part quasi égale entre l’affinité et l’alliance. Là encore, il n’y a aucun secret sur les origines des enfants qui naviguent sans aucun problème d’une famille à l’autre, l’adoption fonctionnant par ajout de parenté, et pas par substitution. Tout comme les parents sulka, les Kanak ne s’opposent que rarement au transfert de leur rejeton car celui-ci, tout comme les femmes, fait souvent partie d’un cycle d’échange.

On retrouve en Afrique des situations étrangement similaires. Dans le réseau très serré de parenté et d’alliance, certains enfants parfaitement identifiés sur le plan parental peuvent circuler à l’intérieur de familles comprenant plusieurs dizaines, voire une centaine de personnes. Dans ce flot de tuteurs potentiels, chez les Gonja du Ghana par exemple (Goody 1982 : 180), ou les Kotokoli du Togo (Lallemand 1994 : 218), on peut lister par ordre décroissant d’obligation les « ayant droit » des jeunes descendants du groupe – ceux auxquels on ne peut absolument pas refuser un enfant s’ils le demandent, et ceux avec lesquels on peut essayer de le faire. Comme chez les Sulka, les géniteurs se plient souvent sans enthousiasme à l’usage de la captation et à l’éloignement de leur progéniture. Mais il existe des normes qui en limitent heureusement la fréquence[2].

Du côté de l’Asie, on retrouve ce type d’adoption informelle au sein des familles, notamment chez les matrilinéaires de Malaisie et d’Indonésie (Minangkabau) (Portier 2004) qui font circuler de manière élective leurs enfants de fille à mère, ainsi qu’entre soeurs ; le secret est d’autant moins de mise que les oncles maternels, souvent récipiendaires d’enfants du matrilignage, ont une autorité plus importante sur ces derniers que les pères biologiques.

On comprend que, dans ces ensembles d’alliés matrimoniaux, de consanguins comme de parents classificatoires, la simple décision du secret de l’adoption puisse poser problème ; l’entourage d’un couple ne se résume pas à une poignée de consanguins, de collègues de bureau et d’amis. Cependant, les nomenclatures de parenté très répandues, hawaïennes, crow ou omaha (Lallemand 2004), permettent à une foule de cousins du père d’être nommés « pères » ; il en va de même pour le titre de « mère », qui peut être attribué à bon nombre de femmes qui ont rang de tantes maternelles, ainsi qu’à d’autres parentes et alliées. D’une manière générale, la pratique de la pluriparentalité est effective chez bon nombre de populations hors d’Europe et d’Amérique du Nord. Ainsi, un jeune adolescent du Burkina cultive le mil avec « ses » pères ; il partage ses repas avec ces derniers et ses frais de sa scolarité ne sont pas nécessairement payés par son géniteur ; les techniques agricoles, ou d’autres, comme celles de l’artisanat qu’il exerce en saison sèche, peuvent lui avoir été enseignées par certains de ses pères. Dans le cas, assez fréquent, où l’enfant dort chez un « père qui l’élève » et non chez le « père qui l’a mis au monde » – deux expressions fort usitées localement –, ces structures familiales de type collectif rendent de toute évidence déplacée et inutilement accaparatrice la réduction à l’anonymat du parent biologique.

Ces constatations ne sont pas nouvelles. En présentant le livre collectif Adoption in Eastern Oceania, Vern Carroll (1970) soulignait déjà le contraste entre les démarches insulaires de ce continent et celles des pays industrialisés. Il constatait qu’en Amérique, les adoptants ne connaissaient pas les ascendants de l’enfant déplacé, mais, qu’à l’inverse, en Océanie, c’est du fait que le géniteur connaissait le futur récipiendaire de son rejeton que le transfert avait lieu. Ce postulat remarquable, valable pour une grande partie du continent africain ainsi que pour une partie de l’Asie, mérite d’être étayé. I. Leblic (2004) l’a vérifié chez les Kanak de Nouvelle-Calédonie. M. Jeudy-Ballini (1992) a pour sa part observé chez les Sulka que l’adopté est aussi appelé « l’enfant de l’amour ». Les Européens peuvent imaginer cette belle expression appliquée à un enfant particulièrement chéri par un couple stérile qui aurait attendu longtemps son obtention. Mais en fait, cela n’a rien à voir : l’enfant adopté est considéré une preuve d’amour entre les adultes ; il est nommé ainsi parce que son échange a permis l’expression de l’affection entre donneur et preneur dans le cadre d’échanges traditionnels, et est venu renforcer cette preuve d’amour. Car chez les Sulka comme chez les Kanak ou dans bien d’autres sociétés dites traditionnelles, la raison première de la circulation des enfants n’est pas de pallier la stérilité des couples.

Se montrer généreux vis-à-vis de son groupe d’appartenance, et manifester de la solidarité à l’égard des siens par le don d’un enfant est en effet l’une des principales fonctions de l’adoption. Ainsi, chez les Kotokoli du Togo, lorsqu’on demande à un père pourquoi il a remis sa fille juste sevrée à une soeur ou à une cousine plus ou moins éloignée, il répond en toute simplicité que c’est « pour maintenir la famille ensemble ».

On peut expliquer que les Sulka de Papouasie Nouvelle-Guinée ne pratiquent pas le secret de l’adoption pour une autre raison, qui peut être tout aussi généralisable : la crainte de l’inceste. Comme l’ont montré plusieurs ethnologues spécialistes de la parenté, et parmi eux Françoise Héritier (1981), dans nombre de populations la crainte de l’inceste (dans le cadre d’une relation visant le mariage aussi bien que d’une aventure sexuelle) motive l’investigation quant à la position de l’individu par rapport aux branches familiales. En effet, traditionnellement, les unions se « rebouclent » entre familles précédemment alliées depuis plusieurs générations – ni trop vite, ni trop longtemps après. Au Moyen Orient comme en Afrique et ailleurs, cousins et cousines parallèles, ou bien croisés, proches ou plutôt classificatoires, constituent souvent les partenaires électifs de mariages préférentiels. Il est bon alors que les différents partenaires, les décideurs et les intéressés, connaissent parfaitement la réalité généalogique. Cette connaissance de la réalité généalogique est même jugée indispensable puisque le respect de l’interdit va de pair avec le désir et le droit de procéder à un renouvellement de l’alliance.

Si plusieurs sociétés font s’entremarier des gens apparentés, il en est d’autres qui cherchent au contraire à épouser leurs concitoyen(nes) les plus éloigné(e)s possibles ; ainsi, les Mossi du Burkina, qui ont des interdits sexuels et matrimoniaux très développés, estiment qu’il y a inceste dès qu’un homme du nom d’Ouedraogo de la pointe nord, par exemple, s’intéresse de trop près à une Ouedraogo de l’extrémité sud du pays. C’est pourquoi l’une des premières choses que le galant demande n’est pas le prénom de sa belle, mais plutôt le nom de son patrilignage ; si les patronymes des deux jeunes gens sont identiques, mieux vaut laisser tomber la liaison. Cette extension des interdits sexuels et maritaux pourrait rendre singulièrement périlleuse la vie sentimentale de jeunes gens auxquels on aurait menti sur leurs origines : ils risqueraient de braver un interdit qui voue les coupables involontaires ou volontaires au mépris social et éventuellement à la mort…

Enfin, il y a une dernière raison au rejet du secret de la naissance des enfants adoptés chez les Sulka : l’enfant une fois devenu grand ne pourrait pas aller réclamer auprès de ses géniteurs la part de biens auxquels il a droit – lieu de résidence et moyens de production – s’il ne les connaît pas. Rappelons à cet égard qu’en Océanie, nombreux sont les insulaires qui choisissent leurs lieux de vie parmi ceux de leurs parents et grands-parents maternels et paternels. L’ignorance de leur statut adoptif les couperait donc d’une partie de ces possibilités, au lieu de les multiplier.

En Afrique, nous avons eu quelques difficultés à comprendre ce que le droit coutumier réservait aux enfants déplacés chez les Kotokoli du centre du Togo ou chez les Mossi du Burkina (Lallemand 1993 :135). On peut cependant dire que, grosso modo, les enfants déplacés héritent de leurs ascendants comme de leurs parents éducateurs, mais de manière légèrement modulée en fonction de leur participation effective à chacun des deux sous-groupes familiaux. Sur le plan de leurs devoirs vis-à-vis de leurs aînés vieillissants, le code moral impose qu’ils fournissent une aide matérielle et un soutien moral aussi bien à leurs premiers parents qu’à leurs seconds.

En ce qui concerne 1es alliances, un avantage de la circulation adoptive, lorsqu’elle ne fait pas l’objet de déni, est qu’elle permet l’extension des alliances matrimoniales. Ainsi, chez les Manus de Nouvelle-Guinée, les fils de soeurs peuvent demander épouse, pour eux et leurs fils (biologiques ou adoptés), non seulement aux fils de frères par le sang mais aussi à ceux issus d’une adoption.

En somme, ces exemples montrent que si la condition de l’enfant déplacé peut paraître triste aux yeux des Européens, elle peut susciter ailleurs un avis différent. Associée à l’absence de secret, l’adoption offre en effet des ouvertures vers plusieurs familles et foyers distincts. Plusieurs populations africaines et océaniennes l’estiment même tout à fait avantageuse et enviable pour l’individu. Elle permet au jeune individu de rejoindre un réseau de solidarité plus grand, et ce gain n’est pas considéré comme un handicap mais plutôt comme une chance sur le plan relationnel.

Les défenseurs du secret

Cela ne veut cependant pas dire que, dans ces diverses sociétés, il n’y a pas de partisans du secret de la naissance vis-à-vis des enfants venus de l’extérieur. Plusieurs populations proches des Sulka tentent ainsi de cacher aux jeunes individus dont ils ont la charge quels sont leurs parents biologiques[3]. C’est par exemple le cas des Kamano de Papouasie Nouvelle-Guinée. Leurs inquiétudes sont les mêmes que celles qui conduisent les Européens à garder le silence quant au déplacement initial : l’enfant sera ainsi plus facile à élever, il s’attachera davantage à ceux qui en ont la garde, et ceux-ci l’intègreront plus complètement. On reconnaît là ce goût de l’exclusivité et cette volonté de possession caractéristique des relations familiales occidentales, qui sont juridiquement présentées comme idéales.

Un autre exemple est celui, déjà cité, des Manus de Papouasie Nouvelle-Guinée, dont l’usage est d’opposer hommes et femmes lors de transferts d’enfants généralement issus du même clan paternel que le tuteur. Le tuteur, qui fait partie de la famille patrilinéaire, est peu sensible à la différence entre paternité sociale et physique, et n’a pas particulièrement intérêt à dissimuler l’origine de l’enfant : il n’en tirerait en fait aucun profit puisque ses droits claniques et familiaux lui assurent vis-à-vis de l’enfant une position équivalente à celle de l’ascendant direct. En revanche, les mères adoptives, dont le rôle n’offre pas de légitimité particulière, revendiquent pathétiquement une maternité biologique que le reste du village sait être fallacieuse et assurent avec fougue que l’enfant est sorti de leur ventre. Le secret des origines de l’enfant déplacé est ainsi rapidement éventé.

En Afrique, l’exemple bien connu des Samo du Burkina étudiés par F. Héritier (1981 : 85) présente une situation intermédiaire entre la volonté de secret des origines et celle de la connaissance nécessaire de sa généalogie par tout membre de la communauté locale. Les adolescentes samo peuvent légitimement avoir un premier partenaire sexuel, légal, mais éphémère. Elles doivent cependant le quitter après quelques mois ou quelques années pour un mari définitif. Souvent, lorsqu’elles se rendent chez ce dernier, elles sont enceintes ou ont déjà un nourrisson de leur premier compagnon. Or, le second mari élève comme un père les enfants des deux lits, qu’il considère tous comme ses propres enfants. La situation peut devenir délicate, car s’il est notoire que le ou les premiers-nés d’une femme peuvent être issus d’un père précédent, ces enfants n’ont normalement pas à connaître l’identité de ce premier intervenant dans la vie sexuelle de leur mère. Mais il arrive occasionnellement, au moment des amours adolescentes, qu’un adulte d’âge mûr s’interpose entre le garçon et sa belle de manière définitive. Sans expliquer ses raisons, il déclare ces relations impossibles. Les jeunes gens en déduisent alors qu’ils sont en toute probabilité des cousins dont la relation est alors prohibée, et finissent par reconstituer ce qu’on leur a si longtemps occulté. Ainsi est parfois révélée l’identité cachée d’une personne. On remarquera toutefois que contrairement à ce qu’il advient avec les pratiques des Sulka, des Kanak et de bien d’autres pour lesquels le transfert d’enfant peut renforcer les alliances, la situation des deux partenaires masculins, l’un par rapport à l’autre, dans le cas de la femme samo peut occasionner de violentes frustrations.

Que retenir de ces situations exotiques?

À l’observation de ces diverses situations on peut donc se demander s’il y a lieu de se préoccuper d’un éventuel inceste entre descendants de donneurs de sperme et de donneuses d’ovocytes non identifiés. Cela peut en effet constituer une crainte justifiée en Occident, susceptible même d’obliger à lever le secret en la matière, en tout cas en France. S’il ne nous appartient pas de donner une réponse, pour le moins devons-nous soulever la question. En effet, si les individus issus d’un nombre restreint de donneurs restent cantonnés à une région donnée, si ces individus ont des enfants qui eux-mêmes participent aux pratiques de procréation par donneur non identifié, alors il pourrait devenir nécessaire de quantifier au moins les risques encourus par la population juvénile dont ils sont issus et qui ne connaîtraient pas leur existence.

L’observation de la démarche précautionneuse de la majorité d’Africains et d’Océaniens à rechercher la généalogie des partenaires de l’alliance matrimoniale, mais avec des objectifs un peu différents soulève également la question de l’influence de l’Occident : il est en effet de plus en plus utile médicalement d’identifier ses parents biologiques, à des fins souvent préventives. Que les parents biologiques aient élevé l’enfant ou pas, la prédisposition de ce dernier à un registre spécifique de maladies qui affecte à leur tour ses ascendants biologiques est un savoir utile. La santé même de l’individu peut donc dépendre de la connaissance du donneur de gamète, et ne joue pas en faveur du secret de la naissance…

Remarquons également que les motivations qui nous poussent à garder le secret de la naissance lors d’une adoption plénière ou d’une maternité-paternité avec donneurs (devenir la personne irremplaçable auprès de l’enfant, faire qu’il nous préfère à tout autre et que le lien noué soit exclusif et indestructible…) sont des souhaits compréhensibles qui peuvent être retrouvés ailleurs. Notre société a été réceptive à l’argument en faveur de ce lien exclusif, et oeuvre maintenant à sa réalisation, estimant qu’il permet la meilleure socialisation possible de l’enfant né ailleurs ou de plusieurs personnes. Cela explique que l’anonymat des ascendants initiaux, ou des cogéniteurs en cas d’assistance médicale à la procréation soit préservé : il vaut mieux faire disparaître du champ relationnel les protagonistes de la procréation une fois leur besogne achevée. Il ne faudrait pas qu’ils viennent troubler, avec des revendications à propos de l’enfant, la quiétude de la famille qu’ils ont contribué à construire…

D’autres sociétés ont cependant fait des hypothèses tout à fait inverses. Plusieurs peuples ont parié sur le fait les parents initiaux et ultérieurs ne se perçoivent pas nécessairement comme ennemis, et puissent donc adopter des comportements différents de ceux que l’on pourrait attendre entre ces deux groupes de protagonistes. Ils ne sont pas toujours rivaux entre eux puisque la translation de l’enfant (ou des substances nécessaires à sa naissance) a déjà fait preuve de leur solidarité avec ceux qui manquent de progéniture. Ils peuvent même s’apprécier mutuellement. Aussi, imaginer que la connaissance des origines pour l’enfant occasionne inévitablement un champ de bataille entre parents biologiques et parents éducateurs, et entre parents d’intention et donneurs en milieu médical, s’avère dans ce cas complètement déplacé.

Pourquoi justement ne pas faire ce pari de la connaissance mutuelle dans nos sociétés industrialisées? Est-ce la crainte de procès en vue de l’appropriation de l’enfant par l’un des intervenants de la procréation médicale assistée qui l’en empêche? La restriction des naissances volontaires, depuis plusieurs générations, atteste bien d’un goût ou d’un besoin moindre de la présence d’enfants dans les familles. C’est pourquoi on imagine mal les donneurs de gamètes voulant prendre la charge affective et économique de ceux qu’ils ont contribué à faire naître ; il en est de même pour les « gestatrices » ou mères porteuses à l’étranger déjà bien pourvues d’enfants biologiques, comme c’est le cas au Canada.

On sait par ailleurs que l’adoption plénière impliquant le mutisme administratif sur les antécédents de l’enfant peut susciter des frustrations chez ceux qu’elle garde dans l’ignorance de leurs ascendants biologiques. Lever le secret de leurs origines peut pourtant leur permettre d’agrandir leur cercle de famille et notamment leur fratrie. Une lectrice de ce texte citait le cas de deux jeunes filles, qui, ayant appris l’identité du donneur de gamètes à leurs mères respectives, avaient décidé d’entretenir une relation sororale. En outre, les premières études effectuées dans les pays permissifs sur le plan de la connaissance réciproque des intervenants lors des procréations médicalement assistées montrent des rapports détendus voire positifs avec les destinataires de l’enfant (Collard et Delaisi de Parseval 2007). Qu’il faille ajuster les dédommagements des uns ou donner un statut plus visible à aux autres peut certes faire l’objet de discussions. Mais pourquoi ne imaginer que les protagonistes de la procréation médicalement assistée – donneurs, receveurs d’enfants, et enfants eux-mêmes – ne soient pour le moins plus formellement ignorés les uns des autres, et puissent même créer et garder des liens, voire coopérer à un objectif honorable?