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Introduction

Le progrès notable du travail précaire est une caractéristique du capitalisme actuel (Boltanski et Chiapello 1999 ; Castells 1998 ; Harvey 2003). En effet, la diminution des emplois syndiqués, offrant de bons salaires et la sécurité d’emploi, par exemple dans des secteurs industriels comme la sidérurgie et l’automobile est accompagnée d’une forte augmentation des emplois dans les services (surtout le commerce de détail et la restauration rapide) et du travail à temps partiel. L’affaiblissement des syndicats est habituellement justifié, dans le discours patronal, par la nécessité d’une plus grande flexibilité dans l’utilisation de la force de travail, essentielle, selon les « experts », pour faire face à la concurrence internationale dans un marché de plus en plus globalisé. Une des conséquences de cette tendance est la stagnation du revenu moyen dans les pays industrialisés, malgré une forte hausse pour les 0,1 % les plus riches. Il en a résulté, entre autres, un écart grandissant des revenus entre les mieux nantis et les autres ainsi qu’une paupérisation des plus pauvres.

La flexibilité économique, un des slogans dominants du monde globalisé, est apparue en premier lieu sous la forme de la production flexible, une invention japonaise. Cette forme de production a été accompagnée de la flexibilité dans l’utilisation de la main-d’oeuvre, puis de celle des structures des entreprises. La flexibilité est donc un concept multivoque, comprenant divers aspects, mais tous voués à augmenter la productivité et la rentabilité des entreprises, autrement dit, tous orientés vers de ce Harvey appelle l’accumulation flexible (Harvey 2003 : 75-76). Dans le domaine de la production industrielle comme telle, la flexibilité (de la production et de la main-d’oeuvre) est une invention du constructeur automobile Toyota. Les autres aspects de la production flexible, comme ceux qui touchent à la structure des entreprises, sont apparus au Japon dans l’ensemble du secteur industriel, pour être adoptés et adaptés par la suite dans les grandes entreprises des finances et du commerce.

Au Japon, la production et les autres modes de l’accumulation flexible ont été développés dans un contexte de sécurité d’emploi, ce que plusieurs, à la suite d’Abegglen (1958), ont appelé le système d’emploi à vie. Comment alors la flexibilité, créée dans un contexte de stabilité et de sécurité d’emploi, a-t-elle contribué à l’expansion du travail précaire en Occident? Il faut noter que, paradoxalement, l’importation de la production flexible aux États-Unis, accompagnée de l’affaiblissement des syndicats et de la sécurité d’emploi, a permis une relance économique à la fin des années 1980 et dans les années 1990 qui a forcé le Japon à lui aussi limiter la sécurité d’emploi pour faire face à la concurrence américaine renouvelée. D’autres facteurs ont évidemment joué dans le succès économique renouvelé des États-Unis, en particulier le développement des nouvelles technologies et surtout du secteur de l’informatique.

Ce sont les trois moments du développement de la production flexible : premièrement, son invention au Japon ; deuxièmement son importation et sa modification aux États-Unis ; puis, troisièmement, sa réimportation au Japon sous une forme différente, que j’entends analyser ici. Mon examen porte sur les effets de ce triple processus sur la précarité accrue du travail.

La production flexible au Japon

La production flexible au sens large comporte plusieurs aspects. Le premier aspect touche à la technologie et à son utilisation : c’est ce qu’on pourrait appeler la production flexible au sens strict. Les innovations technologiques qui l’ont permise ont été développées essentiellement chez Toyota (voir Cusumano1985, chap. 4 et 5 ; Bernier 2004). En effet, dans cette entreprise, certaines caractéristiques du marché japonais dans des 1960 ont forcé à des modifications dans l’utilisation de la technologie. Le marché japonais était à l’époque caractérisé par une demande variée de modèles, mais chacun en petites quantités. Les procédés de production, que ce soit la chaîne de montage inventée par Ford ou les procédés d’usinage des pièces, avaient été développés aux États-Unis dans le contexte d’un marché de masse, ce qui impliquait donc la production à la chaîne d’un très grand nombre d’unités d’un même modèle.

Ainsi, pour que la production soit rentable au Japon, il fallait modifier la chaîne de montage et les procédés d’usinage afin qu’ils soient adaptés à une production limitée et variée. Dans le cas de la chaîne de montage, les ingénieurs de Toyota, et spécialement Ôno Taiichi[1], ont réorganisé conceptuellement la chaîne à partir de la fin, plutôt que du début comme chez Ford (Ôno 1988). Cette réorientation conceptuelle avait pour but de mieux intégrer les différentes opérations de la chaîne, en évitant les goulots d’étranglement et les amoncellements de pièces encore inutilisées. En même temps, ces ingénieurs l’ont rationnalisée en réorganisant les usines de montage afin d’éviter les gestes et les déplacements inutiles. Enfin, la chaîne a été planifiée étroitement, et ce avant même l’utilisation des ordinateurs, pour pouvoir produire des modèles différents sur une même chaîne. On introduisait donc plus de flexibilité dans cet aspect technique central de l’industrie automobile.

Ôno et ses collaborateurs se sont alors attaqués aux procédés d’usinage des pièces. Dans ce cas, ils ont dû là aussi adapter les presses à la fabrication en petite quantité de modèles variés. Cette transformation entraînait un problème important. En effet, les presses étaient conçues pour une production de masse, donc pour de grandes quantités de pièces d’un même modèle. Dans ce contexte, le temps de changement des matrices des presses ne constituait pas une variable majeure, puisqu’on les changeait très peu fréquemment. Mais avec une production en petits lots, le temps de changement des matrices devenait un facteur crucial. C’est alors que les ingénieurs de Toyota ont développé sur plusieurs années des innovations qui ont fait passer graduellement le temps de changement de matrices de deux heures, comme chez Ford et GM, à deux minutes. Encore une fois, on augmentait la flexibilité de la machinerie.

Une dernière innovation a porté sur l’intégration des fournisseurs de pièces avec les usines de montage, dans ce qu’on a appelé la production en flux tendus ou en flux tirés (kanban)[2]. Des inventions comme le kanban et le « juste-à-temps » ont permis de rationnaliser l’envoi de pièces aux usines d’assemblage, surtout en limitant strictement la quantité à ce qui était nécessaire pour une période de temps limité. Les fournisseurs devaient alors approvisionner l’usine d’assemblage plusieurs fois par jour, juste assez pour alimenter périodiquement la chaîne, selon les spécifications des ingénieurs préposés à l’assemblage.

À travers tous ces procédés, la technologie est devenue plus flexible, utilisable de façon régulière pour la production de divers produits (pièces ou modèles d’autos). Notons que ces innovations ont été possibles du fait de la protection stricte du marché japonais de l’auto, laissant ainsi le temps à Toyota de développer des techniques qui ont fortement augmenté la productivité. En effet, Toyota et les autres constructeurs japonais n’auraient pu faire face à la concurrence américaine dans les années 1945-1965 si le marché n’avait pas été protégé. Dans un marché strictement fermé aux importations, ils ont pu procéder à des expériences au niveau technologique qui se sont avérées à la longue tellement efficaces qu’elles ont été adoptées, avec des adaptations, par les autres secteurs industriels au Japon, et plus tard par la quasi-totalité de l’industrie automobile mondiale.

Le deuxième aspect de la flexibilité porte sur la structure des grandes entreprises. Toyota, comme à peu près toutes les grandes firmes japonaises, est une sorte de conglomérat reliant des compagnies de grandeurs différentes et de statuts divers. En effet, la production de pièces que Toyota assemble est confiée à des fournisseurs dont certains sont des filiales de Toyota et d’autres des sous-traitants théoriquement indépendants quant à la gestion et aux responsabilités face aux salariés. Les sous-traitants étant liés à un seul donneur d’ordre (plus maintenant, car plusieurs sous-traitants ont diversifié leurs clientèle), ils dépendent donc de la grande entreprise qui achète leur produit. Cette dépendance s’étend aux spécifications et à la qualité des produits, puisque c’est l’entreprise-mère qui impose des critères stricts. Malgré cette dépendance, les sous-traitants doivent eux-mêmes s’assurer de leur rentabilité, quelquefois avec l’aide financière, ou celle de cadres, du donneur d’ordre. De plus, les conditions de travail, y compris le salaire, sont définies par les circonstances qui prévalent chez les sous-traitants. Ce qui veut dire que, dans plusieurs de ces entreprises sous-traitantes, la sécurité d’emploi n’existe pas, bien que les liens de longue durée (mais non garantis à long terme par contrat) avec la grande entreprise assurent une certaine stabilité. Les salariés des sous-traitants, tout comme les travailleurs qui oeuvrent dans la grande entreprise mais qui n’ont pas le statut de salarié régulier, servent de main-d’oeuvre d’appoint pour l’entreprise-mère, qui se prévaut de son utilisation au besoin. Cette structure assure une flexibilité dans l’utilisation de la main-d’oeuvre qui vient contrecarrer partiellement la rigidité du système dit d’emploi à vie, tout en limitant le nombre de salariés directs et les responsabilités de l’entreprise-mère.

Par ailleurs, il y a un autre aspect de l’organisation des entreprises qui assure une plus grande flexibilité. En effet, jusqu’aux années 1980, l’importance des actionnaires dans le fonctionnement des grandes firmes a été très limitée. Ce mode de fonctionnement découlait du financement indirect, c’est-à-dire de la dépendance à peu près complète du crédit bancaire pour l’obtention du capital nécessaire au financement de leurs opérations, d’une part. À travers le système dit mochiai, les grandes entreprises achetaient des actions d’entreprises membres d’un même groupe industriel ou bancaire (keiretsu), cela dans le but d’éviter l’achat des entreprises japonaises, peu capitalisées, par des capitaux étrangers (Gao 2001), d’autre part. Ces deux aspects organisationnels avaient l’avantage de laisser beaucoup de liberté aux administrateurs, qui, à l’inverse de leurs collègues occidentaux, ne devaient pas rendre de comptes aux actionnaires au sujet de leur gestion. Ils pouvaient alors éviter de se concentrer sur les profits à court terme et s’orienter vers des objectifs à long terme, une orientation qui, dans un marché protégé, a favorisé le développement et l’innovation technologiques, comme chez Toyota.

Quant au troisième aspect de la flexibilité, il touche à la main-d’oeuvre. Pour expliquer comment Toyota et les autres grandes entreprises japonaises en sont arrivés à imposer une flexibilité aux travailleurs, il est nécessaire de présenter brièvement les luttes syndicales-patronales qui ont durement secoué l’industrie et même tout le pays entre 1945 et 1954 (voir Moore 1983 ; Gordon 1985 ; Totsuka et Tokunaga 1993 ; Bernier 1995 : chap. 6 ; Hyôdô 1997 ; Price 1997 ; Totsuka et Hyôdô 2001).

Un des effets de la politique de démocratisation imposée par les autorités de l’occupation militaire américaine au Japon après 1945 a été le développement des partis de gauche, spécialement du Parti communiste japonais, et des syndicats fortement influencés par les idées marxistes. Cet aspect de la politique américaine peut paraître paradoxal, mais il s’explique par le traitement du Japon comme un ennemi récent dominé par un régime fasciste que les Américains voulaient éradiquer. Il s’explique aussi par la composition de la bureaucratie de l’occupation, dont un segment important avait soit épousé les valeurs du New Deal de Roosevelt, soit adopté le socialisme comme théorie devant orienter le développement du Japon de l’après-guerre. Ces fonctionnaires américains ont forcé le Japon à mettre en place une politique radicale de défenses des droits, y compris des droits d’organisation politique et syndicale.

Il en a résulté une hausse phénoménale des adhésions aux syndicats, de 500 000 membres en décembre 1945 à plus de 6,5 millions un an plus tard. En outre, une bonne partie des syndicats était influencée par le Parti communiste ou par le Parti socialiste. Ces syndicats ont adopté une politique agressive face au patronat et au gouvernement japonais. Entre autres, les syndicats ont voulu que les usines continuent de produire au moment où les administrateurs voulaient limiter la production. Pour faire valoir leur point, des ouvriers, sous la direction des syndicats, ont occupé des usines afin qu’elles continuent de fonctionner. Ils ont souvent éjecté les administrateurs et géré eux-mêmes les usines par comité. Dans d’autres cas, les syndicats ont forcé les administrateurs à accepter la mise en place de comités paritaires de gestion des entreprises, avec un nombre égal de représentants syndicaux et patronaux, qui pouvaient décider de tous les aspects de l’administration, du personnel aux finances. À travers ces moyens de revendication, les syndicats ont obtenu le maintien des opérations des usines et des augmentations régulières de salaires dans une période de forte inflation.

L’administration de l’occupation américaine, surtout les secteurs plus conservateurs et anti-communistes, a commencé à s’inquiéter des activités des organisations ouvrières quand les syndicats ont organisé des grèves générales à caractère politique, l’une en février 1947, l’autre prévue pour le 1er mai de la même année. Ces grèves, qui avaient pour objectif de déstabiliser le gouvernement conservateur de Yoshida, ont été prohibées par le Général MacArthur, Commandant suprême des forces américaines au Japon. Il faut dire que ces événements coïncidaient avec la montée d’une ligne anti-communiste à Washington, attisée par la Guerre froide en Europe et par les succès du Parti communiste chinois. Plusieurs fonctionnaires de l’administration américaine de l’occupation ont saisi l’occasion des grèves prévues en 1947 pour définir une politique plus conservatrice face au Japon ; une politique visant désormais le développement économique clairement capitaliste d’un allié plutôt que la démocratisation d’un ancien ennemi fasciste qui prévalait auparavant. Cette politique a entraîné des mesures de restriction des activités syndicales, jugées comme anormales, et des actions du Parti communiste.

Le tournant dans la position américaine face au Japon s’est accéléré en 1949, au moment de ce qu’on a appelé « la ligne Dodge », du nom d’un banquier américain qui a défini un ensemble de mesures déflationnistes visant à faire disparaître le déficit du budget de l’État, conséquence des subventions à l’industrie pour la plus grande partie. Les entreprises ont profité de la fin des subventions gouvernementales pour se débarrasser des syndicalistes radicaux. En même temps, le gouvernement imposait des restrictions aux activités du Parti communiste.

Dans l’industrie automobile, Toyota a été une des premières entreprises à mater le syndicat et à imposer une discipline stricte. Chez Nissan, le concurrent le plus important de Toyota, il faudra attendre 1953 pour que le syndicat militant soit éliminé. Nissan a reçu alors l’aide de Toyota et Isuzu, les deux autres entreprises importantes du secteur, qui ont refusé d’occuper le marché de leur concurrent pendant une grève politique chez ce dernier.

La mise au pas des syndicats militants a marqué la fin des activités radicales dans le secteur de l’automobile (mais ces activités continueront dans d’autres secteurs jusqu’en 1960, avec la grève de la mine Miike ; voir Price 1997). Ôno Taicihi a affirmé que sa plus grande innovation n’est pas le juste-à-temps ou le renversement conceptuel de la chaîne de montage, mais bien la mise au pas du syndicat des ouvriers de Toyota (Cusumano 1985 : 307). La fin du militantisme syndical a permis la mise en place du régime d’entreprise qui rapidement deviendra hégémonique, c’est-à-dire celui qui comprend la sécurité d’emploi pour les travailleurs réguliers des grandes entreprises (système dit d’emploi à vie), la promotion en partie à l’ancienneté (le rendement, tel que mesuré par le supérieur immédiat demeurera toujours partie des critères de promotion) et les syndicats d’entreprise. Le système, fondé sur une sorte de compromis inégal entre patrons et nouveaux syndicats autour des éléments du système hégémonique, s’est imposé au moment de la guerre de Corée (1950-1953), les entreprises voulant absolument en arriver à une entente avec leurs travailleurs pour profiter des contrats américains liés à ce conflit. Dans le cas des syndicats d’entreprise, leur mise en place, souvent avec l’aide financière du patronat, avait pour objectif de briser la solidarité horizontale créée par les fédérations syndicales sectorielles et les confédérations nationales, pour réorienter l’identification des salariés vers l’entreprise. Cette réorientation a été renforcée par des mesures comme l’embauche par cohorte de jeunes hommes dès leur sortie de l’école ou de l’université, par la cérémonie d’entrée autour du 1er avril de toutes les nouvelles recrues aspirant au titre de salarié régulier, ainsi que par une formation interne comprenant des aspects autant « moraux » que techniques. De plus, une idéologie de l’entreprise comme grande famille, inventée autour de 1900, a été réutilisée à cette fin (Bernier 1994, 1996), renforcée par des échelles salariales avec de faibles écarts entre les échelons supérieurs et inférieurs (Nagatani 2003).

C’est dans ce contexte de syndicats voués à l’intérêt de l’entreprise, un contexte issu d’une dure lutte de classes, que la production flexible a été développée chez Toyota. Sans danger pour la sécurité d’emploi, avec la possibilité d’une formation technique et de promotions pour les ouvriers, les nouvelles techniques de production flexible ont pu être introduites sans problème avec les syndicats. Notons que ce système comprenait aussi la possibilité pour l’employeur de déplacer à volonté les travailleurs d’un atelier à un autre, une pratique facilitée par la définition de tâches collectives, pour une équipe, à la place de tâches individuelles. La rotation périodique d’une équipe à l’autre est rapidement devenue une pratique régulière qui a fait augmenter la polyvalence des salariés et donc, par la même occasion, la flexibilité (Cole 1979). En effet, les travailleurs, grâce à la rotation, ont appris diverses tâches ; ainsi, l’entreprise pouvait remplacer un travailleur absent par un autre qui possédait déjà l’expérience du travail à accomplir. La rotation pouvait dans certains cas entraîner le déplacement dans une autre ville, ce qui occasionnait des problèmes familiaux importants pour les salariés, avec lesquels ceux-ci devaient composer sans se plaindre (Wiltshire 1995 ; Carlisle 2003 : 61).

La production flexible s’est donc imposée dans un contexte de stabilité de l’emploi, bien qu’elle ait entraîné des modifications importantes dans le contenu des tâches, et aussi dans les cadences qui se sont accélérées. Dans le cas des procédés d’usinage, la réorganisation des usines, en adoptant le modèle du U renversé, avec l’ouvrier au milieu de plusieurs machines qu’il pouvait actionner à tour de rôle, a fortement augmenté le contenu des tâches des ouvriers. Par ailleurs, des mesures de temps-mouvement et la volonté de Ôno d’enlever tout contenu intellectuel aux tâches des ouvriers soulignent la grande importance du taylorisme dans la mise en place du système de production flexible (Tsutsui 1998 ; Bernier 2004).

En dépit de ces caractéristiques, le point central à souligner dans le cas de la production flexible au Japon est qu’elle s’est imposée dans un cadre de sécurité d’emploi. Notons cependant que toutes les améliorations au système de production dans l’automobile ont été rendues possibles par la protection du marché japonais et l’ouverture du marché américain, deux facteurs qui ont permis l’innovation graduelle et l’expérimentation dans un contexte d’augmentation constante de la demande (Johnson 1982). Voyons maintenant comment la production flexible a été introduite en Amérique du Nord, et spécialement aux États-Unis.

La production flexible aux États-Unis

La production flexible a été importée aux États-Unis dans un contexte tout à fait différent[3]. L’industrie automobile américaine, qui subissait la concurrence de plus en plus forte des constructeurs japonais à la fin des années 1970, se devait de modifier ses façons de faire si elle voulait rétablir sa position compétitive. Les transformations de l’industrie automobile américaine étaient retardées par l’organisation des entreprises, et particulièrement par les conventions collectives entre patronat et syndicats. Les syndicats de l’automobile, particulièrement puissants, avaient négocié au fil des ans des contrats très contraignants, comprenant une définition très stricte des niveaux de compétence reconnue et des tâches associées à chaque niveau. Ce système, mis en place sur plusieurs années dans les négociations patronales-syndicales, avait pour but chez les syndicats d’obtenir un certain contrôle sur les promotions et les mises-à-pied, fondées sur l’ancienneté. Une de ses conséquences était la rigidité dans l’utilisation de la main-d’oeuvre. En effet, la définition de tâches individuelles strictes (comme soudeurs de classes 1, 2, 3 et 4) assignées à des travailleurs ayant l’ancienneté nécessaire empêchait la rotation entre différentes tâches, chaque travailleur devant remplir une tâche spécifique et une seule (Cole 1979).

En outre, le gigantisme des entreprises-mères au centre des conglomérats de l’automobile entraînait une grande rigidité au niveau de l’administration. La plupart des fournisseurs étaient des divisions ou des filiales des entreprises-mères, avec des conditions d’emploi définies à la suite de négociations avec le syndicat des Travailleurs Unis de l’Automobile (United Auto Workers ou UAW). Ce mode d’organisation, associé aux définitions strictes de tâches individuelles, limitait fortement la flexibilité de ces entreprises dans l’utilisation de la main-d’oeuvre. Il entraînait aussi des obstacles dans les transformations technologiques, du fait de la résistance des syndicats aux modifications d’un système sur lequel étaient fondées l’attribution des salaires et les chances de promotion. À la longue, et avec la concurrence japonaise de plus en plus forte sur un marché américain relativement ouvert, ces caractéristiques ont miné la productivité et, par conséquent, la rentabilité des entreprises.

La situation a atteint un point critique autour de 1975. C’est à partir de ce moment-là que les trois grands de l’automobile aux États-Unis ont tenté d’imiter Toyota et les autres constructeurs japonais. Les mesures prises ont touché divers aspects de la structure et du fonctionnement des entreprises. Premièrement, GM, Ford et Chrysler ont procédé à des mises-à-pied massives, pour tenter de limiter les coûts très élevés en main-d’oeuvre. Les syndicats, après quelques tentatives pour contrecarrer l’action du patronat, n’ont eu d’autre choix que d’accepter ces mesures, en tentant de contrôler qui perdrait son emploi. Deuxièmement, les trois grandes de l’automobile ont procédé à la division des entreprises-mères, créant des filiales ou des entreprises indépendantes (des centres indépendants de profit) à partir de sections internes des entreprises (pratique dite de l’externalisation, ou outsourcing[4]). Troisièmement, les entreprises ont ouvert de nouvelles usines, avec une organisation imitant celle de Toyota, dans des régions des États-Unis où le syndicalisme n’avait pas pris racine, comme dans le Sud-est. En même temps, elles ont fermé des usines dans d’anciens centres de production comme Détroit ou d’autres villes du Midwest.

L’ensemble de ces mesures a entraîné une forte baisse de l’influence des syndicats (qui n’a cependant pas disparu complètement), attaqués aussi par la politique antisyndicale et pro-patronale du Président Ronald Reagan après 1980. Elles ont aussi signifié une baisse dramatique de la main-d’oeuvre dans le secteur de l’automobile, estimée à plus d’un million de travailleurs entre 1978 et 1983 (Rae 1984 ; ce chiffre comprend les travailleurs des filiales et des sous-traitants). Cette baisse a aussi frappé d’autres secteurs industriels fortement syndiqués et à salaires élevés, comme la sidérurgie ou l’aluminium. Il en a résulté une forte baisse de l’emploi dans ces secteurs. Les secteurs de haute technologie, comme l’informatique ou les biotechnologies, ont compensé partiellement pour cette baisse, en créant de nouveaux emplois pour les diplômés d’université, mais les travailleurs de l’automobile et de l’acier mis à pied se sont retrouvés pour plusieurs parmi ceux qu’on a appelés à l’époque les working poors. Malgré la création d’emplois bien payés dans les secteurs de pointe (informatique, télécommunications, etc.), la majorité des nouveaux emplois sont apparus dans des secteurs comme le commerce de détail, à salaires faibles (Wal-Mart, McDonald, etc.), ou dans le travail indépendant, sans aucune sécurité. Tout cela a entraîné une stagnation du revenu moyen des Américains, au moment où les salaires des hauts dirigeants de l’industrie atteignaient des montants record (qui n’ont cessé d’être battus depuis).

La production flexible, dans le contexte américain, a entraîné des effets que le Japon n’avait pas connus, et ce, à cause des caractéristiques différentes des entreprises américaines et japonaises. Aux États-Unis (et ailleurs en Occident, avec des variations plus ou moins importantes), la force des syndicats, établis depuis les années 1920, qui pouvaient défendre efficacement les salaires et les conditions de travail, limitait pour les entreprises la capacité de transformer leur structure et d’augmenter leur productivité. Il faut dire que, sûrs de leur supériorité, les administrateurs des trois grands de l’automobile américains n’ont pas vu venir la concurrence de constructeurs comme Toyota, convaincus dans leur arrogance d’être les meilleurs. Les solutions proposées à partir de 1975 ont entraîné, pendant un certain temps, une amélioration de la productivité des entreprises et de la qualité des produits, tout cela aux dépens de la sécurité d’emploi. Autrement dit, l’imitation par les constructeurs américains des méthodes de production développées chez Toyota a entraîné des conséquences qui divergeaient de celles qui étaient apparues au Japon. À cause du contexte différent, le développement de la production flexible aux États-Unis a eu pour effet une baisse importante de la sécurité d’emploi et l’affaiblissement des organisations de défense des droits des ouvriers, donc une augmentation du travail précaire (travailleurs permanents sans sécurité d’emploi, travailleurs temporaires, travailleurs à contrat de durée limitée, travailleurs dits indépendants, travailleurs à temps partiel). Dans des circonstances différentes de celles qui prévalaient dans les grandes entreprises au Japon (avec la sécurité d’emploi pour les salariés réguliers), la production flexible aux États-Unis a eu des résultats différents, allant dans le sens de la précarisation du travail.

Les mesures prises dans des secteurs comme l’automobile ou la sidérurgie aux États-Unis ont assuré une augmentation de la productivité, mais pas nécessairement le maintien de la position dominante des entreprises de ces secteurs dans le marché mondial. Plusieurs usines ont été fermées et des sous-secteurs entiers de production ont été éliminés. Comme on l’a vu, les industries de haute technologie ont comblé partiellement le vide, tout comme la multitude d’emplois mal payés des services. Avec un système d’éducation supérieure efficace (bien que très coûteux) au niveau du doctorat, les États-Unis ont pu produire les scientifiques nécessaires au progrès des secteurs de haute technologie. Combinée à la flexibilité accrue des structures de production imitées du Japon et adaptées à ces secteurs, la qualité de l’enseignement post-baccalauréat dans les sciences et l’ingénierie, avec l’apport de crédits du Pentagone pour la recherche et de scientifiques étrangers à qui on pouvait offrir des salaires très élevés, a permis aux entreprises américaines de surpasser l’ensemble de l’industrie mondiale dans presque tous les secteurs de pointe des hautes technologies. Ces secteurs, qui occupaient une place de plus en plus importante dans l’économie mondiale, ont permis aux États-Unis de reprendre, s’ils l’avaient jamais perdue, leur place au sommet de la production globalisée. Cette force compétitive américaine, fondée en partie sur la production flexible importée du Japon et adaptée à un contexte différent, s’est retournée finalement retournée contre le Japon, au moment où celui-ci faisait face à une crise interne majeure.

La concurrence américaine et la crise japonaise des années 1990

Le même type d’arrogance qui avait prévalu aux États-Unis dans les années 1960 et 1970 est apparu au Japon dans les années 1980. À cette époque, le Japon accumulait les surplus commerciaux et les profits de ses investissements étrangers étaient en forte augmentation. Plusieurs universitaires japonais et étrangers voyaient alors le Japon comme la puissance économique en montée, voire comme le pays qui dominerait l’économie mondiale dans les années 1990 et au XXIe siècle, de la même façon que les États-Unis l’avaient fait entre 1945 et 1980. Ces auteurs enjoignaient tous les pays, autant les plus industrialisés que les pays en développement, à imiter les structures japonaises, particulièrement en ce qui touche le travail (Nakagawa et Ohta 1981 ; Itami 1986 et 1987 ; Ozaki 1991).

Mais le Japon, qui avait inventé la production flexible, a dû faire face à une concurrence accrue de divers côtés. D’une part, l’industrie américaine de l’informatique, qui progressait plus rapidement que celle du Japon dans le secteur crucial des logiciels, développait de nouveaux produits. D’autre part, les producteurs coréens, qui avaient imité les modes d’organisation des entreprises japonaises, mais qui comptaient sur une main-d’oeuvre bien formée et à salaire plus faible, faisaient une concurrence féroce à plusieurs producteurs japonais dans les secteurs industriels classiques comme la construction navale, la sidérurgie et l’automobile. L’industrie japonaise était donc menacée de deux côtés. Mais les dirigeants politiques et économiques japonais n’ont pas accordé une grande considération cette menace.

Malgré la force compétitive de l’industrie japonaise venant de sa flexibilité, l’économie japonaise souffrait de certaines faiblesses structurelles, principalement dans l’éducation. Le système d’éducation, fortement contrôlé par un État centralisateur, produisait des bacheliers de haute qualité en grande quantité. Ces bacheliers étaient destinés à remplir les postes de fonctionnaires dans l’administration gouvernementale ou de cadres dans les entreprises. Le système d’éducation, avec sa discipline stricte, son haut niveau en mathématiques et ses longues heures consacrées à l’école secondaire à la préparation des examens d’entrée dans les universités, servait à susciter chez les jeunes les qualités recherchées dans les emplois futurs. Mais le système produisait des généralistes. En effet, l’enseignement universitaire au niveau du baccalauréat souffrait de plusieurs lacunes, du fait de la faiblesse de son contenu et du peu d’exigences réelles, entre autres. En outre, le gouvernement avait négligé l’enseignement à la maîtrise et au doctorat, où se forment les scientifiques de haut niveau.

Le secteur financier et celui du commerce constituaient d’autres faiblesses. Du côté des finances, neuf des dix plus grandes banques mondiales du point de vue du capital total étaient japonaises, mais ces banques s’étaient développées dans un marché fortement protégé et règlementé, ce qui avait limité les efforts pour faire face aux concurrents étrangers et pour développer de nouveaux produits.

De plus, le fonctionnement des banques face au crédit aux entreprises s’était modifié, à cause de l’afflux massif de fonds venant de l’étranger produit par le surplus commercial et les profits rapatriés. Dans les années 1950-1975, les entreprises obtenaient plus de 80 % de leur capital du crédit bancaire. Chaque grande entreprise faisait affaire avec plus d’une banque, mais une de ces banques, la banque dite principale, avait pour tâche de surveiller l’entreprise pour s’assurer de sa rentabilité. Par ailleurs, le ministère des Finances, qui règlementait de près le système financier, avait pour pratique de maintenir le rang des banques les unes par rapport aux autres, par exemple en limitant l’ouverture de nouvelles succursales.

L’augmentation des fonds venant de l’étranger a permis aux entreprises d’autofinancer leurs opérations et donc de dépendre beaucoup moins qu’auparavant du crédit bancaire, ce qui a amenuisé la surveillance que les banques pouvaient effectuer quant à la rentabilité des entreprises (Guichard 1999). Il en a résulté un affaiblissement du système de la banque principale. En outre, les banques ont dû chercher de nouveaux débouchés pour leurs capitaux. Ces nouveaux débouchés, elles les ont trouvés dans l’immobilier, et surtout dans les investissements spéculatifs (financement de la construction de tours à bureau dans la région de Tokyo, en prévision de l’arrivée de cette ville au sommet du système financier mondial, en remplacement de New York ; financement de centres de loisirs de luxe ; achat de terrains pour la revente), entre autres, en prêtant à des caisses de crédit hypothécaire. Les banques n’ont pas été les seules à spéculer : les entreprises industrielles ont elles aussi joué sur la hausse rapide du prix des terrains et celles des cours boursiers, empruntant souvent sur la base de la valeur en hausse du sol pour investir dans des actions d’autres entreprises. Ces pratiques ont entraîné une hausse très rapide du prix des terrains et des cours boursiers, sans aucune mesure avec la rentabilité des entreprises.

La prospérité du Japon cachait une autre faiblesse : celle du secteur de la distribution, c’est-à-dire le commerce de gros et de détail. Ce secteur, fortement protégé par toutes sortes de règlements, était composé d’une myriade de petites entreprises, autant dans le secteur de la distribution proprement dite (multiples intermédiaires entre les grossistes les plus puissants et le petit commerce) que dans les petites boutiques. Ces entreprises n’étaient pas prêtes à faire face à une concurrence efficace.

Enfin, dans une période de croissance rapide et de diminution du nombre de jeunes hommes entrant sur le marché du travail, les grandes entreprises se sont ruées sur tous les jeunes sortant des universités et des collèges techniques, elles ont embauché plus de salariés que ce dont elles avaient besoin parce qu’elles anticipaient une pénurie de cette catégorie dans les années à venir. Il en a résulté une hausse du nombre de travailleurs réguliers, ceux qui bénéficiaient de la sécurité d’emploi.

L’euphorie des années 1980 a connu sa fin avec la politique déflationniste mise en place par le gouvernement en décembre 1989. Les conséquences de cette politique ont affecté les cours boursiers, qui ont commencé à baisser, puis le prix des terrains. Avec ces baisses, une bonne partie du crédit aux entreprises, surtout dans l’immobilier, a été mise en danger, à cause de la disparition soudaine de la rentabilité des emprunteurs. Mais les banques et autres entreprises financières, tout comme le ministère des Finances, ont refusé de reconnaître la gravité de la situation. Les banques et les caisses de crédit ont continué à refinancer les prêts consentis aux entreprises, souvent dans le but que celles-ci paient les intérêts sur le crédit antérieur. Quant au Ministère, ses fonctionnaires, qui, après leur retraite, espéraient un poste dans le secteur qu’ils étaient chargés de surveiller, ont laissé aller les choses, en espérant qu’une reprise de l’économie rétablirait la rentabilité des entreprises.

La crise financière a éclaté au grand jour en 1995-1996, avec la faillite de coopératives et de caisses de crédit hypothécaire, bientôt suivie en 1997 par des faillites de banques importantes et plus tard par celles de sociétés d’assurances. C’est à ce moment que l’ampleur du problème du secteur financier est apparue clairement, le total estimé des mauvaises créances irrécupérables s’élevant à l’équivalent de plus de 500 milliards de dollars américains. Plus tard, les estimations monteront même à plus de 1500 milliards de dollars. Un des effets des grandes difficultés du système financier a été de restreindre le crédit, même pour les entreprises rentables.

Du côté du travail, les faillites des banques et autres entreprises financières ont entraîné des mises à pied permanentes, y compris de salariés réguliers. Ces mises à pied ainsi que l’insécurité qui a accompagné la crise ont causé une baisse de la consommation, les ménages décidant d’épargner au cas où les salariés perdraient leur emploi. Cette baisse, à son tour, a entraîné des excédents de production, qui ont forcé les entreprises à couper dans la production de biens de consommation, causant ainsi de nouvelles mises à pied et de nouvelles contractions du marché. Il s’en est suivi une spirale déflationniste accompagnée d’une baisse du PIB.

C’est dans ce contexte que les entreprises ont tenté de se donner plus de flexibilité dans l’utilisation de la main-d’oeuvre. Les mesures prises ont d’abord touché les travailleurs non réguliers, qui ont été mis à pied sans difficulté, n’ayant pas la sécurité d’emploi. Puis les commandes aux fournisseurs ont diminué, entraînant là aussi de nouveaux licenciements. En outre, face à un nombre élevé de travailleurs réguliers, les grandes entreprises ont pris des mesures de diminution de la main-d’oeuvre avec sécurité d’emploi, en restreignant complètement l’embauche de jeunes sortant des universités ou des écoles et en forçant les travailleurs plus âgés à une retraite anticipée. Certaines sociétés, mais elles sont exceptionnelles, ont même procédé à des mises à pied de salariés réguliers plus jeunes.

Pour gagner plus encore en flexibilité, mot d’ordre des cercles patronaux, les entreprises ont accéléré la tendance à l’embauche en milieu de carrière, une mesure auparavant exceptionnelle, mais qui s’était renforcée dans les années 1980 à cause de la pénurie de main-d’oeuvre masculine. Dans les années 1990, cette pratique a servi à limiter les frais de formation des salariés. De plus, les grandes entreprises ont commencé à pratiquer l’externalisation (outsourcing), premièrement en autonomisant des divisions de l’entreprise-mère, dans un effort pour limiter la taille de l’entreprise centrale[5] ; deuxièmement, en diversifiant les fournisseurs, par l’abandon des contrats d’exclusivité avec les sous-traitants. La diversification des fournisseurs a encouragé le développement du travail indépendant à contrat, en particulier dans le travail de bureau (Genda 2005). Les entreprises ont aussi amaigri leurs structures par l’élimination de postes de cadres moyens et supérieurs, ce qui a encore plus restreint à la fois les possibilités de promotion pour les salariés déjà à l’emploi, et les chances pour les jeunes diplômés de se trouver un poste dans les grandes entreprises.

Un autre facteur non lié à la flexibilité, mais qui a joué un rôle important dans la durée de la crise, concerne la pénurie de main-d’oeuvre scientifique et technique susceptible d’inventer de nouveaux produits dans les secteurs de pointe. Comme on l’a vu, le gouvernement et le milieu patronal japonais ont longtemps insisté surtout sur la formation de travailleurs généralistes et disciplinés, au détriment des études supérieures. Cette insistance était motivée par la volonté de garder le contrôle sur la société. On craignait l’indépendance des diplômés ayant un doctorat. On en a donc limité le nombre, ce qui a nui considérablement au recrutement de scientifiques de haut niveau. On a tenté de compenser cette pénurie en envoyant des jeunes étudier dans les universités américaines, comme au MIT ou au Cal Tech, mais les coûts de ces études étaient très élevés, ce qui limitait le nombre de jeunes étudiants japonais qui pouvaient se prévaloir de cette possibilité. Malgré ce problème, les propositions pour améliorer le système d’éducation pour favoriser l’inventivité ont été assez timides, la peur des dirigeants de perdre le contrôle étant enracinée.

Les difficultés des entreprises japonaises dans les années 1990 ont donc encouragé l’adoption de moyens pour augmenter la flexibilité des structures et de la main-d’oeuvre, moyens qui avaient été développés par les sociétés américaines pour faire face à la concurrence japonaise. Le Japon faisait maintenant face à des difficultés semblables à celles du secteur industriel américain dans les années 1980. Les solutions inventées aux États-Unis avec l’adaptation de certaines innovations nippones revenaient maintenant hanter l’industrie japonaise, la forçant ainsi à trouver de nouveaux moyens de renforcer sa flexibilité. Paradoxalement, certains des avantages du Japon dans la mise en place de la production flexible sont rapidement devenus des sources de rigidité dans les années 1990 : on pense ici en particulier à la sécurité d’emploi dans les grandes entreprises (emploi à vie) et à l’importance de l’ancienneté dans les promotions. La rigidité du système d’éducation, avec sa discipline serrée et son insistance sur le conformisme, s’est aussi avérée un obstacle de taille, alors qu’on l’avait vue dans les années 1980 comme un avantage. Certains observateurs, et parmi eux même un prix Nobel de physique, ont fustigé le système d’éducation qui limitait la créativité, mais très peu de réformes ont été imposées, de peur que la délinquance juvénile n’augmente.

Conclusion

La production flexible, développée en premier lieu au Japon, est devenue un des éléments de l’économie actuelle, centrée sur les nouvelles technologies de l’information et sur les relations en réseau. L’invention de ce système au Japon a été effectuée dans des secteurs traditionnels de l’économie, et en particulier dans la production automobile. Aux États-Unis, l’importation de la production flexible a eu des effets différents de ceux qui l’ont accompagnée au Japon, soit des mises-à-pied massives et l’affaiblissement des syndicats. Mais, associée au développement des industries de haute technologie, elle a permis une relance de l’économie, qui est venue hanter le Japon dans les années 1990. Le Japon se remet de sa crise depuis 2003. La croissance a repris, l’embauche de jeunes a recommencé, mais la situation demeure fragile. La réforme nécessaire de l’éducation progresse à pas de tortue, à cause de la peur des dirigeants d’une augmentation des problèmes sociaux. Mais sans cette réforme, le Japon ne pourra reprendre la place qu’il avait occupée dans les années 1980 dans l’économie mondiale. D’autant plus que la concurrence chinoise en Asie même s’est accentuée et menace l’ascendant du Japon sur cet immense continent. Le Japon se doit d’introduire des réformes dans plusieurs secteurs s’il veut demeurer compétitif. Un de ces secteurs est celui de l’immigration, et des changements dans ce domaine seront nécessaires afin de renouveler la main-d’oeuvre dans un pays au faible taux de natalité. Mais les réformes se sont avérées jusqu’à présent plutôt timides.