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Le retour en janvier 2005 sur le terrain de mes recherches doctorales sur les identités et les visions de l’autonomie chez les Maaori vivant à Auckland a été l’occasion de m’intéresser à des formes institutionnalisées d’engagement citoyen comme les ONG, les associations ou autres comités ou groupes plus ou moins formels. J’ai donc fait le tour de mes réseaux de relations afin que mes connaissances puissent me parler de leurs propres engagements ou me mettre en contact avec des personnes participant à ce genre de regroupements. Ceux-ci, critère important, ne devaient pas être uniquement constitués de Maaori, puisque je m’intéressais en particulier aux débats, délibérations et négociations à propos du vivre-ensemble, de la coexistence au sein de sociétés pluralistes comme la Nouvelle-Zélande[1].

Je reçus alors trois types de réponses ; tout d’abord, des réponses du style « je ne connais aucun Maaori impliqué dans ce genre de groupe » ; ou encore, « les Maaori que je connais dans ce genre de groupes ne travaillent pas en fonction du kaupapa [projet, plan, principe ou philosophie maaori] et, pour cette raison, ils ne sont pas intéressants pour ta recherche et donc, ça ne sert à rien que je te les présente » ; le troisième type de réponse a été de me référer à des Maaori impliqués dans des comités ou organisations distinctement maaori.

Une motivation fondamentale énoncée par les Maaori rencontrés pour justifier leur engagement est le fait de pouvoir travailler pour « la cause » maaori ou le kaupapa maaori. C’est une raison qui est en effet souvent avancée dans plusieurs domaines, que ce soit le choix professionnel ou des études, par exemple, les Maaori agissent pour le bien de leur famille étendue, leur tribu, ou des Maaori dans leur ensemble (Gagné 2005) en ayant à coeur d’améliorer leur situation.

Malgré mes efforts pour entrer en contact avec des Maaori impliqués dans des organisations mixtes – regroupant Maaori et non-Maaori –, je n’ai rencontré à une ou deux exceptions près que des gens impliqués dans des regroupements exclusivement maaori. Je me suis alors demandé ce que cette situation révèle de la réalité maaori d’aujourd’hui. Que nous dit-elle au sujet des espaces possibles d’engagements citoyens, de leurs possibilités et limites? Qu’est-ce que cela implique à propos de la configuration des rapports de pouvoir en Nouvelle-Zélande et des configurations du champ politique? Qu’est-ce que cela indique sur l’accès des Maaori au monde commun, à l’espace du vivre-ensemble, et donc aux espaces politiques où peut être négociée leur coexistence avec les autres populations de la Nouvelle-Zélande? Cette situation est-elle nouvelle, où en fut-il toujours ainsi?

Pour mieux comprendre les pratiques d’engagement des Maaori comme citoyens, ces recherches de 2005 ont procédé d’une démarche comparatiste. Après la Nouvelle-Zélande, Tahiti a fait l’objet des mêmes investigations. De prime abord, la situation m’y est apparue tout autre que celle des Maaori. Cherchant toujours à rencontrer des personnes impliquées dans des associations ou des regroupements mixtes, je fus rapidement mise en contact avec plusieurs personnes. Mais lorsque je les questionnais sur les raisons de leurs engagements, ni la famille étendue ni la « cause » tahitienne ou ma’ohi[2] ne ressortaient comme une source importante de motivation. Si les gens disaient travailler pour le bien-être général des Polynésiens, c’était dans un sens très inclusif, la plupart du temps sans plus de distinction[3].

Cela m’incita d’abord à penser que l’affirmation culturelle et identitaire tahitienne ou ma’ohi n’est pas prédominante. Au niveau des discours, pour le moins, il m’est apparu que la force des principes républicains français est très importante en Polynésie française et qu’elle régule les relations dans une société où les relations interethniques ou intercommunautaires semblent beaucoup plus fluides, ou au moins beaucoup moins politisées ou conflictuelles qu’elles ne le sont en Nouvelle-Zélande, même si se perpétue une conception multiethnique (Trémon 2006) ou pluriethnique et pluriculturelle (Saura 2008) de la société où sont préservées les communautés et les identités culturelles distinctes.

Ce que j’analyse comme « républicain », et ce qui m’apparaît aussi comme très « français » en tant qu’anthropologue québécoise, c’est le fait que les questions d’appartenance communautaire ou ethnique sont appelées à être dépassées par un destin commun (Saura 2008 : 342). Les gens n’en tiennent généralement pas compte lors de leur engagement dans les associations ; plusieurs sont même prêts à lutter pour que ces questions soient mises de côté. Cela ne suppose pourtant pas nécessairement un attachement affectif à la France. Je fais plutôt ici référence à une culture politique générale, et c’est cette culture du vivre-ensemble que je qualifie surtout de « républicaine ».

Au premier abord, mes recherches de terrain semblaient donc révéler des différences importantes entre les deux cas à l’étude. Pourtant, en poussant plus avant l’enquête, il apparut de façon évidente que, dans le cas tahitien, les pratiques se révélaient différentes de ce que les discours indiquaient. Au-delà de ce que les personnes rencontrées me disaient sur les motivations de leur engagement dans des associations, la plupart des associations, dans les faits, ne s’avéraient pas mixtes. Les Tahitiens, les Chinois, les Popa’a[4] se regroupent en effet entre eux, bien que les diverses associations ne sont officiellement pas fermées à des participants d’autres communautés.

Si les Tahitiens ne mentionnent pas autant l’importance de la famille dans leurs motivations sous-jacentes à l’engagement dans une association que les Maaori, il est cependant clair que dans la pratique, les réseaux familiaux et communautaires jouent un grand rôle dans la configuration même des groupes et associations. Beaucoup d’encre a d’ailleurs coulé ces dernières années tant dans les journaux locaux que dans les publications universitaires (voir par exemple Al Wardi 1998, 2007) à propos des réseaux personnalisés d’allégeance, de dépendance et de solidarité autour d’une personnalité importante, d’un Metua (père, au sens spirituel) qui marque les relations tant dans les domaines associatifs que politiques ou économiques.

Ces recherches ethnographiques sur les pratiques citoyennes m’amènent donc à formuler un premier constat : la culture et l’identité ethnique ou l’appartenance communautaire ainsi que les liens familiaux constituent des facteurs très importants dans les considérations plus ou moins conscientes qui mènent à une mobilisation ou à la constitution de regroupements ou d’associations. Le corollaire en est que les populations d’origine autochtone en Polynésie française et en Nouvelle-Zélande se mobiliseraient surtout en marge du monde commun, c’est-à-dire en marge de l’espace du vivre-ensemble où se négocie la coexistence au sein de l’État. Deux questions se posent alors à partir de ce constat :

Tout d’abord, comment les arrangements politiques au sein des deux sociétés à l’étude influencent-ils la modélisation à la fois des rapports entre communautés et des pratiques citoyennes? Ensuite, en quoi cette modélisation renvoie-t-elle à la structuration des interactions sociales dans le passé (Brettell 1998)? Y aurait-il des liens entre des discriminations mises en place durant l’histoire coloniale et les espaces investis par les Maaori et les Tahitiens pour exprimer leurs revendications ou doléances aujourd’hui? Je m’attacherai donc ici à chercher des explications de nature politique[5] aux observations faites sur les terrains maaori et tahitiens, en faisant tout d’abord le point sur la structuration des pouvoirs et des relations sociales au sein des États polynésien et néo-zélandais actuels, pour examiner par la suite la période coloniale.

Les arrangements politiques comme facteur explicatif

Les Maaori sont aujourd’hui citoyens néo-zélandais, la Nouvelle-Zélande étant devenue un pays indépendant du Royaume-Uni en 1947. Au recensement de 2006, les Maaori représentaient 14,6 % de la population de la Nouvelle-Zélande. L’État néo-zélandais est une monarchie constitutionnelle de type britannique qui a repris les institutions gouvernementales et plusieurs des pratiques et politiques de la mère-patrie, dont son système parlementaire. Une particularité du système électoral néo-zélandais est que certaines circonscriptions électorales sont réservées aux Maaori. Ainsi, ces derniers disposent aujourd’hui de sept représentants (sur 122) au parlement[6].

Autre particularité, le traité de Waitangi – signé en 1840 par des représentants de la Couronne britannique et des chefs maaori, et reconnu comme le document fondateur de la Nouvelle-Zélande – a pris une grande importance dans les relations entre Maaori et non-Maaori depuis sa reconnaissance par le Treaty of Waitangi Act en 1975 à la suite d’une vaste mobilisation maaori[7]. Cette loi a institué le Tribunal de Waitangi, avec pour but de faire la lumière sur plusieurs violations du traité et de redresser certains torts historiques, ce qui a mené à plusieurs accords de compensations dans les années 1990 et 2000[8]. C’est à la même époque et dans un même contexte de mobilisation maaori que fut établie une politique officielle de biculturalisme. Celle-ci s’est donné comme objectif d’assurer une représentativité maaori adéquate dans les institutions publiques et les principaux secteurs de la société, ainsi que de rétablir une plus grande justice sociale, alors que les statistiques concernant les Maaori en Nouvelle-Zélande présentent les taux les plus accablants en matière d’éducation, de santé et d’emploi, entre autres.

La lutte des Maaori ainsi que cette politique officielle ont encouragé, au cours des dernières décennies, la mise en place de modèles maaori qui tiennent compte de leurs philosophies et valeurs spécifiques, dans les domaines de l’éducation, de la santé et des services sociaux et correctionnels en particulier. En éducation, les années 1980 ont, par exemple, vu la création des kohanga reo et des kura kaupapa Maaori, écoles préscolaires et primaires d’immersion en langue maaori. Ces écoles se sont donné comme principes fondateurs de promouvoir premièrement la langue maaori comme langue de tous les jours et deuxièmement, la culture maaori à travers la famille étendue qui privilégie des principes collectifs, ainsi que de régénérer la communauté par le biais des interactions quotidiennes entre les parents, les enfants et les aînés. L’implication des parents et des grands-parents dans la gestion ainsi que le fonctionnement des écoles, y compris sur le plan de l’enseignement et de l’animation, y est d’ailleurs un pré-requis pour y inscrire ses enfants[9]. Un système parallèle maaori pour dispenser plusieurs services, par l’intermédiaire des nouvelles organisations maaori pan-tribales urbaines surtout, s’avère une composante importante de la société néo-zélandaise[10].

Si cette politique de biculturalisme a bien permis de sauvegarder la langue maaori, de renforcer la fierté et la confiance en soi des nouvelles générations et de stimuler les arts, la littérature, les médias et les affaires[11], elle a cependant eu pour effet de contribuer à maintenir les distinctions ethniques et l’existence de sphères de vie séparées[12].

À l’instar du Canada, constamment cité en exemple, le modèle d’arrangement politique tend aujourd’hui à devenir de plus en plus multiculturel[13]. C’est particulièrement évident dans les discours du gouvernement, des partis politiques et de la population majoritaire ainsi que dans les médias, surtout dans un contexte démographique changeant où l’immigration est en hausse. Cette hausse de l’immigration participe au processus de (re)ethnicisation présentement en cours en Nouvelle-Zélande (Gagné 2008a, 2009). Deux autres éléments sont à noter, avec en premier lieu, un ressac conservateur contre les acquis maaori au sein de la population néo-zélandaise – ressac qui s’est fortement manifesté à l’occasion d’une controverse récente entourant la propriété des plages et fonds marins[14] et qui se réactive avec le recours à des arguments raciaux en lien avec la situation économique et sociale des Maaori. En second lieu et par conséquent, on observe un durcissement d’attitude de l’État néo-zélandais envers les Maaori. Que ceux-ci mettent un accent beaucoup plus fort sur l’ethnicité et sur leurs droits comme autochtones revient alors à les garder de la possibilité de devenir une minorité parmi tant d’autres dans un État multiculturel, puisqu’ils sont les seuls à pouvoir revendiquer l’appartenance à cette catégorie particulière d’« autochtones ».

Letocha (2007) note que la tendance multiculturaliste va de pair avec une vision libérale de l’État et avec le néo-libéralisme dans le champ économique. Elle explique que contrairement à l’État républicain, l’État libéral n’accepte aucune identité sociétale : « A true liberal State holds the private person with his/her private values as the terminal end of society, therefore of its legislation » (Letocha 2007 : 11). Dans la pratique, les droits accordés aux individus ont pourtant, selon Letocha, des effets collectifs sur les communautés puisque les personnes partageant des valeurs communes ont tendance à se réunir pour faire pression sur l’État et, en réaction à ces lobbies (ethniques, religieux ou autres), des droits différenciés sont institués pour différents segments de la population. Poussée à l’extrême, la logique libérale aurait pour conséquence l’absence, sinon l’impossibilité, d’un espace citoyen, d’un monde commun, au sens d’un espace où est négocié le vivre-ensemble. Cela donne à réfléchir sur la situation des Maaori en Nouvelle-Zélande ainsi que sur leur mobilisation, qui se fait surtout en marge du monde commun. Dans un État libéral, chaque groupe fait directement affaire avec l’État pour tenter d’obtenir des avantages pour lui-même ; ce qui est fort différent de la logique républicaine selon laquelle la séparation stricte entre sphères privée et publique permet, du moins en théorie, l’inclusion de tous dans le domaine du politique et donne à tous les citoyens – à la différence des individus privés avec leurs réalités intimes – l’accès au débat public et la possibilité de participer à forger le projet commun (Letocha 2007 : 29).

Mais comment cette logique républicaine s’applique-t-elle dans le cas des Tahitiens, qui sont des citoyens français – la Polynésie française ayant le statut de Pays d’outre-mer (POM) au sein de la République française? Rappelons que le principe de séparation entre sphères privée et publique est étroitement lié aux principes de laïcité de l’État, d’indivisibilité de la République, et d’égalité, dont la non-discrimination est un corollaire. Au nom de ces principes, des droits collectifs (comme des droits autochtones) ne peuvent donc prévaloir sur les droits individuels au sein de la République. Or, ces principes ne s’appliquent qu’en partie en Polynésie française. Le principe de spécialité législative, par exemple, fait en sorte que « les normes législatives et réglementaires édictées par l’État ne sont pas applicables de plein droit en Polynésie française […] comme elles le sont en Métropole et dans les départements d’outre-mer » (Moyrand 2007 : 320 ; souligné par l’auteur). L’État est donc tenu de consulter les institutions polynésiennes et, jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi organique no 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie française, les normes (sauf celles s’appliquant de plein droit) devaient faire l’objet d’un acte de promulgation par le haut-commissaire de la République (Moyrand 2007 : 338). Ce principe a par exemple fait en sorte que la Polynésie française n’est pas un État laïc, puisque la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État n’a jamais été appliquée dans ce territoire. Historiquement, le principe de spécialité législative, tout en ayant autorisé le maintien de régimes distincts de droits, a aussi permis à l’État français d’assurer un certain contrôle et de limiter plusieurs droits : il « permet aux colons d’être à l’abri des mesures tendant à l’égalité entre les hommes et même entre citoyens ou tendant à la protection sociale » (Baubérot 2007 : 15). Fait intéressant, les exceptions tolérées dans la loi et les régimes de droits particuliers associés – régimes qui furent autant de ruptures à l’esprit de la République – sont parfois mobilisées aujourd’hui pour revendiquer et justifier des statuts d’exception (Trémon 2006).

Contrairement aux Maaori, les Tahitiens contrôlent pourtant largement le gouvernement d’un État autonome dans plusieurs domaines (Gille 2006 ; Moyrand 2007) puisque les citoyens aux origines autochtones dominent la scène politique locale[15]. Cela n’est pas étranger au fait que la population avec une ascendance indigène représente plus de 80 % de la population[16] de la Polynésie française, cette dernière n’ayant jamais été une colonie de peuplement, au contraire de la Nouvelle-Zélande. Les Tahitiens ont pourtant une influence négligeable sur la politique en métropole, avec seulement deux sénateurs (sur 343) au Sénat et deux députés (sur 577) à l’Assemblée nationale[17].

Dans les deux cas analysés, la marginalisation des populations autochtones dans l’ensemble national est évidente. Cependant, la Polynésie française étant une extension outre-mer de la France qui se situe à environ 17 000 km de la métropole, les Tahitiens ne sont pas marginalisés sur leur territoire de la même façon ni, peut-on penser, avec la même intensité que ne le sont les Maaori en Nouvelle-Zélande. Cela constitue une importante différence entre les deux cas, qui a des effets sur la façon dont s’articulent les revendications des deux populations en termes de décolonisation. On constate aussi qu’elle permet d’identifier les limites de la comparaison. Mais examinons tout d’abord l’hypothèse selon laquelle la marginalisation de ces peuples aurait des racines dans l’histoire coloniale, ce qui implique qu’il faille tenir compte de cet héritage lorsqu’on se penche sur les pratiques coloniales et les discriminations qu’elles supposent, telles qu’elles se sont incarnées localement.

Les antécédents coloniaux

L’intérêt des deux cas retenus réside dans leur caractère exceptionnel. D’un côté, l’administration britannique fut amenée à privilégier des modes d’administration directs alors qu’à la même époque, l’indirect rule était le régime utilisé ailleurs dans l’empire (Belich 1996, 2001 ; Ward 1995) ; de l’autre, l’administration française accorda immédiatement le statut de citoyen à une population indigène alors que partout ailleurs, la règle était d’en faire des sujets avec des droits particuliers sur les plans civil, pénal et politique à travers le régime de l’indigénat (Saada 2007). Élaboré en Algérie entre 1830 et 1850, puis officialisé en 1881, le régime de l’indigénat est progressivement étendu à l’ensemble des colonies françaises avec quelques aménagements. Dans ce système, les indigènes de l’Empire, dans leur très grande majorité, sont français par nationalité sans être citoyens : leurs particularismes culturels, leurs « moeurs et coutumes » spécifiques justifient pour le colonisateur le maintien de leur statut de « sujet ». Outre l’application d’un régime juridique d’exception qui déroge aux principes républicains du droit français, leurs particularismes justifient un double régime de répression et la reconnaissance d’un « statut personnel », en raison de l’impossibilité d’appliquer le Code civil à des individus supposés trop éloignés, provisoirement, de la civilisation française (Merle 2004, 2005 ; Salaün 2005).

En Nouvelle-Zélande, un traité a été signé dès 1840 avec les Maaori. Celui-ci était censé garantir la souveraineté sur leurs terres et ressources[18]. Il fut pourtant rapidement violé, et la riposte maaori qui s’ensuivit força les Britanniques à adapter leur stratégie d’administration. Les Britanniques durent affronter une coalition de chefs et furent précipités dans des guerres (1843-1872) pendant lesquelles ils envisagèrent même à plusieurs reprises d’abandonner la colonie (Belich 1988). Du côté français, on accorda dès l’annexion en 1880 le statut de citoyens aux indigènes des îles sous le contrôle du chef Pomare, alors que les autres îles furent tour à tour soumises à des codes de lois particuliers (codes de l’indigénat) et que leurs habitants reçurent le statut de sujets (Gille 2006 ; Newbury 1980 ; Toullelan 1984).

Les contacts initiaux laissent penser qu’à Tahiti et dans l’ensemble de l’ancien royaume de Pomare, contrairement à la situation prévalant dans ses autres colonies, la France semble avoir respecté le compromis républicain selon lequel citoyenneté et nationalité se superposent, comme c’est le cas en métropole[19], en faisant prévaloir le principe de non-discrimination. Pourtant, en y regardant de plus près, il semble que des discriminations aient été rapidement réintroduites et certains furent considérés plus citoyens que d’autres. Des dispositions particulières pour les « citoyens indigènes » – c’est ainsi qu’on les désigne dans certains documents de l’administration coloniale – ont d’ailleurs été rapidement officialisées. Les « citoyens indigènes » n’avaient par exemple le droit de vote que pour les affaires locales et ce, jusqu’en 1945[20]. En dépit de la loi, dans la pratique, les droits des « citoyens indigènes » furent aussi différemment respectés, en fonction des lieux et des administrateurs[21].

Même alors que le Code civil avait force de loi, l’administration coloniale a mis plusieurs années à l’appliquer et à le faire respecter – plusieurs plaintes relativement aux traitements différenciés dont les uns et les autres bénéficiaient furent d’ailleurs recueillies. Le champ du foncier est un domaine très important où subsistent des exceptions au droit civil. En effet, alors que le Code civil stipule que « nul n’est sensé rester dans l’indivision », des vestiges importants des conceptions tahitiennes du droit demeurent puisque 80 % des terres à l’extérieur des zones urbaines sont encore aujourd’hui indivises, c’est-à-dire en propriété collective (Bambridge et Ghasarian 2002 : 168-169). Aux Îles Sous-le-vent, par exemple, là où s’est appliqué le régime de l’indigénat, cette exception avait été permise, la terre étant tout ce qu’il restait aux indigènes pour survivre, puisqu’ils étaient « naturellement » peu enclins au travail dans les plantations, préférant les danses et les chants (Trémon 2006 : 279). Ailleurs, l’exception a été maintenue pour des raisons historiques et démographiques, dont l’une est la difficulté à cadastrer les terres. Au milieu des années 1990, même l’île de Tahiti n’était pas encore entièrement cadastrée (Saura 1995 : 116). La situation prévaut encore aujourd’hui. Des toohitu – conseil de « sages » ayant pour rôle de régler les conflits fonciers – ont même été réinstallés dans plusieurs îles dans les années 1980 et 1990, parfois reconnus par la loi française, et parfois non (Saura 1995 : 125).

Les discriminations[22] envers la population autochtone semblent donc avoir joué un rôle important dans la législation et l’administration coloniales, ce qui a eu comme conséquence d’aménager ou de pérenniser des sphères de droits et des pratiques distinctes ou séparées pour les populations autochtones. Voyons comment une situation similaire a pu prévaloir dans le cas maaori.

Les guerres néo-zélandaises qui résultèrent de la violation du traité de Waitangi ont été fatales pour les Maaori. Elles ont abouti à une minorisation politique et une marginalisation sociale et culturelle, par le biais, entre autres, de la confiscation et de la vente d’une grande majorité de leurs terres[23] et de l’instauration de droits différenciés entre sujets maaori et sujets d’origine européenne. Ainsi, les Maaori n’obtinrent par exemple le vote secret qu’aux élections de 1938, alors que les non-Maaori en bénéficièrent dès 1870 ; les prestations d’assurance chômage ne furent égalisées entre Maaori et non-Maaori qu’en 1935, et les pensions de vieillesse que beaucoup plus tard. Les Maaori n’obtinrent plusieurs autres droits civils que bien plus tard encore en comparaison avec leurs concitoyens d’origine anglo-européenne.

Mentionnons aussi l’existence entre 1867 et 1969 d’un système scolaire public maaori séparé du système général, les Native Schools, qui visait l’européanisation des Maaori et leur apprentissage de la langue anglaise tout en les maintenant dans un domaine séparé, à la fois en termes occupationnels et de classes sociales, système qui mettait l’accent sur l’acquisition de compétences manuelles les préparant à des positions de subalternes en régions rurales. Le but était aussi d’en faire des citoyens dociles face à la loi (Barrington 2008 ; Shuker 1987 ; Simon 1998a). L’État mit également en place un système de bourses afin de fournir aux plus intelligents une éducation de niveau secondaire, toujours axée sur des compétences techniques, dans des pensionnats confessionnels. L’objectif était alors de créer une élite de jeunes Maaori européanisés et éduqués qui retourneraient par la suite dans leurs villages afin de « propager la bonne nouvelle de l’assimilation » (Simon 1998a : 67)[24]. Cela rappelle les pratiques du modèle d’administration des populations colonisées connu sous le vocable d’indirect rule (administration indirecte). Globalement, dans ce mode de gestion, les administrateurs coloniaux gouvernent une population conquise en s’alliant à une élite locale. Le système de subordination repose sur ce qu’on peut appeler « le jeu du bâton et de la carotte » :

Si [les élites ou médiateurs] revendiquent des pouvoirs et, en même temps, manifestent un penchant indépendantiste, le bâton est de mise et la carotte sera utilisée pour les inciter à plus de retenue, principalement à ne pas remettre en cause l’ordre établi.

Bariteau 2005 : 13

Ce système administratif permet donc de canaliser efficacement les revendications émanant des populations conquises via les médiateurs (Bariteau 2000). La pérennité du système repose alors sur des conditions relativement favorables pour les minorisés, sur le pouvoir politique interne des médiateurs et sur la possibilité d’affirmation des valeurs et façons de faire locales. L’effet en est de maintenir la population colonisée à l’écart des enjeux politiques, économiques et sociaux qui préoccupent l’État colonial. Ce modèle d’administration des populations colonisées qui a fait la marque des pratiques coloniales britanniques[25] aurait largement contribué à mettre en place les conditions du maintien des communautarismes et de régimes de droits particuliers dans plusieurs colonies britanniques, et donc à pérenniser et même renforcer les particularités culturelles et ethniques. Si en Nouvelle-Zélande ce modèle ne semble pas avoir été érigé en système du fait des facteurs locaux brièvement mentionnés plus haut, il est cependant utile de l’examiner de plus près afin d’en déceler les traces et conséquences sur la citoyenneté aujourd’hui.

En Polynésie française, les alliances établies d’abord par les missionnaires puis par l’administration française avec des chefs locaux ont vu la mise en place d’une classe d’intermédiaires, les Demis[26]. Il semble que ces pratiques ont eu des effets similaires à ceux issus des pratiques de l’indirect rule privilégiée par la Grande-Bretagne dans une vaste partie de son empire à la même époque. Il est donc logique de penser qu’elles aient pu créer des conditions structurelles avec des conséquences semblables sur la population colonisée et le vivre-ensemble.

Il se dégage donc des pages qui précèdent que, tant de façon formelle qu’informelle à travers les pratiques, les administrations coloniales en Polynésie française et en Nouvelle-Zélande ont laissé s’exprimer – bien que de façon différenciée selon les régions, les époques et les pratiques coloniales – aussi bien des particularités locales, que des pratiques « indigènes » et des régimes de droits particuliers sur la base de discriminations. C’est sur ce point que nos deux cas présentent des ressemblances avec des répercussions comparables sur les pratiques et possibilités citoyennes des populations autochtones aujourd’hui. Des différences entre les deux cas retenus en ce qui a trait à la façon dont sont formulées les revendications en termes de décolonisation ont pourtant attiré mon attention. Pour l’un, on se situe historiquement dans une démarche qui vise la souveraineté politique, en association ou non avec la France ; et pour l’autre, on cherche plutôt la reconnaissance de droits, somme toute limités, comme peuple autochtone au sein de l’État néo-zélandais. Comment expliquer ces différences alors que des similarités frappantes ont été identifiées entre les deux cas?

Conclusion : questionnements sur les constats

Après de longues guerres qui se soldèrent par la confiscation de leurs terres et leur minorisation sous l’administration surtout en mode direct par les colons[27], les Maaori se sont retrouvés à la marge du centre politique, auquel ils peuvent participer, mais de façon limitée, via une députation réservée. Ils sont autrement confinés à des sphères se limitant surtout à la valorisation de la culture, une tendance dont les chefs maaori, tout comme les administrateurs coloniaux et ceux qui leur ont succédé, ont fait la promotion. Cela se reflète dans la vie associative où les liens familiaux et l’appartenance communautaire ou ethnique sont structurants.

Pour ce qui est des Tahitiens, ils n’eurent pendant longtemps aucune influence sur l’exercice du pouvoir en France puisque jusqu’en 1945, seuls les métropolitains avaient le droit de vote sur le plan national. Leur participation est, somme toute, encore fort limitée de nos jours. Ils ont cependant pu s’accaparer, du fait de leur nombre et de leur situation d’insulaires aux antipodes, les instances locales et les inféoder en modulant à leur façon les valeurs républicaines imposées à partir de 1945, par le biais de l’application du Code civil dans l’ensemble du territoire et de transformations importantes liées à l’implantation au début des années 1960 du Centre d’expérimentation du Pacifique. Le centre d’expérimentation nucléaire du CEP a non seulement drainé un afflux important de métropolitains, mais a également entraîné une modernisation et une urbanisation accélérée de la société tahitienne. La systématisation de l’école française[28] après 1945, avec son interdiction de parler tahitien, a aussi participé à la mise en exergue des principes républicains.

Du côté de la Polynésie française, si l’affirmation des particularités culturelles et manières de faire ancestrales se firent plus subtiles, celles-ci, comme on l’a vu, ne disparurent pas pour autant. De façon paradoxale, on peut avancer que les discriminations qui contreviennent aux principes de la République ont facilité cette affirmation. Des revendications dans le but d’accentuer les particularismes, voire de réaliser l’indépendance afin de les incarner pleinement, se firent entendre. Des discussions et des échanges à propos des injustices et des inégalités économiques que subissait la Polynésie française et qui allaient dans le sens d’une plus grande autonomie ont d’ailleurs vu le jour dès les années 1920 (Saura 1997, Regnault 2003). Ils se sont ravivés dans le cadre d’un mouvement plus général de décolonisation et d’accession graduelle à l’indépendance de plusieurs États du Pacifique de l’après-guerre. Cette mobilisation a entre autres choses permis à la Polynésie française de renforcer son statut d’autonomie à plusieurs reprises, soit en 1977, 1984, 1996 et 2004 (Gille 2006 ; Moyrand 2007), ce qui s’est avéré un moyen efficace pour la France de contrer le mouvement indépendantiste.

Du côté des Maaori, les revendications sont surtout formulées en termes d’autochtonie et ne visent pas la souveraineté politique[29], comme c’est le cas en Polynésie française. Les revendications visent surtout la reconnaissance des particularités culturelles, dont la langue maaori ; leurs droits coutumiers sur la terre (incluant les fonds marins) et les ressources ; leurs coutumes comme source légitime de droits ; leur droit à déterminer la forme, la structure et les juridictions de leurs propres institutions ; leur statut de premier occupant, ce qui leur vaudrait d’être représentés et consultés de façon équitable dans les institutions gouvernementales et les principaux secteurs de la société (O’Sullivan 2007). Les Maaori furent d’ailleurs parmi les premiers, aux côtés des représentants des Premières Nations du Canada et des États-Unis et des Aborigènes d’Australie, à s’activer sur la scène internationale – en particulier à l’ONU – en faveur de la lutte autochtone dès les années 1970 (Minde 1996 ; Allen 2002 ; Gagné 2008b). Force est d’ailleurs de constater que dans l’ancien empire britannique, les revendications autochtones sont apparues beaucoup plus tôt qu’ailleurs. Comment peut-on expliquer cette formulation particulière des revendications? Est-ce lié au type de colonie mis en place localement? Aux particularités du système d’administration? Serait-ce dû à une continuité plus grande entre l’administration coloniale britannique et le passage aux nouveaux États? Aux provisions constitutionnelles?

Dans les anciennes colonies françaises d’Océanie, les revendications autochtones commencent seulement à émerger. En Polynésie française, dans un contexte global qui favorise l’affirmation d’identités autochtones et dans le cadre d’un « renouveau culturel » qui est à l’oeuvre depuis les années 1970-1980, les cultures et identités ma’ohi sont mises de l’avant par le biais de revendications d’ordre politique. Quand j’étais sur le terrain au printemps 2007, lors des élections législatives et présidentielles, l’Union pour la démocratie (UPLD), qui réunit les partis indépendantistes comme le Tavini Huiraatira d’Oscar Temaru, insistait sur l’identité ma’ohi, l’identité autochtone et les droits des Ma’ohi à la souveraineté. Ces discours, surtout en tahitien, prendraient d’ailleurs, aux dires de certains participants à mes recherches, une couleur ethnique[30]. Autre exemple d’affirmation d’identités et de valeurs traditionnelles ou autochtones, un grand rassemblement des royautés de Polynésie a eu lieu en septembre 2007 au grand marae (site cérémoniel traditionnel) Taputapuatea sur l’île de Raiatea afin de renouer les liens ancestraux et d’affirmer les racines océaniennes et les lignées. Le nouveau roi maaori était d’ailleurs de l’événement, tout comme des représentants de l’Île de Pâques et des Îles Cook, entre autres. Il était question de créer une « Union des chefferies » qui serait élargie aux peuples de Mélanésie et de Micronésie (Tahitipresse 2007). Un comité de travail a été prévu à cet effet et, lors de mon séjour à Tahiti à l’été 2008, Tahitiens et Kanak[31] étaient en pourparlers quant à la date d’une nouvelle rencontre.

Ces mouvements de revendication en termes d’autochtonie ne sont pourtant pas sans créer des divisions au sein même des populations autochtones, ce qui fait probablement l’affaire de l’État. L’État néo-zélandais a en effet su utiliser cette stratégie du « diviser pour mieux régner » à plusieurs reprises. Un exemple a été fourni par Rata (2000) : il s’agit de l’enchâssement dans la loi de la propriété maaori à travers le Runanga Iwi Act 1990. Selon Rata (2000), ce processus juridique aurait permis : 1) la reconnaissance par l’État néo-zélandais des tribus comme entités corporatives légales et la participation active concomitante des représentants des tribus à la retribalisation ; 2) le renforcement de l’autorité et de la légitimité des tribus comme héritières des ressources et des connaissances traditionnelles ; 3) l’importance nouvelle du sang et de l’ascendance comme unique critère d’accès aux propriétés et aux bénéfices. Selon Rata (2000), le processus d’essentialisation qui en a résulté s’est par la suite accentué à mesure que la retribalisation progressait, que de nombreuses revendications devant les tribunaux en découlaient, que des moyens et modes traditionnels de production étaient mis au service d’entreprises fonctionnant sur la logique capitaliste et que les généalogies étaient bureaucratisées. Tout cela a eu pour effet de créer des désaccords et divisions au sein des familles et des tribus. S’il est encore difficile de dégager clairement des tendances en Polynésie française, les « affaires de terre », qui sont centrales aux revendications autochtones partout ailleurs, ne cessent d’être un sujet de discorde dans le contexte du pluralisme juridique mentionné plus haut ; une situation qui s’enlise devant les tribunaux et que seule une résolution politique pourrait faire sortir de l’impasse[32].

Enfin, toute comparaison a son intérêt comme ses limites, dont plusieurs ont été identifiées ici. La démarche comparatiste me semble malgré tout importante, car l’anthropologie consiste à s’interroger sur ce qu’un groupe, une culture, un modèle national ou colonial a « en propre » par rapport aux autres. C’est cette préoccupation qui m’a amenée à voyager du pays maaori au pays tahitien. Explorer dans le cadre de futures recherches les différences dans la façon dont s’expriment les revendications, aussi bien que les ressemblances quant aux modalités des pratiques citoyennes dans la vie associative rend nécessaires des recherches détaillées sur l’histoire et le droit colonial. Il faut en effet expliciter comment ceux-ci ont encadré, voire limité l’expression de la citoyenneté, ainsi que balisé, sinon annihilé, tant les espaces de négociation du vivre-ensemble que les points de vue locaux à travers la valorisation culturelle au détriment du pouvoir politique, entre autres. Cela suppose d’analyser de façon minutieuse comment la discrimination et l’exclusion ont été construites historiquement. Cela suppose aussi, à travers des recherches historiques et ethnographiques ciblées, de saisir comment la discrimination et l’exclusion ont été maintenues ou renforcées par les États lors de la décolonisation, et comment elles ont été intériorisées par les populations d’origine autochtone qui ont également participé, et de plusieurs façons, à leur reproduction.