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L’anthropologie et la sociologie ont érigé leurs sous-disciplines économiques en questionnant l’économisme, c’est-à-dire la tendance à définir l’économie comme une sphère tout à fait autonome, fonctionnant selon ses propres principes. Cette conception, qui nous vient des physiocrates (Quesnay et le tableau économique)[1] et de l’économie politique classique (Adam Smith, Ricardo), a été reprise par les théories dites néolibérales, dont le porte-parole le plus éminent est Milton Friedman de l’Université de Chicago[2]. Cette vision néolibérale a dominé les réflexions politiques et populaires sur l’économie depuis les années 1980. Cependant, les crises successives qui ont marqué l’économie mondiale dans les années 1990 – par exemple au Japon, en Asie du Sud-est ou en Argentine – ont soulevé des interrogations au sujet du programme néolibéral. C’est aussi au coeur du pays qui s’est fait le plus grand promoteur du néolibéralisme, les États-Unis, que la dernière grande crise a éclaté. Par ailleurs, on observe certains signes de démonopolisation du savoir économique de la part d’économistes orthodoxes et d’autres agents sociaux qui suivent leurs prémisses. La remise en question des modèles économiques normatifs soulève le problème non seulement de la connaissance, mais également de la construction des modèles, du fait que cette remise en question s’accompagne d’une prise en compte des approches inductives empiriques, notamment de la part de l’anthropologie économique.

Si l’anthropologie et la sociologie questionnent depuis longtemps cette conception étroite de l’économie, on peut dire que les approches qui replacent l’économie dans son contexte socioculturel ont repris de la vigueur depuis les années 1990. Les approches critiques actuelles reprennent certaines des prémisses développées par Marx, Weber, Polanyi, Mauss ou d’autres afin de resituer l’économie dans son contexte social et culturel plus large – également donc dans le contexte de la mondialisation actuelle ; mais elles s’attaquent aussi aux manifestations locales influencées – mais non déterminées – par le cadre global. Certains de leurs auteurs ont en particulier noté la présence de plusieurs paradigmes contradictoires ou en conflit à l’intérieur de la science économique elle-même, comme l’indique, entre autres, la résurgence du keynésianisme. Une utilisation de plus en plus fréquente dans les discussions actuelles de la notion « d’économie réelle » est observée ; cette notion, qui fait référence à la production de biens et de services de nouveau pensée comme fondement des flux financiers et commerciaux, constitue d’une certaine façon un retour à Marx. Dans le domaine politico-économique, par ailleurs, on observe une nouvelle radicalisation des revendications syndicales (en France par exemple). La résurgence en science économique même des préoccupations sociales et des critiques des politiques de développement et des plans d’ajustement structurel du FMI[3] contribue également à montrer qu’il y a une modification des rapports de force dans les luttes de représentations à l’intérieur de la science économique comme telle. La nouvelle anthropologie et la sociologie économique proposent justement d’aller plus loin dans l’examen de ces nouvelles conceptions et représentations.

Les deux disciplines de l’anthropologie et de la sociologie économique ont en effet élargi le débat à des domaines laissés de côté par elles ou par l’économique dans les études antérieures. L’anthropologie économique a connu son essor à partir des années 1960 et 1970 avec le débat entre marxistes, substantivistes et formalistes[4]. Si quelques rares tentatives ont eu lieu de transcender ce débat à la fin des années 1970[5], il s’est cependant épuisé dans les années 1980, faute de thèmes et, surtout, d’une nouvelle façon de les orienter[6] ; si bien qu’à la fin des années 1990 et dans les années 2000, ce sont plutôt des rétrospectives critiques face à la sous-discipline qui ont pris place[7]. Pour certains auteurs, il y a lieu de développer une « anthropologie de l’économie » ou une « ethnographie économique » (Dufy et Weber 2007) plutôt qu’une anthropologie économique. La publication de nouveaux manuels pratiques avec des thématiques nouvelles (Carrier 2005) fait la preuve de l’actualité de ces avancées et de la nécessité de les approfondir ; c’est précisément ce que le présent numéro se propose. Parallèlement, la sociologie économique, en particulier en langue française, s’est renouvelée, et est venue à s’intéresser aux représentations liées à l’économie ainsi qu’aux pratiques quotidiennes ordinaires de calcul[8] qui ne sont donc plus l’apanage de la seule anthropologie.

Le cadre général des nouvelles études en anthropologie économique est l’analyse de l’économie comme un domaine de représentations et de pratiques inséré dans l’ensemble des relations sociales, des rapports de force et de la symbolique : un domaine à la fois localisé dans un lieu précis et inclus dans le cadre de la mondialisation actuelle. Dans cette perspective, il importe d’étudier les conditions concrètes de déploiement des pratiques économiques dans la vie quotidienne (ce qu’ignore complètement la science économique), en analysant comment les agents utilisent le marché dans leurs transactions courantes, par exemple, mais aussi en scrutant leurs multiples façons de contourner le marché dans des activités de troc ou d’échanges non monétaires. La dimension pratique de l’économie met en évidence l’importance des comportements concrets des agents sociaux et des rationalités qui y émergent[9]. Pour certains, ces rationalités sont considérées comme des cultures économiques[10]. Ces perspectives offrent un contexte propice au renouvellement de l’anthropologie (et de la sociologie et de l’histoire) qui se préoccupe(nt) de la vie économique des gens.

Dans ce contexte, l’usage de la monnaie – dans certains cas, l’usage de différentes monnaies – s’avère un sujet d’étude essentiel, tout comme la consommation courante. Ces études sont nécessairement localisées, et elles font appel aux choix des agents – pour employer un néologisme, à l’agentivité. Mais elles ne peuvent éluder l’impact de ces processus complexes et diversifiés que l’on subsume de façon simpliste sous un seul terme, la mondialisation ou la globalisation. En fait, les processus à l’oeuvre dans l’économie mondiale affectent, mais de façon variable, les divers contextes économiques locaux. Il faut donc développer une approche qui tienne compte à la fois du local et du global, un souhait maintes fois répété depuis une vingtaine d’années[11], mais souvent ignoré dans les faits.

Plutôt que de faire une différenciation radicale entre le local et le global (et de reproduire un débat byzantin), plusieurs auteurs portent des regards localisés (ethnographiques) sur certains phénomènes et sur leurs impacts à des échelles diverses : internationales, nationales, régionales et communales[12]. Selon ce point de vue, les travaux sur l’anthropologie des circuits et des réseaux économiques, des flux financiers[13], de l’(inter)nationalisation des techniques et dispositifs économiques modernes[14] et des marchés contemporains[15] sont utiles, de même que les nouvelles discussions en anthropologie alimentées par les questions de l’économie politique et de la théorie du système monde[16].

Si l’anthropologie économique s’intéresse au quotidien, donc au court terme, elle peut aussi analyser les pratiques et représentations économiques localisées à moyen ou à long terme, comme l’attestent certaines études susmentionnées. Mais il y en a d’autres. Des auteurs comme les Comaroff (1991 et 1999 en particulier) s’intéressent depuis au moins deux décennies aux transformations à long terme du cadre social, politique et économique en Afrique du Sud, resituant les activités économiques dans un cadre social marqué par la diversité des pratiques et des populations. Geertz (1970, 1971), Wallerstein (1976) et Eric Wolf (1969) ont fait de même, et ce, beaucoup plus tôt. Ce type d’études longitudinales permet d’éviter les réifications, du fait qu’elles analysent comment les situations se sont historiquement construites en fonction des divers rapports de force. Cette idée de rapport de force, précisément, est de plus en plus présente dans la nouvelle anthropologie économique.

On peut pousser plus loin le raisonnement : si le champ économique possède des frontières, celles-ci sont partielles et sont le produit de processus historiques de structuration, dont les protagonistes ne sont pas seulement les marchés ou les entreprises, mais aussi les institutions étatiques et paraétatiques[17]. L’analyse des processus de structuration de la vie économique se retrouve aussi dans la « nouvelle sociologie économique » surgie durant les années 1980[18] qui reprend de manière innovatrice les propos de Polanyi (1957) sur l’économie comme processus institutionnel.

Mais la caractéristique peut-être la plus importante de l’anthropologie et de la sociologie économiques contemporaines est l’accent mis sur l’analyse des représentations (et des luttes de représentations), et ce, sur plusieurs plans. En premier lieu, des auteurs se sont penchés sur les conflits de définition autour de l’objet économique, autant en science économique qu’en sociologie et en anthropologie, faisant ainsi revivre les débats ouverts il y a longtemps par Marx, Weber, Mauss et Polanyi. Ensuite, plusieurs études se sont penchées sur ce qu’on pourrait appeler la « compétence économique » des personnes en dehors de milieux de spécialistes, une compétence partielle et pratique qui a cours dans les transactions quotidiennes. Dans ce cadre, il faut se pencher sur la relation entre les théories et les dispositifs économiques, construits par les spécialistes et présents dans la vie courante[19]. Quel que soit le point de vue adopté, les dispositifs de formatage économique fabriqués par la théorie deviennent eux-mêmes captés et mêlés aux transactions courantes qui ne sont jamais que purement économiques. En troisième lieu surgit à la suite d’Appadurai (1986) une préoccupation pour ce qu’on peut appeler les régimes de valeurs, c’est-à-dire la façon dont la valeur des objets est définie et représentée à divers endroits. C’est donc moins la monnaie comme telle ou le marché, mais bien les régimes de valeurs, donc les représentations, qui intéressent au plus haut point l’anthropologie économique récente[20].

Quatrièmement, les représentations du travail ont fait l’objet de plusieurs études – représentations du travail en tant que tel, mais aussi dans ses liens avec les loisirs et la vie familiale. Dans ce contexte, les conceptions de la carrière ont pris une place importante, tout comme celles que les salariés ont de leur activité et de leurs relations de travail. Si des études dans les années 1980 ont fait état de la diversité des conceptions et des conditions du travail, en Afrique par exemple[21], elles ne sont restées que peu nombreuses. Depuis le début des années 1990, plusieurs se sont penchées sur le travail, non seulement dans les pays traditionnellement étudiés par l’anthropologie, mais aussi en Occident et au Japon. Si ces études, comme on l’a mentionné plus haut, se sont intéressées à la conception du travail et à son contexte dans diverses sociétés, elles n’ont pas pour autant ignoré les conditions matérielles et sociales du travail, ni les rapports de force qui y prévalent.

Par ailleurs, l’anthropologie économique récente a repris des sujets traités auparavant surtout en sociologie : les institutions, par exemple, qui font l’objet d’un regain d’intérêt[22]. Ce type d’études s’est étendu à l’anthropologie à travers les écrits d’Abélès[23], entre autres. Les modes d’organisation du travail, par exemple dans les entreprises, ont fait l’objet de recherches qui montrent la diversité de ces modes dans des contextes différents[24]. Enfin, des études sur la résistance paysanne – un cadre économique particulier – sont venues s’ajouter, dans la lignée de Wolf et de James C. Scott (1985).

Cinquièmement, le marché, ce mécanisme central de l’économie classique, néo-classique et néolibérale, a été appréhendé non pas seulement comme mécanisme neutre, mais bien comme central dans différents débats dès leur origine au XIXe siècle ; ce marché constitue donc un objet de conflits au sujet des représentations, conflits qui ne peuvent se comprendre que dans leur contexte socioculturel et politique[25].

Enfin, l’anthropologie économique a fait une incursion dans le champ des migrations internationales et nationales, un sujet ancien, mais repris récemment en regard des processus liés à la mondialisation. Les migrants du Sud venant au Nord, légalement ou illégalement, pour y trouver du travail sont maintenant abordés en anthropologie économique (Okanga 2003).

Les domaines et problèmes susmentionnés sont tout autant les uns que les autres traités par l’anthropologie économique actuelle. Étant donné la parenté assez claire entre les études anthropologiques et sociologiques sur ces sujets, nous avons cru bon d’inclure dans ce numéro une étude sociologique qui adopte des perspectives qualitatives s’approchant de celles des anthropologues qui signent ici des textes. En ce sens, le présent volume s’inscrit dans une dynamique à double voie : l’impact de l’économie formalisée et modélisée sur la vie sociale et, à l’inverse, la domestication ou la socialisation de formes, évènements et pratiques considérés, en principe, comme étant purement économiques.

C’est en tenant compte de ces différentes perspectives que ce numéro spécial a été élaboré autour de trois thèmes – régimes de valeurs, représentations du travail et circulation) – chacun examinant à sa façon la présence et l’articulation des représentations et des pratiques économiques. Le premier thème, celui des régimes de valeur, comprend tout d’abord l’article de Jean et John Comaroff sur la monnaie et la « commodification » de l’économie en Afrique du Sud, qui part d’un point de vue historique. Les auteurs analysent comment se construit historiquement l’équivalence entre divers régimes de valeurs en analysant les conflits de représentations et la médiation dans un contexte colonial, celui de l’Afrique du Sud, surtout au XIXe siècle. Un second article, par Bernard Bernier, analyse le discours qui oppose l’économie réelle (la production) à une soi-disant économie fictive (la finance) en montrant le rôle de l’autonomisation du secteur financier. Il insiste sur le fait que la domination des représentations néolibérales de l’économie, qui ont exacerbé certaines tendances séculaires du capitalisme, est à l’origine de la crise de 2008 aux États-Unis.

Le deuxième thème, celui des représentations du travail, regroupe trois articles qui traitent des transformations du travail et du genre. L’article de Vincent Mirza analyse la façon dont les jeunes femmes à Tokyo négocient les tensions entre mariage et travail afin de s’émanciper des attentes et contraintes qu’elles subissent dans un contexte de bouleversement économique. Cet article se situe dans les tentatives de redéfinition des analyses anthropologiques sur le travail, transcendant le milieu de travail proprement dit pour se pencher sur les relations avec des dimensions hors travail, comme la conception de la vie familiale et du mariage, ou encore l’identité nationale. C’est aussi ce qu’entreprend Laurent Bazin à partir, pour sa part, d’une ethnographie des transformations du travail et du mariage en Ouzbékistan. Il montre comment l’articulation des nouvelles configurations du travail et du mariage dans le cadre de la reformulation de l’idéologie d’État contribue à renforcer les formes d’assujettissement et la violence symbolique. Enfin, Scott Simon fait le pont entre deuxième et troisième thèmes en traitant à la fois du travail, du genre et de la circulation à travers une étude ethnographique chez les Taroko et les Seediq à Taïwan. Il montre comment les femmes qui tiennent des petits commerces utilisent et contrôlent la circulation des personnes, de l’information et des biens pour obtenir plus de prestige et de pouvoir dans leur communauté.

C’est d’ailleurs la question de la circulation qui constitue la troisième partie de ce numéro spécial. L’article de Nathalie Tran et Jorge Pantaleón se penche sur la vision que les agents ont de leur propre pratique dans une analyse des transferts d’argent de Montréal vers divers pays d’Amérique latine. Ici, le transfert est analysé à partir du contexte transnational de son point départ à Montréal, et également à son point de réception en Amérique latine. Ce faisant, les deux auteurs mettent en évidence, par leur étude de l’économie du (et au) quotidien, les rituels associés aux pratiques économiques, ainsi que l’importance des réseaux, en particulier des réseaux de parenté, dans la circulation transnationale de l’argent. De leur côté, Paul Sabourin et Paul Brochu nous montrent comment l’impact de la fragmentation des économies nationales se vit à l’échelle des individus à partir de l’étude de réseaux d’aide alimentaire, en se basant sur un modèle de circulation des biens sociaux. Ils traitent ce faisant de questions touchant à la pédagogie dans la transmission des connaissances sur l’économie, et font appel en particulier aux notions d’appropriation et d’expropriation de la mémoire sociale, un sujet très peu étudié. Enfin, Candice Cornet nous propose à partir de son terrain en Chine une analyse des impacts du développement du tourisme et des politiques de l’État dans un village situé dans la province du Guizhou. Elle nous montre comment le tourisme, s’il est certainement pour les habitants de la région une opportunité de développement économique, constitue également un lieu tout à la fois de résistance, de conflit, et de luttes de représentations.

En articulant ce numéro autour de ces thèmes, nous voulons tout d’abord proposer une réflexion qui insiste sur les représentations, sur les visions des agents, et sur l’effet de ces visions sur les pratiques. En deuxième lieu, nous estimons qu’il est important de reconnaître la complexité du domaine économique lui-même, qui ne se réduit pas aux échanges monétaires, mais qui comporte des dimensions symboliques et sociales importantes. En troisième lieu, dans ce contexte, le présent numéro insiste sur le traitement de l’économie comme domaine non autonome, mais plutôt inséré dans des modes particuliers de relations sociales : l’économie constitue donc un domaine de représentations et de pratiques qui sont en permanente structuration et redéfinition. Enfin, ce numéro spécial s’inscrit dans l’anthropologie économique actuelle, dans la mesure où il propose d’examiner le discours économique « savant » non pas comme discours soi-disant objectif, mais plutôt comme une forme de discours parmi d’autres, constamment en conflit autour de son objet et de sa définition.