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Introduction

Des postulats épistémologiques sous-tendent toujours la manière dont est pensé le terrain ainsi que la nature des résultats de l’enquête ethnographique analysés et communiqués en vue de l’avancement des connaissances. C’est en situant dans le temps les démarches structuraliste, interprétative et expérientielle promues respectivement par Claude Lévi-Strauss, Marc Augé et Johannes Fabian que je m’arrête sur la question des relations entre le chercheur et son objet de recherche et, par ce biais, sur l’intersubjectivité comme dimension plus ou moins obvie de la vie professionnelle de l’anthropologue, y compris de son expérience sur le terrain. Cet examen fait apparaître que l’objet de la connaissance anthropologique, « loin de se présenter dans une pureté originelle prête à subir le travail du sujet observateur, se construit dans le même temps que sa connaissance s’élabore » (Affergan 1999 : 7). Cette construction varie précisément selon des postulats épistémologiques qu’il convient d’identifier et de comparer à la lumière des concepts d’intersubjectivité du monde de la vie et de style cognitif élaborés par Alfred Schülz[1].

L’intersubjectivité du monde de la vie

Schütz et Luckmann (1973 : 3, in Goulet 2004 : 110) définissent le monde de la vie comme « Cette province de la réalité que dans l’attitude du sens commun l’adulte normal éveillé prend simplement pour acquis ». Ce monde dans lequel nous naissons et mourrons se donne à l’adulte comme le monde. Dans ce monde, il s’intéresse aux personnes et aux objets dans la mesure où ils entravent ou favorisent la réalisation de ses objectifs. S’il est primordial par opposition à d’autres champs de réalités, tels que ceux du rêve, du sport, du théâtre, de la religion ou de la science, le monde de la vie est aussi éprouvé comme intersubjectif. Nous y agissons sans cesse en postulant que les autres nous sont semblables, que nous vivons avec eux « comme homme parmi d’autres hommes, subissant les mêmes influences et travaillant comme eux, comprenant les autres et étant compris d’eux » (Schütz 1987 : 16). Toute interaction sociale repose ainsi sur une « foi pratique : nous croyons en l’existence d’autrui parce que nous agissons avec lui et sur lui » (Laoureux 2008 : 170).

Tant dans la vie quotidienne que dans le contexte d’un projet de recherche, la compréhension d’autrui suppose que nous cherchions à répondre à un ensemble de questions : que veut-il faire ? Pourquoi le fait-il à ce moment-ci ? Comment en est-il arrivé à ce choix ici et maintenant ? Autrui me dit que je l’ai bien compris dans la mesure où je sais lui communiquer que je saisis son agir depuis son point de vue dans le contexte de ses projets et de son histoire de vie. Le danger qui guette toute interprétation de la conduite d’autrui consiste à ce « qu’on se mette insidieusement à penser à la place de ceux qu’on croit comprendre et qu’on leur prête plus ou moins autre chose que ce qu’ils pensent » (Lévi-Strauss 2000 : 720). Cela est vrai dans notre vie quotidienne comme dans notre vie professionnelle. C’est afin d’éviter ce danger que Bourdieu parle de « l’objectivation participante » comme pratique qui « permet à l’analyse de saisir et de maîtriser les expériences sociales pré-réflexives du monde social qu’il tend à projeter inconsciemment sur les agents ordinaires » qu’il fréquente sur le terrain (Bourdieu 2003 : 293-294).

Au style cognitif correspondant à l’attitude du sens commun, Schütz oppose le style cognitif emprunté par le chercheur, pour lequel « le monde de la vie se transforme d’une réalité naturellement relative aux aspirations vitales des êtres humains en une réalité à penser de façon désintéressée » (Goulet 1971 : 192). Le chercheur appréhende ce monde à la lumière des questions qui se posent dans sa discipline. C’est ce que fait Bourdieu en Algérie lorsqu’il :

[S]e saisit de la sociologie comme d’une ressource pour comprendre le monde qui l’entoure, donner un sens à ce dans quoi il se trouve pris [la guerre d’Algérie et ses séquelles] [...] – et, du même coup, prendre par rapport à l’émotion immédiate, une distance réflexive.

Boltanski 2003 : 153[2]

Bref, entrer dans une profession, quelle qu’elle soit, c’est « apprendre à se connaître, à obtenir d’un soi, qui se révèle comme autre au moi qui l’utilise, une évaluation qui deviendra partie intégrante de l’observation d’autres soi » (Lévi-Strauss 1973 : 48).

Dans toute interaction sociale – y compris celle du chercheur avec les personnes rencontrées sur le terrain ainsi que celle du chercheur communiquant avec ses pairs ou avec un public plus large – nous présumons en effet que nous sommes l’un pour l’autre des subjectivités capables d’exprimer et de comprendre nos intentions et nos actions selon leurs significations subjectives. Lorsqu’autrui s’adresse à moi, ou moi à autrui, par exemple, « la volonté de parler est une même chose avec la volonté d’être compris » (Merleau-Ponty 1953 : 74). Par nos questions et réponses successives, nous déterminons pas à pas le déroulement de nos échanges dans la vie quotidienne ainsi que dans le champ d’études auquel nous participons[3]. C’est en nous orientant vers la conscience d’autrui telle que manifestée dans des signes tangibles que nous tentons de percevoir son activité selon son point de vue. Nous pouvons ainsi reconnaître que « Verstehen est donc avant tout non pas une méthode utilisée par le chercheur en sciences sociales, mais la forme expérientielle particulière selon laquelle la pensée courante s’approprie le monde socioculturel par la connaissance » (Schütz 1987 : 75)[4].

Sans ce postulat de l’intersubjectivité du monde de la vie et la possibilité pour le chercheur de s’en distancer afin de le penser, d’en élaborer des théories, l’enquête de terrain n’a pas de sens. Les produits de l’enquête ethnographique – thèses, communications, articles savants et monographies – traduisent les perspectives théoriques, les méthodes et les postulats épistémologiques d’une communauté de chercheurs. Que voulaient faire Claude Lévi-Strauss, Marc Augé et Johannes Fabian lorsqu’ils ont respectivement écrit Tristes Tropiques (1955), Les formes de l’oubli (2001) et Anthropology with an Attitude : Critical Essays (2001) ? Que signifie devenir anthropologue pour chacun d’eux ? De quelle compréhension de l’enquête du terrain se sont-ils fait les témoins ? Comment en font-ils la promotion ? Vers quel degré d’intersubjectivité ont-ils tendu afin d’atteindre leurs objectifs de recherche ? C’est sur ces questions que je m’arrête dans les pages qui suivent.

La démarche structuraliste

Dans Tristes Tropiques, promue par les Éditions Plon comme « les confessions d’un ethnologue », Lévi-Strauss (1955) présente le terrain comme « l’aspect négatif de notre métier » qui consiste en ce temps « de privations et d’écoeurante lassitude » consacré « à la collecte d’un mythe inédit, d’une règle de mariage nouvelle, d’une liste complète de noms claniques, ces vérités que nous allons chercher si loin » (ibid. : 13). Nous sommes ici confrontés à une vision du terrain comme expérience qui consume un temps précieux : le temps de se rendre à l’endroit où se fera l’enquête et d’en revenir afin d’écrire et d’éventuellement publier ; le temps qu’il faut pour négocier l’accès à un territoire, à un groupe et à des personnes détenant des informations privilégiées ; bref, tout ce temps qu’il faut pour ramener chez soi des vérités au sujet de la vie d’autrui. C’est ainsi que « L’aventure n’a pas de place dans la profession d’ethnographe ; elle en est seulement une servitude, elle pèse sur le travail efficace du poids des semaines ou des mois perdus en chemin » (ibid.).

Dans cette perspective, la rencontre d’autrui est tout à fait instrumentale. Si nous passons du temps avec autrui, c’est uniquement parce qu’il détient des données qu’il nous manque au sujet de sa pensée, sa mythologie, son organisation sociale, son histoire. Le chercheur passe le temps qu’il lui faut dans une population locale afin de trouver ce dont il a besoin pour faire avancer les connaissances dans son champ d’étude et répondre ainsi aux attentes de la communauté scientifique qui cherche à connaître objectivement tout ce qui l’intéresse. Lorsqu’il écrit, non pas des confessions, mais une oeuvre savante, il disparaît du texte, tout comme ses sources d’information.

Cette conception de la recherche est évidente dans le compte-rendu que Lévi-Strauss fait du treizième volume du Handbook of American Indians qui porte sur les Indiens des Plaines Lévi-Strauss (2002). D’emblée, il relève une faiblesse importante dans ce Handbook… : son orientation historique qui, en répondant aux attentes des peuples autochtones contemporains, l’éloigne des problèmes qui intéressent les ethnologues :

Au lieu de voir dans chaque culture un objet privilégié doté d’une réalité propre, on la ramène à une phase momentanée d’un devenir historique qui, sous d’autres formes, se poursuit ininterrompu de nos jours. Le Handbook se sépare donc d’une perspective ethnologique classique. Il lui substitue la vision que des peuples toujours vivants peuvent avoir de leur passé. Il convient de prendre acte de ce changement d’optique que l’histoire récente des États-Unis et du Canada, la reconnaissance des droits des premiers occupants, la place que leurs descendants revendiquent, expliquent suffisamment.

Lévi-Strauss 2002 : 169

Dans cette perspective ethnologique classique évoquée dans Tristes Tropiques et reprise ici près de cinquante ans plus tard, l’expérience du chercheur sur le terrain ainsi que les transformations historiques vécues par les peuples chez qui il se rend sont extrinsèques aux données dont il faut rendre compte dans un cadre théorique donné.

Il est révélateur à ce sujet que Lévi-Strauss ait écrit qu’il soit « probablement plus fidèle que tout autre à la tradition durkheimienne » (Lévi-Strauss 1955 : 64). Ce que Durkheim a préconisé et mis en oeuvre est une science de la société, cherchant par une application rigoureuse des règles de la méthode scientifique à dégager des lois qui expliqueraient les faits sociaux. La société est d’ailleurs pour Durkheim un phénomène naturel qui obéit aux lois de la nature, selon lesquelles tous les êtres, y compris les sociétés humaines, passent d’une organisation simple à une organisation de plus en plus complexe, entraînant ainsi une interdépendance de plus en plus grande entre les éléments qui constituent l’ensemble. Lévi-Strauss abonde dans ce sens lorsqu’il écrit : « Ma pensée est elle-même un objet. Étant “de ce monde”, elle participe de la même nature que lui » (ibid : 60).

Depuis Les formes élémentaires de la vie religieuse (Durkheim 1994 [1912]) jusqu’aux Structures élémentaires de la parenté (Lévi-Strauss 1949) transparaît la conviction profonde que « La première règle et la plus fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses » (Durkheim 1963 [1895] : 108)[5]. À ce sujet, Kerk (2005 : 208) nous rappelle qu’au début de La Pensée Sauvage (1962), Lévi-Strauss cite Balzac :

La Société ne fait-elle pas de l’Homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d’État, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc. Il a donc existé, il existera de tout temps des Espèces Sociales comme il y a des Espèces Zoologiques.

Balzac 1940-1950 : I, 4, cité par Lévi-Strauss 1962 : 221

Toutes ces espèces sont autant d’êtres dont il faut comprendre les structures et mettre en lumière les relations qui les rendent intelligibles.

Les sujets ne peuvent donc pas éclairer le chercheur sur les caractéristiques de cette mécanique, pas plus que les locuteurs d’une langue ne peuvent définir les phonèmes que le linguiste – quelqu’un de l’extérieur – identifie grâce à sa méthode d’analyse. De même, les sujets suicidaires ne pouvaient aider Durkheim qui cherchait les raisons sociologiques des variations du taux de suicide dans les sociétés. Sa science appelait des données quantitatives, non qualitatives, parce qu’elle avait pour objet un fait social, non un fait psychologique.

S’il est vrai que pour Lévi-Strauss « l’anthropologie était scientifique et naturaliste dans le sens où la linguistique structurale était devenue scientifique » (Bloch 2009 : 1)[6], le caractère scientifique de son ethnologie n’est pas dépendant « d’une conception irénique suivant laquelle le langage servirait docilement la description d’objets littéralement offerts à notre observation » (Dubuisson 2002 : 312). Comme l’affirme Carani :

Dans la tradition positiviste qui est la sienne, Lévi-Strauss propose [...] une activité quasi normative dont le sens est de reproduire la règle (la loi) par laquelle l’information prélevée sur le terrain peut être rassemblée et discutée scientifiquement.

Carani 1992 : 150

Loin d’un positivisme naïf, Lévi-Strauss élabore des modèles dont la mécanique « se déclenche hors de la conscience des sujets » (Lévi-Strauss 2000 : 714).

En effet, les objets dont se préoccupe Lévi-Strauss sont constitués dans la mesure où il élabore un modèle qui rende compte de la multiplicité des phénomènes concrets observés par lui ou par d’autres. Qu’il s’agisse du totémisme, de mythes ou de mariages, Lévi-Strauss fait apparaître une structure, soit des relations d’opposition entre des unités appartenant à un même domaine.

La structure ne se réduit pas au système, ensemble composé d’éléments et de relations qui les unissent. Pour qu’on puisse parler de structure, il faut qu’entre les éléments et les relations de plusieurs ensembles apparaissent des rapports invariants tels qu’on puisse passer d’un ensemble à l’autre au moyen d’une transformation.

Lévi-Strauss et Eribon 1988 : 159

C’est ainsi qu’il écrit avoir :

[T]enté de réduire la confuse multiplicité des règles de parenté et de mariage, dépourvue d’intelligibilité à un petit nombre de types simples, chacun doté d’une valeur explicative ; de montrer qu’à partir de ces types simples on pouvait déduire des types plus complexes ; qu’entre tous ces types existaient des rapports de transformation.

Lévi-Strauss 2000 : 717

Dans sa postface au numéro de L’Homme consacré à cinquante ans d’étude des systèmes de parenté, Lévi-Strauss saisit l’opportunité de rectifier des propos qui lui ont été attribués. « Combien de fois me faudra-t-il aussi répéter qu’il est indifférent à la théorie que les hommes échangent les femmes ou bien l’inverse ? », demande-t-il (ibid.). En précisant qu’il n’a « jamais décrété que les hommes étaient les agents et les femmes les sujets de l’échange » (ibid.), il ajoute que les faits ethnographiques lui ont « simplement appris que, dans la grande majorité des sociétés, les hommes font ou conçoivent les choses de cette façon et qu’en raison de sa généralité, cette disparité offre un caractère fondamental » (ibid. : 717-718). C’est en tant que savant que Lévi-Strauss s’adresse ici à des collègues afin de corriger des erreurs d’interprétation de sa pensée et d’affirmer la validité de son approche structuraliste. Il démontre ainsi le caractère social de sa carrière scientifique. Il peut dire à ses collègues qu’ils ont mal interprété sa pensée, espérer qu’avec ces éclaircissements ils sauront mieux apprécier sa valeur dans l’avancement des connaissances (Barry 2000).

La démarche interprétative

Nonobstant sa perspective structuraliste, sur le terrain, Lévi-Strauss est confronté à ce qui se passe dans la conscience des Nambikwara avec lesquels il passe trois mois durant la saison sèche en 1938. Lévi-Strauss leur donne « des feuilles de papier et des crayons dont ils ne firent rien au début » mais sur lesquelles ils s’occupèrent bientôt à « tracer des lignes horizontales ondulées » (Lévi-Strauss 1955 : 339). Aux yeux de Lévi-Strauss pour qui ce fait n’a aucun intérêt ethnologique, les Nambikwara imitent un art dont ils ne comprennent pas véritablement la nature. Ils en saisissent toutefois le caractère symbolique. C’est pourquoi le chef de la bande lui réclame un bloc-notes qu’il se met lui aussi à utiliser. À partir de ce moment là, « nous sommes pareillement équipés quand nous travaillons ensemble » (ibid. : 340). Le chef transforme ainsi le travail de l’ethnologue en collaboration. Dorénavant le chef ne répond pas directement aux questions de Lévi-Strauss ; il lui présente plutôt les lignes qu’il trace dans son bloc-notes et il attend qu’il les lise. S’il ne sait pas lire ce que Lévi-Strauss rédige dans son bloc-notes, ce dernier ne peut non plus saisir ce que le chef a inscrit dans le sien. Le chef crée ainsi une situation d’interdépendance. Dorénavant, c’est en déchiffrant ce qu’il a inscrit dans son bloc-notes que le chef répond aux questions de Lévi-Strauss, comme s’ils étaient l’un et l’autre des érudits : un savant venu d’ailleurs en quête du savoir de l’autre, lequel le lui transmet sous un mode nouveau (Wilcken 2010 : 102-103). C’est ce genre d’interaction sans intérêt pour l’ethnologie classique qui intéresse au plus haut point les anthropologues qui, à partir des années 1970, adoptent la perspective interprétative (Geertz 1972, 2003).

Marc Augé, qui travaille dans cette perspective, s’inspire des notions de récit, de fiction et d’intérêt pour penser la relation entre l’ethnologue et les personnes rencontrées au cours de son enquête[7]. Il demande en premier lieu si « la vie réelle que nous vivons et dont nous sommes témoins chaque jour, ethnologues ou non, psychologues ou non, herméneutes ou non, ne se présente pas comme un entrelacs d’histoires, d’intrigues, d’événements, qui impliquent la sphère privée ou la sphère publique » (Augé 2001 : 44). Ces histoires « que nous nous racontons les uns aux autres avec plus ou moins de talent et de conviction » (ibid. : 45) se construisent « comme fiction au sens large (non comme fiction antonyme de la vérité du récit prétendu “vrai” des historiens, mais comme narration, scénario obéissant à un certain nombre de règles formelles » (ibid. : 47)[8]. Qu’est-ce que savoir se présenter ou savoir présenter le résultat de son travail, sinon maîtriser des codes de communication verbaux et non-verbaux établis, conscients et inconscients, connus dans une communauté interprétative ? C’est ainsi que se constitue le sentiment que nos vies sont bien réelles, ancrées dans une vie sociale partagée avec autrui.

Augé note ensuite que dans la vie quotidienne tous les récits n’intéressent pas tout le monde : « Ils passionnent ceux qu’ils impliquent (les amateurs de foot, les collègues de bureau, les militants d’un parti) et ils laissent totalement indifférents ceux qu’ils n’impliquent pas » (ibid. : 58). C’est dire que « L’extériorité du regard et de l’oreille, en ces domaines, peut être totale, absolue : “Tu sais, pour moi, toutes ces histoires, c’est du chinois !” » (ibid. : 59). Dans tous les domaines, connaissance et passion sont intimement liées. Dans le champ professionnel, c’est cette dernière qui oriente en quelque sorte le choix d’une école de pensée, d’un thème de recherche, d’un auteur.

[Si] être normalien philosophe dans les années ’50 [...] voulait dire être au sommet de la hiérarchie universitaire, être consacré suprêmement par l’institution universitaire, à une époque où la philosophie était triomphante […] [par contre,] passer de la philosophie à la sociologie, c’était jeter ses galons […] [et équivalait à] une décadence, une dégradation.

Bourdieu 2005 : 327

Ce passage de la philosophie à la sociologie que Bourdieu dit « être pratiquement le seul » de sa génération à avoir fait, il l’a réussi, non pas directement, mais par une voie intermédiaire, celle de l’ethnologie.

Pourquoi : parce que l’ethnologie que Lévi-Strauss venait de rebaptiser « anthropologie », c’était toutes les noblesses réunies. L’anthropologie structurale était ce qu’on faisait de mieux et les philosophes les plus arrogants étaient obligés de parler de l’anthropologie.

Bourdieu 2005 : 327

C’est dire que selon les périodes certains choix professionnels s’avèrent plus prestigieux que d’autres[9]. Dans une certaine mesure, choisir c’est toujours faire bande à part, chaque groupe s’alimentant de découvertes et d’histoires qui les touchent de près et les distinguent ainsi des autres.

En troisième lieu, Augé reconnaît que la vie des autres rencontrés par l’ethnologue sur le terrain paraît toujours moins réelle que celle qu’il ou elle vit dans son pays d’origine. C’est là que se trouvent son gagne-pain, ses amours, ses parents et amis, bref, tout ce qui pour Schütz constitue le monde de la vie. Selon Augé, l’anthropologue qui rencontre autrui dans son monde de la vie doit toutefois éviter d’oublier ses propres fictions :

[…] [S]i nous définissons les autres comme vivant une sorte de fiction (dans laquelle, ne l’oublions pas, interviennent une multiplicité de personnages bizarres : dieux, esprits, sorciers...), nous nous définissons par là même comme observateurs objectifs, tout au plus appliqués à ne pas nous laisser entraîner dans les histoires des autres, à ne pas nous laisser imposer un rôle ; ce faisant, nous ne pensons pas aux fictions que nous vivons nous-mêmes.

Augé 2001 : 46-47

Ces fictions vécues par l’anthropologue sont de deux ordres : personnel et professionnel. Dans les deux cas elles rejoignent la manière dont Geertz définit la culture : comme « “systèmes de significations” socialement disponibles – croyances, rites, objets porteurs de sens – qui ordonnent la vie subjective et orientent le comportement extérieur » (Geertz 1972 : 110). Tant dans sa profession qu’hors d’elle « l’individu n’éprouve son identité propre que dans et par la relation avec autrui » construite selon des « règles [qui] lui préexistent toujours » (Augé 2006 : 37).

Que penser, et que faire comme anthropologue, une fois que l’on est confronté à des récits qui, à prime abord, paraissent bizarres ? Selon Augé, l’anthropologue peut et doit devenir « l’observateur [qui] enregistre des “fictions”, des “narrations” qui lui sont assez largement étrangères mais dans les raisons desquelles il peut entrer » (Augé 2001 : 62)[10]. Dans la lignée de Schütz et de Weber, Augé et Geertz ont raison : qui que nous soyons, et où que nous soyons, c’est par la maîtrise de codes « socialement disponibles » que nous communiquons ou conversons. Ainsi, poursuit Augé,

L’expression « d’ethnologie participante » n’a pas d’autre signification et ne présuppose aucune espèce de fusion mystique avec les autres. On peut entrer dans les raisons d’un individu ou d’une collectivité sans se confondre avec eux.

Augé 2001 : 62

Afin de préciser ce qu’il entend par « ethnologie participante », Augé ajoute :

Lorsque, à propos des faits de sorcellerie, Evans-Pritchard confessait être parvenu à raisonner dans les termes de ses interlocuteurs azandé, il ne faisait rien d’autre que désigner sa familiarité avec une rhétorique et une grammaire particulières et sa compréhension des récits qui les mettaient en oeuvre.

Augé 2001 : 62

Nous rejoignons tout à fait Augé sur ce point. Parmi les Dènès Tha du nord-ouest albertain avec lesquels j’ai vécu six mois par année de 1980 à 1985, j’ai dû faire comme Evans-Pritchard parmi les Azandé. Au terme de mon premier terrain, j’étais satisfait des progrès que j’avais faits dans l’apprentissage de la langue et de la connaissance de plusieurs familles de cette communauté de près de 1 500 habitants. J’appris cependant par l’entremise d’un linguiste y travaillant aussi qu’un ancien m’accusait de m’associer à un autre guérisseur afin de lui enlever son pouvoir de guérison. La transmission d’un message par un tiers correspond tout à fait au style dènè de communication interpersonnelle. Je m’identifiais comme chercheur ; on m’identifiait comme associé dans un complot.

Quelques jours suivant cette prise de conscience, je fus invité à participer à une tente de sudation (sweatlodge) dans une communauté voisine. C’est dans ce contexte que j’exprimai ma surprise devant l’accusation faite, ne comprenant pas d’où elle provenait ni ce qu’elle signifiait. Après m’avoir entendu, l’ancien qui présidait à la cérémonie me dit :

C’est simple. Il t’accuse de lui enlever son pouvoir parce qu’il ne sent plus son pouvoir aussi souvent qu’avant ; il ne le sent pas aussi souvent qu’avant parce que moins de gens viennent le voir comme guérisseur ; moins de gens le voient comme guérisseur parce qu’ils se rendent plus nombreux chez l’ancien avec qui tu travailles le plus ; ils sont plus nombreux à se rendre chez lui avec leurs maux parce qu’il a plus de prestige ; il a plus de prestige parce que tu passes presque tout ton temps avec lui et sa famille étendue.

Goulet 1998 : 18

Il m’a fallu cette analyse sociologique on ne peut plus concise pour comprendre le sérieux de l’accusation et saisir aussi comment y répondre : diminuer mes visites chez l’ancien avec lequel je m’étais démesurément engagé et répartir mes visites plus ou moins également parmi tous les clans de manière à ce que l’ancien de chacun d’eux ne se sente pas lésé par rapport aux autres. C’est ce que je fis dès mon deuxième terrain. Je n’entendis plus jamais d’accusation de genre. J’avais su raisonner et agir selon les termes de mes interlocuteurs dènès en m’appuyant sur de bonnes capacités d’interprétation essentielles à ce qu’Augé appelle l’« ethnologie participante ».

La démarche expérientielle

Selon Ewing (1994 : 571), promouvoir une vision interprétative de la recherche est lié à une volonté de se protéger à tout prix de « la possibilité d’entrer ou de croire dans le monde des gens [rencontrés] sur le terrain »[11]. C’est lorsqu’elle se rendit chez les Sufis du Pakistan afin d’étudier cette tradition qu’elle fut immédiatement confrontée au point de vue des gens selon lesquels « une véritable compréhension [du soufisme] était indissociable d’une expérience personnelle et d’une véritable croyance » (ibid. : 572). Au dire d’un Pakistanais : « Il est malheureux que vous n’ayez pas pu avoir vous-même l’expérience du sufisme – comme avoir du champagne au lieu d’un simple coca-cola » (ibid.)[12]. Elle se mit donc à l’école d’un saint local (pir) reconnu pour son pouvoir spirituel (baraka). À sa grande surprise, il lui apparut éventuellement dans un rêve tel que celui-ci le lui avait prédit. « Elle fit l’expérience du saint tel que plusieurs de ses informateurs l’avaient fait parce qu’elle était devenue membre d’une communauté d’émotions que partageaient ses informateurs » (Marranci 2008 : 77)[13].

Tout comme Ewing, Fabian soutient qu’il ne suffit pas d’entrer dans les raisons de l’autre pour faire avancer les connaissances ethnographiques : « [U]ne grande partie de notre recherche ethnographique est menée à son meilleur lorsque nous sommes “hors de notre entendement”, soit lorsque nous relâchons nos contrôles intérieurs, oublions nos objectifs, nous laissons aller » (Fabian 2001 : 31)[14]. Il fait valoir que si les explorateurs et, à leur suite, les ethnographes travaillant dans les traditions positiviste et interprétative « chantèrent, dansèrent ou jouèrent rarement » avec leurs hôtes, c’est que « leurs conceptions de la science et de leurs règles d’hygiène leur fit rejeter chanter, danser et jouer comme source de connaissance ethnographique » (ibid. : 127).

En mettant en lumière la dimension extatique du travail sur le terrain, Fabian rejette « le sens courant du terme comme comportement non rationnel, erratique, escapiste, ou enthousiaste (tel que décrit, par exemple, dans les études des cultes » (ibid. : 8). L’extase ou la sortie de soi ne constitue pas une méthode de recherche parmi d’autres, « quelque chose à faire dans la pratique ethnographique – se saouler ou se droguer, perdre la tête en raison de la fatigue, de la douleur ou du délire produit par la fièvre, ou se surexciter de quelque façon que ce soit » (ibid. : 181). Loin d’être « un type de comportement », l’extase est une « qualité de l’action et de l’interaction humaine – qui crée le terrain commun de la rencontre » avec l’autre, dans son milieu de vie (ibid. : 8). En d’autres termes encore, « L’extase, dans le sens non banal du terme, est (tout comme la subjectivité) un pré-requis, plutôt qu’un empêchement, à la production de la connaissance ethnographique » (ibid.). L’extase est donc une condition qui nous ouvre la porte à des territoires inexplorés. Il s’ensuit alors que « l’autobiographie est une condition de l’objectivité ethnographique » (ibid. : 12).

D’autres anthropologues ont rapporté des exemples semblables. Barbara Wilkes raconte que lors de sa préparation en vue de sa participation à une danse du soleil parmi les Kainai du sud de l’Alberta, elle eut un rêve lucide. Celui-ci commence par la sensation que quelqu’un l’appelle. Plus ou moins consciente, elle répond : « Laisse-moi tranquille. Vas-t-en. Je suis fatiguée. Laisse-moi, c’est tout » (Wilkes 2007 : 69)[15]. Aux appels qui se répètent, elle répond de la même manière, puis se rend compte que sa résistance est vaine. Elle se tourne vers la voix qui se fait insistante et à sa grande surprise elle voit un aigle debout au bout de son lit. C’est en anglais qu’il lui dit simplement « Viens avec moi ». Lorsqu’elle lui dit qu’elle ne sait pas voler, il lui répond : « Attrape les plumes de ma queue ». Aussitôt fait, ils s’envolent (ibid. : 70). Au terme d’un long vol ils atterrissent au pied d’un arbre au centre d’un site utilisé pour la danse du soleil où elle reçoit quatre bouts de bois ; après quoi elle se réveille assise dans son lit (ibid. : 71). Intriguée par le rêve, elle consulte Maurice, son maître, qui l’initie au monde des Kainai et la prépare à la danse du soleil. Maurice lui révèle alors que l’aigle est son animal protecteur, et que parmi les siens, il a pour nom Naatsohsowaatsis (dernières plumes de la queue de l’aigle) (ibid. : 74). Maurice voit dans le rêve de Wilkes l’indication que l’aigle approuve qu’elle soit intégrée dans le cercle de la cérémonie de la danse du soleil (ibid. : 75).

Pour Wilkes, il s’agit d’une expérience d’extase, au sens de Fabian, qui ne signifie pas qu’elle soit devenue indigène (gone native). Ces expériences, précise-t-elle, sont « l’occasion d’avoir un aperçu des expériences et réalités morales, émotionnelles, physiques, intuitives et spirituelles d’autrui en prenant part aux transformations dont nos hôtes font l’expérience » (ibid. : 76). Elle fait évidemment plus qu’enregistrer des « fictions » ou des « récits bizarres » qui lui sont étrangers « mais dans les raisons desquelles [elle] peut entrer » (Augé 2001 : 62). Elle a vécu le type d’expérience qui exprime et autorise sa participation de plus en plus profonde au monde d’autrui. Elle atteint ainsi un degré d’expérience interculturelle que les tenants de l’approche interprétative s’interdisent de vivre et ne peuvent donc pas intégrer éventuellement dans leur recherche. Elle est en un sens devenue autre en rencontrant l’autre sur son propre terrain. C’est ainsi qu’elle se retrouve véritablement avec lui chez lui.

Denise Nuttall (2007 : 323) rapporte une expérience semblable vécue au cours de son long apprentissage du jeu de tambour (tabla) aux Indes ainsi qu’aux États-Unis. Les adeptes de cette tradition musicale l’apprennent de maîtres avec lesquels ils sont dans une relation de disciple (guru-shishya parampara). Dans cette communauté d’apprentis, il est connu que les maîtres visitent leurs disciples dans leurs rêves. Elle devient disciple de Zahir Hussain, fils d’Allah Rakha, accompagnateur de Ravi Shankar, musicien sitariste qui fit connaître la musique indienne au monde. Ce dernier lui apparaît au milieu de la nuit dans la deuxième année de son apprentissage. C’est d’abord sa voix qu’elle entend quelques instants après s’être éveillée avec un sentiment que son corps était tellement lourd qu’elle allait tomber à travers son lit sur le plancher. Zahirji[16] lui dit : « Détends-toi, tu dois passer à travers ça » (ibid. : 345). Sachant qu’il est avec elle, elle se détend aussitôt. Elle ne le voit pas mais l’entend jouer de la musique. Elle voyage avec lui aux Indes, en Thaïlande, en Chine et au campus de Berkeley où (elle devait l’apprendre plus tard) il enseignait ce soir-là. Tout au long de ce périple elle se demande : « Où est Zahirji ? ». Lorsqu’il apparaît devant elle, il est vêtu de blanc et lui dit : « Tu dois toucher mes pieds », ce qu’elle fait, après quoi ils reprennent leur voyage ensemble. Le matin suivant elle se souvient du rêve mais pas de la musique qu’elle a entendue durant la nuit (ibid. : 346).

Intriguée par cette expérience, Nuttall demande à un collègue anthropologue hindou s’il douterait de ses rêves avec son maître. « Non », répond-il, « tout le monde sait que le guru te donne le troisième oeil, la voie vers la connaissance » (ibid.). Ce que « tout le monde sait » correspond à ce qui au sein d’une culture est « accepté comme incontestable » (Schütz 2007 : 118) et permet ainsi de vivre avec autrui de façon intelligente et intelligible. L’expérience de Nuttall, tout comme celle des autres adeptes de la tradition musicale hindoue à laquelle elle s’initie, font qu’ils apprennent et comprennent tour à tour beaucoup plus qu’ils ne pensaient apprendre et comprendre. Ces adeptes le font dans la mesure où ils et elles consentent profondément à toutes les dimensions de leur apprentissage – le vivant, tel que Fabian le suggère, en se laissant aller. Ils activent des capacités d’immersion dans le monde de la vie d’autrui dont ils ne soupçonnaient pas l’existence au départ. Ces expériences extatiques, au sens où l’entend Fabian, leur permettent de faire l’expérience intégrale de réalités sociales qui leur étaient étrangères. Leur ethnographie ne perd pas en objectivité, elle gagne en faisant clairement voir ce dont il est question dans les propos entendus des personnes rencontrées sur le terrain.

Dans ces trois récits, les rêves – nocturnes ou éveillés – occupent une place importante dans l’insertion de l’anthropologue dans un nouveau milieu. Dans un rêve éveillé, tout comme dans un rêve nocturne, « le monde de l’imaginaire a son autonomie », ce qui veut dire que « celui qui imagine n’a pas l’impression de fabriquer ces images mais sent plutôt qu’il participe à un processus qui existe déjà » (Price-Williams 1992 : 249, cité dans Goulet 2000 : 66). À la suite des fréquentations d’un maître sufi par Erwing, d’un maître Kainai par Wilkes et d’un maître hindou par Nuttall, ces anthropologues deviennent biculturelles à un degré qu’elles n’anticipaient pas. Elles démontrent ainsi le potentiel qu’a une expérience de terrain de déstabiliser le chercheur et de l’appeler du même coup à devenir autre parce qu’« il se reconnaît [...] non comme une pure intelligence contemplatrice, mais comme l’agent involontaire d’une transformation qui s’opère à travers lui » (Lévi-Strauss 1963 : 11). La notion d’ethnologie participante prend un nouveau sens dans la mesure où nous nous éloignons des perspectives structuraliste ou interprétative discutées plus haut.

La démarche expérientielle évoquée ici dans des exemples tirés de contextes initiatiques est aussi empruntée par les chercheurs qui deviennent des apprentis dans de nombreux autres contextes de vie (Harris 2007). Tel que démontré dans l’introduction à ce numéro de la revue Anthropologie et Sociétés, tous les chercheurs qui tirent profit de l’aspect extatique du terrain s’engagent dans de nouvelles formes d’écriture qui appellent l’inclusion de l’anthropologue dans son ethnographie. Ces récits mettent en valeur « non seulement les expériences d’un auteur vivant dans un milieu étranger mais l’interaction mutuelle entre l’auteur et sa communauté d’accueil, illuminant l’Autre autant que le soi » (Gottlieb 1993 : 571). C’est ainsi que la séparation positiviste entre le chercheur et son objet de recherche laisse place aux perspectives interculturelles et intersubjectives caractéristiques de l’anthropologie narrative. Ce passage met en évidence que :

Les conditions très altérées de la recherche ethnographique – qui, pour simplifier une histoire vieille de plus d’un siècle, est allée de la collecte d’objets au tête-à-tête avec des hommes – font qu’à ces études, on demande aujourd’hui davantage.

Lévi-Strauss 2000 : 719

C’est à cette demande de dépasser les contraintes des approches positivistes, structuralistes et interprétatives en anthropologie qu’a répondu l’approche expérientielle.

Conclusion

Dans leur ambition de comprendre la vie des humains dans le plus grand nombre de contextes sociaux possibles, les anthropologues ont toujours privilégié l’enquête sur le terrain. Cet article a démontré qu’au cours de l’histoire, les chercheurs se distinguent par ce qu’ils jugent souhaitable comme résultat d’un terrain. Dans la tradition structuraliste ou positiviste, le chercheur se constitue un soi scientifique afin d’appréhender ce qu’il observe d’une manière qui échappe aux personnes rencontrées sur le terrain. Dans la tradition interprétative, le chercheur réussit son terrain dans la mesure où il parvient à une description dense de l’autre dans son monde de la vie, selon ses « fictions ». Enfin, dans la tradition expérientielle, la connaissance d’autrui est générée par le biais d’une participation radicale dans son monde de la vie. Le chercheur qui consent à faire une profonde expérience interculturelle met en valeur l’aspect extatique de son terrain.

S’engager dans cette voie équivaut à persévérer « avec l’ethnographie quels que soient les obstacles » afin « de tracer son chemin hors d’une tradition que l’on veut et préserver et changer » (Marcus 1998 : 231 et 234, dans Goulet et Miller 2007 : 1). L’aspect de la tradition à préserver est celui du terrain intensif, chez soi ou à l’étranger, comme condition de l’avancement des connaissances fondées sur l’ethnographie ; l’aspect de la tradition à changer est celui de l’exclusion absolue du chercheur de son ethnographie, particulièrement lorsqu’il s’agit d’exclure des événements ou des expériences qui mettent en question ses présupposés épistémologiques, ontologiques et éthiques. La réflexion sur les moments clés de la transformation vécue sur le terrain est donc essentielle à l’avancement des connaissances ethnographiques.

Il est possible de dépasser les perspectives positiviste et interprétative en anthropologie tout en demeurant discipliné dans la recherche de connaissances ethnographiques valides et valables. L’ouverture aux avantages associés à l’aspect extatique du terrain ne dispense pas le chercheur d’avoir des objectifs de recherche clairs et de maîtriser les habilités ethnographiques traditionnelles telles que l’apprentissage des conventions locales et leur respect lorsqu’il communique avec ses hôtes. Tirer profit de l’aspect extatique du terrain, c’est refuser d’écarter de sa vie et de ses travaux les événements transformateurs vécus avec autrui dans son monde de la vie. Nos hôtes, où qu’ils soient, s’attendent à ce que nous prenions sérieusement ce que nous apprenons en vivant avec eux. Ils s’attendent à ce que nous soyons à la hauteur des défis inhérents à une véritable communication interculturelle et intersubjective. C’est alors que la notion d’ethnologie participante prend tout son sens.