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Japan Expo, la plus grande convention de culture japonaise présentée hors du Japon, connaît un succès considérable depuis sa création en 1999. Lors du Japan Expo2010, qui s’est tenu à Paris du 30 juin au 3 juillet, le site de diffusion en VOD (vidéo à la demande) Dramapassion a lancé une campagne commerciale auprès du public européen, organisant pour la première fois la projection en salle d’épisodes de séries télé sud-coréennes[1]. Le contenu de la convention n’a pas cessé de se diversifier : aux mangas, anime (séries d’animation japonaise)[2], jeux vidéo (accompagnés des cosplays des fans) se sont ajoutés la musique populaire – J-pop (pop japonaise), K-pop (pop coréenne) – ainsi que des séries télévisées d’Asie de l’Est, appelées communément « dramas » – J-drama (drama japonais), K-drama (drama sud-coréen), TW-drama (drama taïwanais), C-drama (drama chinois). Si le manga, longtemps redouté des parents, est entré dans les bibliothèques françaises, les dramas restent méconnus du public de l’hexagone[3].

Dans ce contexte, la réception des dramas en France et l’émergence de leurs fans restent un phénomène singulier qui nécessite que l’on s’y attarde. Comment expliquer cette réception des dramas asiatiques en Europe ? Comment la constitution d’une communauté de fans est-elle possible hors de l’offre massive des diffuseurs conventionnels ? Dans le paysage actuel des séries télévisées, dominé par les productions américaines, quel sens donner à l’existence de ce fandom de dramas asiatiques ? Visionner ces dramas en Europe est, à première vue, une pratique culturelle distinctive. Mais pourquoi cette popularité plus prononcée des dramas sud-coréens, alors que les dramas japonais sont plus nombreux et bénéficient du label de « culture populaire japonaise », une culture déjà bien implantée en France ? Quelles sont les logiques socioculturelles de cette passion ? Quels en sont les modes de réception et d’appréciation ?

Nous avons effectué une série d’observations entre 2008 et 2010 sur des sites et forums français dédiés à la culture populaire de l’Asie de l’Est afin de pouvoir décrire et analyser les conditions matérielles et socioculturelles d’émergence du fandom de drama, et interroger le sens socioculturel de ce phénomène. Pour ce travail, nous avons procédé à une cyber-ethnographie du site Dorama-World, dont les membres les plus actifs sont fans de K-drama. Cette méthode consiste à appliquer les principes d’observation et de description ethnographiques dans l’espace virtuel. Pour ce faire, une observation participante avec création d’un profil de membre a été mise en place entre mai 2009 et décembre 2010, après un an d’observation unilatérale en tant que guetteur (lurker) des discussions, interactions et modes de gouvernance du forum. Celui-ci ayant conservé tous les textes postés depuis sa création en 2005, une observation diachronique des activités et identités des membres les plus actifs était possible. En tant que fan et membre déclaré du forum (poster), nous pouvions entrer en interaction avec d’autres membres et poser des questions, minimisant ainsi pour les enquêtés le malaise d’une « présentation de soi » qu’un entretien en face-à-face aurait pu susciter (Goffman 1973 ; Livingston 1990). L’échange de messages privés avec les membres les plus actifs a permis une compréhension poussée des motivations profondes de leurs activités de fan. Cette position peut être considérée comme proche de l’« insider approach » en ethnographie des médias (Jenkins 2006b : 4), car sans connaître et aimer le drama, certaines observations n’auraient pas été possibles.

Internet, globalisation et transformations de la culture télévisuelle

L’émergence d’un public actif et créatif

L’avènement des téléréalités a suscité une prise de conscience académique sur les mutations de la culture télévisuelle. En France, la diffusion de Loft Story[4], événement médiatique de l’année 2000, a marqué un tournant. La réception sociale de cette émission a été interprétée comme signe ultime de la perméabilité entre fiction et réalité, ainsi qu’entre espaces public et privé (Jost 2004 ; Mehl 2007). Cette discussion avait déjà été engagée avec l’apparition des téléréalités au début des années 1990. L’élément nouveau était l’usage massif de moyens interactifs pour la participation du public en temps réel – par le vote – ainsi que pour la communication avec les participants. Depuis lors, le terme d’« interactivité » est entré dans les débats, malgré les divergences d’opinions concernant la nature de celle-ci : une interaction conditionnée par les médias est-elle toujours « interactive » ? Avec les émissions de téléréalité, les chercheurs sont définitivement entrés dans l’étude des publics. Les observer a mis en évidence la nature de plus en plus créative et participative de leurs activités par le biais des moyens numériques.

Dans les pays anglophones, la prise de conscience du public comme sujet actif s’est développée dès la fin des années 1970 et tout au long des années 1980. Les chercheurs en Cultural studies (Morley 1980, 1992) ont observé que la réception d’un contenu télévisuel ne se limite pas au moment de la diffusion de l’émission, mais va au-delà, avec les activités des fans, au sein de communautés qui se constituent autour de l’émission. Grâce au développement d’Internet, le public peut écrire, publier plus facilement et massivement des « fanfictions » et « fan critiques », créer des sites et des « fan videos », cherchant nouer des contacts pour échanger et partager cette passion (Hills 2002 ; Jenkins 2006b). À travers ces activités se développe un sentiment d’appartenance à une communauté virtuelle, dans laquelle les membres partagent un même langage et une même volonté de participation médiatique.

Internet et changements du mediascape

Le développement mondial de l’Internet haut débit a changé le visage du mediascape en même temps que s’accroissait la globalisation (Appadurai 1996). De nombreuses recherches se sont intéressées à l’importance croissante des médias transnationaux pour les politiques identitaires des populations migrantes (Mattelart 2007). Or, peu d’observations existent sur les activités de téléaffichage ou de téléchargement de vidéos entre pairs, à l’exception de celles centrées sur le téléchargement illicite dans les pays du Sud et de l’Est (Mattelart 2009) ou sur la culture du « piratage ».

Les mutations de l’« écosystème » médiatique, conséquence de la révolution numérique et de la globalisation, nécessitent une réorientation des problématiques sur plusieurs points. Cette nouvelle technologie rend toutes les données existantes potentiellement disponibles et maniables pour le grand public. Elle offre au plus grand nombre une possibilité infinie de contacts et une quantité tout aussi infinie de contenus culturels, sans avoir à passer par les présélections des médias conventionnels.

Pour ce qui est de l’offre mondiale de séries télévisées, ce changement va de pair avec la diversification des programmes disponibles sur le marché international. L’hégémonie des séries américaines a été grandement critiquée depuis les années 1970 du fait de l’impérialisme culturel qui l’accompagne (Tomlinson 1991). Or, sous l’influence des changements complexes provoqués par le processus de globalisation et les transformations de l’industrie culturelle et médiatique, l’impact de cette hégémonie américaine s’est amoindri. Actuellement, une grande majorité de la population mondiale regarde des Telenovelas latino-américaines, des dramas d’Asie de l’Est ou des séries indiennes produites par Bollywood, parallèlement aux séries américaines, qui conservent un certain monopole mondial (Maigret et Soulez 2007). Certains pays consomment simultanément ces quatre types de séries, qui sont diffusées tout au long de la semaine, comme c’est le cas en Indonésie.

Dans un même temps, ces programmes sont rendus « disponibles » sur Internet par les internautes qui les mettent en ligne volontairement. Auparavant, ce sont des réseaux satellitaires, des vidéocassettes, des CD ou d’autres médias transnationaux qui diffusaient la culture du pays d’origine aux populations migrantes (Mattelart 2007). Grâce à Internet et au travail collaboratif des fans, la disponibilité des contenus ne connaît maintenant plus de frontières – ni spatiales, ni culturelles. L’exemple de l’émergence des fans de dramas sud-coréens en France permet d’illustrer comment se constitue ce circuit global de partage de contenu.

Formation de la communauté globale de fans de K-drama

Pour qu’une activité de fans de drama soit possible en dehors du territoire d’origine, certaines conditions matérielles et une collaboration à échelle mondiale sont nécessaires. Une fois ces conditions matérielles acquises – Internet haut débit, techniques de téléaffichage et téléchargement des vidéos HD et streaming permettant un visionnement en pseudo « temps réel » – un partage des tâches doit avoir lieu : mise en ligne volontaire des vidéos, gouvernance des équipes de traduction recrutées mondialement, entretien de gigantesques plateformes de dramas, constitution de bases de données encyclopédiques comme DramaWiki, création de forums assidument administrés. Le travail de singularisation des objets culturels par chaque individu (Allard et Vandenberghe 2003) complète ce processus collectif. La génération des « natives numériques » s’exprime à travers la production de critiques et de théories sur les dramas, dans les fanzines, les forums, les blogs.

Prenons l’exemple du circuit de consommation globale des K-dramas pour détailler ce processus[5]. Déjà populaires en Asie de l’Est et du Sud – après le phénomène Hallyu (Korean Wave) (Hong-Mercier 2007a, 2007b) – les dramas sud-coréens sont éminemment prisés en Asie et Asie pacifique, que ce soit sur les territoires ou dans les diasporas. Deux à trois heures après la fin de leur diffusion en Corée, les vidéos HD des dramas sont mises en ligne en coréen dans des sites de partage américains. Pour les dramas populaires les plus appréciés, le sous-titrage en anglais est disponible dans les deux jours en moyenne. Par la suite, ils sont traduits en plusieurs langues, dans différents formats de sous-titrages : hardsub[6], softsub[7], sous-titrages collaboratifs rapidement effectués en ligne et en temps réel, ou sous-titrage hors ligne effectué par des équipes formées à cette tâche, dans une organisation mondiale de division du travail entre fans. Certains dramas, suivis par des fansubteams particulièrement organisées, bénéficient de sous-titrages en français et dans d’autres langues en même temps qu’en anglais, directement traduits du coréen. Beaucoup de fans français n’attendent même pas les sous-titres français pour visionner les épisodes.

Le fansub est la forme la plus engagée et la plus impressionnante des activités de fans. Il est pratiqué en équipes et les fansubbers sont recrutés dans le monde entier en fonction de leur volonté de participation et de leurs compétences : programmation des dramas à sous-titrer, traduction des dialogues et des éléments culturels, arrangements techniques (timing, editing etuploading en multi partage). Une fois les informations sur les dramas en production et en programmation dans l’année à venir disponibles, les fansubteams du monde entier se partagent les tâches, afin d’économiser les efforts et d’éviter les doublons.

L’activité de fansub est un don de soi en temps et en énergie, sans compensation matérielle notable ni récompense. Ce travail n’est pas rémunéré[8] et fait courir le risque de poursuites, car il peut être assimilé à du piratage. Les efforts des fansubbers sont néanmoins reconnus et font l’objet de remerciements en ligne. Toutefois, les erreurs de traduction sont rudement critiquées par les fans qui maîtrisent de mieux en mieux cultures et langues asiatiques. Les fansubbers sont des médiateurs indispensables à la constitution du fandom global des dramas, qui demeurent des objets culturels mystérieux pour la majorité des récepteurs occidentaux. Ils forment un public d’élite et d’avant-garde dans la communauté des fans, en intervenant de façon spontanée dans une médiation interculturelle. Ils partagent une même passion, ont des pratiques médiatiques et culturelles communes et ont le sentiment d’être injustement accusés d’illégalité.

La réception des dramas en France : formation d’un intérêt collectif concentré sur un même objet

Les conditions d’émergence des communautés de fans décrites ci-dessus n’expliquent pas pour autant cet engouement collectif pour les dramas asiatiques en France, et encore moins le fandom de K-drama. Ainsi que nous l’avons souligné, les dramas asiatiques attirent de plus en plus de spectateurs français. Le K-drama serait davantage apprécié des internautes, comme en témoigne la création d’un service commercial de diffusion. Pourquoi la France constitue-t-elle un champ d’observation privilégié ? En quoi ce phénomène représente-il un intérêt pour la communauté scientifique ? L’objectif de la présente section est de répondre à ces questions en s’appuyant sur des enquêtes préexistantes ainsi que sur des réflexions théoriques concernant les pratiques culturelles et la réception interculturelle. La singularité de l’objet « drama » sera mise en parallèle avec le manga, devenu « légitime » depuis plusieurs années.

Les premiers fans de culture populaire japonaise ont vu le jour grâce à la diffusion intensive des anime depuis la fin des années 1970. L’émission Club Dorothée (1987-1997) sur TF1 a joué un rôle crucial en diffusant massivement les anime les plus récents, qui représentaient une part importante de la programmation de la chaîne, parfois jusqu’à 30 heures hebdomadaires. Durant cette période, une « Génération Goldorak » s’est constituée, qui est devenue le lectorat principal des mangas dans la décennie suivante (Bouissou 2010 ; Maigret 1999).

Début 2006, la France est, avec plus de 13 millions d’exemplaires annuels, le premier consommateur de mangas au monde après le Japon, devant les États-Unis[9]. En 2008, le manga atteint 37 % du marché français des bandes dessinés (Bouissou 2009), contre 26 % en 2006. Le succès du manga est particulièrement significatif en France, où la BD, héritière d’une forte tradition graphique, est surnommée le « neuvième art ». Comparé aux albums BD, le manga, publié en format poche et papier recyclé, privilégiant le narratif sur la qualité graphique, n’inspirait pas de respect aux générations précédentes durant les années 1990. Il bénéficiait encore moins du qualitatif d’objet « culturel » nécessaire à sa légitimation collective. Dans l’esprit du grand public, il était assimilé à son principal lectorat d’alors, et était par conséquent catégorisé comme « juvénile », voire « infantile » (Maigret 1999). Or, il s’avère que les fans français du manga sont de tous âges, et appartiennent majoritairement à la classe moyenne ou moyenne supérieure (Bouissou 2006).

Une partie de ces fans de mangas va se tourner vers la consommation de dramas. La culture du manga se déployant sur Internet à travers le développement de scanlation[10] et des fanfictions, les fans visitent les sites dédiés aux mangas et à la culture japonaise pour lire des mangas inédits en France. Certains recherchent d’autres produits culturels pour patienter jusqu’au prochain volume de leur manga favori. Les adaptations en dramas de mangas célèbres, alors disponibles sur les sites de téléchargement, répondent alors à ce besoin. Ces adaptations sont nombreuses, l’industrie culturelle japonaise développant une stratégie multi-médiatique avec manga, anime, drama, film et divertissement en général. Ainsi, une grande majorité des fans de dramas sont initiés au genre par l’adaptation de GTO (Great Teacher Onizuka, 1998), Gokusen (2002), H2 (2005) ou Densha Otoko (2005).

Les fans parlent de « contamination » lors de leur premier visionnement de drama, comme si un virus du drama existait. Une fois entrés dans cet univers, les fans deviennent souvent « accros » à cette nouvelle forme de narrativité et de sérialité. Les plateformes de dramas en Asie et aux États-Unis relayant de nombreux nouveaux programmes tout au long de l’année, la source d’épisodes à visionner ne tarit jamais. Parmi les programmes asiatiques disponibles sur le net se trouvent les dramas sud-coréens, non identifiables comme tels sous leur titre anglais. Les plateformes Internet de dramas proposent tous les types de dramas asiatiques sans distinction de provenance. Les émissions japonaises, coréennes et taïwanaises y sont majoritaires, avec une prédominance de J-dramas. De nombreux fans de dramas coréens déclarent que leur premier K-drama fut Full House ou Goong, adaptations des manwhas (mangas coréens) éponymes. Le fait que les K-drama puissent être des adaptations de manwha n’implique pas nécessairement que les fans de ces derniers deviennent des fans de K-dramas, la grande majorité de ceux-ci étant issus d’un scénario original.

Le fandom de drama en France est donc un phénomène intimement lié au développement de la culture manga et, plus récemment, à celui des fandoms de J-pop et K-pop[11]. La rencontre avec le monde du drama est vécue comme un choc culturel, ouvrant un champ d’observation et d’interprétation passionnant. Partis d’un sentiment d’incompréhension et d’attirance à la fois, les lecteurs de manga deviennent, au fil du temps, les principaux spectateurs de dramas. C’est ce que nous allons maintenant décrire, à partir de notre observation participante sur le forum Dorama-World[12].

Le drama est-asiatique contient une sérialité et un système de représentations particuliers. Contrairement au manga, où les traits culturels sont atténués par un traitement graphique particulièrement codifié, les dramas foisonnent d’indices culturels profondément ancrés dans les sociétés dont ils sont originaires. Si l’on se réfère au raisonnement de Nye et Iwabuchi (Iwabuchi 2002 : 33), le manga est relativement « sans odeur », tandis que le drama a la saveur du pays d’où il provient. D’après Bouissou (2006), le manga fait partie de ces « produits de plaisir pur », comme l’ours en peluche ou la robe de princesse : il est à la fois « rempli » des constants culturels de l’espèce humaine et « vide », du fait qu’il permet à chacun de l’emplir de son propre vécu (Bouissou 2006 : 6). Les fans considèrent que le drama sud-coréen a davantage la saveur de l’Asie que le J-drama, perçu comme plus proche des codes narratifs occidentaux. D’ailleurs, la modernité japonaise est comprise en Asie comme située à mi-chemin avec la modernité occidentale (Iwabuchi 2002). Pour cette raison, le K-drama participe à promouvoir l’identité culturelle est-asiatique – sous l’impulsion du dynamisme du Hallyu durant les années 2000 – ce qui n’est pas le cas du J-drama, pourtant déjà présent dans toute l’Asie de l’Est (Hong-Mercier 2007b).

Les fans de K-drama : une observation sur Dorama-World

Pourquoi les K-dramas attirent-ils un fandom plus actif que celui des J-dramas, pourtant plus nombreux et antérieurs ? Quelle est la spécificité de l’expérience des fans de dramas dans la vie quotidienne et dans la configuration actuelle des pratiques culturelles des Français ? Nous avons cherché des réponses en effectuant une cyber-ethnographie sur un forum de fans, Dorama-World. L’argumentation développée ci-dessous est basée sur une analyse des posts stockés sur le site et une observation participante d’un an et demi, consignée sur un journal d’observation quotidien. Les informations concernant le profil des membres ont été vérifiées par l’échange de posts et de messages privés et certaines hypothèses renforcées par un croisement des discours.

Dorama-World est l’un des forums francophones les plus actifs. Produire des données quantitatives fiables sur l’identité des membres n’est pas possible dans une observation virtuelle sur l’Internet, à part quelques chiffres qui donnent l’indication de la taille du forum. Créé en septembre 2005, il est encore florissant fin décembre 2010, avec 2 020 membres inscrits, 3 224 discussions, 36 sondages, 612 000 messages, et 20 à 30 postages quotidiens. À l’inverse d’autres sites anglophones de référence sur la culture populaire asiatique, tels que Soompi, D-addict, Allkpops, qui sont vastes et généralistes, Dorama-World, de taille moyenne, est pour sa part entièrement dédié aux dramas. Ce forum se caractérise également par sa stabilité – nombre de blogs de dramas sont en effet éphémères – alors que Dorama-World continue d’accueillir de nouveaux membres, suit l’actualité des dramas diffusés en Asie, et partage toute information en lien avec l’Asie de l’Est. Ce forum constitue un espace de rencontre pour les passionnés de dramas : bloggeurs, fansubbers, critiques de dramas, rédacteurs de DramaWiki, fabricants de jaquettes de DVD et spectateurs assidus ou novices. D’après nos observations, beaucoup de fans actifs ne vivent pas à Paris, mais plutôt dans le sud de la France ou en Bretagne[13]. D’autres, dont la présence est plus irrégulière, résident en Afrique, en Amérique du Nord ou, plus rarement, dans d’autres pays d’Europe.

Caractéristiques des fans de K-drama

Les créateurs et administrateurs sont du forum des hommes, qui étaient âgés de 18 à 23 ans lors de sa création en 2005. Cinq ans plus tard, ils y travaillent encore et restent des fans occasionnels du drama, après avoir été fans de mangas et d’anime. La grande majorité des membres actifs sont par contre des femmes, âgées de 25 à 40 ans – peut-être plus si l’on tient compte de la tendance des membres féminins à sous-évaluer leur âge lors de leur inscription au forum (2005-2009). À l’exception de quelques membres d’origine asiatique, la grande majorité des fans actifs sur Dorama-World sont français, mais possèdent souvent des racines multiethniques ou des trajectoires familiales multiculturelles.

Les « dramaphiles » de cette communauté travaillent, et se retrouvent massivement sur le forum lors des pauses déjeuner ou en fin de journée, se donnant ainsi deux rendez-vous quotidiens : 12h-14h, puis 18h-minuit. Certains entrent dans le forum avant d’aller travailler, ou restent connectés tard dans la nuit, recherchant des informations et guettant des vidéos récentes et des fansubs de dramas en cours. En règle générale, ces fans ont une vie de couple, partiellement déclarée, le plus souvent sans enfant. Ils sont sociables, bien qu’ils se définissent comme « ex-geek » ou « geek-like », mais certains, plus jeunes, se soucient de l’isolement social que la poursuite de leur passion pour les dramas, méconnue de leur entourage, pourrait occasionner. Majoritairement diplômés de l’enseignement supérieur, ce sont des consommateurs prolifiques et boulimiques de contenus « cultes » de la culture populaire : films d’auteurs ou populaires, appréciés sans grande distinction, musique pop, mangas, dramas et romans pour certains. Pour la plupart omnivores[14], ils cultivent souvent des passions non déclarées autres que celle du K-drama.

Sur ce forum, les fans de J-drama sont plus nombreux, mais moins présents que ceux de K-drama. Ces derniers sont par contre plus assidus, actifs et passionnés. Ce sont eux qui font vivre et perdurer le forum. Les raisons avancées pour justifier leur préférence pour le K-drama sont plutôt d’ordre esthétique : plus captivants, les K-dramas sont « addictifs » et leurs acteurs plus attirants. Les discussions portent principalement sur la qualité des scénarii et des mises en scène, les castings, jeux d’acteurs, bandes son, voire sur des détails – objets symboliques ou pratiques intervenant dans le développement du récit. Pour une majorité de fans, les critères de choix semblent éclectiques : humour, genre, origine, acteurs favoris. Si certains déclarent ouvertement leur passion exclusive pour le K-drama ou le J-drama, cela ne les empêche pas de regarder toutes sortes de dramas.

Voici le portrait d’un membre actif du forum : F est une femme de 32 ans, native de Bourgogne. Munie d’un master en Histoire de l’art, spécialisée en architecture médiévale, c’est une passionnée d’égyptologie. Elle lit des romans culte de diverses origines et des mangas ; ses artistes préférés sont Marilyn Manson, Pierre Soulage, Zao Wou Ki, H.R. Giger, les primitifs flamands du XVe siècle. Elle habite et travaille à Paris, a une vie sociale assez remplie. Elle regarde tous les dramas asiatiques bien cotés, tout en gardant une préférence nette pour le K-drama qu’elle visionne assidûment, assumant son attitude de fangirl envers ses acteurs fétiches, une des raisons principales de sa passion. Elle assiste à des cours du soir de coréen avec une amie du forum, et rêve de pouvoir regarder un jour ses émissions sans les sous-titres. Elle est persuadée que le public français va se mettre à aimer le drama s’il le regarde vraiment. Ainsi, elle ne manque pas une occasion de « contaminer » ses amis. Elle fréquente tous les Japan Expo ainsi que des concerts de J-pop et des conventions de manga qui se tiennent à Paris. Grande fan de certains acteurs sud-coréens, elle est sensible à l’ambigüité sexuelle des acteurs asiatiques et au contenu « yaoi »[15] des dramas. De ce fait, elle est une des plus expertes du visionnement intensif et de la page Discussion sur le forum. Adepte de la libération sexuelle (le « one night stand » est la règle, d’après elle), elle a une vision réaliste de la vie de couple. Elle n’entretient pas l’illusion d’une relation amoureuse romantique. Elle croit en revanche à la possibilité d’une relation hétérosexuelle à long terme sur la base d’une bonne compréhension mutuelle[16].

F n’est pas représentative des membres de ce forum, dont la diversité socioculturelle et générationnelle ne permet pas la constitution d’un portrait idéal typique de fan. Mais elle présente toutes les caractéristiques de celui d’un fan du drama, que nous commentons et analysons dans la section qui suit.

Expériences des fans de K-drama

La série télé est un objet culturel dont les codes et la structure correspondent à une gestion particulière de la temporalité, de la narrativité et de l’émotion. Le drama entraîne les téléspectateurs occidentaux dans une expérience inédite de narrativité qui les garde captifs et dans une temporalité étirée qui génère une très forte addiction. C’est aussi un média dont la consommation implique une gestion spécifique de son emploi du temps. Dorama-World étant majoritairement fréquenté par des fans de K-dramas, nous développons notre réflexion sur la base d’une observation centrée sur la réception de ces derniers.

Sérialité, addiction, gestion de la passion

Contrairement au soap opera dont les épisodes s’écrivent au fur et à mesure, le drama asiatique est un feuilleton basé sur un scénario achevé, variable en termes de longueur (30-65 minutes), de durée (11-80 épisodes) et de rythme de diffusion. Le format de drama préféré des fans français est la minisérie de 11 à 20 épisodes, ne comprenant, en général, qu’une seule saison. Cette sérialité est considérée comme la principale différence par rapport aux séries américaines dont les saisons se succèdent sur plusieurs années. Le drama est un genre particulier de feuilleton avec des structures narratives dramatiques et où chaque épisode connait une fin à grand suspense qui incite le spectateur à vouloir regarder le prochain. Il propose surtout une fin de récit compréhensible et cohérente, une des raisons majeures avancées par les fans pour justifier leur préférence envers les dramas plutôt qu’envers les séries américaines. Ils reprochent en effet à ces dernières de ne pas se conclure de manière logique et plausible, après des années de gymnastique scénaristique. Ces caractéristiques du drama (sérialité, solides scénarii, conclusion avec des climax fortement chargés en suspens) sont des facteurs importants pour comprendre l’addiction des fans. L’art du suspens, soigneusement développé pour fidéliser l’audience nationale dans un contexte de concurrence entre grandes chaînes de télévision sud-coréennes, se révèle efficace, et ce, bien au-delà des frontières géographiques, culturelles et médiatiques initiales. Les spectateurs occidentaux, peu habitués à gérer ces émotions fortes, attendent impatiemment chaque nouvel épisode. Tout bon fan a une liste de must-seedramas, et essaie de promouvoir sur le forum ses vidéos favorites, les regardant plusieurs fois, écoutant les bandes son en boucle, prolongeant ainsi l’émotion dans sa vie quotidienne.

Certains fans aux goûts plus éclectiques continuent de regarder les séries américaines. Ils considèrent pour leur part que les dramas leur proposent simplement un monde différent, qui répond à certains besoins du public occidental, masculin ou féminin.

Je regarde des dramas car je trouve que l’ambiance, l’humour et autres ne peuvent être trouvés dans une série française ou américaine. En effet les séries occidentales sont trop « parfaites ». Les dramas laissent plus une impression de réel, et captent plus facilement les émotions.

Homme, 20-25 ans

Je trouve que les dramas sont une bonne combinaison de tout ce qui me plaît, des genres de contes de fée modernes pour les grandes filles attardées que nous sommes!!! […] Moi, je suis également fan du cinéma des années 30-40-50 où l’humour était présent. Une femme pouvait être classe, sexy et drôle à la fois et tout cela sans vulgarité. On se rapproche beaucoup de la pudeur actuelle des dramas asiates.

Femme, la trentaine

Les fans considèrent que le drama répond à un réel besoin et restent frustrés de sa méconnaissance par le grand public :

Dès qu’ils entendent le mot « Corée, coréen, asiatique », ils sont aussitôt récalcitrants […] Le pire, c’est que je connais des gens qui se plaignent qu’il n’y a plus de jolies comédies romantiques, de belles séries […] et je suis persuadée qu’ils seraient fous de nos dramas… Pff, tant pis pour eux, ils savent pas ce qu’ils manquent!

Femme, la trentaine

Certains manifestent un rejet assez fort des séries occidentales :

[…] La TV occidentale ne produit presque que de la merdasse en boîte. Moi, les trucs genre Les experts, Urgence, Sous le soleil, ça me gave au plus haut point, des trucs qui n’en finissent pas et où tu vois des crimes et des cadavres à tout bout de champ. Si tu regardes pas pendant 3 mois et que tu reprends, les acteurs ont eu le temps de rompre et de se remettre les uns avec les autres 15 fois!!!!

Femme, la trentaine, ingénieure

À l’extrême, certains fans présentent un niveau d’addiction alarmant, qui peut représenter un danger pour le cours normal de leur vie. Le mot a été prononcé sans équivoque par les plus assidus d’entre eux, conscients de leur état de dépendance et du manque ressenti lors de « non visionnement » forcé (travail, volonté de désintoxication, interruption d’un drama). Les fans, majoritairement des femmes[17], avouent avoir traversé une période où elles sacrifiaient sommeil, vie sociale, travail, parfois même vie de couple, pour visionner des dramas en mode non-stop sur plusieurs jours. Elles finissent par retrouver un équilibre et réapprennent à gérer raisonnablement leur temps afin de concilier passion et vie quotidienne.

Franchement je ne sais pas si l’on se calme réellement un jour […] j’ai essayé d’arrêter deux fois et n’y suis au final pas parvenue […] En gros je me suis calmée du jour où je suis entrée dans le monde du travail […] Mais du coup j’avais souvent tendance à y passer mes nuits ce qui n’était pas forcément mieux. Mais bon au bout d’un certain temps j’ai trouvé un juste milieu et je pense que c’est plus par périodes.

Femme, 32 ans, employée

Les fans sont tiraillés entre la non-légitimité de leur passion et la crainte de « rater quelque chose » induite par l’incroyable quantité de dramas disponibles. La fréquentation de Dorama-World est ressentie comme indispensable pour ces fans, qui cherchent compréhension et échanges auprès de leurs pairs. La fréquentation du forum atténue chez les fans la peur de l’isolement engendrée à la fois par le temps passé devant l’ordinateur et par l’incompréhension de leur entourage avec qui ils ne peuvent partager leur passion. Sur le forum, les fans échangent sur les émotions ressenties lors du visionnement, émotions inavouables dans la vraie vie par peur du ridicule. C’est aussi l’espace où ils conjurent leurs frustrations avec leurs semblables.

Enfin, moi, le forum ça m’aide dans ma frustration quand je lis tous les commentaires et que je vois que je ne suis pas seule dans ma galère.

Femme, entre 20-30 ans

Alors quand je trouve une personne qui s’y connaît, ne serait-ce qu’un tout petit peu, je lui saute dessus… « T’as vu celui-là ? ? Et celui-là ? ? Et tu penses quoi de son jeu à elle ? Et à lui ? », etc. D’ailleurs c’est pour ça que j’ai atterri ici! On se sent mieux parmi les siens.

Femme, entre 25-35 ans

Attitude réflexive de fangirl et réception genrée

Sur Dorama-World, les femmes se montrent les plus passionnées. Elles s’enflamment et échangent au sujet des dramas, des acteurs coréens qu’elles idolâtrent et sur bien d’autres passions.

Quant à passer pour une illuminée, je connais, car ma première passion (les fifties) est encore plus apparente, puisque je m’habille années ’50 tous les jours, ma maison est entièrement meublée 50’s, j’ai même une voiture ancienne… Je crois que je suis une passionnée de nature, je ne sais pas faire à moitié, c’est tout ou rien.

Femme, la trentaine, ingénieure

Fangirl un jour, fangirl toujours!!!!!! Je change juste de cible de temps en temps… Ma passade précédente, c’était le beau viking tout blond des aventures de Sookie Stackhouse (pour ceux qui connaissent True Blood ou Dead until Dark) et laissez-moi vous dire que j’ai pas chômé… J’avais lu les 9 bouquins en… 9 jours!!!!!

Femme, la trentaine, informaticienne

Les femmes préfèrent nettement les comédies romantiques de K-drama, tandis que les membres masculins créateurs du forum, avant tout fans de dramas, restent majoritairement des amateurs de J-dramas. D’après leurs aveux dans la section de discussion « J-drama ou K-drama ? », ils apprécient tout de même les mélodrames et les drames historiques de K-dramas. Les membres féminins aiment particulièrement suivre en détail la naissance du sentiment amoureux entre deux jeunes protagonistes que tout semble pourtant séparer : appartenance sociale, caractère, niveau d’intelligence. Ce côté « comédie de situation » des K-dramas est l’une des grammaires narratives sur lesquelles s’est bâtie leur notoriété de comédies romantiques. La fangirl attitude des fans féminins peut être assimilée à une forme de réaction adulescente, tempérée par une attitude réflexive : « C’est vrai que parfois je trouve moi-même presque ridicule de faire mon “fangirl”, mais c’est le meilleur moyen de se défouler! » (Femme, la trentaine, employée).

Janice Radway (1991) a souligné, dans son travail sur le lectorat féminin des romans à l’eau de rose, les implications de la lecture de ces romans dans la vie quotidienne des femmes mariées, qui constituait une résistance envers la domination patriarcale. La passion pour les dramas étant chronophage, certains fans subissent en effet une pression de la part de leurs maris, conjoints ou petits amis, tandis que d’autres revendiquent la légitimité de leur passion.

Quant à la rupture avec ton copain en effet, il faut tout de même faire attention à toi […] mais il ne faut pas te laisser embobiner non plus, les mecs quand ils regardent le foot ils ne nous demandent pas notre avis et le font passer avant tout, donc le drama c’est pareil!

Femme, 32 ans, employée, conseillant une fan de 22 ans

En répondant aux commentaires des membres masculins sur leurs discussions quotidiennes de fangirl, elles avouent que ces actes d’appropriation collective leur offre l’indépendance, les libérant du contrôle masculin sur leurs goûts culturels. Elles se connectent tard pour leur dose quotidienne de dramas, et se plaignent collectivement des matchs de foot qui, durant la Coupe du monde, entraînent la déprogrammation de leurs dramas favoris.

Faire une analogie définitive entre les fans de dramas et le lectorat féminin étudié par Radway (1991) serait pourtant une erreur. La majorité des fans féminins actifs sur le forum travaillent, sont sans enfant, alternent concubinage et célibat. Certaines déclarent sans complexe leur non-désir d’enfant, considéré comme un « tue l’amour ». Pour elles, regarder les dramas est avant tout un acte d’indépendance et de recherche d’un plaisir romantique et féminin. Les comédies romantiques sud-coréennes leur offriraient l’expérience d’une « romance pure » proche de celle des lectrices de yaoi. Le manga suggère la scène, le drama s’incarne dans des corps en action et intensifie le plaisir visuel.

Le contenu plutôt sage des dramas, adapté à une audience nationale de tous âges, traite rarement de relation sexuelle. Il s’agit plutôt d’une romance hétérosexuelle, racontée avec beaucoup de pudeur, qui met en scène de manière romantique la beauté des acteurs et valorise leur physique « métro-sexuel »[18]. Cette caractéristique entraîne certains spectateurs dans une quête de la moindre scène érotique qui vienne compléter la tension émotionnelle créée par le récit. Conscients de ce désir, les producteurs incluent de plus en plus de scènes de « fan service »[19] pour le plaisir visuel du téléspectateur. Cette consommation est proche de celle de la pornographie, que la culture de type patriarcal réserve traditionnellement aux hommes. Les fans féminins organisent parfois des visionnements intensifs de certains épisodes, de clips musicaux ou de séquences de dramas contenant leurs acteurs favoris, tout en échangeant par téléphone ou à l’aide d’une fenêtre affichant les commentaires sur l’écran de leur ordinateur. Quotidiennement, elles font des captures d’écran des acteurs en gros plan, lorsque leurs atouts physiques et artistiques sont le plus mis en valeur, et cherchent activement des photos du même type sur Internet pour les partager sur le forum. Ces activités, rendues possibles par la technologie numérique, offrent aux fans des possibilités infinies d’appropriation des objets de leurs fantasmes, et ce, pour leur plus grand plaisir.

Ce mécanisme de négociation textuel est proche de celui observé dans la lecture des Boy lovemangas, qui développent des histoires d’amour sans avoir recours à l’imaginaire phallique masculin (Wood 2006). Wood souligne la possibilité d’une lecture queer de ces mangas, analysant la diversité d’identification genrée rendue possible, pour un lectorat mixte, hétérosexuel ou non, par l’ambiguïté sexuelle de personnages graphiquement efféminés. La position du public de drama est assez similaire, dans la mesure où son univers abrite de nombreux acteurs « flower boy »[20]. Le phénomène des hommes-fleurs, dont l’adaptation en drama du manga Hana Yori Dango (Boys before Flowers)[21] a accru la visibilité dans la culture populaire transnationale en Asie de l’Est, mériterait d’être étudié en lien avec une réception queer des dramas.

Si l’on suit l’argument développé par Wood (2006), la présence massive d’hommes-fleurs dans le drama, voire dans toute l’industrie culturelle d’Asie de l’Est, présente une situation inédite en Occident : celle d’une masculinité sans dominance phallique. Il semble que les spectateurs occidentaux soient plus sensibles à l’ambiguïté sexuelle de ces acteurs que les spectateurs asiatiques. Malgré l’hétéronormalité apparente des comédies romantiques, la textualité même du drama ainsi que ses conditions de réception et d’échange offrent aux fans une possibilité de lecture bien plus large et plus subversive qu’une simple fantaisie romantique.

Un sens critique et une culture de collectionneur

Les membres féminins définissent de façon réflexive leurs activités sous le terme de fangirl. Or, l’observation du forum sur la durée fait apparaître un niveau élevé de critique esthétique. L’usage de certains termes et les références mobilisées indiquent que les fans ont un niveau d’éducation élevé. Leurs appréciations concernent le jeu des acteurs, les défauts du scénario, la qualité du visuel et des bandes son, les scènes et dialogues cultes, ainsi que les pratiques propres à l’industrie culturelle de l’Asie de l’Est. L’observation est étonnamment détaillée et peut porter aussi bien sur la couleur des voix que l’expressivité faciale, les regards, les positions des mains, les gestes, etc.

Pour ce type de visionnement intensif, les membres du forum ont adopté une stratégie de collectionneur. Rares sont ceux qui ne conservent pas les dramas visionnés dans leur disque dur. C’est une pratique distinctive par rapport à celle des pays d’origine du drama, où ils sont considérés comme des contenus éphémères du fait que de nouveaux programmes sont continuellement diffusés. La majorité des fans téléchargent les dramas en version HD avec les sous-titrages de leur fansub team préféré – quitte à attendre longtemps leur mise en ligne. Beaucoup les regardent les uns à la suite des autres et de façon répétitive. Les fans féminins les gravent en coffret DVD, créant elles-mêmes une jaquette à la hauteur de leur passion[22]. Certaines achètent les DVD en anglais sur des sites commerciaux, et, contrairement aux croyances développées par les détracteurs de l’échange libre sur l’Internet, beaucoup sont prêtes à payer pour les coffrets s’ils sont de qualité.

Des années de visionnement attentif permettent à certains des fans les plus actifs sur Dorama-World de développer une expertise du monde du drama. Ils conçoivent des quiz pour mesurer leur niveau de connaissances (deviner l’identité d’un personnage à partir d’un bout de scénario, le titre d’un drama à l’aide d’un extrait de bande son, etc.). Lorsqu’ils suivent un drama emblématique, ils s’essaient à développer des théories sur les secrets et la suite de l’histoire. Cette activité mobilise une solide connaissance de la sémiotique du drama, ainsi que des sociétés asiatiques où il se situe.

Mystères de l’Asie, ouverture interculturelle

La curiosité intellectuelle des fans les incite à s’intéresser de plus près à la culture asiatique afin de mieux comprendre les dramas. Or, l’Asie demeure relativement mystérieuse, et certains éléments culturels restent incompris. Il semble que les K-dramas suscitent plus de questions que les J-dramas. Beaucoup restent sans réponse après cinq ans d’existence du forum : pourquoi la jeunesse sud-coréenne stylée, moderne et éduquée accepte-t-elle la pratique d’entremetteurs pour le mariage ? Pourquoi les personnages masculins de vingt à trente ans, beaux et sexuellement attirants, sont-ils si passifs dans leurs relations amoureuses ? etc. Ces questionnements donnent lieu à des instants de réflexivité : « C’est aussi touchant avec la nièce de Samsik[23]. Et la question d’âge et de la différence sociale est traitée sous l’angle qui donne une meilleure compréhension sur la culture coréenne. Ce n’est pas le cas dans notre hexagone » (femme, plus de 40 ans).

Les questions en suspens ne freinent aucunement la passion des fans. La différence culturelle ne constitue pas un obstacle et semble au contraire être un facteur favorisant pour le fandom. Elle permet une prise de distance vis-à-vis de sa propre culture, et offre une expérience inédite, comme le montre la réflexion sur la représentation genrée ci-dessus. Les moments de fantaisie et de fou rire occasionnés par les scénarii hilarants de certaines comédies romantiques sont appréciés des employées après leur journée de travail. Les fans suivent également les actualités liées à l’Asie : tension militaire entre les deux Corées, puissance économique de la Chine et ses conséquences, culture du jeu vidéo en Corée et au Japon, etc. La question de la restitution des archives sud-coréennes suscite par exemple une vive attention[24]. Le débat s’élargit à la controverse sur la sauvegarde des patrimoines culturels de l’humanité, qui repose encore dans les mains des ex-pays colonisateurs, et sur la légitimité des demandes de restitution de leur héritage par les pays spoliés.

Conclusion : la réception du drama, une contre-culture féminine ?

Comme nous l’avons vu, les sujets traités sur le forum sont variés. On y trouve tout autant des messages onomatopéiques de fangirl que des déclarations avisées sur les controverses politiques et culturelles, ainsi que des critiques d’ordre esthétique sur la composition des dramas. Le forum Internet constitue un espace où les membres élargissent leur capacité d’action, par le biais de la libre expression de leurs émotions et de leurs opinions. Le travail collaboratif des fans, qui se fait à l’échelle mondiale dans le cadre du partage des dramas, témoigne de l’existence d’une communauté de passionnés ainsi que de leur degré d’engagement comme citoyens du monde.

En France, la génération abreuvée de Japanime des années 1980 s’est développée en lectorat de manga pendant la décennie 1990. Une partie de ce public s’est muée en fans de dramas au cours des dix dernières années. Les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français montrent l’impact de la technologie numérique et l’importance primordiale des questions de génération dans leur reconfiguration (Donnat 2009). La hiérarchie culturelle s’estompe entre les goûts « raffinés » et les goûts « populaires », du fait de la présence grandissante dans toutes les couches sociales d’omnivores adeptes d’éclectisme culturel (Glevarec 2005). Les fans français de dramas ont vécu, d’une certaine manière, cette transformation générationnelle et technologique, suivant l’évolution de leur passion, de l’anime vers le drama, en passant par le manga. Consommateurs omnivores et élites interculturelles du monde globalisant, ils développent une passion qui reste méconnue. Ils sont capables d’argumenter de manière raisonnée et critique leur préférence pour les dramas plutôt que pour les séries américaines, malgré la persistance en France d’une hégémonie culturelle qui tend à intégrer aujourd’hui les séries américaines dans la culture légitime : depuis 2005, elles bénéficient dans les grilles de programmation TV des cases autrefois réservées aux films cinématographiques. Actuellement, les séries américaines sont considérées comme le repère absolu d’une TV de « qualité », et acquièrent leur légitimité culturelle par l’adhésion du public « éduqué ». Dans cette configuration, la passion dévorante pour les dramas, qui exige temps et efforts, n’est transposable ni en capital symbolique, ni en capital social, excepté au sein de forums. De ce fait, perpétuer cette passion incomprise, sans gratification, au risque de paraître ridicule, semble être le signe d’un véritable engagement contre-culturel, d’une aspiration à la transformation de la société, au moins en termes de goûts culturels.

Cet engagement contre-culturel revêt une dimension genrée, car le coeur du fandom est assuré par des femmes dont le mode de consommation du drama constitue un divertissement spécifiquement féminin. Contrairement à ce qui se passe en Asie de l’Est, où l’essor du Hallyu a projeté les dramas historiques et mélodramatiques vers le devant de la scène[25], ce sont les comédies romantiques qui ont captivé les fans français. Ces comédies offrent des moments de fantaisie, mais aussi des possibilités de réception queer aux fans européens, en mettant en scène des acteurs à l’identité sexuelle ambiguë selon les critères de masculinité occidentaux. Le côté subversif des dramas reste sous-jacent tant que les fans adhèrent aux relations hétérosexuelles mises en scène. Mais les dramas exploitent régulièrement le thème du trouble de l’identité sexuelle, en développant, par exemple, une romance entre un homme et une femme travestie en homme[26]. Ce type de récits suscite des réactions explosives parmi les fans du monde entier, qui s’approprient numériquement les scènes d’amour entre garçons (captures d’écrans et fanfictions), transcendant ainsi le traitement « sage » de dramas conçus, au niveau national en Asie, pour être tout public.

En France, le délire collectif des fangirl sur la beauté non-conventionnelle des acteurs confirme l’hypothèse d’une possible lecture queer des dramas. Ces fans, majoritairement dans la trentaine, sont économiquement indépendantes et ne croient pas à l’amour romantique ni aux conventions du mariage. Ces fans féminins qui adhèrent au genre non légitimé du drama, qui leur offre des moments intenses d’appropriation visuelle de stars masculines en opposition avec l’image patriarcale et coloniale hégémonique des hommes de leur entourage, développent leur goût pour une masculinité qui n’est ni dictée ni approuvée par la société, et partagent leurs expériences avec d’autres fans. Ce faisant, elles réclament leur autonomie émotionnelle et esthétique sur la base d’une compréhension non-conformiste de l’identité sexuelle. Les travaux sur les médiacultures plaident la consubstantialité des pratiques médiaculturelles et des mouvements socioculturels (Maigret et Macé 2005). La réception des dramas asiatiques en France s’inscrit dans cette lignée, et met en évidence l’existence d’une contre-culture féminine – dont le positionnement pourrait être davantage discuté par rapport au mouvement geek, une contre-culture masculine – à la jonction de la globalisation et de la culture de convergence.