Corps de l’article

All ethnography is part philosophy, and a good deal of the rest is confession.[1]

Clifford Geertz 1975a : 346

Dans un ouvrage ancien intitulé The Idea of an Anthropology of Islam, Talal Asad (1968) remarque que la littérature anthropologique sur l’islam, malgré sa diversité d’approche, considère celui-ci soit comme l’ensemble des pratiques et croyances propres aux musulmans, soit comme « une totalité historique » régissant plusieurs aspects de la vie sociale. Ces études anthropologiques soutiennent que l’islam crée une structure sociale au lieu de considérer qu’il est affecté par elle. La voix des musulmans y est absente, même dans les textes de l’anthropologie interprétative qui prêche la « conversation » avec l’Autre comme moyen de mieux rendre compte de ses croyances et de ses points de vue. Et Asad de proposer à l’anthropologie de l’islam d’abord de prendre comme objet le discours des musulmans sur eux-mêmes, et ensuite de lier ce discours à des traditions discursives islamiques, c’est-à-dire à des textes fondateurs de l’islam.

Depuis 1968, date de la publication de l’essai d’Asad, l’anthropologie de l’islam a connu des développements considérables, dus en premier lieu à l’évolution générale de l’anthropologie socioculturelle pendant les trois dernières décennies. Cette évolution s’est traduite surtout par la production d’un arsenal théorique rigoureux, très souvent influencé par la pensée française de l’après-guerre. Autre développement non moins considérable, ce courant postmoderne reconnaît la sensibilité, c’est-à-dire en fin de compte la subjectivité même du chercheur, comme partie intégrante du discours anthropologique. Enfin, l’entrée dans la discipline de chercheurs appartenant à un espace soi-disant islamique est un événement heureux, car leur regard de l’intérieur enrichit le discours anthropologique, bien que ce regard soit également façonné par la discipline elle-même (Hannoum 2009).

Dans cet essai, mon but est de centrer la réflexion et d’interroger les derniers développements de la discipline à travers essentiellement deux travaux récents sur l’islam, et d’examiner la proposition d’Asad au sujet de l’évolution de l’anthropologie de l’islam. Contrairement aux ouvrages discutés par Talal Asad dans son ouvrage, les textes étudiés dans cet essai sont écrits par des anthropologues « natives », comme on dit en anglais, c’est-à-dire des auteurs dont la connaissance de l’islam n’est pas seulement académique, mais aussi personnelle, du moins par leur milieu d’origine, pour ne pas présumer de leur foi. C’est un changement certain dans l’étude anthropologique de l’islam qui fut principalement affaire de chercheurs occidentaux qui, malgré leur compétence, ont exercé un regard extérieur ne leur permettant pas d’appliquer dans le domaine du religieux le grand principe anthropologique de « l’observation participante ». En effet, lorsqu’il s’agit par exemple des rituels qui marquent, sinon définissent le phénomène religieux, la participation n’est pas toujours possible eu égard à leur caractère sacré et privé. De cela il résulte qu’un certain nombre de rites, et non des moindres, échappent à l’analyse anthropologique. Mais ce vide est, semble-t-il, en train d’être comblé avec les études menées par des anthropologues ayant facilement accès à des rituels interdits aux autres chercheurs. Les deux textes étudiés ci-dessous en sont d’excellents exemples.

Recueillement et écriture

Parmi ces rites qui ont échappé à l’analyse anthropologique est le hajj, le pèlerinage à la Mecque, qui constitue l’un des cinq piliers de l’islam. Un texte relativement récent d’Abdallah Hammoudi intitulé Une saison à La Mecque (2005) nous en offre une description. L’auteur a entrepris le hajj, nous dit-il dès l’ouverture de son texte, pour étudier le rite, et non pour l’accomplir, et pour « aborder le hajj comme il le ferait d’un rituel appartenant à une autre religion » (Hammoudi 2005 : 9).

Le texte ne contient aucune note malgré une référence anonyme à toute une littérature arabe islamique sur le hajj. Il s’inscrit dans une tradition ethnographique bien précise et rappelle un autre texte classique d’ethnographie dont il emprunte clairement le modèle d’écriture, Tristes tropiques (Lévi-Strauss 1966 [1955]). Hammoudi reprend le ton de ce grand texte (un ton triste bien entendu), imite son style maniéré, et même, ou plutôt surtout, reprend ses invectives sur la modernité. Cela n’est pas étonnant : Claude Lévi-Strauss a profondément marqué l’anthropologie, et comme le disait Geertz à propos de Tristes tropiques, son auteur a inventé une forme nouvelle du récit ethnographique (Geertz 1984). En fait, dans le texte de Hammoudi, la seule référence explicite à Tristes tropiques, concerne une visite dans un temple bouddhiste en Birmanie, où le compagnon de Lévi-Strauss, se prosternant devant l’autel, dit à l’anthropologue qu’il n’avait pas à l’imiter (Lévi-Strauss 1966 : 475).

Dimanche 14 février 1999. Un passage de Tristes tropiques me ramène à cette gêne que je ressens à l’approche du départ […] le passage en question est celui où l’anthropologue monte sur une colline boueuse, en Birmanie, pour visiter un temple boudhiste […].

Hammoudi 2005 :18

Brièvement, Hammoudi note la similitude entre sa situation et celle de l’anthropologue français et souligne le fait que, contrairement à lui, il s’agit d’une religion et d’une civilisation dans laquelle il a grandi. « La ligne est double, dit-il, celle de la civilisation et celle du professionnalisme » (ibid.).

Quoiqu’il en dise, non seulement la similitude est plus grande qu’il ne le laisse entendre, mais encore il s’agit d’autre chose que d’une simple analogie. Tout texte ethnographique est par définition un texte de déplacement, marquant le départ d’un espace de « chez soi » à un « ailleurs » peu familier et parfois même hostile (Hannoum 2009). Le texte de Lévi-Strauss est marqué par le départ d’un espace moderne, mais farouchement hostile car le spectre du nazisme y plane, à un espace d’origine sauvage et noble, plus humain donc, puisqu’il n’est pas touché par la modernité. Par contre, le texte de Hammoudi marque le déplacement, non pas d’un espace familier à un espace hostile, mais d’un « ailleurs » hostile à un espace familier. En effet, c’est du campus de Princeton, aux États-Unis, que le voyage est entrepris :

Je me sens comme emmuré ici. Je comprends tout, mais rien ne me parle ; ni ce campus magnifique et froid, ni mes collègues, ni les arbres qui couvrent tout, ni cette société trop souvent tendue vers la compétition et la violence. Et ce mépris pour les Arabes, de surcroît. Aliénation : je me sens vivre dans une image plutôt que dans l’original.

Hammoudi 2005 : 17

Le Maroc n’est pas la destination finale du voyage mais seulement le lieu de préparation du départ, lieu d’acquisition du savoir-faire permettant l’accomplissement réussi du pèlerinage, dont tous les rites se passent à la Mecque. La visite de Médine, appelée omra, ne fait pas partie de ce rite, mais Hammoudi l’entreprend, comme d’ailleurs tous les pèlerins, à cause du caractère hautement sacré de la ville qui a reçu le Prophète et vu la naissance, non de l’islam, mais du premier (et pour certain du seul) État islamique qui ait jamais existé (Laroui 1986). Néanmoins, la visite de Médine donne lieu non seulement à des rites, mais également surtout à des prières dans la mosquée du Prophète, et suscite donc des sentiments forts chez les croyants. C’est à ce moment que la transformation spirituelle de l’anthropologue commence à poindre dans le texte. Autour de lui le climat est sans doute liminal, ses compagnons de route pleurent. Jusqu’alors l’anthropologue ne se décrit pas, il décrit les autres, quand sa quête spirituelle est alors suscitée par la recherche de la ville du Prophète.

En effet, à Médine, l’anthropologue espère voir la ville du Prophète, mais une grande déception l’attend. Seul le petit cimetière du Prophète, de sa famille, et de ses compagnons, témoigne de leur passage. Tout lui semble étranger, c’est-à-dire moderne. Où est donc la vieille ville du Prophète ?

Cette ville-là, celle qui donna asile au Prophète, celle de ses biographes, des combats et des victoires, de la constitution multireligieuse, je la connaissais bien, je vivais en elle depuis toujours ou, si l’on veut, elle vivait en moi.

Hammoudi 2005 : 72

L’absence de la ville, pourtant fortement présente dans son imaginaire, déclenche sa quête spirituelle. L’expression, « lieu inconnu » se répète dans le récit. La ville retrouvée et décrite est celle « des galeries marchandes occupant des immeubles luxueux le long du boulevard principal, avec ascenseur, air conditionné, restaurants, cafétérias, glaciers, le tout à la mode américaine » (Hammoudi 2005 : 87). Mais ce n’est pas seulement « la mode américaine » qui rend les lieux méconnaissables, c’est aussi cet islam différent de celui pratiqué par les pèlerins, l’islam wahhabite. Cet islam rend la quête de soi difficile, de même que celle des lieux, difficulté qui se transforme en tristesse narrative. Au wahhabisme, l’anthropologue reproche l’unicité extrême, « absurde » selon son expression, un totalitarisme doctrinaire qui ne tolère aucune secte ni aucune autre interprétation de l’islam. Le texte de Hammoudi se transforme parfois en diatribe politique, mais retrouve bientôt son ton méditatif, et même, spirituel.

Comme indiqué plus haut, le texte se lit aussi comme un récit de voyage. L’auteur lui-même répète souvent le mot « voyage » pour décrire son itinéraire et évoque même la littérature arabe et islamique du hajj. Pourtant, en raison de sa structure lévi-straussienne, son texte ne relève pas de cette littérature. Tristes tropiques, qui se répète dans le récit de Hammoudi, est un grand texte de voyage, mais aussi un essai ethnographique, qui constitue le récit d’une quête, celle de l’humain imaginé par Rousseau, un humain menacé par la modernité. Mais ce n’est pas seulement la modernité ravageuse de la culture de l’Autre qui entrave la quête de l’auteur, et constitue en même temps l’objet de sa description, comme chez Lévi-Strauss. Ce sont le wahhabisme et son alliance avec la modernité américaine qui rendent les lieux méconnaissables.

Le récit de l’anthropologue est marqué par une tristesse qui rappelle par bien des aspects celle de Tristes tropiques. Lévi-Strauss, dans son texte, s’indigne contre cette modernité qui détruit une autre humanité plus noble, plus pure, et même plus originale. Pareillement, le texte de Hammoudi vitupère « une modernité qui ravage tout », une modernité américaine combinée avec le wahhabisme. Ce paragraphe, ainsi que bien d’autres, aurait pu être écrit par l’anthropologue français :

À cette dévastation rien n’échappait : ni les monts, ni les sables des déserts, ni les palmiers des oasis, ni les animaux, ni les sanctuaires, ni les villes, de vénérables antiquités. Pas même Médine. On traitait sans état d’âme les terres dont étaient issues les huiles vivantes ; on détruisait les sanctuaires, on rasait les vieilles villes avec leurs mosquées antiques, leurs rues, leurs maisons, toutes ces créations qui portaient la trace des regards, des émotions depuis Adam ; on réduisait en cendres les ossements qui espéraient dans leur silence même la résurrection par le Verbe.

Hammoudi 2005 : 112

Mais alors que le texte de Lévi-Strauss est traversé par celui de Jean-Jacques Rousseau, comme le montre brillamment Jacques Derrida (1967 : 145-202), le texte de Hammoudi, malgré sa forme narrative lévi-straussienne, est traversé non plus par Rousseau, mais par Emile Durkheim. Voyons cela de plus près.

Alors que l’anthropologue recherche l’originel, qui est aussi original, il rencontre le « commerce », les McDonald, « la Médine des boulevards à l’américaine », « la cour de la sharia », la « police des moeurs » chargée de surveiller les pratiques et de bannir celles qui ne correspondent pas au dogme (p. 83, 87, 95). Quelque chose d’autre rattache l’anthropologue à soi, à l’Écrit, à l’islam. Au milieu même de cet espace inconnu, l’auteur n’est plus l’anthropologue cherchant le sens d’un rituel, mais bel et bien « un pèlerin avec d’autres pèlerins » (p. 73). Malgré l’étrangeté du lieu, la mosquée du Prophète n’est pas remise en doute. Elle est inséparable de la « marée humaine ». Donnons la parole au pèlerin anthropologue :

La mosquée m’apparut dès que mes pas quittèrent la porte de l’immeuble. Elle était baignée de lumière, comme flottant à la surface d’une marée humaine. À peine assis au milieu de la foule, je fus saisi d’un sentiment de crainte religieuse. Si je connaissais bien cet état, je n’en avais guère fait l’expérience depuis trois décennies. Je tentai de me raisonner. En vain. Je m’étais bien exercé à ne pas craindre mes désirs, non plus que les émotions que ceux-ci pouvaient animer. Cette fois-ci, ce surgissement dépassait mes forces. Le Moi rationaliste était-il en train de succomber à un charme ? Moment fatidique. Qui était donc saisi et possédé tout d’un coup ? Le visage que je croyais avoir acquis se dispersait-il au contact de la prière, au contact du sol ?

Hammoudi 2005 : 90-91

Les lieux évoquent sa mémoire, le sauvent, ainsi qu’il le dit, et l’aident à se retrouver. Dieu n’apparaît que rarement, sinon jamais, dans le texte. C’est la communauté ancestrale qui est constamment évoquée, une communauté mythique certes, mais qui donne sens à la vie du pèlerin anthropologue et le rattache aux autres pèlerins, et du coup lui permet de retrouver toute la communauté de l’islam. Écoutons-le encore :

À défaut de rues, de bâtiments, de lieux de culte, de l’antique Yathrib, les palmiers et les dattes seuls ouvraient vers ce lieu. Les palmiers et les dattes me donnaient ce que la communauté charismatique avait vu et mangé, que je pouvais voir et manger à mon tour. Ils renouaient aussi le lien avec ceux et celles qui vivaient dans ces oasis, avant ma communauté charismatique : leur langue, leurs religions, les temples que je devinais à la lecture du Coran…

Hammoudi 2005 : 113

La transformation subie dans l’expérience du hajj n’est due ni à ses lectures théologiques, ni à un désir initial de retrouver Dieu. Elle est le résultat d’une expérience partagée avec une collectivité. L’expérience qu’il entendait entreprendre était une initiation à l’isolement, celle de l’anthropologue construisant du sens de l’expérience des autres, une collectivité dont il ne fait pas partie. Mais, dès sa visite à Médine, le moi narratif disparaît peu à peu pour être intimement associé au collectif. Ainsi, dès le moment où l’anthropologue utilise l’expression, « je suis pèlerin parmi les pèlerins », le lecteur ne distingue plus, ou peu, le nouveau pèlerin de ses compagnons : « Nous repartîmes en direction de la Mecque » (p. 147), « Notre omra prit la demi-journée » (p. 151). « Nous nous mîmes en prière » (p. 152). Mais le moi ne disparaît pas pour autant. Lorsqu’il paraît, il est un élément d’une large entité : « je fus violemment porté par la foule » (p. 153) ; « des femmes autour de moi priaient » (ibid.). Que s’est-il donc passé ? Où est l’anthropologue ? Que devient-il ? L’expérience de la société des pèlerins l’a transformé. Après l’arrivée à Médine et surtout dès le commencement du hajj proprement dit, l’anthropologue devient autre :

Désormais, il y avait un sens pour moi dans certaines déclarations que j’avais souvent entendues : « Quel bonheur d’être là ! Ce Bien, cette grâce de Dieu… quel bonheur à la vue de tout cela… » Ou bien encore : « À la vue de la ka’ba, j’éprouvais le bonheur le plus fort que j’eus de ma vie… ». Sans que je prétendisse entrer dans l’intimité des gens, ces phrases avaient désormais un sens pour moi.

Hammoudi 2005 : 154

Mais c’est surtout à la Mecque que cette transformation prend une forme certaine et décisive. À Médine c’est la visite au Prophète, à la Mecque c’est le hajj proprement dit, institué depuis des lustres, bien avant l’avènement de l’islam, par le patriarche Abraham (ou Ibrahim, comme le nomme la tradition musulmane). Être pèlerin à La Mecque, c’est suivre les pas d’Ibrahim et de son fils Ismaël.

Il est à noter cependant que l’anthropologue, ou plutôt le pèlerin narrateur, décrit moins les rites que lui-même accomplissant les rites. Il parle plus à lui-même qu’il ne parle en vérité aux autres pèlerins. C’est sa propre expérience qu’il relate, non celle d’un pèlerin ordinaire, mais celle d’un intellectuel occidentalisé, anthropologue de surcroît. Ce n’est pas étonnant alors que le texte de Hammoudi soit dépourvu de références, c’est-à-dire de notes ou même de citations. Le texte ne ressemble pas à un texte académique. Mais est-ce que Tristes tropiques y ressemble ?[2]

Ainsi donc, ce qui semble décisif dans l’expérience du hajj, du point de vue islamique même, c’est cette remise en scène des actions passées d’Ibrahim et d’Ismaël, l’histoire de Dieu ordonnant au père de sacrifier le fils, de le mettre à mort. Hammoudi en parle au moment même où il accomplit ce rite important de l’islam. Dans son récit, il est un avec sa pensée, ses émotions, son écriture, au milieu de cette foule à laquelle il s’identifie au moment de la lapidation de Satan (ou de la Colonne), imitant ainsi l’action d’Ismaël chassant celui qui tentait de le détourner de son acte d’obéissance paternelle. « Plus je m’approchais du but, plus la foule m’engloutissait et m’enserrait, au point que mes pieds ne touchaient plus guère le sol » (p. 241). Plus encore, après avoir atteint le but et lapidé Satan, « Plutôt, nous nous profilions, pèlerins parmi la foule des pèlerins, à cause de ce mouvement de redécouverte qui faisait de l’introspection d’une projection, et de la réflexivité une assomption d’image » (p. 249).

Maintenant, que le moi est transformé, il ne vit plus dans l’image de soi. L’aliénation décrite au départ est effacée par l’expérience qui donne naissance à une « nouvelle découverte » :

Je découvrais à nouveau mon existence. Ce n’était certes pas la première fois ; mais cette nouvelle redécouverte, qui se précisait au fur et à mesure des courses et des « arrêts » du hajj, me projetait sous un jour tout à fait neuf : silhouette inédite d’un moi concret.

Hammoudi 2005 : 249

Cependant le récit de Hammoudi n’est pas seulement une confession, il est aussi une réflexion philosophique avec souvent un usage excessif de langage. Après l’accomplissement du rite, il s’engage dans une réflexion non pas sur le sens de ce qu’il venait d’accomplir, à savoir le rite, mais plutôt sur l’histoire d’Ibrahim et de son fils et la relation de cette histoire au passé, au présent de l’anthropologue, et à un futur indéterminé resté ouvert, comme à dessein. La réflexion n’est pas séparée de la quête spirituelle que l’anthropologue se voit acquérir après la lapidation de Satan et le sacrifice de l’agneau. Elle relie le rite à son salut. Et pourtant Dieu est étrangement absent dans cette quête spirituelle. Hammoudi pense beaucoup à la « communauté des croyants », à la foule, aux « musulmans », et à « mes frères et soeurs musulmans », mais sa quête spirituelle manque de dialogue avec Dieu. En cela, elle n’offre aucune ressemblance avec les récits des grandes quêtes spirituelles d’un Abu Nuwas, un Ghazali, un Pascal, ou un Péguy. Comment l’expliquer ?

Pour Hammoudi, le religieux s’exprime dans la collectivité et ce qu’il a retrouvé n’est pas une divinité précise, mais plutôt une expérience collective, à la fois celle qui se vit dans le moment, son présent à lui, et le présent de la collectivité – toute la collectivité avec ses symboles, ses histoires, ses mythes, et ses origines. C’est cela que Hammoudi retrouve et c’est cela qu’il appelle « ma maison ». L’anthropologue aliéné de Princeton a vécu l’expérience qui l’a aidé à retrouver « la maison ». Ce faisant, il exprime une vision durkheimienne du religieux. Si Hammoudi n’évoque pas Dieu dans son texte, ne dialogue pas avec Lui, c’est que l’islam représente pour lui cette expérience vécue autrefois par une communauté, qui se prolonge dans le présent, et que le chercheur retrouve comme par accident, dans une quête qui se voulait d’abord une quête séculière.

Néanmoins, cette expérience religieuse (appréhendée dans une conception anthropologique) revêt jusqu’à la fin sa forme lévi-straussienne, dans ce qui semble être les expériences propres à l’anthropologue. Si Rousseau réapparaît dans les expériences ethnographiques de Lévi-Strauss, ce dernier ré-émerge dans les expériences de Hammoudi. Donnons un autre exemple.

On se souvient du voyage de Lévi-Strauss en Inde et de son jugement sévère contre l’islam. On se souvient tout particulièrement de ce qu’il pensait et écrivait au sujet du musulman indien jaloux, surveillant, selon lui, sa femme voilée. En renvoyant une image de masculinité dominante, il confirmait ainsi le caractère misogyne de l’islam (Lévi-Strauss 1966 : 454-497). Ce récit clôt Tristes tropiques. Pareillement, le texte de Hammoudi, s’ouvrant sur le départ de Princeton, se referme, non pas sur un train comme ce fut le cas pour l’anthropologue français, mais sur un bus, où deux Saoudiens exprimaient des idées peu pieuses sur les villes marocaines, mais étaient ombrageux de la qualité de leurs propres villes. Comme le musulman pakistanais, les deux Saoudiens « verrouillent » leurs propres villes et en font « un monde clos » pour paraphraser l’anthropologue français. On trouve ici l’essence même de la critique de Lévi-Strauss qui reproche à l’islam « une orientation masculine ».

Ce sera la dernière occasion, dans ce récit qui clôt le texte, pour l’anthropologue marocain de formuler des critiques du wahhabisme. Le lecteur désireux de découvrir les détails des rites, les expériences de croyants originaires de toutes les parties du monde ne trouvera pas dans cet essai une telle connaissance. Cependant, il découvrira l’expérience d’un intellectuel occidentalisé retrouvant sa foi. Le lecteur de Hammoudi y trouvera toutefois une description du rite du pèlerinage, mais noyée dans un mélange textuel de confessions, de réflexions, et de mémoire.

L’ethnographie, consistant à interviewer autant de personnes que possible, observant non seulement soi-même, mais surtout les autres, est absente. C’est dire que l’ethnographie du hajj reste à faire. Cependant, le texte de Hammoudi demeure d’une grande valeur ethnographique, moins sur la pratique du hajj que sur la transformation d’un moi séculier en un moi musulman. Et plus précisément, le texte de Hammoudi servira sans doute de matière à penser le religieux et le séculier, non en termes d’oppositions binaires mais comme indices. La terminologie des Lumières ne rend plus compte des pratiques qu’on dit religieuses. Nous devons repenser ces catégories et inventer d’autres vocables pour exprimer des modes de vies où le « religieux » et le « séculier », non seulement coexistent et se nourrissent, mais encore s’imprègnent et fondamentalement s’altèrent, pour donner de nouvelles figures, d’un autre âge, et ce, dans le discours intellectuel lui-même, né de la pensée séculière. Ce texte restera sans doute un grand texte d’écriture francophone et devra avoir sa place dans la littérature maghrébine d’expression française, comme Tristes tropiques a gagné une place considérable dans la littérature française.

Écriture et piété

Un autre texte, plus récent, aborde aussi la question du rituel, mais avec une approche ethnographique bien différente de celle du texte de Hammoudi. Moins confessionnel et plus théorique, le texte de Saba Mahmood, The Politics of Piety (2007), traite le rituel d’un mouvement de femmes musulmanes au Caire, appelé da’wa (prêche, appel) comme faisant partie d’un ensemble de pratiques religieuses. Le but de cette étude est d’interroger la conception même de la liberté, de l’autonomie, de la volonté, bref, la conception du sujet dans la pensée libérale en général, et féministe en particulier.

Pour situer son projet et souligner sa contribution, Mahmood fait d’abord le point sur le débat féministe. La recherche féministe américaine concernant les femmes musulmanes a longtemps soutenu la thèse de l’oppression masculine. Mahmood trace ainsi l’avatar de ce débat qui a changé de paradigme, pour penser la condition des femmes non comme domination/oppression où la femme apparaîtrait comme objet passif, mais en domination/subversion où la femme déploie des stratégies de résistance pour la subversion de la domination masculine. Au cours de ce débat se trouve la conception d’un sujet dépourvu de toutes les modalités qui le constituent en tant que tel. La femme est présentée comme un sujet subissant tant bien que mal une domination masculine et ne réagissant que pour minimiser ses effets par des stratégies de ruse. Le pouvoir est donc masculin, et la résistance semble être une propriété féminine. Le pouvoir est localisé, comme d’ailleurs la résistance, mais les deux sont opposés aussi bien par leurs lieux de fonctionnement que par les effets qu’ils produisent.

Ce débat évolue et devient avec Michel Foucault une question de pouvoir, et avec Judith Butler, une question de performance. Pour Foucault, et à sa suite Butler, le sujet n’est pas seulement pris dans des rapports de pouvoir qui régissent la société occidentale, mais il est le produit même de ce pouvoir. Butler s’interroge quant à elle sur la formation même du sujet. Cela dit, c’est la dimension performative que Butler considère comme nécessaire à la compréhension de la dynamique du pouvoir et partant, de la formation du sujet (Butler 1993, 1999). Mahmood adopte cette conception tout en insistant sur le fait que les spécificités historiques et sociales doivent être prises en considération dans toute analyse du pouvoir et de la formation du sujet. Le pouvoir, c’est-à-dire l’ensemble des contraintes sociales dans lesquelles le sujet est inséré, n’est pas le même dans toutes les sociétés.

Le texte de Mahmood est informé aussi par l’arsenal théorique d’Asad, un arsenal accumulé depuis trois décennies et qui prolonge la pensée de Michel Foucault dans le domaine de la religiosité (Asad 1996, 2003). Pour Asad, la religion est une catégorie binaire héritée de la pensée des Lumières, impensable sans la catégorie du « séculier. » Et Asad de conclure :

Mon argument, j’insiste, n’est pas que les symboles religieux soient intimement liés à la vie sociale (et partant changent avec elle) ou que habituellement ils soutiennent le pouvoir politique (et parfois s’y opposent). C’est que des pratiques et des discours différents sont intrinsèques au champ de la représentation religieuse (comme n’importe quelle autre représentation) et acquièrent leur identité et leur vérité. Partant de là, il ne s’agit pas pour autant de ne rechercher le sens des pratiques religieuses que dans les phénomènes sociaux, mais seulement d’avancer que leur condition d’exercice et leur statut historique doivent être expliqués comme produits de disciplines et de forces historiquement distinctes. L’analyse d’une religion particulière devrait donc commencer par ce principe, en un sens par la déconstruction du concept générique traduit par « religion » en des éléments hétérogènes selon leur caractère historique.

Asad 1996 : 54

Mahmood montre bien que ce mouvement des femmes de da’wa n’est pas homogène. Les membres sont issus de différentes classes sociales et diffèrent dans le style et les pratiques. Néanmoins, dans son ensemble, le mouvement s’inscrit à contrecourant de la culture séculière de l’État. L’État égyptien regarde d’un mauvais oeil l’activité de ces femmes, les surveille de très près et cherche même à en contrôler et limiter l’action. Conscientes des enjeux de leurs pratiques religieuses, ces femmes se trouvent souvent en opposition avec l’autorité masculine de la famille, tel le père ou l’époux. Au sein de ce mouvement, l’interprétation des textes fondateurs de l’islam est elle-même diverse et n’est pas toujours conforme à l’interprétation de l’autorité religieuse masculine. Il est donc difficile de conclure que ces femmes suivent aveuglément une idéologie religieuse masculine qui les opprime.

Mahmood nous dit bien que ce mouvement n’est pas politique dans le sens strict du mot. Ces femmes ne visent pas la critique de l’État égyptien, encore moins son changement. Leur but est de se réaliser en sujets pieux, bien que ce but ait des conséquences importantes pour la société égyptienne[3]. Mahmood relève le fait notable que la moralité, pour ce groupe de femmes, n’est ni séparée du politique ni moins encore un guide de leur action. Bien au contraire, leur moralité est elle-même le résultat d’une action disciplinée. Ce que l’anthropologie appelle le rituel, et l’islam ‘ibâdât, est l’objet d’une discipline préalablement pensée, afin que le sujet atteigne cette vertu islamique capitale qu’est la piété. Il ne s’agit pas simplement de faire la prière ou de jeûner pendant le Ramadan pour que la piété soit atteinte, il faut que l’intérieur même du sujet se discipline à créer le désir, c’est-à-dire le « vouloir-faire » afin d’atteindre le khushû (l’humilité), un état intérieur qui constitue une condition sine qua non de l’exercice du corps, pour son changement. Le « paraître » et « l’être » seront alors conformes. Le port du voile fait également partie de cette discipline. Pour ces femmes, le voile n’est ni symbole d’une arabité ni dépôt de valeurs islamiques, il fait partie de ce par quoi la piété est atteinte. Autrement dit, le port du voile (tout comme la prière, le jeûne, et les autres rituels) constitue une action disciplinaire pour le sujet pieux. Conjointement à l’action disciplinaire exercée sur le corps, un autre exercice, le paraître, est opéré sur l’intérieur de sujet pour le transformer et le doter d’émotions telles que la modestie, l’humilité, etc., des composantes essentielles de la piété. L’économie des émotions, comme Mahmood aime bien la nommer, fait partie ainsi de la formation du sujet pieux comme résultat d’une discipline rigoureuse[4].

Cette analyse montre également que, dans ce contexte, le rituel n’est pas une action extra-ordinaire, mais une action quotidienne permettant au sujet de se former. Le rituel pour les femmes de ce mouvement ne consiste pas en une action pragmatique, mais bel et bien en une action formelle, prescrite en des occasions définies. Pour elles, le rituel est une discipline, un exercice de routine, avec un but fixé, à savoir la réalisation d’un soi pieux. Cette question de la discipline transformative de soi renvoie à tout un débat sur l’éthique dans la pensée libérale, qui fait du désir une condition nécessaire à l’action morale. Par contre, chez ces femmes, le désir est lui-même le produit de l’exercice et de la discipline, dans une conception aristotélicienne, bien familière aux juristes musulmans. Et Mahmood de conclure :

Le rituel du culte, pour ces femmes avec lesquelles j’ai travaillé, était à la fois édicté par, et producteur de l’intentionnalité, du vouloir de la conduite et des sentiments – précisément ces éléments que nombre d’anthropologues présument être dissociés de la performance rituelle. Ce qui est important dans cette formulation, c’est le fait que le rituel n’est pas considéré comme un théâtre où le sujet réalise un scénario de l’action sociale, mais plutôt que l’espace du rituel est un site parmi d’autres, où le « soi » acquiert et donne une expression à sa propre forme.

Mahmood 2007 : 131

Les interviews de Mahmood viennent de temps en temps corroborer des thèses conclues après la discussion des théories des anthropologues, des philosophes et bien entendu des féministes. De ce fait, son texte ne prend pas la forme ordinaire de l’ethnographie, c’est-à-dire un récit de quête, soit spirituelle comme celle de Hammoudi, soit une quête du sens comme les textes classiques de l’ethnographie. Mais il prend une forme philosophique, c’est-à-dire argumentative, se construisant aussi par cela même à quoi il s’oppose, et donc faisant partie de lui. Nous y reviendrons.

Contrairement à Hammoudi, Mahmood ne parle pas d’elle-même dans son texte et très peu dans son introduction et dans son épilogue. Pourtant, le peu qu’elle en dit dans la préface fait partie de l’économie du texte. Elle répète qu’elle a ressenti, en tant que féministe progressiste, de « la répugnance » lors de la fréquentation de ces femmes. Elle mentionne aussi le fait d’être d’origine pakistanaise et d’obédience progressiste marxiste. Cela permet à la fois de marquer la distanciation et le rapprochement, importants dans le texte ethnographique[5]. Mais la partie confessionnelle, pour ainsi dire, se limite à cela. Tout au long du texte, Mahmood se conduit en anthropologue, mais on ne sait pas ce qu’elle pense en tant qu’individu, ni ce qu’elle ressent, et on ne sait pas si elle participe aux rites avec ces femmes. On ne connaît pas ses stratégies d’acceptation par le groupe. On ne sait pas comment elle est vue par les femmes de la da’wa, et comment elle fut admise. D’habitude les anthropologues, même ceux qui ne se veulent pas postmodernes, aiment bien évoquer le moment de leur agrément par la communauté. Cette partie confessionnelle est importante dans le texte ethnographique. Sans elle, le moment du contact, et, avec lui, la position sociale même de l’ethnographe, sont absents, et cette absence rend le texte ethnographique incomplet.

Outre la préface, qui marque à la fois la distance de l’ethnographe et son insertion dans un champ contre lequel elle argumente, l’épilogue souligne une certaine distance par rapport à un discours féministe américain, qui se veut un projet libérateur, non seulement des femmes dans la société américaine, mais aussi des femmes du monde. Au coeur même de ce projet se trouve un discours sur l’islam où les femmes musulmanes sont considérées, bien entendu, plus « opprimées » que les autres à cause de la religion. Partant, elles ont, plus que d’autres, besoin d’être libérées (Abu Lughod 2002)[6]. Ce discours est informé par une vision libérale du sujet, une vision qui conçoit la liberté comme universelle, bien qu’elle soit elle-même le produit d’une historicité que le reste du monde ne partage pas.

Le lecteur de ce texte constate comment ces femmes se réalisent en tant que sujets pieux et note l’expression de leur volonté, de leur autonomie. Ces femmes développent sans doute une pensée critique, à l’intérieur même d’une structure de pouvoir, à la fois séculière et religieuse. Mais à écouter ces femmes, à travers le texte même de Mahmood, on se demande si le paradigme pouvoir/résistance n’est pas, après tout, nécessaire pour rendre compte des dynamiques d’une résistance d’obédience religieuse contre le séculier, et qui remonte à la période même de la formation de la modernité en Égypte. Mais au lieu de considérer la résistance comme le pôle opposé du pouvoir, il faut l’entendre comme une relation de pouvoir inégale. Se contenter de montrer seulement comment les femmes opèrent et négocient un ensemble de relations dans une structure androcentrique dominante, cache à la fois l’histoire de cette dynamique et la politique d’un mouvement, dont la fondation était d’abord une réaction contre ce qui a été perçu comme une domination séculière occidentale. C’est, après tout, l’histoire même des Frères musulmans. Cette histoire n’est-elle pas nécessaire pour percevoir, non seulement comment, mais aussi contre quoi, dans quel contexte, et finalement dans quel but, ces femmes se réalisent en tant que sujets. Autrement dit, si les grandes lignes de l’histoire de la fondation de l’islam apparaissent en filigrane dans le texte de Hammoudi, l’histoire récente de l’établissement du séculier en Égypte est absente dans le texte de Mahmood. Même en ethnographie, on ne peut faire l’économie de l’histoire, sinon le présent reste obscur.

Conclusion

Les deux textes que nous venons de discuter marquent bien une nouveauté dans ce qu’on appelle l’anthropologie de l’islam. Il n’est question ici, ni de trouver le sens de l’islam, comme ce fut le cas de Geertz (1964), ni encore moins d’examiner comment l’islam affecte une structure sociale, comme le faisait Gellner (1981)[7]. Le texte de Hammoudi traite de l’expérience personnelle de l’accomplissement d’un rite et le travail de Mahmood examine les pratiques d’un groupe de femmes dans un contexte précis. Ni l’un ni l’autre ne tire une conclusion générale sur un soi-disant islam universel.

Les deux textes, malgré leur différence de style d’écriture et leur mode ethnographique, sont plus proches de la vision de l’anthropologie de l’islam que Talal Asad suggérait en 1968 et qu’il continue à enrichir. Dans ces deux textes les discours des musulmans sont bel et bien présents, et si ces discours sont rattachés à une tradition islamique, nous insistons là-dessus, ils font partie intégrante du discours de l’anthropologue, interprète et traducteur. Quelle conclusion peut-on donc tirer de ces études ? Et tout d’abord quelle est la valeur même de l’approche suggérée par Asad ?

Dire que l’anthropologie de l’islam devrait être étudiée comme une pratique informée par une tradition, une tradition séculière, c’est dire qu’en l’occurrence, l’anthropologie devrait rendre compte d’une tradition religieuse. Mais les pratiques et le discours de l’islam, aussi bien que les textes auxquels ils se rattachent ou dont ils se détachent – selon les cas – sont non seulement d’une diversité colossale, mais sont aussi sujets à des interprétations infinies. En effet, ils ne peuvent être compris sans le discours anthropologique qui conditionne leur sens. Il faut préciser qu’une partie de ces discours dits islamiques ont aussi une vocation scolastique et sont eux-mêmes régis par les mêmes contraintes du discours scientifique. L’approche d’Asad nous conduit donc à considérer l’étude anthropologique de la religion comme une étude textuelle, semblable à la critique littéraire, mais contrairement à celle-ci, il s’agit ici d’une relation bien problématique. Expliquons-nous.

Le texte de Hammoudi emprunte, comme on l’a souligné, une forme lévi-straussienne, exprimant une conception durkheimienne de la religion. Le texte de Mahmood prend une forme et un contenu féministe libéral. Les pratiques décrites par Hammoudi et par Mahmood sont le produit aussi bien de l’expérience de terrain, elle-même normalisée par les contraintes de la discipline, que par ce qu’Asad appelle « professional writing » (l’écriture professionnelle). Ceci est évident par exemple dans le fait que Mahmood délaisse à dessein les catégories par lesquelles ces femmes se pensent, pensent leur pratiques et leur relation à l’ensemble de la société, qu’elle considère comme « folklore ». Cela se comprend, étant donné que les chercheurs en sciences sociales vivent dans un monde différent de celui des sciences sociales (Schutz 1967 : 140, 221). Pourtant il est bien évident qu’utiliser les catégories de pensée de ces femmes résulterait à reproduire leur discours en lieu et place de ce savoir que l’anthropologue cherche à construire ; le discours religieux prendrait le dessus et ne laisserait que peu ou pas de place au discours anthropologique. Une telle approche est déjà appliquée avec un succès plutôt mitigé par des anthropologies dites postmodernes[8]. S’agissant de la religion, l’anthropologue a affaire à une tradition ayant une relation problématique au langage (Kean 1997 : 47-71). Ce langage, aussi bien que le discours qui en résulte, est transformé par le langage anthropologique. En effet, le discours des musulmans aussi bien que la tradition dans laquelle il s’inscrit sont sujets, dans le travail de l’anthropologue, à une traduction, donc à une transformation double. D’un côté, le discours est traduit en un langage autre, en l’occurrence le français pour Hammoudi et l’anglais pour Mahmood, avec ses catégories propres ; de l’autre, il résulte que le discours traduisant n’est pas le discours traduit et que la relation entre les deux n’est, en fin de compte, qu’une relation d’interprétation (Hannoum 2003 : 8-9). Mais outre cette interprétation langagière se produit une autre interprétation, une autre traduction que j’appellerai épistémique. En effet, le discours des musulmans n’est pas seulement traduit en anglais ou en français, mais bel et bien en langage anthropologique avec ses propres catégories également. Le discours produit est un discours autre, un discours séculier interprétant un discours religieux. La question est alors la suivante : en l’absence d’un métalangage, semblable dans sa fonction à celui développé par les sciences dites exactes, comment faire état du langage religieux en utilisant un langage séculier ?

La profession de l’écriture anthropologique exige la production d’un discours séculier sur le religieux. C’est pourquoi, malgré la confession de Hammoudi et son retour « à la maison », son discours n’en est pas moins anthropologique, comme discours religieux sur le séculier. Par conséquent, bien que l’anthropologie accumule du savoir, corrige ses données, raffine ses concepts, elle produit des textes anthropologiques régis par des catégories de la discipline, et qui en revêtent même une des formes narratives. Chercher la nature ou le sens de l’islam dans ses textes ou plutôt dans sa tradition n’est, en fin de compte, que chercher comment celle-ci a développé un objet appelé islam ou musulman, un objet dont le changement est le résultat non seulement des pratiques changeantes des musulmans, mais aussi et surtout du changement même de la discipline de l’anthropologie. L’islam, ses discours, ses rituels, ses pratiques, ses croyances, ne nous sont donnés dans le discours anthropologique qu’à travers cette relation.