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À l’heure où les disciplines deviennent chacune de plus en plus pointue, rendant le dialogue entre elles de plus en plus difficile, voire impossible, le présent essai bibliographique s’inscrit dans une démarche résolument transversale, transdisciplinaire et critique. Pour rendre compte de trois ouvrages récents aux formes distinctes, une réflexion nous anime, celle de Fontenelle (1729) qui, dans la préface du premier volume des Mémoires de l’Académie Royale des sciences remarquait :

Un objet vers lequel on tourne uniquement que les yeux, en est plus clair et plus éclatant, quand les objets voisins qu’il ne regarde pourtant pas sont éclairés aussi bien que lui. C’est qu’il profite de la lumière qu’ils lui communiquent par réflexion. Ainsi, les découvertes sensiblement utiles, et qui peuvent mériter notre attention principale, sont en quelque sorte éclairées par celles qu’on peut traiter d’inutiles. Toutes les vérités deviennent plus lumineuses les unes par les autres.

Fontenelle 1729 : 6

Dans cette optique ont été examinés trois ouvrages portant sur ce qui est commun aux individus, ce qui les singularise, les révèle et les dépasse : le corps. Ce dernier est ici considéré comme un prisme optique par lequel diverses disciplines s’éclairent et se réfléchissent. S’interroger sur les Beautés imaginaires, cette Anthropologie du corps et de la parenté de Pierre-Joseph Laurent (2010), analyser les Décors des corps coordonné par Gilles Boëtsch, Dominique Chevé et Hélène Claudot-Hawad (2010), puis découvrir les manières d’Embellir le corps et Les parures corporelles amérindiennes du XVIe au XVIIIe siècle de Jérôme Thomas (2011) nous amèneront à considérer le corps à des époques distinctes et dans des aires géographiques variées. Peint, orné, grimé, fardé, oint, drapé, parfumé, rasé, épilé, bronzé, éclairci, couvert, camouflé, tatoué, scarifié, percé, incisé, déformé, mutilé, mensonger, militant, virtuel, performatif, « individuel », « intime », « collectif », « objet », « sujet », le corps a été, est et sera toujours l’objet d’une attention particulière dans toutes les sociétés. Or, poser la question des corps dans leurs disparités nous conduit inexorablement à soulever des questions fondamentales attenantes à la diversité humaine : pourquoi une telle diversité ? Comment s’organise ce donné à voir ? Comment et pourquoi réguler ces apparences distinctes ?

Régulation sociale d’une « inégalité fondamentale » : la beauté

Rares sont les chercheurs à oser travailler sur un sujet aussi délicat que celui de la beauté, cette « inégalité fondamentale », pour reprendre l’expression de Françoise Giroud (Giroud et Lévy 1993 : 55-56). Questionner la beauté en privilégiant une perspective qui ne soit ni esthétique ni artistique revient souvent à aborder frontalement la singularité humaine, et à voir ses travaux entachés d’accusations racistes et/ou être associés à la sociobiologie. Dans Beautés imaginaires. Anthropologie du corps et de la parenté – un ouvrage audacieux, exigeant car majeur –, l’anthropologue belge Pierre-Joseph Laurent opte pour une approche oblique et alternative, renouvelant profondément les travaux sur la beauté humaine.

Au courant des récentes études en psychologie cognitive, l’auteur ne cherche ni à définir des critères universels d’attirance, ni à articuler la biologie à l’anthropologie sociale et culturelle, mais plutôt « à décrire le rôle tenu par le couple beauté/laideur et donc par la singularité humaine dans l’élaboration d’institutions propres aux sociétés humaines » (p. 38). Pour apprécier la manière dont les sociétés (coutumières, mais pas uniquement) ont surmonté, à leur façon, cette « inégalité fondamentale », l’auteur développe une anthropologie du sensible susceptible de rendre compte plus finement des enjeux éthiques de la beauté humaine.

À l’origine de cette recherche anthropologique, il y a un long parcours émaillé de terrains ethnographiques (Burkina Faso et Cap-Vert), enrichi par la consultation de nombreuses monographies d’où émerge une hypothèse de départ assortie d’une piste de recherche. L’auteur élabore l’hypothèse d’une relation inversée entre la beauté et l’alliance. Ainsi, si la régulation de l’ordre sensible est assumée par l’échange (les formes prises par le mariage), les effets sur la société de la beauté restent a priori invisibles (puisque régulées par les alliances). « C’est donc en marge des alliances matrimoniales qu’il pourrait être possible de montrer l’impact de l’ordre sensible sur la stabilité et la reproduction des sociétés » (p. 62). Voici pour la piste réflexive.

La démonstration d’éventuelles relations entre les alliances matrimoniales et la beauté humaine se veut méthodologiquement précise et théoriquement vigilante. En sus d’exposer sa stratégie de recherche, l’auteur livre par souci de clarté et de rigueur scientifiques chaque étape de son parcours réflexif[1]. Quatre chapitres lui sont tout d’abord nécessaires pour se doter d’éléments conceptuels et contextuels indispensables à l’examen de la régulation sociale de la beauté dans les « sociétés à alliance ». Des subtiles analyses de la Grèce antique (fin VI-IVe siècle avant J.-C.) et de la société na[2] (société sans alliance) constitutives de cette première partie ressortissent, d’une part, la mise en évidence de l’impact de la beauté et de son inégale répartition sur les relations humaines et, d’autre part, le déploiement d’une anthropologie du sensible à « la croisée du rationnel (de la raison et du dire) et des émotions » (p. 70). Et l’auteur de distinguer l’ordre sensible de l’ordre politique. Si le premier est transgressif et réfractaire au social, le second se caractérise par la différenciation, les hiérarchies, la soumission et le respect des règles. Tout l’enjeu est désormais de montrer comment l’alliance relève des deux ordres, sensible et politique ; ce à quoi s’attèle l’auteur dans la deuxième partie (« La production sociale de l’équivalence. La régulation sociale de la beauté dans les sociétés coutumières »).

Pour ce faire, ce « familier de l’observation et de la description pratique de la diversité des alliances dans la société traditionnelle mossi » (p. 63) qu’est Laurent confronte ses propres travaux ethnographiques chez les Mossi du Burkina Faso avec ceux réalisés par d’autres anthropologues chez les Muria[3] de l’Inde et chez les Cashinahua[4] du Pérou. Dès lors, l’examen des monographies de « sociétés sans alliance » lui permet de mettre en lumière les deux dimensions du processus de régulation du sensible : la régulation de la rivalité/jalousie par la production de catégories d’équivalence entre les hommes et entre les femmes, et la régulation socioéconomique des groupes considérés comme les plus vulnérables d’une société. Cette production de catégories d’équivalence que l’auteur désigne par l’« institution de l’identique à l’identique » (p. 23), la « substituabilité, la similarité » (p. 192), « l’équivalence sociale » (p. 246) ou encore le « simulacre social de similitude » (p. 56) autorise l’échange en faisant qu’une femme vaut une femme, qu’elle soit vieille, jeune, laide, féconde ou stérile. Cet aspect constitue un élément central dans le propos de l’ouvrage car il s’avère indispensable à la reproduction de certaines sociétés.

L’auteur s’attache en effet à montrer – dès la deuxième partie, puis dans la suite de l’ouvrage –, que cette similitude au sein de l’espèce humaine n’est pas une condition naturelle de l’humanité, mais bien une perception instituée socialement. S’ensuit une plongée passionnante dans une « société à alliance », sans travail rémunéré ni sécurité sociale instituée par un État tiers, en proie à de profondes transformations sociales : la société mossi du Burkina Faso. Le « tu prends ce qu’on te donne [comme conjoint] », cette règle canonique proférée et maîtrisée par les anciens mossi et inhérente aux mariages coutumiers (au sein desquels la beauté n’avait pas de sens, et qui n’excluait personne de l’alliance) perd actuellement de sa force. Dans un contexte de survie économique où les jeunes n’hésitent pas à négocier le pouvoir des aînés, la mise en scène de l’image désirable de soi à des fins esthétiques et d’ascension sociale, autrefois inutile, est dorénavant tolérée ou maintenue secrète. L’unique examen de l’alliance principale n’atteste néanmoins pas de l’articulation d’un ordre politique et d’un ordre sensible, toujours présent mais invisible. La prise en considération de la trajectoire matrimoniale (alliance principale et alliances secondaires) de femmes mossi et haoussa comble cette aporie et donne à voir, sous l’apparente domination masculine, les diverses manières (ruses, trahisons, initiatives, etc.) mises en oeuvre par les femmes afin de se ménager des espaces de liberté. Là réside l’aspect novateur et probant du regard porté par Laurent sur la parenté. En privilégiant le point de vue féminin sur les alliances, l’auteur tranche avec les approches focalisées sur la transmission – généralement masculine – à la génération suivante d’un ordre social. Il contribue ainsi à décentrer, d’aucuns diraient décadrer, les approches classiques sur la parenté en resserrant son approche sur les membres les plus vulnérables d’un groupe (personnes âgées, personnes handicapées, etc.). La parenté peut « être définie comme étant celle de la recherche de la sécurité des plus faibles d’un groupe » (p. 372).

La filiation darwinienne

Dans la troisième partie (« Espèce humaine, beauté et sélection sexuelle. L’anthropologie de Darwin »), l’africaniste se livre à un remarquable retour réflexif sur trois grandes théories relatives à l’anthropologie fondamentale, celles de Charles Darwin, de Claude Lévi-Strauss et de Maurice Godelier. Il donne à saisir clairement les enjeux de textes riches et complexes avec l’intention d’« établir un dialogue fécond entre les spécialistes de l’évolution et l’anthropologie sociale » (p. 29). De Darwin, outre le fait que le savant anglais avait raison – l’espèce humaine est une espèce sociale parmi d’autres –, nous apprenons, entre autres, que la beauté humaine joue un rôle prépondérant dans sa théorie de la sélection sexuelle[5] et les raisons pour lesquelles Darwin a dérangé et dérange toujours autant l’anthropologie sociale et culturelle (chap. 7).

La démonstration est ici ternaire et fermement conduite par Laurent : 1) Lévi-Strauss versus Darwin ou comment Laurent après une lecture critique des axes du darwinisme (sélection naturelle et sélection sexuelle) conteste Lévi-Strauss ; 2) Godelier se rapproche partiellement de Darwin mais demeure structuraliste et « baruya-centré » : le politique investit la parenté ; 3) Laurent intégrant pleinement Darwin, porte un regard féminin sur la parenté : le sensible en corrélation avec le politique investit la parenté.

Après avoir exposé la « théorie alternative » de l’échange des femmes développée par Lévi-Strauss (2008 : 493-496) où ce dernier postule comme prémice de départ « l’identification d’emblée acquise entre tous les humains (comme condition naturelle de l’homme en tant qu’espèce) » (p. 333), Laurent la conteste vivement au regard des données empiriques dont ont fait l’objet les deux précédentes parties. Il embrasse alors le principal argument développé par la théorie darwinienne de la sélection sexuelle (qui tient compte de la singularité humaine et repose sur le choix de l’individu) et rappelle que la production de l’équivalence résulte de conventions socialement instituées. La relecture minutieuse des Métamorphoses de la parenté de Maurice Godelier (2004) sous un prisme darwinien amène Laurent à souligner dans un premier temps l’apport significatif et indéniable de cet ouvrage[6], puis à émettre toutefois deux réserves :

[L]a première est qu’il [Maurice Godelier] ne tient pas compte de la singularité humaine, car il adopte un point de vue structural (c’est-à-dire qu’il considère les catégories d’homme et de femme comme d’emblée acquises) et la seconde est qu’il se range plutôt du côté des dominants, c’est-à-dire du côté des hommes, pour établir sa théorie de la transmission par les hommes de leurs statuts et attributs conçus par les seules femmes.

Laurent 2010 : 371

Au sortir de ce cheminement structuré et exigeant, l’auteur retient que les alliances participent à la reproduction des sociétés humaines et non à leur fondement (Lévi-Strauss), et qu’elles procèdent à la transmission des rapports politicoreligieux (Godelier) et également à la régulation de l’ordre sensible.

Quid des sociétés à libre choix du conjoint ? N’assiste-t-on pas, dans divers endroits dans le monde, à des phénomènes de « dérégulation sociale » ? Laurent n’est pas en reste. Dans une dernière partie riche de nouvelles pistes réflexives, l’auteur nous convie à Ouagadougou avant de faire escale à Rio de Janeiro. Les situations ouagalaise et carioca présentent ceci de commun que là où l’école, la famille ou le travail ne sont plus garants d’ascension sociale, le « corps devient pour certains un capital dont il faut savoir se saisir » (p. 409). Le cas ouagalais, celui d’une société plongée dans une modernité transnationalisée où l’inégalité fondamentale n’est plus socialement régulée, est patent et sans appel : les laissés-pour-compte sont plus nombreux, les plus vulnérables sont privés d’un moyen de s’accrocher à la société. La beauté est économiquement régulée : les hommes et les femmes les plus nantis, les plus puissants choisissent les filles et les garçons selon leur jeunesse et leur beauté. L’examen d’un Brésil « plastique » nous donne à apprécier comment, à Rio de Janeiro, la régulation physique de la beauté s’affranchit de sa régulation sociale. La beauté ne relève plus d’un don divin mais est désormais à portée de mains, celles de chirurgiens. En épilogue, Laurent mobilisant les travaux de Tom Boellstorff (2008) dépeint une quatrième forme de régulation de la beauté, cette fois-ci virtuelle par le truchement d’une incorporation dans un avatar.

Au regard de ces cinq cent pages stimulantes et non « mossi-centrées », apparaît nettement le caractère ambivalent de la beauté. Inclusive et exclusive, elle peut tout aussi bien créer de la similitude que produire de la distinction. Les formes (dans le temps et l’espace) prises par la régulation de l’ordre sensible (sociale, économique, physique, virtuelle) attestent d’un caractère inclusif en palliant une répartition inégale et première de la beauté. Là où prime l’hétérogénéité, la régulation produit des similitudes au-delà de l’attractivité ou du simple désir ; elle assure ainsi l’inclusion de tous et notamment la sécurité sociale et économique des plus fragiles. « Tel un oxymore, c’est par l’inclusion du divers, c’est-à-dire des autres qui deviennent identiques, que les groupes s’ouvrent à l’altérité » observe l’africaniste (p. 30). À l’inverse, le culte des apparences – la « corpolâtrie » – marque résolument une volonté et un désir de se distinguer socialement des autres, contribuant par là même à favoriser des formes d’exclusion.

Beautés imaginaires… est une brillante manière de traiter du sensible qui invite à débattre ouvertement de l’apparence humaine. Cette recherche soulève autant de pistes réflexives dans le champ de la parenté, de l’anthropologie du handicap et des personnes âgées que d’interrogations. À commencer par celle-ci : n’existe-t-il que quatre régimes de régulation de la beauté ? L’ouvrage collectif Décors des corps coordonné par Gilles Boëtsch, Dominique Chevé et Hélène Claudot-Hawad (2010) nous en propose d’emblée un autre : le régime chromatique.

La construction chromatique de l’apparence humaine et l’embellissement du corps

Derrière un titre trompeur et une couverture quelque peu racoleuse, le lecteur est invité à participer à une passionnante réflexion scientifique dont l’objet de recherche, la couleur, est indéfinissable en tant qu’objet car elle est « un effet de lumière qui n’existe que si un observateur la perçoit » (Boëtsch, p. 47). Cette résistance à la définition et son caractère perceptible à travers les époques et les cultures lui confèrent un intérêt toujours renouvelé par des disciplines variées. La majeure partie des textes rassemblés dans cet ouvrage sont issus du colloque Couleurs sur corps qui s’est tenu les 27, 28 et 29 octobre 2008 aux Jardins du Trocadéro à Paris. En étroite relation avec l’exposition scientifique annuelle du CNRS consacrée la même année à ce thème, cet événement scientifique s’inscrivait dans une dynamique résolument interdisciplinaire. En trente-sept études organisées selon quatre axes thématiques, cinquante-deux contributeurs comprenant anthropologues, sociologues, chimistes, physiciens, historiens, archéologues, philosophes et littéraires questionnent l’extrême diversité dans le temps et l’espace par laquelle des hommes, des femmes et des enfants colorent leurs corps.

Nul doute qu’après sa lecture on sait depuis quand, dans nos sociétés occidentales, le rose est associé aux filles et le bleu aux garçons et pourquoi les équipes sportives affublées de maillots rouges obtiennent un nombre de victoires significativement plus important que celles porteuses de maillots bleus. De la couleur des dieux et des hommes en Inde du Nord aujourd’hui à celle de la mariée dans le sud-est marocain, en passant pêle-mêle par la tribologie[7], la coloration par électrons délocalisés, le rouge flamenco, la pourpre dans la Grèce antique, le bleuissement de la peau chez les Touaregs, la « noirceur » des Tsiganes, le tatouage samoan, les pratiques funéraires mongols ou encore les peintures corporelles au Bronze ancien dans les Cyclades, cet ouvrage constitue un parcours aussi original qu’intéressant, tant le spectre chromatique balayé au sein des sociétés et des époques est large. Cette somme de quatre cent pages aux nombreux crédits iconographiques aborde la couleur sur les modes perceptif (par les organes de la vision), techniques (substances et pratiques liées à la coloration), social (construction et marquage identitaires), esthétique, performatif, communicationnel, symbolique et cosmologique.

Trois leçons introductives dans les champs de la chimie, de la physique et des sciences sociales jettent le lecteur in medias res et mettent en lumière les enjeux inhérents à ce thème transversal et polysensoriel. La première partie (« Couleurs, matières et symboles ») souligne avec force à quel point la couleur est indissociable du matériau qui lui sert de support et combien la compréhension, la maîtrise et la production de la couleur ont de tout temps été des préoccupations majeures de l’humanité. La rareté de certaines couleurs accordait à ceux qui s’en paraient un prestige social (ex : la pourpre). La démocratisation et l’accessibilité actuelle de la couleur soulèvent d’autres aspects, notamment ceux liés à la toxicité de certains colorants[8]. Fortes de multiples vertus (apotropaïque, permanence, éternité, purification, etc.), les couleurs et leurs significations varient selon les régions. Elles sont susceptibles d’établir un lien entre les hommes et les divinités que les rituels et autres fêtes rendent manifestes.

À partir de plusieurs réalités distinctes, les contributeurs de la deuxième partie s’attachent à montrer le rôle primordial des parures (vêtements, orfèvreries, lunettes, etc.), peintures corporelles et autres formes de coloration (bronzage, éclaircissement de la peau) dans la construction de soi. Ces pratiques ne se limitent pas à une seule dimension esthétique, elles révèlent également les tensions entre le corps (nudité) et la parure (la socialisation de la nudité[9]), entre l’individuel (le « corps privé », le « corps intime ») et le collectif (le « corps public[10] »). Elles participent de l’expression d’une construction identitaire, confèrent un statut social et constituent en ce sens des marqueurs identitaires déterminants. La troisième partie renforce et réitère ce propos. Marqueur professionnel[11] et culturel, la couleur présente aussi un caractère transgressif (carnaval, tatouage) et performatif (couleurs du vêtement sportif).

Tout l’intérêt de la dernière partie consiste à prêter une grande attention aux divers liens tissés entre les corps, la couleur (appliquée à même la peau et sur les vêtements) et le cosmos. Les textes résonnent entre eux. Les corps doivent être « domestiqués », « dé-naturés », « civilisés ». Aux côtés des fonctions esthétiques, sociales et prophylactiques déjà rencontrées, le lecteur découvre l’importance cognitive, relationnelle, transformatrice et protectrice de la couleur sur le corps. Matière, propriétés et couleurs s’avèrent étroitement liés comme l’attestent les exemples, parmi d’autres, des Aborigènes australiens et des Yanomamis. Pour les premiers, l’aspect chromatique de la peinture est indissociable du pigment qui matérialise les substances corporelles ancestrales, le pigment pénètre « la peau pour régénérer et vivifier le sang des individus concernés » (Jessica de Largy Healy, p. 317). Pour les seconds, les peintures – qui permettent d’être beau, de sentir bon et de séduire – « sont la représentation diachronique de l’action des ancêtres, de leurs esprits et de leur efficience. Elles ont en elles-mêmes une agentivité qui consiste à stimuler la perception sonore des voix des esprits » (Catherine Alès, p. 338-339).

Par l’acuité, la diversité et la pertinence chromatique de ces contributions, cet ouvrage collectif constitue une solide réflexion sur la couleur. Bien qu’ils ne soient pas tous d’une égale facture, de nombreux textes sont de véritables invitations à en apprendre davantage. Cet ouvrage poursuit et nourrit la réflexion amorcée par Laurent sur l’articulation entre le « corps donné » et le « corps sujet » dans la reproduction des sociétés. L’entrée chromatique et le large spectre de pratiques couvert (le poudrage, la teinture, le tatouage, l’adjonction d’accessoires vestimentaires et ornementaux, etc.) laissent toutefois de côté d’autres pratiques corporelles sans lien avec la couleur : pilosité, hygiène corporelle, percement du visage, parfum, déformation et incision du corps.

Ce sont ces divers aspects qui constituent la matière du troisième ouvrage, celui de Jérôme Thomas (2011), Embellir le corps. Les parures corporelles amérindiennes du XVIe au XVIIIe siècle (Antilles, Amérique centrale, Amérique du Sud). Cette étude repose essentiellement sur les écrits des navigateurs, explorateurs et ecclésiastiques rédigés entre 1492 et la fin du XVIIIe siècle, et se limite au cadre de l’Amérique coloniale espagnole et portugaise.

Les deux premiers chapitres que l’auteur – par ailleurs déjà contributeur au précédent ouvrage collectif – consacre au vêtement et aux peintures corporelles rejoignent les analyses relatives à la couleur. « L’ornement signifie autant qu’il pare » (p. 18) et sert à marquer la condition sociale (profession, catégories hiérarchiques, état civil). Tous les peuples Amérindiens utilisaient des substances tinctoriales ou pigmentaires présentes dans leur environnement à diverses fins : esthétiques (attirer le regard), hygiéniques et pratiques (chaleur, transpiration, protection de la peau contre les insectes et le soleil), prophylactiques (bubons, fièvres, caries), magiques (guerre, contre les forces hostiles et maléfiques, les morsures de serpents) et religieuses. Ces pratiques anciennement employées et préexistantes à l’arrivée des Européens s’inscrivaient dans le tissu quotidien des relations sociales et ponctuaient également certaines étapes significatives de la vie des individus (rites d’initiation, deuils, etc.).

Le traitement social et culturel de la pilosité fait l’objet d’un chapitre intéressant au sein duquel l’auteur, documents à l’appui, présente les raisons de l’incessante traque des poils corporels et de coupe ou tonte des cheveux. Les gestes épilatoires, effectués seul ou en groupe, avaient pour fonction de marquer une différence avec le monde sauvage environnant, notamment avec les animaux et leur fourrure. Et l’auteur de rappeler que toutes ces interventions sur le corps sont nécessaires et participent de l’expression d’une humanité. Les attitudes attenantes aux cheveux étaient variables selon les aires géographiques. En sus de sa dimension esthétique, la chevelure pouvait être associée à la force vitale de l’individu et à sa vigueur sexuelle. La coupe ou la tonte des cheveux marquait la dégradation et l’infamie, ou au contraire signifiait une victoire. Certaines nations guerrières se coupaient court les cheveux pour que leurs ennemis ne puissent pas les saisir tandis que d’autres se paraient la tête de plumes « afin d’impressionner l’ennemi et de le marquer psychologiquement » (p. 103). De chapitre en chapitre, le lecteur découvre des gestes, des postures, des modes d’interactions par le truchement de manipulations physiques et symboliques. Dans le reste de l’ouvrage, Thomas dépeint puis analyse en confrontant diverses sources l’emploi des parfums et des cosmétiques, les déformations et les incisions corporelles (chapitre 4), l’hygiène corporelle (chapitre 5) et le percement du visage (chapitre 6).

Par la clarté du propos et la présence de nombreux crédits iconographiques (quelque peu desservis par une édition en noir et blanc), Embellir le corps… se lit facilement et rapidement. Un effort considérable a été mené pour compiler ces témoignages variés et passionnants. L’auteur possède sans nul doute une connaissance aigüe des écrits des chroniqueurs et observateurs européens. En revanche, une introduction davantage problématisante et directive rehaussée d’une conclusion moins indigente aurait pu étoffer cette étude. Il n’empêche, cet ouvrage mérite d’être lu car il pointe de façon significative comment le regard – en l’occurrence européanocentré – détermine les catégories de nudité et d’habillé, avant d’instituer celles de « sauvages » et de « civilisés ». Aucun peuple n’a jamais vécu nu. Le corps n’est pas neutre, et son donné à voir par diverses interventions relève d’une « organisation des apparences » (Barthe-Deloizy 2003 : 23) dont les enjeux multiples se retrouvent de manière manifeste dans chacun des ouvrages analysés.

Ainsi, la lecture de ces cinquante-quatre auteurs met en relief le caractère complémentaire de leurs travaux et l’arbitraire des disciplines. Les recherches des uns fécondent et enrichissent celles des autres. Notons que cet objet de recherche qu’est le corps humain se prête particulièrement bien à la transdisciplinarité étant « à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au-delà de toute discipline » (Nicolescu 1996 : 66).