Corps de l’article

Les réflexions actuelles sur la psychiatrie transculturelle s’inscrivent non seulement dans le prolongement d’une démarche ethnopsychiatrique ou dans le cadre d’une clinique de la migration et de l’exil, mais aussi dans un questionnement de formes expérimentales de prise en charge thérapeutique (Laplantine 2007 : 17-18). L’initiative conduite par Jean-Pierre Coudray, puis par le professeur Baba Koumaré à l’hôpital psychiatrique du Point G, à Bamako, a suscité ces dernières années un intérêt grandissant. Cette expérience d’introduction du théâtre traditionnel malien (koteba) sur la scène hospitalière a ainsi récemment fait l’objet de plusieurs présentations succinctes, mettant en avant la fonction de réintégration sociale (Collectif 2005 ; Anröchte 2006 ; Douville 2006) ou la fonction cathartique (Lapousterle 2008) de cette forme de théâtre thérapeutique.

Toutefois, parce qu’il s’agit de questionner le transfert d’une forme théâtrale traditionnelle dans un contexte de soin, l’approche ethnopsychiatrique (aspect thérapeutique) semble devoir être enrichie d’une approche ethnoscénologique (aspect théâtral)[1]. Le koteba thérapeutique se situe en effet entre le soin et la scène. Il n’est pas exclusivement un moyen de guérison, sans pour autant se réduire à un simple divertissement (bien que, comme on le verra, il ait d’abord été conçu comme tel). Entre prise en charge et mise en scène, il apparaît comme une « mise en séance »[2] dont l’efficacité semble avant tout relationnelle (Houseman 2003).

Prenant la parole lors d’un colloque organisé par l’hôpital psychiatrique du Vinatier et le Musée des Confluences, à Lyon, en mars 2008[3], Adama Bagayoko, responsable de la compagnie de théâtre malienne Psy intervenant à l’hôpital psychiatrique de Bamako, prononce cette phrase qui pourrait être un aphorisme : « la psychiatrie, c’est comme un village ». La comparaison villageoise apparaît comme une manière de souligner la complicité qui existe entre la compagnie Psy, les patients et le personnel de l’hôpital et qui fait, depuis vingt ans, la réussite des séances de koteba thérapeutique organisées chaque vendredi matin à l’hôpital psychiatrique du Point G.

Le village dont parle Bagayoko renvoie peut-être, également, au village thérapeutique mis en place par un psychiatre français, le docteur Jean-Pierre Coudray, responsable du service psychiatrique de 1982 à 1987 (Bondaz 2007 ; Coudray 2007 ; Koumaré 2008). Il avait pu voir, à l’hôpital de Fann à Dakar, les avantages d’une telle structure permettant d’accueillir des membres de la famille du patient interné (Collomb 1978 ; Collignon 1985). La mise en place d’un village thérapeutique à l’Hôpital national du Point G est alors présentée comme la « création d’un environnement architectural rappelant celui du village traditionnel centré sur un espace collectif de rencontre largement ouvert (l’arbre à palabres) » (Koumaré et al. 1992 : 136-137).

Enfin, ce village est peut-être aussi celui qui rentre si souvent dans la définition du koteba, « théâtre villageois » dont la scène fut pendant longtemps le fεrε, la place publique, de nombreux villages (duguw) bambara, à l’Ouest du Mali. Dans toutes ces propositions, la référence au collectif est soulignée, la relation à l’autre semblant constituer le coeur du dispositif thérapeutique. Cette comparaison entre psychiatrie et village permet alors de montrer comment l’introduction d’un théâtre villageois en contexte psychiatrique malien fait sens et donne à voir un travail original de prise en charge[4].

Du théâtre villageois au théâtre thérapeutique

En langue bambara (bamanankan), koteba signifie littéralement « grand escargot »[5]. Plusieurs hypothèses sont proposées pour expliquer cette dénomination. Tout d’abord, l’escargot symboliserait, par sa forme spiralée, l’organisation sociale du village et, au-delà, de la société (Diawara 1981 : 20 ; Maïga 1984 ; Sissoko 1995 : 15-25). Au début des séances de koteba (on verra qu’elles comptent plusieurs moments), on retrouve une telle structure concentrique dans l’organisation spatiale : des musiciens sont placés au centre, puis viennent les participants au koteba et enfin le public qui délimite l’espace scénique, la scène du village. Le mot koteba renverrait également au mouvement circulaire que suivent les participants, lors des temps de danse.

Le coeur du koteba réside dans sa partie purement théâtrale, composée principalement de saynètes de la vie quotidienne dans lesquelles interviennent des personnages « types » (Kanouté 2007 : 51) : le chef du village, le féticheur, le mari trompé, etc. Par l’exagération comique des traits de caractère ou de physionomie de ces personnages, les participants dépeignent certaines réalités du groupe, attribuant ainsi trois fonctions principales au koteba : la communication (Brink 1978), le divertissement et la régulation sociale. Une version des récits d’origine du koteba rapporte qu’il serait apparu dans un passé lointain, consécutivement à l’autorisation accordée par un roi à ses sujets d’exprimer leurs préoccupations sur le mode du jeu. Ce roi initiateur du koteba, à l’écoute de son peuple, tolérait ainsi le désordre et la critique pour mieux y remédier[6].

Aujourd’hui encore, la portée satirique du koteba (Jukpor 1995 : 258-261), l’aspect caricatural des situations mises en scène et le rire permettent de mettre à jour certaines difficultés, certains reproches qui, dévoilés de manière frontale, auraient certainement moins d’impact. Selon Oumar Kanouté, « [le koteba] est une représentation de l’histoire de l’autre, c’est une manière d’amener le spectateur à rire du malheur de l’autre, c’est aussi une manière d’empêcher le spectateur de prendre la représentation au tragique en lui enlevant son caractère divertissant » (Kanouté 2007 : 50). Cette mise à distance confère également, selon lui, une fonction sociale au koteba : la capacité d’exposer des querelles villageoises ou des conflits de voisinage pour les résoudre (Kanouté 2007 : 53).

Si la pratique du koteba villageois s’est estompée, elle s’inscrit désormais dans un contexte contemporain[7] sous de nouvelles formes : en particulier comme média publicitaire (Bauman et Dia 1991) et outil de sensibilisation (prévention contre le SIDA, sensibilisation aux risques de l’excision, etc.), se rapprochant alors du théâtre-forum, ou encore, pour ce qui nous concerne, sous la forme du koteba thérapeutique[8].

À l’hôpital psychiatrique de Bamako, le koteba est venu se jouer là un peu par hasard, au gré des rencontres entre expatriés français. Le psychiatre Jean-Pierre Coudray a en effet demandé à Philippe Dauchez, alors professeur de théâtre à l’Institut national des arts (INA) de Bamako[9], de trouver un conteur pour divertir les patients jusqu’alors laissés à eux-mêmes et confinés dans ce qui fut longtemps appelé, par les Bamakois, le « cabanon ». Dauchez répond qu’il ne connaît pas de conteur, mais qu’il a des élèves qui peuvent donner une représentation de koteba aux patients de l’hôpital psychiatrique. C’est ainsi qu’en 1982, Bagayoko et quelques-uns de ses compagnons jouent pour la première fois à l’hôpital psychiatrique. Les patients, ravis de l’initiative, communiquent, échangent autour de la pièce. L’objectif est atteint. Les séances sont renouvelées. La compagnie Psy est créée.

Très vite cependant, les séances cessent d’être organisées dans le seul but de divertir (Dauchez 1984). Les comédiens sont informés des pathologies des différents patients. Ils jouent des scènes villageoises en les faisant intervenir, proposant une forme de théâtre participatif. Coudray et Koumaré établissent alors un rapprochement entre ce koteba devenu thérapeutique et le psychodrame de Moreno[10]. Les séances sont fixées les vendredis, tous les quinze jours, puis chaque semaine[11], le professeur Koumaré, qui a remplacé Coudray en 1987, ayant perpétué cette expérience inédite.

Présentation du dispositif

Organisé sur le modèle du koteba villageois (Brink 1977), le koteba thérapeutique comporte actuellement trois temps principaux : l’appel, le temps de la danse et des chants et celui du jeu à proprement parler.

L’appel

Quand, du service psychiatrique jusqu’à certains services voisins, le vendredi matin, résonnent les percussions, on voit venir de toutes parts hommes, femmes et enfants, répondant ainsi à l’appel lancé par la troupe Psy. C’est l’heure du koteba. Le public commence à s’installer autour de la terrasse du pavillon des femmes où va avoir lieu la séance. Deux côtés de cette grande terrasse rectangulaire sont délimités par de grosses barrières près desquelles ou sur lesquelles prennent place les spectateurs (patients du service psychiatrique ou d’autres services, visiteurs, accompagnants). Les places les plus confortables, à l’ombre, sont sur les bancs placés à l’opposé : c’est là que prennent position la plupart des patients de l’hôpital psychiatrique, les visiteurs de marque (en particulier les étrangers) ou les premiers arrivés.

Bagayoko explique que, « sous l’influence occidentale, les bancs ont été placés d’un côté seulement de la terrasse, créant ainsi une scène, mais en fait, les gens s’installent tout autour de la terrasse ». Le public présent (en moyenne une cinquantaine de personnes) reproduit la configuration circulaire, paraissant ainsi résister aux normes scéniques occidentales impliquant la frontalité, le face-à-face avec les acteurs et la scène. En attendant de s’installer autour de la terrasse, certains patients se joignent aux musiciens placés à l’ombre d’un arbre, et se laissent aller, au son de la musique, à une danse ou un chant improvisés. L’appel est un seuil, une entrée dans le koteba. Ce premier temps terminé, danseurs et musiciens se dirigent alors au centre de l’espace délimité par le public.

Le temps de la danse

Accompagnée par les percussionnistes qui ont gagné le centre de la terrasse, la chanteuse entonne un premier chant. Une danse s’engage, les danseurs (comédiens, puis patients) invitant le public à les rejoindre. C’est uniquement lors de ce deuxième temps que le public accompagne sur scène les patients en prenant part, non sans un plaisir certain, aux danses et aux chants. Les spectateurs qui se lancent sur la piste sont toujours des femmes et des enfants (ils constituent d’ailleurs la majorité du public). Lors des séances observées, les seuls hommes qui ont participé à la danse étaient des patients de l’hôpital psychiatrique.

Les chants proposés sont issus du répertoire culturel de différents groupes ethniques (bambara, peul, malinké…). En effet, alors que, lors de la mise en place du koteba à l’hôpital psychiatrique, le répertoire bambara était seul représenté – du fait de l’origine même du koteba –, il y a aujourd’hui une « volonté de ne pas le réduire à cette seule ethnie » (entretien avec Bagayoko, 2008) pour que chaque patient puisse se reconnaître dans le dispositif. De plus, chaque chant appelle une danse et des pas particuliers que tous semblent connaître. Les danseurs forment un cercle et tournent toujours dans le même sens (sens contraire des aiguilles d’une montre). Les musiciens sont, comme dans le koteba villageois, au centre de ce cercle, les danseurs les entourent et le public circonscrit l’espace. On tape des mains, on chante, pour soutenir la danse. Certaines femmes tiennent un foulard tendu entre leurs mains. Le rythme s’accélère petit à petit, éprouvant les limites du corps, invitant à des performances individuelles.

Le temps du jeu

Le troisième temps, celui du jeu, est plus spécifiquement appelé nyogolon. Il regroupe trois étapes : la présentation des acteurs (patients), le choix d’un thème et le jeu à proprement parler.

Ce sont les comédiens qui choisissent les patients susceptibles de participer à la séance. Forts de leur longue pratique, ils savent repérer leurs attentes, leur désir de jouer ou non, certains ayant parfois besoin d’être encouragés dans cette démarche. Les comédiens déclarent à l’assemblée qu’ils recherchent tout d’abord un dugutigi (chef du village). Ils se dirigent vers un patient qui, s’il accepte de jouer ce rôle, se lève. « I toro ? » (« Comment t’appelles-tu ? ») demande un comédien, « Ne toro… » (« Je m’appelle… »), répond le patient. La chanteuse entonne alors un court chant de louange correspondant au nom de famille ou à l’ethnie du patient. Cette forme de griotisme, encore très répandue au Mali, permet d’esquisser l’identité relationnelle de la personne et l’inscrit non seulement dans une lignée généalogique mais aussi dans un réseau social (alliances, relations à plaisanterie…).

Selon les mêmes modalités, les comédiens distribuent ensuite d’autres rôles aux patients, principalement ceux d’adjoint du chef du village, de conseiller, de femme du chef, de chef des femmes et de son adjointe[12]. Le koteba thérapeutique présente en effet une adaptation notable : dans le passage de la scène villageoise et maintenant urbaine[13] à la scène thérapeutique, ce ne sont plus essentiellement les personnages du koteba traditionnel qui font l’histoire, mais ce sont aussi, en nombre croissant, des fonctions sociales d’importance.

Une fois les rôles distribués aux patients, les comédiens leur demandent s’ils souhaitent proposer un thème. Certains avancent une idée, que les comédiens tentent de leur faire développer. Lorsque la thématique prend forme, ces derniers sortent de scène. Ils se concertent durant quelques minutes sous la direction de Bagayoko, pour se répartir les rôles et décider du déroulement général de la saynète. Débute enfin le jeu à proprement parler[14].

Le jeu : la mise en public des instances du pouvoir villageois

Comme dans le koteba traditionnel (Meillassoux 1964 : 34 ; Kanouté 2007 : 49), il n’y a pas de décor. La mise en contexte est uniquement de l’ordre du discours et du jeu : il s’agit souvent d’une situation de départ quotidienne, banale, puisée dans un répertoire de thèmes : une femme cultive son champ, un jeune homme veut partir en Europe… Les comédiens introduisent alors un élément problématique ou conflictuel, qui vient perturber la situation initiale, puis interpellent sur un mode comique les patients qui entrent sur scène, provoquant les rires répétés des spectateurs.

Par le jeu, les patients investissent, comme dans le psychodrame morénien, un « rôle », « une manière d’être réelle et perceptible que prend le moi » (Moreno 2007 : 81). Dès lors, en s’appropriant ces différents rôles, en prenant différentes places, les patients vont ainsi « mettre en jeu » des parties d’eux-mêmes. L’espace de jeu proposé offre « un lieu de translation entre le monde clos de la maladie et le monde ouvert des relations interpersonnelles » (Bergé 1998 : 27). Il donne l’occasion aux patients de jouer avec les codes sociaux. En ce sens, on peut faire l’hypothèse que la scène du koteba thérapeutique fonctionne comme une métaphore du village, à la fois par la mise en espace participative et par la mise en jeu des relations sociales.

On assiste en effet à une bipartition des rôles qui semble significative : les patients jouent les représentants du pouvoir villageois (pouvoir traditionnel), et en premier lieu, le chef du village, qui apparaît sur la scène thérapeutique comme le personnage central[15], tandis que les comédiens s’attribuent les rôles types du koteba : le mari trompé, le voleur, le marabout… Une telle distribution paraît centrale. Installant (de manière fictive) les patients à la tête des instances du pouvoir villageois, l’assignation des rôles opère un renversement des places. En effet, les patients, ceux qu’on dit « fous », qu’ils résident à l’hôpital ou qu’ils errent dans Bamako, vivent principalement en marge du groupe familial ou villageois. Le koteba non seulement leur offre une place dans un groupe mais aussi, par le jeu, les réintègre au sommet du système villageois, dans la sphère dirigeante. Ils sont donc sollicités en tant que références, instances de décision. Cette distinction des acteurs est également traduite dans l’espace : les patients restent constamment sur scène ou dans le public, tandis que les comédiens utilisent un couloir du bâtiment des femmes comme coulisses (simple recoin devant le bureau du psychologue). C’est dans ces coulisses que s’improvise en quelques minutes l’histoire, avant l’entrée en scène des comédiens.

Une telle bipartition, qui rejoue celle du pouvoir villageois, entre autorités locales et simples villageois, nous apparaît essentielle. Elle signale un retournement de situation, un « échange interactif des rôles » (Bergé 1998 : 32). Ce sont les personnages joués par les comédiens qui consultent ceux interprétés par les patients : la consultation politique fictive renverse la relation thérapeutique réelle. Autrement dit, non seulement les personnages joués par les patients donnent leur avis, mais ils ont aussi pour fonction de trouver une solution au problème posé ou de résoudre le conflit joué : la prise de décision fictive est ébauchée de manière collective, dans une espèce de conseil de village constitué par les patients acteurs.

Les réactions du public présent lors des séances semblent ainsi prendre une importance particulière dans ce contexte. En réintroduisant du collectif, du public, le koteba thérapeutique renoue avec des formes de prise en charge traditionnelles. L’individu n’est pas seul face à ses problèmes mais s’appuie sur les autres pour les résoudre[16]. Par le jeu et parallèlement au koteba villageois qui permet de réguler les conflits sociaux, le koteba thérapeutique peut tendre vers un apaisement des conflits psychiques. Les spectateurs, tout en recréant la place publique du koteba villageois, participent au processus thérapeutique. C’est alors « comme si guérir était un rôle, ou prenait naissance dans la reconnaissance d’une place nouvelle, devant tous » (Bergé 1998 : 30).

La mise en espace des relations sociales : quelques exemples de séances

Le déroulement des séances de koteba thérapeutique et la manière dont les rôles sont distribués conduisent ainsi à nous interroger sur le « point de rencontre » entre le modèle des relations sociales et celui de la personne. En présentant cinq séances de koteba regroupées en trois thèmes, sans recherche d’exhaustivité, il s’agit de montrer qu’à travers différentes problématiques, différents « signes relationnels » (Corin et al. 1993), c’est toujours l’articulation entre une identité relationnelle jouée et des contenus psychiques réels qui a un sens. À la fois terrasse du bâtiment des femmes de l’hôpital psychiatrique et place d’un village métaphorique, la scène du koteba thérapeutique figure un « espace potentiel » (Winnicott 1975) et constitue un « lieu transférentiel » (Attigui 1993 : 139). La mise en séance crée un espace de jeu pour la maladie, où les interactions avec le public sont aussi importantes que celles des comédiens et des patients entre eux.

La jalousie entre frères : histoires de femmes et de terres

Séance du 8 février 2008

Personnages (par ordre d’entrée en séance) :
 Le féticheur, comédien ; le chef du village, patient ; l’adjoint du chef du village, patient ; le troisième conseiller du chef du village, patient ; la chef des femmes, patiente ; l’adjointe de la chef des femmes, patiente ; l’homme, comédien ; le couple, deux comédiens.
 Un féticheur (bolitigi), qui se déclare très puissant, propose au chef du village, son adjoint, son troisième conseiller, la chef des femmes et son adjointe de le suivre dans son propre village. L’adjoint du chef dit que pour le faire venir il faudra payer deux perdrix. Il ajoute : « Nous sommes en pays musulman, ici. Les féticheurs n’ont rien à faire ici ». Les deux femmes et les deux adjoints du chef du village finissent par rejoindre le féticheur. Arrive un homme qui explique qu’il est jaloux de son frère car celui-ci a « tenté l’aventure » [il est parti à l’étranger] et a bien réussi : il a une belle voiture, une belle maison… La chef des femmes lui répond que « Dieu veut que tout le monde ait une chance dans la vie ». L’adjoint, quant à lui, traite l’homme de « gros jaloux ». L’homme n’en démord pas et dit au féticheur qu’il veut tuer son frère avec les fétiches (boliw).
 La patiente qui joue la chef des femmes sort de scène en répétant que tout le monde a une chance, que ce qu’il dit n’est pas bon…
 Le féticheur dit qu’il va tuer tous ses boliw. Tout le monde s’éloigne sauf l’homme. Arrive un couple : c’est le frère de l’homme avec son épouse. Le nouveau venu explique qu’il a donné de l’argent à son frère mais que celui-ci n’en a pas voulu. La chef des femmes (de retour sur scène) lui conseille de discuter avec son frère. Elle tente de les réconcilier mais l’homme veut chasser le couple hors du village. La femme (du couple) confie ses malheurs à la chef des femmes. L’homme dit que c’est la femme qui devrait être chassée, seule, car elle est laide.
 Les parents de la patiente qui joue la chef des femmes la retirent de scène car ils ne veulent plus qu’elle joue.
 L’adjoint intervient et dit au mari qu’il ne faut pas écouter son frère, ce « gros jaloux » qui voulait même le tuer. Il dit que c’est l’homme qui devrait être chassé. La séance finit quand l’homme chasse le couple de scène.

Séance du 15 février 2008

Personnages :
 Les deux frères, comédiens ; le chef du village, patient ; la femme, comédienne ; l’adjoint au chef du village, patient.
 Deux frères veulent avoir une maison et un champ à cultiver. Ils vont voir le chef du village qui leur donne deux terres voisines. Le petit frère empiète sur le champ du grand. Le chef du village dit qu’il faut qu’ils se mettent d’accord et que la méchanceté lui a fait du mal : c’est ce qui rend malade et il ne veut pas s’occuper de ça. Le chef du village menace les frères de les chasser. Comme les frères continuent de se disputer, le chef du village commence à s’énerver.
 Les comédiens qui jouent les frères font baisser la tension.
 Ils disent qu’ils vont bien voir… Une femme célibataire arrive pour s’installer dans le village. Le grand frère va la voir pour l’épouser, puis le petit frère fait de même. Ils veulent se battre. Le chef du village dit que le petit frère « cherche vraiment les ennuis ». Selon lui, c’est le grand frère qui doit se marier car il a fait sa demande en premier. Le chef du village menace de chasser le petit frère si celui-ci continue. L’adjoint du chef du village propose un combat entre les deux frères, le vainqueur étant celui qui épousera la femme. Le chef est finalement d’accord. S’engage un combat gagné par le grand frère. Il part avec la femme.

Lors de ces deux séances, la question de la jalousie entre frères est posée, soit qu’ils convoitent les mêmes biens (la terre) ou la même femme, soit que la migration, l’aventure (tunga), ait avantagé l’un des deux. Cette situation conflictuelle est décriée par les patients. Lors de la deuxième séance, l’un d’eux proclame : « c’est la méchanceté qui lui a fait du mal, c’est ce qui rend malade ». Une telle mise en accusation est révélatrice. En effet, au Mali, les explications étiologiques de la maladie sont souvent externes au sujet (Coudray et Koumaré 1986 ; Bélanger 2002a, 2002b). Il peut s’agir d’attaques de génies (jinè), de ruptures d’interdits (totémiques, de caste…), ou encore d’agressions magico-religieuses souvent initiées par un tiers (ennemi jaloux, rival). Le jeu entre ici en écho avec le vécu de certains patients, comme nous l’a expliqué Sylla à travers plusieurs récits de vie. Enfin, la résolution ne vient jamais des frères : ce sont les détenteurs du pouvoir villageois (patients) qui règlent leur différend. Par le jeu et le renversement des places, les patients prennent activement part à la résolution du conflit initial.

En outre, lors des deux séances, à travers les conflits entre frères, c’est l’organisation du village qui est mise à mal et c’est leur place en son sein qui fait problème. Dans les deux cas, la menace d’être chassés du village pèse sur les frères. Ces menaces d’expulsion, ces départs forcés (première séance) ou victorieux (deuxième séance), mais à chaque fois fictifs, sont en même temps redoublés par d’autres départs, cette fois-ci réels, de la scène. Lors de la première séance, la patiente qui joue la chef des femmes ne supporte pas le recours réclamé aux fétiches et abandonne pendant un moment le jeu. Un peu plus tard, ce sont ses parents qui l’entraînent loin de la scène. Un comédien propose une interprétation : « c’est une femme peule, ce n’est pas dans sa tradition ». À la fin de la séance, un autre explique que certains parents, ayant quelque chose à se reprocher au sujet de la maladie de leur proche, préfèrent que le patient ne participe pas au koteba de peur d’être eux-mêmes mis en cause. En fait, entre question ethnique et problématique familiale, tout se passe comme si ces sorties de scènes étaient moins des échecs que des manières de poursuivre le travail relationnel initié par le koteba. Quitter le jeu, quitter la scène et quitter le village semblent ainsi trois manières de signifier, de mettre en espace le rapport au groupe.

Une consultation jouée : stérilité et sida

Séance du 29 février 2008

Personnages :
 Le couple, comédiens ; le médecin, comédien ; l’aide infirmier, patient ; le chef du village, patient.
 Un couple n’arrive pas à avoir d’enfant. Le mari réprimande la femme en lui disant qu’elle ne tient pas son rôle : faire la cuisine et avoir des enfants. La femme rétorque que c’est peut-être lui qui a un problème. Le mari lui répond que c’est impossible : il a déjà eu des enfants d’un premier mariage. Tous deux décident donc d’aller chez le médecin pour faire des tests. L’aide infirmier mime les prises de sang et, après avoir observé la seringue fictive, communique les résultats. À la première prise de sang, il ne peut rien détecter pour l’homme, mais, à la seconde, il déclare qu’il y a un doute (sika). De même, pour la femme : rien n’est détecté au premier examen et il y a doute (sika) au second. Le chef du village comprend « sida » et déclare que celui-ci peut se soigner : pour guérir le couple, il faut administrer à chacun des médicaments, en particulier du « Piportil L4 » [employé pour le traitement des états psychotiques chroniques]. L’aide infirmier, quant à lui, conseille au couple de se séparer et déclare qu’il prendra la femme comme épouse, car avec lui elle aura des enfants. Le chef du village n’est pas d’accord et achète des médicaments pour que la femme tombe enceinte. Ce qui finit par arriver. Une grande fête clôt la séance. On chante, on danse.

On le voit : ce qui se joue dans cette séance, c’est le passage d’une interprétation sociale de la stérilité, et plus généralement de la maladie (interprétation du mari), à une interprétation médicale, hospitalière. Ce contexte hospitalier semble prendre sens pour l’un des patients qui transforme le mot sika (« doute ») en « sida » et propose alors un moyen de guérison, le Piportil L4, médicament qui lui a sans doute été administré lors de son séjour à l’hôpital psychiatrique.

Ce qui se joue également, c’est une évolution de la figure du soignant : le rôle de l’infirmier (joué par un comédien) est d’abord accaparé par le patient jouant l’aide infirmier (prise de sang et diagnostic), puis par celui qui interprète le chef du village (nouveau diagnostic et achat de médicaments). On passe ainsi d’une prise en charge hospitalière à une prise en charge villageoise de la maladie. Ces déplacements de la prise en charge se traduisent également par un jeu sur l’espace métaphorique du koteba : la scène figure d’abord l’espace domestique du couple, puis le dispensaire, et enfin la place du village.

L’aventure : maladie et migration

Séance du 11 janvier 2008

Personnages :
 La femme, comédienne ; l’aventurier, comédien ; le marabout, patient ; le chef du village, patient ; la femme du chef du village, patiente.
 Une femme cultive son champ. Son fils est parti dans un autre pays. C’est un « aventurier » (tungarankε). Pour qu’il revienne, la femme commande un médicament à un marabout. Elle doit offrir vingt litres de lait comme offrande. Des enfants du public sont invités à boire le lait, dans une calebasse fictive. L’« aventurier » revient mais il est malade. On demande conseil au chef du village. Ce dernier propose que le jeune homme s’asseye et reste calme, mais cela ne fonctionne pas. La seconde solution est de l’enchaîner, mais c’est de nouveau un échec. La femme du chef du village propose ensuite d’utiliser un médicament traditionnel (fula). Un des comédiens cueille une plante et la lui donne.
 Le chef du village quitte la séance.
 Avec le remède préparé, la femme enduit le corps puis le visage du malade, qui tousse deux fois. Il est guéri. La femme du chef du village est surprise, puis commence à chanter pour fêter la guérison. Comédiens, patients et public reprennent le chant.

Séance du 22 février 2008

Personnages :
 Le père, comédien ; le chef du village, patient ; le féticheur, comédien ; l’adjoint du chef du village, patient ; le fils, comédien ; l’aventurier, comédien ; sa femme, femme du public.
 Un père vient demander conseil auprès du chef du village car il veut « le meilleur » pour son fils. Le chef du village lui conseille d’envoyer son fils en Espagne. Le chef du village et le père décident d’aller voir un féticheur (bolitigi) pour savoir si tout va bien se passer. Ce dernier les rassure. Ensemble, ils font des sacrifices. L’adjoint du chef du village met en garde le père en lui signalant que, quand son fils va arriver en Espagne, les habitants vont le forcer à parler espagnol. Ils vont lui demander, selon lui : « What’s your name ? », à quoi le fils répondra : « My name is tan tan tan ». Ce dernier part en Espagne. Arrive un aventurier qui dit qu’il vient d’Espagne et que le fils a été emprisonné « à cause des papiers ». L’adjoint s’en prend au féticheur en lui reprochant de n’avoir pas bien respecté les prescriptions sacrificielles. Le féticheur recommence donc de nouveaux sacrifices. L’adjoint propose de sacrifier le président espagnol, son ministre et le chef des armées. Finalement, le fils revient d’Espagne et dit qu’il veut se marier. Il choisit une fille du public. L’adjoint devient maire et les marie en les couvrant de bénédictions.

« À l’hôpital psychiatrique, certains patients ont tenté l’aventure mais, une fois de retour à Bamako, ils sont devenus fous », nous explique l’un des comédiens. Il n’est pas rare en effet que certains « aventuriers » partis en Europe, essentiellement pour des raisons économiques, ne puissent, en cas d’expulsion, retourner dans leur famille, dans leur village, par honte ou peur du déshonneur, cela pouvant parfois provoquer ou accentuer certains désordres psychopathologiques (Moro et Mestre 2008). Cette thématique de l’aventure (tunga) fait donc écho à ce qu’ont pu vivre certains patients. Ainsi, lors de la première séance, le patient qui joue le rôle du chef du village a lui-même vécu l’expérience migratoire. C’est d’ailleurs lui qui propose ce thème de jeu.

Dans les deux séances présentées, l’aventure est assimilée à certaines difficultés majeures. L’aventurier est, dans le premier cas, « malade » à son retour. Dans le second, il est emprisonné en Espagne « à cause des papiers », malgré les précautions prises (la consultation du féticheur). Cependant, à chaque fois, la fin est heureuse : l’aventurier est soigné ou revient au pays et se marie. Or, dans les deux cas, ce sont des techniques traditionnelles qui permettent de « sauver » l’aventurier (prescription d’un médicament et d’une offrande par le marabout, de sacrifices par le féticheur). Le koteba, qui se déroule au coeur de l’hôpital, intègre donc en son sein, par l’intermédiaire du jeu, d’autres formes de thérapie, mettant ainsi en scène un certain « syncrétisme thérapeutique » (Fassin et Fassin 1988). Le jeu reflète ici les trajectoires thérapeutiques entre hôpital et tradipraticiens mises en place par Coudray, puis par l’équipe du professeur Koumaré (Koumaré et al. 1992 ; Beneduce et Koumaré 1993).

On peut du reste noter que, dans la première séance, l’offrande est offerte à des enfants du public qui (exceptionnellement) rentrent sur scène, et que l’application du médicament traditionnel a été la seule occasion, dans les séances observées, d’introduire un objet réel dans le jeu. La plante médicinale (fula signifie à la fois « feuille » et « médicament ») est en effet ramassée à proximité de la terrasse où se déroule le koteba. Ce second mouvement, hors de la scène (de la terrasse), signale ainsi un mouvement hors du village, en brousse, là où on trouve les plantes servant à la fabrication des médicaments traditionnels (Bélanger 2002b).

Par ailleurs, la fin de la deuxième séance paraît révélatrice du recours à différents référents politiques. La transformation de l’adjoint du chef du village en maire vient en effet signifier, sur scène, la coexistence d’une structure politique traditionnelle et d’une administration décentralisée mise en place récemment[17]. Le dénouement de cette séance établit en outre un lien entre trois rencontres : celle de l’Occident (de l’Espagne) et du Mali à travers le retour de l’aventurier, celle du pouvoir traditionnel et du pouvoir administratif (chef du village et maire) et celle des acteurs et du public (les spectateurs finissant par jouer le rôle des invités au mariage). Relations internationales, relations villageoises et relations conjugales constituent ainsi les différentes dimensions de la guérison fictive.

Conclusion

Ce qui nous a intéressés ici, c’est donc la manière dont la scène thérapeutique propose un espace relationnel spécifique. À partir d’une description du dispositif mis en place par les comédiens, il s’est agi de questionner à la fois le transfert du koteba dans l’espace de l’hôpital psychiatrique et la traduction de conflits intrapsychiques en relations intersubjectives, d’articuler une scénologie de la maladie et une clinique du jeu (Lachal et al. 2008). En insistant sur la nécessité de ce double point de vue, ethnopsychiatrique et ethnoscénologique, un élément nous est apparu essentiel : l’importance accordée dans le koteba thérapeutique aux rôles politiques, aux figures du pouvoir villageois, et le fait qu’ils soient pour la plupart distribués aux patients, donnent à penser que le rapport à la maladie est susceptible, par le jeu, d’être métaphorisé en relation de pouvoir. La comparaison entre la psychiatrie et le village proposée par Bagayoko semble ainsi trouver tout son sens dans la mise en place d’un espace métaphorique qui soit en même temps une mise en jeu du pouvoir villageois, et plus largement de l’organisation sociale dans laquelle les patients doivent reprendre place. Les mouvements sur la scène thérapeutique miment des déplacements hors et dans le village et figurent aussi bien des itinéraires thérapeutiques que des trajectoires politiques.

À ce stade, il ne s’agit pas pour nous de questionner l’efficacité thérapeutique d’un tel dispositif, mais d’ouvrir des pistes de recherche. On peut ainsi avancer l’hypothèse selon laquelle ce n’est pas seulement le jeu qui est susceptible d’enclencher le processus thérapeutique : c’est également le renversement d’une relation de pouvoir ou, pour le dire autrement, le passage d’un rôle passif (le patient) à un rôle actif (à la fois un acteur et une figure du pouvoir villageois). Dans le koteba thérapeutique, le statut du malade en contexte hospitalier n’est pas seul en jeu. À travers les mots et les gestes, on assiste également à l’invention de manières de se réinscrire dans des narrations familiales et dans des corps sociaux, à la redéfinition du lien entre vie psychique et existence sociale, entre psychiatrie et village.