Corps de l’article

[…] Le corps est le médiateur du passage tensionnel d’une culture antérieure à une culture autre, résultant de la rencontre de cultures différentes, mais aussi l’opérateur signifiant cette différence et le désordre que le métissage instaure dans l’ordre des choses.

Le Pogam 2004 : 6

Premier détour par le terrain. Flash-back. Extrait de carnet de terrain[1]

Novembre 1997 : à La Confiance-Les Hauts, dans le Nord-Est de l’île, j’assiste, dans la petite case en dur sous tôles occupée par Vivienne, Nicolas et leurs cinq enfants, à la toilette de Sébastien, leur dernier-né. La scène se passe dans la chambre du couple. Malgré le peu d’espace disponible, tout est propre, bien rangé. Collées sur les murs peints d’un rose vif, quelques affiches de vedettes de la chanson. Plus loin, près des nacos[2] fermés, la fenêtre ayant été également obscurcie afin d’éviter lumière et courants d’air, un portrait du pape Jean-Paul II, fixé au mur, semble regarder Saint-Georges, placé sur le mur d’en face. L’ampoule nue, qui pend du plafond, dispense une faible lumière. Deux récipients ont été placés sur le lit conjugal, une baignoire de bébé et une autre bassine, destinée à rincer le corps du nourrisson, alors âgé de cinq jours. Sur le côté, un pagn[3] blanc a été étalé. Vivienne commence par déshabiller Sébastien, l’enduit de savon puis le plonge dans la baignoire, avant de le rincer dans l’eau du second réceptacle. Cette toilette achevée, elle procède aux soins du cordon, bande le ventre du tout-petit et l’habille d’une brassière, d’une culotte, puis d’un pyjama en coton. Laissant son fils quelques instants à ma garde, elle se dirige alors vers la cuisine d’où elle revient, portant un petit carré de beurre de cacao, une bougie, une petite cuillère et des allumettes : « Tu vois, ce que je vais te montrer, c’est quelque chose qui nous vient de nos ancêtres. C’est créole, ça. C’est ma grand-mère qui me l’a appris, elle-même l’ayant appris de sa propre grand-mère qui l’avait appris d’une aïeule ». Vivienne se contredit alors (car à La Réunion, le terme créole renvoie, pour la population, à la fois au métissage et au fait d’être né dans l’île) et m’explique que ce à quoi je vais assister renvoie à ses origines européennes ; que cette pratique, qui a pour but de remodeler le visage du nouveau-né est originaire de France et que je ne la verrai nulle part ailleurs, ni chez les Malbars[4], ni chez les Kafs[5]. Prenant, après ces quelques mots, son bébé dans ses bras, elle allume la bougie, gratte quelques fragments de beurre de cacao qu’elle place dans la petite cuillère. Le beurre de cacao, mis au contact de la source de chaleur, fond rapidement. Vivienne entreprend alors de masser méthodiquement le nez de Sébastien, d’un geste précis qui va des ailes du nez à la racine, du bas vers le haut…

Lors de l’entretien qui accompagne, puis suit cette toilette, Vivienne se dit tout d’abord française, puis, dans un second temps réunionnaise et créole, donc métissée, avant de mettre en avant ses racines européennes. Dans un dernier temps enfin, s’agissant de son fils, elle finit par me dire que les techniques du corps issues de la médecine traditionnelle qu’elle met en oeuvre ont également pour objectif de l’« européaniser » (plus précisément de lui faire le nez droit, de resserrer ses narines), sachant, me dit-elle également, que son mari est d’ascendance malgache et que sa propre grand-mère possède des racines indiennes…

Il s’agira ici d’examiner à la fois la manière dont se sont constituées, et dont s’organisent toujours, à l’Île de La Réunion, des catégories qu’on pourrait qualifier de sociales mais aussi le lien que ces catégories entretiennent entre elles au regard d’une donnée de base de la société réunionnaise : le métissage[6]. À cette fin, je reprendrai, dans ce texte (sans évidemment la valider) une catégorisation populaire héritée de l’histoire coloniale de l’île. Celle-ci, bien que cette répartition soit artificielle et non basée sur une réalité biologique (Benoist 1993) divise la population réunionnaise en nasyon (nations), voire en ras (races). Elle rompt ainsi avec un fait présent depuis les débuts du peuplement de l’île (Chaudenson 1991 ; Gérard 1997), et catégorise les individus sur la base de leur aspect physique (la couleur de la peau, l’aspect de cheveux, la couleur des yeux) plus que sur leur origine supposée ou leur appartenance religieuse.

Les données ethnographiques seront ensuite discutées à la lumière des travaux de Geertz (1973) ; Chaudenson (1974, 1991) ; Benoist (1979, 1993) ; Amselle (1990, 2001) ; Hannerz (1992, 2010) ; Bhabha (1994) ; Eriksen (2010 [1995]) ; Gruzinski (1999) ; Ghasarian (2002, 2008) ; Laplantine (2003).

En effet, selon une catégorisation principalement fondée sur l’aspect physique des individus, la typologie populaire héritée de la période coloniale partage la population en Zorey, métropolitains, Malbars, Réunionnais dont l’aspect physique les rattache à des racines indiennes, Kafs, qui revendiquent une origine africaine et/ou malgache, Zarabs, musulmans dont les ancêtres sont venus d’Inde du nord à la fin du XIXe siècle. À ceux-ci s’ajoutent les Sinwas, Réunionnais d’origine chinoise dont les ancêtres sont venus à partir de la première moitié du XIXe siècle, Yabs ou Tiblancs, descendants des Blancs qui se sont paupérisés, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, et qui ont migré vers les cirques et les Hauts de l’île. Cet étiquetage de la population – héritage d’une période de l’histoire marquée par la hiérarchisation associée aux origines et à la couleur de la peau – cohabite avec une conscience des brassages qui se sont opérés au sein des familles. Et si l’usage du qualificatif « métis » n’est pas très répandu dans la société, en revanche, cette typologie l’est. Elle est toujours en usage dans la majeure partie de la population réunionnaise qui se dit souvent créole et malbar, créole et kaf, créole et tiblanc, la créolité étant, pour de nombreux interlocuteurs, synonyme de métissage et citée comme appartenance première ou secondaire. Il ne s’agit donc pas ici d’une confusion théorique de l’auteure de cet article entre les notions de créolité et de métissage, mais bien d’une représentation populaire qui associe l’une et l’autre.

Cette partition, générée par une société hiérarchisée et raciste qui dévalorisait, voire niait le métissage (et il n’est pas certain que les verbes soient ici à conjuguer à l’imparfait), ne rend compte ni de la culture créole, ni de la complexité de la société réunionnaise. Elle est tout d’abord la conséquence d’un peuplement pluriel, d’une histoire marquée par la colonisation et l’esclavage. Une société jadis officiellement raciste et coloniale en est issue, qui a néanmoins, comme nous le verrons, coexisté avec des unions généralisées entre individus d’origines diverses.

Prenant quelques exemples tirés de la médecine traditionnelle et des soins du corps, nous verrons que les « catégories sociales »[7] populaires réunionnaises se constituent autour d’appartenances ou de multi-appartenances, en termes d’origines, de créolité et, de liens avec la Mère Patrie.

Un brassage initial de populations

L’histoire, si elle n’a pas été faite, loin s’en faut, uniquement par les Européens, a été bien souvent (dans le cas des îles Mascareignes) écrite par eux. Ainsi, même si les noms de ses compagnons ne figurent pas dans les textes, on sait qu’en 1673, un Français dénommé Louis Payen venant de Madagascar s’installe de manière définitive à l’Île de La Réunion, accompagné d’une quinzaine de « domestiques » d’origine malgache. Robert Chaudenson (1974, 1992) note à leur propos que les plus anciens textes les présentent comme domestiques, non comme esclaves, le terme esclave apparaissant à partir du début du XVIIIe siècle avec la création des plantations de café puis de canne à sucre.

Au nombre des quinze figurent trois femmes[8], ce qui pose très vite problème car Payen entend se les approprier, ce qui n’est pas, on s’en doute, du goût de ses compagnons.

Durant les premières années d’occupation de l’Île, les mariages entre individus d’origines géographiques différentes étaient tolérés « pourvus que ceux-ci fussent baptisés ». Les premiers enfants nés à La Réunion étaient donc « métis », ici entendu au sens de : nés de parents d’origines géographiques et de cultures différentes. Le roi Louis XIV s’étant ému de cette situation, le gouverneur d’alors (Parat) fit re-proclamer l’ordonnance suivante de la Compagnie des Indes orientales (en date du 19 janvier 1709 – ordonnance signée par Hébert, Soulot, Tardif, Champigny, Le Mercier) :

Article 14 : Défendons aux habitants français d’épouser des négresses et pareillement à un noir d’épouser des blanches, enjoignons au gouverneur d’y tenir la main à peine d’en répandre en son nom et de faire lire le présent règlement dans les quartiers, les habitants assemblés à ce qu’on en ignore[9].

N’étant absolument pas respecté par la population, cet édit était le renouvellement du premier texte législatif de l’île Bourbon[10] : l’ordonnance de Jabob De La Haye datée à Saint-Paul du 1er décembre 1674, portant en titre « Ordonnance de M. De La Haye, lieutenant général des armées navales de sa majesté sur divers objets de la police générale ». Cette ordonnance comportait 25 articles, dont l’article 20 qui stipulait : « Défense aux Français d’épouser des négresses, cela dégouterait les noirs du service et défense aux noirs d’épouser les blanches, c’est une confusion à éviter »[11]. L’article fut repris par Charles Mathieu Isidore, comte Decaen (à l’Île Maurice), le 2 février 1803, alors qu’il venait d’être nommé capitaine général des îles de France, de La Réunion et dépendances. La même proclamation fut donc renouvelée par trois fois durant le XVIIIe siècle… sans, évidemment, que l’injonction ne soit suivie d’effet dans la population. La population réunionnaise se caractérise donc, dès le début de son peuplement, par des racines plurielles et est, dès le début du XVIIIe siècle, qualifiée de « créole » en raison du métissage de la population.

Créole et créolité

L’étymologie du terme « créole », vocable employé en français depuis la fin du XVIe siècle, le rattache à l’espagnol « criollo »[12]. On le retrouve en 1690[13] sous la forme de « Criole : nom que les Espagnols donnent à leurs enfants qui sont nés aux Indes », puis, à partir du milieu du XVIIIe siècle, deux sens s’opposent : les lexicographes français définissent le Créole comme un « Européen né aux Isles » (l’exemple type de cette définition étant Joséphine de Beauharnais, que l’on nommait « la belle Créole »), alors que dans le même temps, aux colonies, est considéré comme Créole tout individu noir, blanc ou métissé né sur place. En 1703 à Bourbon, le terme se définit ainsi : « Par le mot de créoles, il ne faut pas entendre des personnes aucunement difformes de nature aussi bien les hommes que les femmes dont il se trouve de très jolies et fort bien faites. Leur couleur de chair est un peu brune, mais douce »[14].

Le terme « créole » désigne donc, à Bourbon, des individus métis ou noirs. Sa signification varie cependant d’une île à l’autre et si à La Réunion, sa signification tend à être liée au lieu de naissance et au métissage éventuel (ce qui fait qu’il peut s’appliquer à un Blanc, un Métis ou un Noir), il n’en va pas de même par exemple à l’Île Maurice où le qualificatif de Créole ne s’emploie que pour désigner des descendants d’Africains. Ce double sens, européen, d’une part, et métis, d’autre part, se retrouve dans les dictionnaires créole réunionnais-français : alors que « Créole » se définit pour Armand (1987 : 182) comme un synonyme de Réunionnais, Baggioni définit comme créole : « 1) tout ce qui est insulaire (l’homme, les moeurs, la cuisine) de La Réunion. […] ; 2) [tout] Individu né à La Réunion quelle que soit la couleur de sa peau ; 3) [tout] Natif réunionnais de race blanche » (Baggioni 1990 : 165).

Mais il s’agit là d’approches lexicographiques qui diffèrent parfois quelque peu de la définition locale du terme. En effet, de nombreux Réunionnais entendent par Créole tout individu métissé (le Petit Blanc même s’il est roz[15] étant souvent considéré comme métissé) né dans l’Île, et qualifient simplement de Réunionnais ceux qui appartiennent à un groupe dit « homogène »[16] ou dont les membres sont nés à l’extérieur de l’Île, comme certains musulmans récemment arrivés de Madagascar, les Chinois ou les zoréy (Métropolitains) et qui y résident depuis plusieurs années (on les nomme ensuite zoréole[17] puis kréol à la seconde génération).

Naissance et métissage sont ici particulièrement importants : on parlera par exemple volontiers de boeuf créole pour les animaux élevés et abattus dans l’île, par définition différents des boeufs métropolitains – certains disent même que la différence tient à ce qu’il est mélangé avec du zébu… (malgache évidemment…) – comme on parlera de cuisine créole, de préparations spécifiques à La Réunion, issues de l’influence des cuisines d’Europe, de l’Inde, de Chine, d’Afrique ou de Madagascar.

Mais être Créole, c’est aussi parler la langue créole[18], la posséder en tant que langue première, langue maternelle. Le biologique et le social sont donc ici indissolublement liés. Le même mot désigne en outre une langue issue du contact de plusieurs peuples, l’appartenance à une communauté culturelle et l’espace dans lequel les individus évoluent. L’appartenance à une communauté, signifiée par la naissance, le métissage, la transmission maternelle de la langue et la culture, définit alors la créolité.

Créolité, métissage…

Les recherches que j’ai menées depuis maintenant près de vingt ans m’ont montré à quel point le terme métissage est polysémique et problématique. Il convient de fixer des limites à son emploi, même si je suis amenée à l’employer par défaut, notamment pour qualifier, à La Réunion, le produit d’unions entre individus d’origines ethniques diverses (mais pas de « races » différentes[19]). Les limites à l’utilisation de ce mot sont déterminées par les diverses contradictions du terrain lui-même, par la dévalorisation, voire la négation de la part de certains Réunionnais, de réalités biologiques, pourtant irréfutables, que sont les mariages – généralisés – depuis les débuts du peuplement de l’Île, entre individus d’origines diverses. Pour d’autres, il y a une négation de la langue et de la culture, l’émergence de discours sur les origines possédant certains relents communalistes ou porteurs d’un discours sur la « pureté de la race ».

Les créations culturelles créoles sont fréquemment, dans la population, supposées accompagner la réalité du métissage biologique. Or, comme nous le rappelle Gruzinski,

[…] les rapports du métissage biologique et du métissage culturel ne sont pas clairs : la naissance et la multiplication d’individus métis est un fait, le développement de formes de vie mêlées procédant de sources multiples en est un autre, pas forcément lié au précédent. En outre, si l’on pose la question en ces termes, on évacue celle des rapports du biologique et du culturel avec le social et le politique.

Gruzinski 1999 : 36

Sans que ceci remette en cause la catégorie sociale de « créole », le métissage est donc aussi culturel. À La Réunion, à la suite des contacts entre les individus tels qu’ils se sont répétés depuis plus de trois siècles, un système culturel a vu le jour, de la même manière qu’est née la langue créole. Ce système culturel réunionnais se caractérise par sa complexité : il n’est pas exclusivement composé du tronc culturel commun à tous. Il n’est pas non plus uniquement constitué d’une mosaïque de traditions juxtaposées.

Les origines plurielles des habitants de l’Île, qui se sont mélangés dès les débuts du peuplement et tout au long de son histoire, ont permis la constitution d’un ensemble culturel original. Celui-ci comprend tout d’abord la perpétuation de certaines traditions issues des diverses composantes du peuplement de l’Île (influences indiennes, malgaches, européennes, chinoises et sans doute africaines[20] pour les plus importantes). Certaines traditions sont demeurées associées à une origine précise. Dans les familles se réclamant d’une origine chinoise, il est par exemple fréquent d’offrir à la naissance d’un enfant un horoscope, une petite roue de la fortune et parfois des oeufs peints en rouge. Dans les familles musulmanes dont les ancêtres sont venus du Nord de l’Inde (nommées zarab), une sourate du Coran est toujours murmurée, par son père, à l’oreille du bébé qui vient de naître afin de le bénir, de lui porter chance[21].

Lors des contacts entre les individus, ces traditions ne se sont pas appauvries. Elles se sont, pour certaines, maintenues, pour d’autres transformées, par fusion, mélange, voire créolisation sous l’effet du nouveau contexte réunionnais. Dans certains cas, les traditions ont pu se perpétuer tout en passant également parallèlement dans le tronc culturel commun (comme dans le cas du rituel dit des sévé mayé[22]). En est issu un tronc culturel commun à tous, continuum culturel dynamique qui s’enrichit en permanence des interactions existant entre les diverses traditions originelles et sous le coup des apports exogènes (de l’Hexagone, notamment, voire des États-Unis pour les modes vestimentaires actuelles, mais aussi de l’Inde, de Madagascar ou de la Chine). Ainsi, la fête d’Halloween – introduite dans l’Île depuis l’Amérique du Nord il y a une quinzaine d’années – est devenue la fête des sorcières et celle de Grand-mère Kal, figure emblématique de la sorcière dans les contes locaux (elle-même fréquemment associée à Madame Desbassyns, propriétaire terrienne qui a vécu de 1755 à 1846[23]). Ici l’apport exogène s’est – par un processus qui a duré plusieurs années, le temps que la fête nord-américaine soit reformulée – créolisé, c’est-à-dire qu’il a été en quelque sorte réécrit pour en faire une nouvelle entité, intégrée à la culture réunionnaise. « Invention de la tradition » (Hobsbawm et Ranger 1983), produit de la créolisation, la fête des sorcières est à présent revendiquée comme élément du patrimoine culturel. Il n’y a pas juxtaposition mais création, pas au sens lévi-straussien de bricolage, mais au sens de créolisation, de reformulation débouchant sur une création culturelle (Chaudenson 1974). Et cette création évolue, se construit, s’enrichit sans cesse d’apports extérieurs, de « branchements » successifs (Amselle 2001).

Multi-appartenance ou origines exclusives ?

Pour de nombreux habitants de l’Île, être Réunionnais, c’est être à la fois porteur d’un tronc culturel commun, d’une culture créole, partagée par tous ; c’est aussi être Français (le sentiment d’appartenance à la France demeure très fort) ; mais c’est également, souvent, posséder une culture composée d’éléments hérités d’une ascendance ethnique et/ou revendiquée indienne, malgache, européenne, chinoise, africaine, sans qu’il y ait systématiquement d’exclusion ou de conflit culturel (ce qui ne veut pas dire que cette situation ne soit pas génératrice de souffrances)[24]. Les identités ne sont pas dans ce cas exclusives ou cumulatives ; chacun possède une identité variable qui s’adapte en fonction des registres sociaux, des contextes religieux ou culturels.

Pour d’autres Réunionnais, la complexité semble inconcevable, comme s’il était indispensable de réduire les individus à leur seule couleur de peau, quitte à flirter dangereusement avec un discours sur la « pureté », comme si tout mariage entre individus d’origines différentes était une « souillure ». Ainsi, certaines familles s’auto-qualifient volontiers de « tamoules pures », d’autres de « malgaches pures ».

Dans le domaine du corps, certains massages des nouveau-nés m’ont été décrits comme étant « authentiquement » malgaches, ou, selon les familles (et pour les mêmes conduites corporelles), comme « authentiquement » indiens. Tout se passe, dans cette négation de la complexité, comme si la culture réunionnaise, produit de l’histoire, était niée du fait de son origine plurielle. Et qu’entend-on par « authenticité » ? Existe-t-il des gens ou des sociétés « authentiques » ? Ont-ils jamais existé ? De plus, cette revendication par certains de la présence de familles, de sociétés « pures », non « polluées » par les apports extérieurs, de « racines » qui se doivent d’être strictement africaines, ou indiennes, ou malgaches, comporte divers relents malsains, teintés d’un certain ethnocentrisme qu’il faudrait bien dans certains cas appeler du racisme. Les pseudos « communautés » africaines, malgaches ou indiennes sont en effet susceptibles de considérer la tradition ou l’origine à laquelle ils s’identifient comme supérieure aux autres, effectuant ainsi une distinction entre les « bons » individus, membres de sociétés dignes de ce nom, localisés dans des cultures dites originelles ou traditionnelles donc nécessairement plus « nobles », d’une part, et les « mauvais » individus, appartenant à des sociétés « métisses », donc acculturées[25] et impropres, d’autre part.

Dans ce cadre, la question suivante, posée par Sylvie Poirier, me semble tout à fait appropriée à la situation réunionnaise :

Les concepts d’hybridité et de métissage sont-ils pertinents lorsqu’il s’agit justement d’étudier ces phénomènes d’articulation interculturelle, les processus d’appropriation et de réinterprétation locale de la modernité, de ses valeurs, de ses objets ou de ses idéologies, ainsi que les stratégies politiques identitaires à l’oeuvre derrière ces créations culturelles ?

Poirier 2004 : 12

La variation culturelle, constitutive de la créolité

Retour au terrain (extrait du journal)

Sainte-Clotilde, Île de La Réunion, décembre 1997 : deux semaines plus tard, dans une coquette villa de Sainte-Clotilde, la même histoire se répète. Mais nous sommes, cette fois-ci, chez Martine qui refait le nez de Maya, sa fille âgée de six jours. Même discours que celui entendu chez Vivienne. Si ce n’est que Martine est malbaraise[26], que selon elle cette pratique est originaire de l’Inde, que je ne la verrai nulle part ailleurs… Quelques différences, cependant : la scène se passe sous l’oeil protecteur de Ganesh ; Martine a ajouté, à l’eau de rinçage du bébé, une légère décoction de sensitiv[27], végétal aux vertus apaisantes ; enfin, elle applique après le massage un petit point noir entre les deux yeux de son bébé, afin de le protéger des influences maléfiques.

Février 98 : je rencontre Françoise, mère de deux enfants. Sonia, sa petite-fille, est âgée de sept jours. Les gestes pratiqués sur l’enfant sont sensiblement les mêmes que ceux observés chez les autres mamans. Je note néanmoins quelques variations : l’utilisation externe du beurre de cacao est doublée d’une utilisation interne quand Françoise administre à sa fille un petit biberon de lait additionné de beurre de cacao. Il s’agit, dit-elle, de faire à l’intérieur ce qui a été fait à l’extérieur, de nettoyer l’enfant, en un mot, de l’humaniser en lui permettant d’évacuer son tanbav[28] (méconium). La jeune mère ajoute que ce qu’elle vient de me montrer est d’origine malgache, que seuls les Réunionnais descendants de Malgaches pratiquent ce type de façonnage du visage, que je ne le verrai ni chez les Blancs, ni chez les Kafs, ni chez les Malbars

Ces observations, qui datent pourtant d’il y a plus de quinze ans, sont toujours d’actualité. En mars 2012, lors de ma dernière enquête à la maternité, d’autres mamans m’ont tenu le même discours. Ce qui m’interpelle ici, ce sont, outre les gestes communs à toutes, le tronc culturel commun partagé, les variations observables, de femme à femme, de famille à famille, de quartier à quartier. Car si l’on peut considérer la part culturelle commune comme relevant de passages, d’échanges, de réinterprétations et de créations liées à la créolité, il est aussi possible de rechercher les éléments les plus représentatifs de la culture réunionnaise, de la créolité, ce qui permettrait de commencer à dessiner les contours d’une « catégorie sociale » créole.

En Europe, jusqu’à la fin des années 1950, « races » et cultures étaient fréquemment considérées comme indissociables. Bien que l’anthropologie française soit restée en partie marquée par le lien supposé entre biologie et culture, ce qui explique peut-être certaines attitudes, toujours visibles dans quelques séminaires parisiens, l’idée selon laquelle la culture est un objet d’investigation autonome, indépendant de la nature, a fini par prévaloir grâce, notamment, aux travaux de Claude Lévi-Strauss (1952), qui a lui-même été influencé, au début de sa carrière, par les thèses des culturalistes, et notamment par les travaux de Boas. Pour Claude Lévi-Strauss la culture se définit comme : « […] tout ensemble ethnographique qui, du point de vue de l’enquête, présente, par rapport à d’autres, des écarts significatifs » (Lévi-Strauss 1952 : 325). Et la culture est, dans ce cas, constituée de l’ensemble des écarts significatifs dont les frontières coïncident globalement.

Cependant, comme le remarque Michel Izard, une tradition d’identification existe toujours, qui tend à faire des cultures des réalités autonomes, tandis qu’à l’opposé, alors que le contexte planétaire global tend vers une certaine unification, certains étudient les nouvelles cultures, qu’ils nomment des « sous-cultures » (Izard 1991 : 191). Or, comme le souligne plus loin le même auteur : « Identifier des cultures n’autorise pas à en réifier l’existence ».

Jean-Loup Amselle, quant à lui, remet en cause l’étude des cultures considérées comme des unités étanches :

Les cultures ne sont pas situées les unes à côté des autres comme des monades leibniziennes sans portes ni fenêtres : elles prennent place dans un ensemble mouvant qui est lui-même un champ structuré de relations.

Amselle 1990 : 55

Les perspectives s’enrichissent encore avec l’anthropologie de Clifford Geertz. Celui-ci est fortement influencé par la tradition phénoménologique et cherche à préciser le concept de culture dont il considère les contenus comme éclectiques. Pour Geertz (1973), ce qui fait sens, ce sont les savoirs implicites mis en oeuvre par les acteurs sociaux qui tissent ainsi une toile de significations. Ce qui compte, pour cet auteur, c’est l’expérience vécue et ce que les acteurs en tirent, comment, à partir de cette expérience vécue, ils légitiment, dans une certaine mesure, leur activité pratique. C’est cet ensemble qui, pour lui, définit la culture qui devient alors à considérer comme un système de sens.

La « catégorie sociale » créole, catégorie aux frontières mouvantes et aux contenus culturels variables ne serait-elle pas, finalement, un système de sens, qui d’ailleurs parfois échappe quelque peu aux acteurs eux-mêmes ?

Retour rapide à La Réunion

La culture créole de La Réunion ne peut être réduite – et ce type de découpage de la société réunionnaise, primaire et réductrice, est encore trop souvent présent – à un simple « modèle » créole constitué de la cuisine, de la musique, de certains usages relevant de la religion populaire, des techniques du corps (quand la culture créole est reconnue, ce qui n’est pas toujours le cas), modèle auquel viendraient s’en adjoindre d’autres, parfois ouverts mais le plus souvent fermés et étanches, issus des apports malgash, kaf, malbar, sinwa ou zarab. Comme s’il s’agissait, pour reprendre une expression de Claude Lévi-Strauss, d’éléments de « sociétés froides ». En accord avec ce dernier, je pense que la culture doit surtout se définir à partir des processus en cours et des écarts significatifs et non à partir d’entités figées qui sont souvent le résultat de la reconstruction du chercheur. Laplantine (2003 : 29) parle pour sa part de discontinuités.

La part de culture commune à tous n’est jamais totalement homogène, et considérer qu’elle est totalement généralisable à l’ensemble des Réunionnais revendiquant leur créolité serait pour le moins abusif. Par exemple, dans le registre corporel, le façonnage du corps des enfants, décrit dans Pourchez (2007), ou l’alimentation (Cohen 2000 ; Tibère 2010) ne sont en rien constitués de traditions juxtaposées, d’usages qui seraient, selon les interlocutrices et en fonction de leur propres choix identitaires, originaires de l’Inde, d’Afrique, de Madagascar, ou, comme le dit la mère dont il est question plus haut, d’Europe. Il n’y a pas une tradition originelle mais des traditions originelles, et celles-ci, reformulées, réécrites pour en faire un nouvel ensemble original, sont bien à l’origine des conduites actuelles.

Cependant, hors des constantes évoquées, dans chaque famille, chez chaque individu, existent des variations liées aux origines diverses des habitants de l’Île, à leur appartenance sociale, aux transmissions culturelles, à leur habitat (zone urbaine ou zone rurale) à l’importance occupée par les apports exogènes, aux choix religieux. Sans doute les phénomènes à l’oeuvre ici sont-ils à rapprocher du third space[29], de cet espace hybride qu’évoque Homi Bhabha (1994) pour qualifier les situations émergeant à la suite d’interactions produites entre cultures différentes. Dans le cas de l’enquête ethnographique, il faudrait ajouter à ces divers facteurs le contexte, le jour de l’entretien ou de l’observation, l’enquêteur lui-même, son vécu, la relation établie avec le témoin de la recherche, ce qu’il sait déjà d’autres formes de variations culturelles, la manière dont il va lire/traduire ce qu’il voit, s’il s’agit du premier entretien ou de la première observation (car des variations sont également possibles, avec, le même témoin, en fonction des variables énoncées ci-dessus, ou d’autres).

D’autres chercheurs, comme Drummond (1980), émettent l’hypothèse de la présence d’un continuum culturel. Cette notion, empruntée aux linguistes (Bickerton 1975), est souvent utilisée afin de rendre compte des différents registres présents dans les langues créoles. Elle est sans doute celle qui, au premier abord, définit le mieux les données recueillies. Elle rend en partie compte des variations présentes, selon les familles, les lieux, à l’intérieur d’un même espace, domestique, rituel.

Ces différences reflètent la diversité des interlocuteurs. En effet, la population concernée par mes recherches, hommes et femmes créoles au sens émique[30] du terme, se situe dans un large échantillon comprenant des individus aux types physiques extrêmement divers et ne correspondant pas toujours aux appellations qu’ils se donnent : « Petits Blancs des Hauts » se disant « non métissés » ; d’autres revendiquant leur métissage et leur créolité ; familles métissées ; Kafs[31] qui revendiquent leurs racines africaines ; familles « blanches » proches de l’hindouisme ; jeunes femmes mariées avec un Malbar ; Malbars qui se disent créoles ; Créoles qui se disent Malbars ; Malbars qui se prétendent « purs » ( ?)[32]. Dans ce contexte, définir avec précision la place occupée par mes interlocuteurs sur le continuum s’avèrerait pour le moins improbable. Cette tâche relèverait d’un jugement porté à partir de la couleur de peau de l’individu, de la réactualisation d’une ligne de couleur que l’abolition de l’esclavage a (aurait) dû faire disparaître. Elle dépendrait d’un choix identitaire des individus eux-mêmes ou, de manière plus problématique encore, d’une catégorisation opérée par le chercheur.

Pour Jean Benoist, il serait pourtant possible de déterminer au moins trois pôles extrêmes dans la population :

La société globale réunionnaise se présente ainsi comme la conjonction de trois sous systèmes sociaux principaux : celui des plantations où le groupe majoritaire mais dominé est formé par les indiens malbars et les métis d’origine africaine et malgache, celui de l’agriculture paysanne où les petits cultivateurs européens forment l’essentiel de la population, et une société moderne appuyée sur l’administration métropolitaine et les notables locaux.

Benoist 1979 : 16

Mais les données collectées par Jean Benoist dans les années 1970, tout en gardant une certaine réalité, sont rattrapées par la rapidité de l’évolution de la société réunionnaise. La société contemporaine (ici, telle que l’idéalisent les témoins de mes recherches, par les médias, la télévision, les grosses voitures, etc.) exerce en effet une influence importante sur les représentations des jeunes couples, sur les pratiques familiales. Et l’analyse des entretiens montre que le critère associé à la couleur de peau des individus, à leur créolité, qui a pu être opérant il y a une vingtaine ou une trentaine d’années dans un contexte postcolonial beaucoup plus marqué que celui d’aujourd’hui, n’est plus d’actualité (même s’il n’a pas totalement disparu) pour l’analyse des faits sociaux.

Et puis, trois pôles, cela fait déjà beaucoup pour un simple continuum… d’autant plus qu’à ceux-ci, nous pourrions en ajouter d’autres, issus de la société réunionnaise : sous-systèmes formés à partir de la société urbaine qui est en train de se créer à la périphérie des grandes villes, des habitants des cirques[33], des Chinois de La Réunion (Sinwa), des musulmans (Zarab), constitués par les nouveaux arrivants, comoriens et mahorais (Komor), par les métropolitains (Zorey), etc. Il s’agirait donc ici, pour reprendre la distinction effectuée par Hannerz (2010 : 54), plus de multiculturalisme que de diversité culturelle.

Si la notion de sous-système était opérante dans le cas qui nous concerne, il serait possible d’en distinguer au moins neuf[34] au sein de la société réunionnaise. Le recours à la notion de continuum apparaît peut-être insuffisant quand il s’agit de rendre compte d’une telle complexité.

Multi-appartenance ou inter-appartenance ?

En effet, dans le cas de La Réunion, les sous-systèmes sont souples : selon les revendications identitaires du moment, le contexte politique, il arrive qu’un sous-système apparaisse, disparaisse ou évolue. Il y a de cela quelques années, diverses revendications d’appartenance à une « communauté » d’origine africaine sont apparues, après que des mouvements similaires aient fait leur apparition chez ceux qui se reconnaissaient une origine indienne ou malgache. Cette exhortation avait été précédée d’autres revendications visant à légitimer ce qui était alors nommé « culture kaf », le terme kaf désignant, de manière générique, les descendants d’esclaves à la peau noire, qu’ils soient descendants d’esclaves malgaches, africains ou originaires de l’archipel des Comores. On le voit, les frontières des sous-systèmes fluctuent, d’autant plus que la variation culturelle est présente également à l’intérieur des sous-systèmes qui constituent, eux aussi, soit une construction du chercheur soit une construction du témoin de la recherche (pour des questions identitaires le plus souvent) voire une construction médiatique qui sera reprise dans la population.

Si les sous-systèmes se modifient sans cesse, les individus qui les constituent se déplacent également, changent de sous-systèmes selon leur(s) choix identitaire(s) du moment, qui peut (peuvent) être unique ou pluriels. Une personne peut très bien à un moment de son existence participer d’un sous-système (celui des Réunionnais qui revendiquent leur créolité et se réclament d’une origine indienne, par exemple) puis, quelques années plus tard, pour des raisons diverses qui peuvent être sentimentales, religieuses, identitaires, politiques, voire économiques (en cas d’opportunité professionnelle à Madagascar), favoriser une appartenance au sous-système des Réunionnais qui se reconnaissent une origine malgache. Il est également possible de décider de participer aux deux sous-systèmes, voire à un troisième ou davantage. Dans ce cas, le terme d’inter-appartenance se substitue à celui de multi-appartenance.

Un écoumène ?

Dans l’ouvrage intitulé Cultural Complexity, Ulf Hannerz (1992) reprend et précise le néologisme « ecumene » qu’Igor Kopytoff (1987 : 10) défini comme « un lieu d’interactions et d’échanges persistants »[35]. Considérant qu’il est de plus en plus difficile de se représenter le monde moderne comme une mosaïque qui possèderait des pièces aux contours bien définis, il propose de considérer la complexité des sociétés modernes sous un angle macro-anthropologique, situé à l’intérieur de ce qu’il nomme The Global Ecumene (1992 : 218). Appliquée aux sociétés créoles, cette théorie permet d’envisager un continuum qui ne serait plus composé de deux pôles mais qui envisagerait aussi la création culturelle sous la forme d’un processus global interactif permanent permettant un va-et-vient, des interactions permanentes entre le centre et la ou les périphéries du système :

Dans les processus culturels menant à la créolisation, il n’est pas simplement question d’une pression constante du centre vers la périphérie ; l’interaction est nettement plus créative. De la même manière que les langues ont des dimensions diverses comme la grammaire, la phonologie ou le lexique, et comme les langues créoles sont constituées sur la base de combinaisons uniques et de créations opérées à partir des interactions entre langues à partir de ces mêmes diverses dimensions, alors, les cultures créoles émergent à partir de rencontres culturelles multidimensionnelles et sont susceptibles d’organiser les choses dans de nouvelles directions. Nos usages des modes symboliques peuvent être renouvelés et développés à partir de l’arrivée de nouvelles technologies culturelles.[36]

Hannerz 1992 : 265

La multi-appartenance ou l’inter-appartenance ne seraient alors que des parties de l’écoumène global.

Cette théorie s’avère particulièrement intéressante. Cependant, elle constitue une approche macro-anthropologique qui s’applique davantage aux mécanismes (flux de l’extérieur de l’écoumène vers le centre, de la périphérie vers l’intérieur) qu’aux variations culturelles elles-mêmes et à la micro-anthropologie des sociétés créoles qui est également nécessaire pour appréhender les phénomènes globaux. Elle en rend donc pas réellement compte de la manière dont se constitue (ou pas) la catégorie de créole.

Complexité culturelle et évolution des sociétés créoles

Je suis absolument en accord avec Christian Ghasarian lorsqu’il écrit : « En reformulation constante, la société réunionnaise constitue un objet d’étude complexe et fuyant, dont l’appréhension anthropologique nécessite de revisiter l’usage des concepts et catégories classiques » (Ghasarian 2002 : 674). Et de fait, les concepts classiques tels que l’acculturation et la créolisation semblent finalement bien désuets pour rendre compte de l’évolution et de la complexité de la société réunionnaise, de variations culturelles et de choix d’appartenance, qu’ils soient multi- ou inter-, en permanentes construction/ reconstruction/reformulation.

Dans le domaine linguistique, la variation est considérée comme constitutive de la langue : ainsi, dans l’ouvrage intitulé L’aventure des langues en Occident (1994), Henriette Walter explique comment les Grecs se forgent une identité régionale forte d’un (ou basée sur un) patrimoine constitué des anciens dialectes grecs et du grec ancien. C’est, écrit-elle, par « l’étude systématique des résultats permettant d’indiquer les tendances de l’évolution lexicale » (Walter 1994 : 69) que peuvent être comprises tant l’évolution de la langue que celle de l’identité régionale. Il s’agit donc d’étudier en premier lieu les variations pour comprendre l’ensemble de la langue, son évolution, les dynamiques en cours.

Concernant également la variation dans l’étude des langues, Didier de Robillard écrit :

4° La variation est une caractéristique essentielle des langues, et l’éliminer ou la réduire dans les descriptions constitue une amputation lourde de conséquences ;

5° La variation fait partie de l’ordre linguistique, et les variantes, indépendamment des circonstances où elles apparaissent fréquemment, peuvent surgir dans des circonstances où on ne les attendait pas […]

6° La variation existe parce que les langues sont des objets empiriques, « bricolés », et ne sont pas à la hauteur de l’image idéalisée que nous pouvons en avoir qui, seule, peut expliquer, par exemple, que l’on nie la variation au nom de la synonymie parfaite.

De Robillard 2001 : 164

Ces réflexions s’appliquent parfaitement à la culture réunionnaise (sans doute, de manière plus large, aux autres sociétés créoles, y compris les communautés métisses du Canada, d’Australie et d’ailleurs) et aux phénomènes qui nous intéressent : en effet, ne pas tenir compte de ces variations, des choix des individus, revient à analyser des sociétés figées, hors du temps, à rester dans une approche qui sera soit le reflet ethnographique d’un seul aspect de la société (celui que le chercheur souhaite étudier), l’ensemble des variations étant occulté, soit une tentative de modélisation qui, souvent, exclura la complexité au profit d’un objet « froid », de l’image d’une société figée. De plus, comme le souligne Didier De Robillard à propos de la langue – et nous pouvons, là encore, établir un parallèle –, la variation culturelle est la conséquence même de la création de la société créole par la mise en contact, non pas uniquement de cultures, mais davantage d’individus porteurs de ces différentes cultures. Enfin, les variations culturelles ne sont pas liées au seul hasard. Elles sont le reflet de dynamiques, de processus d’évolution multiples, de cela même qui constitue la spécificité des sociétés créoles.

La variation culturelle, loin de remettre en cause la culture créole, en est constitutive. Comprendre les choix des individus en termes d’appartenance, et la manière dont cette culture évolue, c’est faire l’inventaire et l’analyse des variations culturelles. Aussi, comprendre la société réunionnaise, et sans doute, de manière plus large, les sociétés créoles, implique de renoncer aux modèles anthropologiques classiques pour élaborer une anthropologie qui tienne compte de la traduction qui sera opérée par chaque chercheur, du caractère unique de chaque recherche. Et d’une façon réciproque, ce processus de traduction s’opère aussi chez les agents et acteurs sociaux. La culture, qui serait alors à envisager sous une forme non pas fermée mais ouverte, non pas figée – comme de nombreuses définitions le laissent supposer – mais en constante évolution, serait donc composée de l’ensemble des variations culturelles présentes dans une société donnée.

Il y aurait donc, en premier lieu, la nécessité de reconnaître que, dans les sociétés créoles en général et dans la société réunionnaise en particulier, la définition d’une culture et de ses contenus n’est jamais « finie », qu’elle peut varier selon la reconstruction opérée par le chercheur. En second lieu, la culture se définirait par les variations culturelles dont les frontières coïncident globalement, et par l’ensemble des variations culturelles, non reliées à ce tronc commun, qui seraient produites par des individus porteurs de traits culturels communs aux autres membres de la société (donc porteurs d’une partie de ce tronc culturel commun). Il n’y aurait pas de centre ou de périphérie à cet ensemble dynamique et ouvert qui serait composé des conduites culturelles issues des interrelations entre les personnes, car qui dit centre, dit culture de référence. Or, dans les sociétés créoles comme dans le monde contemporain, les cultures de référence sont multiples.

Macro-anthropologie, micro-anthropologie et métissage

Si diverses hypothèses globales de fonctionnement des sociétés peuvent être formulées à un niveau macro-anthropologique, les enquêtes que j’ai pu mener depuis près de vingt ans, que ce soit notamment à La Réunion, à Maurice, à Rodrigues, tendent à montrer qu’à un niveau micro-anthropologique, c’est – avec la présence aussi bien des processus de créolisation en cours que des variations culturelles propres à chaque société – la complexité culturelle qui prime. Or, les mathématiques et la physique nous apprennent que plus un système est complexe, plus il est difficile de le connaître avec précision et a fortiori de le modéliser. Par exemple, si les processus varient d’île en île en raison de l’histoire et des contextes politiques, le nombre des variations culturelles possibles pose lui aussi problème. En effet, au niveau macro-anthropologique, que l’on se situe du point de vue de l’hypothèse du cultural continuum of intersystems de Lee Drummond ou du global ecumene d’Ulf Hannerz, et comme les parties du système envisagé par ces deux auteurs (sous-systèmes pour Drummond, périphéries du système pour Hannerz) sont supposées être indépendantes les unes des autres (même si elles sont susceptibles de communiquer), les variations culturelles envisageables a priori sont toutes soit incluses dans les sous-systèmes, soit des combinaisons, des créations culturelles issues de ces sous-systèmes ou de leurs intersections.

Du point de vue de la place accordée à la personne métisse, la société réunionnaise est donc une société complexe (Vitale 2008) : née d’un processus de créolisation, tant culturel que biologique, l’appartenance à la catégorie sociale « créole », appartenance non exclusive, est synonyme d’appartenance à la catégorie sociale « métis ». Elle est reconnue comme catégorie par de nombreuses personnes tout en étant en complémentarité avec une appartenance française et en permanente interaction, voire, dans certains cas, en concurrence avec d’autres catégories issues du passé de l’Île et des racines supposées des personnes, même si celles-ci font parfois référence à des ancêtres électifs ou à des choix identitaires. À ce niveau, macro-anthropologie et micro-anthropologie s’éclairent donc mutuellement. Car, avec la complexité de la société réunionnaise, l’importance de la variation culturelle, la catégorie sociale de « métis » ne se superpose-t-elle pas à celle de créole ? Finalement, la complexité est-elle modélisable ?

Comme l’écrit Thomas Hylland Eriksen, « Notre tâche, face aux simplifications idéologiques, aux préjugés, à l’ignorance et à la bigoterie doit être de complexifier le monde plutôt que de le simplifier »[37] (2010 [1995] : 329).