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Nous brisons peut-être le musée, mais nous gardons les étiquettes.

Bazin 1999 [1985] : 91

La critique désormais classique de la notion d’ethnie et l’approche constructiviste qu’en proposent de nombreux auteurs reposent en grande partie sur une mise à l’épreuve des classifications et des logiques d’inventaire des groupes sociaux, qui ont longtemps animé l’anthropologie. L’analogie que Jean Bazin établissait entre l’usage que les ethnologues font des ethnonymes pour désigner les populations étudiées et les fiches d’inventaire ou les cartels que rédigent les conservateurs afin d’identifier les collections muséales est révélatrice non seulement des rapports historiques entre anthropologie et ethnographie muséale, mais aussi, à un autre niveau, des conjonctions problématiques entre l’identité attribuée aux personnes et celle qui est affectée aux objets. En Afrique de l’Ouest, dans les sociétés précisément visées par le travail critique de Bazin, les musées forment ainsi des lieux complexes de production et de reproduction des identités ethniques appliquées aussi bien aux humains qu’aux objets. Dans ces institutions d’origine souvent coloniale, le « paradigme ethnique » (Ravenhill 1996) prédomine en effet : la muséographie reste généralement tributaire de l’équivalence entre le style des objets exposés et le groupe ethnique de leurs producteurs et utilisateurs, équivalence depuis longtemps dénoncée par les historiens de l’art africain (Kasfir 1984). Comme l’a récemment noté Jean-Paul Colleyn :

[P]endant des dizaines d’années, l’amalgame « une race–une langue–une religion–un art » a été le postulat princeps de l’ethnologie africaniste. L’inanité de cette entreprise a été maintes fois démontrée, mais il s’en faut de beaucoup pour que ses effets seconds soient entièrement dissipés.

Colleyn 2009 : 734

Le développement des approches communautaires de la muséographie est l’un des effets de cette équivalence établie entre objet muséaux et groupes sociaux, d’ailleurs corollaire de l’anonymisation des collections concernées, le collectif primant sur l’individu. La valorisation culturelle des collections muséales conduit en effet à occulter les producteurs des objets, dans la mesure où « les acteurs sociaux concrets qui ont fabriqué et utilisé les objets sont vus comme les exécutants d’une “culture” qui, elle, devient le véritable producteur et utilisateur du groupe » (Peressini 1999 : 32). Le problème n’est donc pas ici d’interroger la pertinence scientifique ou de s’inscrire dans une perspective constructiviste au sujet de la définition des ethnies. Il s’agit d’interroger le remplacement de la notion d’ethnie par celle de communauté (que l’on observe en particulier, mais non exclusivement, dans les projets muséaux) et surtout de montrer comment les définitions de ces groupes sociaux sont travaillées au sein des musées ouest africains.

Habituel depuis une cinquantaine d’années, le recours à la notion de communauté pour penser les représentations muséographiques et le rôle des objets connaît en effet un succès grandissant depuis le début des années 1990, en particulier dans le cadre de l’émergence, en Amérique du Nord, des museum studies (Karp et Lavine 1991 ; Karp et al. 1992 ; Karp et al. 2006 ; Watson 2007). On retrouve de manière souvent centrale cette problématique communautaire dans l’étude des musées ouest africains (Ardouin et Arinze 1995 ; Bouttiaux 2007). Il est cependant frappant de voir comment, dans les travaux anglo-saxons, la problématique de la représentation des cultures minoritaires dans les institutions publiques retient prioritairement l’attention, dans une perspective postcoloniale, voire subalterne, tandis que les réflexions conduites au sujet des musées africains concernent davantage les relations entre les échelles nationales, régionales et locales, dans une logique de maillage muséal du territoire.

Dans les deux cas cependant, la question des rapports entre la prise en charge muséale des objets culturels (leur patrimonialisation) et la définition, les stratégies de légitimation ou les revendications politiques des communautés locales témoignent d’enjeux souvent cruciaux, tant dans les champs politiques et sociaux que dans des perspectives développementistes. Il ne s’agit pas ici de critiquer la notion de communauté, mais de montrer comment un tel recours s’inscrit de manière problématique dans la continuité des processus d’ethnicisation des collections muséales et produisent un jeu d’échelle problématique entre la nation et les différentes communautés qui la composent. Ainsi, les objets exposés ou conservés dans les musées ouest africains (comme ailleurs) ne cessent d’être les supports de discours identitaires et politiques locaux. Leur biographie muséale, c’est-à-dire le travail de qualification et de requalification dont ils font l’objet, participe à la généalogie des relations entre politiques culturelles, institutions patrimoniales et groupes sociaux en Afrique de l’Ouest. On verra cependant que l’importance accordée aux interactions entre musées et communautés met parfois en crise les rapports entre plusieurs échelles politiques ou différentes logiques d’identification – ethniques, nationales, panafricaines ou transnationales. À tous les niveaux, « le recours à une catégorisation ethnique est devenu désormais un opérateur ordinaire dans les rapports entre groupes et l’affirmation de l’ethnicité un point d’appui majeur pour les revendications d’identité collective » (Collomb 1999 : 336). Les musées ouest africains constituent ainsi autant d’arènes patrimoniales et politiques dans lesquelles les objets fonctionnent comme des agents sociaux[1]. En prenant des exemples dans plusieurs pays (Mali, Niger, Burkina Faso et Sénégal), il s’agit de montrer que, dans les musées ouest africains, les objets exposés et conservés ne servent pas seulement l’expression de représentations de soi. Ils constituent également des moyens d’appropriation du monde et des supports de processus de subjectivation et sont donc « matière à politique » (Bayart et Warnier 2004)[2].

Fonder un musée national : héritage colonial et ancrage local

En Afrique de l’Ouest, fonder un musée national revient le plus souvent à l’inscrire dans une histoire (post)coloniale : la plupart d’entre eux sont issus de musées coloniaux (Bondaz 2014). Dans les pays anciennement colonisés par la France, l’Institut français d’Afrique noire (IFAN) a en effet joué un rôle central dans la constitution de collections variées, notamment archéologiques et ethnographiques, d’abord rassemblées à Dakar, puis dans les centres locaux de chacune des capitales de ce qui constituait alors l’Afrique occidentale française (AOF). Pour Théodore Monod, le directeur de l’IFAN, il s’agissait de créer une « chaîne des musées ouest-africains » (IFAN 1954 : 115). La plupart des centres locaux de l’IFAN possédaient alors des collections et un espace d’exposition mettant en valeur le territoire de la colonie, ces musées souvent embryonnaires étant conçus comme des « condensés de la colonie » (Dias 2000 : 18). Seul le musée de l’IFAN à Dakar présentait des collections de l’Afrique occidentale française dans son ensemble[3]. Dans les autres capitales de l’Afrique de l’Ouest francophone, ce sont à chaque fois ces collections de l’IFAN qui constituent, au moment des Indépendances, la base des musées nationaux. Benedict Anderson (1996) a bien montré comment les musées participaient, avec les techniques de recensement et les usages de la cartographie, à la production d’un imaginaire national. Ils peuvent être envisagés comme des outils au service du nationalisme (Adedze 1995 ; Gaugue 1997), le paradoxe étant que la valorisation patrimoniale et culturelle du territoire national reste alors tributaire du découpage des frontières coloniales.

Les musées nationaux héritent non seulement des collections et de leur ancrage territorial, mais également des formes d’exposition coloniales, qui reposent sur un « paradigme ethnique » (Ravenhill 1996) et sur une approche ethno-géographique. Un responsable du Musée national du Burkina Faso explique ainsi :

Dès le départ, dès les années 1960, nous avons pris les collections de l’Institut français d’Afrique noire. L’IFAN a travaillé avec les ethnies connues : Mossi, Bobo. Ceux qui sont venus après n’ont fait que suivre. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit d’une politique choisie, volontaire.

Notes de terrain, Ouagadougou, 2008

Les collections héritées de la période coloniale témoignent de l’intérêt inégal des chercheurs et des administrateurs pour telle ou telle ethnie. Sur la base de ce legs colonial, trois objectifs sont fixés aux musées nationaux :

Montrer que le pays a une histoire digne de ce nom, offrir une synthèse de la nation en présentant tous les groupes ethniques et valoriser les cultures nationales, sources de fierté et de ressourcement identitaire.

Gaugue 1999 : 337

L’objet muséal n’est plus conçu comme un témoin culturel, mais comme un emblème ethnique ou national.

Créer un musée national en Afrique de l’Ouest revient par ailleurs à l’ancrer dans un territoire spécifique. Il convient donc de procéder à des rites de fondation, à l’accomplissement de différents sacrifices aux génies du lieu. Ces pratiques rituelles ancrent le musée non seulement dans un territoire, mais également dans des enjeux ethniques et religieux qui sont également politiques, révélateurs des rapports entre identité nationale et autochtonie et des stratégies de domination ou de légitimation. Ainsi, par exemple, quelques années après sa création en 1959, le Musée national du Niger a accueilli un culte à base de possession songhay-zerma, le holey, qui s’est traduit par des cérémonies annuelles de sacrifice aux génies du fleuve Niger, qui coule à proximité. L’ethnie songhay-zerma était alors majoritaire dans la capitale. Avec l’arrivée croissante dans la capitale de migrants hausa pratiquant eux aussi leur propre culte de possession, le bori, des conflits entre les différents responsables de culte ont éclaté au sujet de la gestion rituelle du territoire muséal, conflits auxquels s’ajoutaient les revendications des représentants d’un islam de plus en plus rigoriste, opposé à la publicité de tels cultes. Les objets liés à ces cultes de possession ont concentré toutes les tensions et ont dû être retirés de l’exposition au début des années 2000, leur biographie muséale témoignant ainsi des enjeux politiques et religieux de la mise en scène des cultes de possession en tant que patrimoine immatériel nigérien[4]. Ce retrait coïncide avec l’intervention de l’Organisation islamique internationale pour l’éducation, la culture et les sciences (ISESCO) dans plusieurs pays ouest africains pour que l’islam soit mieux représenté dans leurs musées nationaux. Plusieurs ont d’ailleurs intégré dans leur exposition des objets du culte musulman (tablette coranique, exemplaire du Coran) ou, au Mali, la maquette de la mosquée de Djenné.

Ces enjeux restent d’actualité, comme le montrent deux autres exemples mettant en scène les dimensions politiques et magico-rituelles de l’autochtonie. Au début des années 2000, lorsque le Musée national du Burkina Faso a enfin trouvé un emplacement définitif, il a fallu organiser des sacrifices dans le bois sacré présent sur le terrain. Les responsables du musée continuent de composer avec les responsables du bois sacré et de les consulter pour chacune des manifestations qu’ils organisent, par exemple pour la Journée internationale des musées. De même, à l’occasion de la pose de la première pierre du Musée des civilisations noires à Dakar, en présence du Président de la République, une responsable du ndëp, culte de possession lébou, a procédé à plusieurs sacrifices afin de chasser les mauvais rabs (génies locaux chez les Lébou)[5]. Les Lébou, groupe ethnique minoritaire proche des Wolof, revendiquent leur autochtonie sur la presqu’île du Cap Vert, dans la région de Dakar. L’organisation d’une telle cérémonie, où le politique rencontre le magico-religieux, témoigne par ailleurs des multiples accommodements entre le ndëp et l’islam, religion majoritaire au Sénégal[6]. Les responsables des institutions muséales composent à la fois avec les usages rituels locaux du territoire sur lequel le musée est implanté et avec les normes religieuses majoritaires dans le pays. La fondation de musées nationaux met ainsi en scène les imbrications entre un projet muséal et des enjeux politiques, ethniques et religieux[7].

Architecturer la nation : collections muséales et territoire national

Les musées nationaux sont d’abord des espaces de mise en scène du territoire national et participent à ce titre à la production de représentations territoriales (Hertzog 2004 : 366). Cartographie et muséologie entretiennent en effet un rapport étroit (Villegas-Ivich 1986), dont rend d’ailleurs compte l’usage fréquent de cartes ethno-stylistiques dans les salles d’exposition. Dans un tel contexte, l’architecture des musées nationaux est donc pensée comme une version nationale des différentes traditions architecturales du pays. L’architecture dite soudanaise se retrouve ainsi présentée comme une architecture malienne à Bamako et comme une architecture burkinabè à Ouagadougou. Une synthèse des styles régionaux, définis comme autant de styles ethniques, est également proposée. Au Musée national du Niger, si le style hausa est dominant, il intègre cependant des formes inspirées de l’artisanat touareg (croix d’Agadez par exemple). À celui du Burkina Faso, ce sont les éléments formels des masques moaga, nuna et bwaba que l’on retrouve dans l’architecture des pavillons d’exposition, associés au motif formel de la calebasse[8]. Ces figurations d’objets pensés comme des emblèmes ethniques miment les principes de collecte et d’exposition mis en oeuvre au sein du musée.

Un autre moyen de construire l’espace muséal comme une métonymie du territoire national consiste, dans une logique écomuséale[9], à reconstituer les habitats dits traditionnels de différentes régions ou ethnies – quitte d’ailleurs à maintenir une ambiguïté entre zone territoriale et administrative et catégorie ethnique. Au Musée national du Niger, les pavillons d’exposition sont complétés par un « musée de plein air », initialement appelé « le village nigérien », qui regroupe dans son enceinte plusieurs reconstitutions d’habitats traditionnels. En 1960, le premier directeur du musée estime alors que cet ensemble « doit permettre […] de créer une authentique synthèse du pays vaste et varié qu’est le Niger » (Toucet 1960 : 101). Les différents habitats ont d’ailleurs été construits par des maçons qui venaient tous, selon un agent du musée, « des régions concernées ». Cet agent expliquait le mauvais état actuel de ces habitats traditionnels par le fait que le recours à des maçons garantissant l’authenticité de leur travail n’était plus assuré :

Pour le village hausa, il s’agissait de maçons de la région de Maradi, mais suite à un malentendu, ce ne sont plus les maçons de la région qui s’occupent de la réfection. C’est moins solide et ils se trompent.

Notes de terrain, Niamey, 2007

Les questions de qualité, d’authenticité et d’ethnicité se révèlent ainsi intimement liées dans les discours : la représentation des différentes ethnies du Niger à travers leurs habitats semble nécessiter que les techniques employées pour les construire soient elles-mêmes envisagées comme des savoir-faire ethniques. Autrement dit, ce serait l’identité du maçon qui ferait l’authenticité de la maison. Les habitats traditionnels ont été rénovés en 2008, et ceux des populations nomades réinstallés.

Au Musée national du Mali, ce sont enfin des maquettes éparpillées dans le parc qui donnent à voir les monuments importants du Mali. On trouve ainsi, depuis 2006, des reproductions qui célèbrent soit l’architecture dite soudanaise (mosquée de Djenné et marché rose de Bamako), soit des styles régionaux, à travers des monuments emblématiques : tombeau des Askia à Tombouctou (inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en 2004), maison du Nya (culte minyanka) et maison de hogon (chef traditionnel dogon). Ces maquettes donnent ainsi à voir le Mali en miniature en même temps qu’elles participent à la définition d’un patrimoine architectural national. En 2010, à l’occasion du cinquantenaire de l’Indépendance du pays, le Musée national et son parc ont d’ailleurs été intégrés dans un ensemble plus vaste, intitulé Parc national du Mali. Les représentations muséales et architecturales de la nation se sont ainsi retrouvées enchâssées dans un parc urbain commémoratif[10]. Mais l’architecture traditionnelle intègre également les collections, qu’il s’agisse de la maquette de la fameuse mosquée de Djenné présentée dans l’exposition permanente du musée ou, en 2008, de la reconstitution, à l’échelle, de la façade d’une habitation de la même ville à l’occasion d’une exposition sur l’architecture en terre intitulée « Sacré banco ». La vue de ces objets ambigus, à la fois reproductions et monuments, a provoqué la fierté des quelques ressortissants de Djenné ayant visité l’exposition[11].

Objets de consensus ou frictions muséales ?

Le jeu d’identification des objets est évidemment central dans leur mise en exposition : les collections muséales sont censées servir de support pour la représentation équitable (sinon proportionnelle) des différentes ethnies du pays. Le Musée national du Burkina Faso se fixe par exemple pour mission de conserver et d’exposer « les témoins matériels et immatériels les plus représentatifs de l’identité culturelle des différentes composantes de la nation burkinabé » (projet de l’exposition inaugurale, 2004). On retrouve la même idée de fonction symbiotique dans les propos des visiteurs, tel celui-ci qui lors d’un entretien définissait le musée comme « un endroit où toutes les ethnies se retrouvent ». Dans ces propos récurrents, on découvre ainsi une certaine continuité entre la muséographie coloniale (le « paradigme ethnique ») et la muséographie postcoloniale : les objets sont exposés en tant que témoins de la culture matérielle d’une ethnie, ce dont témoigne bien l’entrée « groupe culturel ou ethnique » (voire « groupe ethnique ou espèce »[12]) des fiches d’inventaire. Vitrines et panoplies thématiques sont souvent dédiées à une ethnie spécifique, et plusieurs expositions temporaires reposent sur ces logiques identitaires (« Naître, vivre et mourir en pays gourmantché au Burkina Faso », à Ouagadougou, par exemple). Dans cette perspective, les objets exposés sont susceptibles de fonctionner comme des « objets de promotion ethnique » (Peressini 1999 : 38). C’est par exemple le cas des tenues traditionnelles exposées dans le pavillon des costumes du Musée national du Niger. Censées représenter les différentes ethnies du pays, ces tenues remportent un succès certain auprès des visiteurs. Nombre d’entre eux établissent clairement une métonymie, en désignant les tenues exposées comme les « différentes composantes ethniques » ou les « différentes races du Niger ». Le succès du pavillon s’explique notamment par le jeu d’identification des visiteurs aux personnages représentés en fonction de critères ethniques (Bondaz 2009a, 2013).

Cependant, en Afrique de l’Ouest, les musées nationaux n’ont pas seulement pour fonction de représenter les différentes ethnies du pays. Ils mettent également en scène les relations interethniques. Cela se traduit notamment par l’usage qui est fait des relations à plaisanterie, thème qui connaît depuis quelques années un « essor étonnant dans l’espace politico-médiatique » (Canut et Smith 2006 : 688). L’implication de groupes ethniques et sociaux (castes en particulier) dans ce type de relations habituellement caractérisées par des moqueries entre personnes et des interdits variés se retrouve exposée au musée. Au-delà des interactions entre les agents eux-mêmes (par exemple entre subalternes et directeur du musée), la question des relations à plaisanterie peut être mise en scène dans une exposition. En 2004, l’une des sections de l’exposition inaugurale du Musée national du Burkina Faso, Burkina Faso : valeurs cardinales, était consacrée à ce type de relations. La présentation de bandes dessinées sur ce thème activait alors des moqueries entre les visiteurs. Au Niger, dans le contexte de la seconde rébellion touarègue (en 2007), l’idée d’une exposition consacrée aux relations à plaisanterie était avancée comme un moyen de ramener la paix. Un agent du musée national m’expliquait ainsi : « On peut par exemple organiser quelque chose sur le cousinage à plaisanterie, montrer que tout le monde est cousin, que les Touaregs sont les cousins des Songhays ». Autre exemple, au Musée national du Burkina Faso, lors des (rares) missions de collecte, la référence aux relations à plaisanterie peut également inciter la population à procurer des objets au musée. L’un des responsables du musée explique :

On utilise la parenté à plaisanterie. Par exemple, si on va chez les Gourmantché, on leur explique qu’au Musée national, chaque ethnie a son compartiment, mais qu’il y a tellement d’objets que ça déborde. On est obligé de les mettre dans les compartiments des Gourmantché. Comme ils sont parents à plaisanterie, ils ne sont pas d’accord : « ça ne va pas se passer comme ça ». C’est comme ça qu’on arrive à avoir des objets. C’est la même chose entre les Mossi et les Samo.

Notes de terrain, Ouagadougou, 2008

À travers ces mises en scène du « cosmopolitisme du national » (Canut et Smith 2006 : 727), les musées nationaux sont susceptibles de se transformer en espaces d’interlocution (De L’Estoile 2007 : 369-412). Les objets de musée fonctionnent alors comme des noeuds relationnels, témoignant moins d’identités figées que de formes de sociabilité ou de rapports de pouvoir.

La muséographie des musées nationaux ouest africains repose en effet sur un paradoxe : comment la mise en exposition d’objets peut-elle servir d’outil à la construction d’une identité nationale alors qu’elle participe à leur ethnicisation ? En donnant à voir la pluralité ethnique du pays (parfois sous l’étiquette de la diversité culturelle), les objets exposés sont conçus et perçus à la fois comme des témoins culturels et comme des représentants politiques : deux conceptions des objets se rencontrent, l’une héritée de l’ethnographie muséale et coloniale et l’autre ancrée dans les enjeux politiques actuels. Dans cette récupération postcoloniale des catégories scientifiques et des programmes muséographiques, on assiste alors à l’émergence de « frictions muséales » (Karp et al. 2006). La mise en scène de la diversité ethnique au pavillon des costumes du Musée national du Niger donne par exemple lieu à des réclamations. Un jeune homme gourmantché (une ethnie qui représente 0,3 % de la population nigérienne, également présente de manière minoritaire au Burkina Faso) m’expliquait ainsi à propos de sa visite du pavillon :

Ça m’a fait mal parce que je n’ai pas vu notre tradition dedans. Ça m’a beaucoup découragé. C’est presque dans tout le musée. […] Pour moi, je pense qu’ils croient que les Gourmantché ne sont pas Nigériens. Il y a presque toutes les ethnies, sauf les Gourmantché.

Notes de terrain, Niamey, 2007

Un journaliste nigérien gourmantché a d’ailleurs réclamé l’acquisition, par le musée, d’une tenue traditionnelle représentant son ethnie. Alors qu’au même musée, des visiteurs se plaignent de l’omniprésence des objets touaregs dans les expositions (« presque 80 % des objets viennent du Nord », selon une responsable des collections), au Musée national du Mali, c’est leur absence qui fait l’objet de critiques de la part des rares visiteurs touareg. Le problème de la représentation des ethnies pose également un problème crucial au Musée national du Burkina Faso, comme en témoignait un responsable de section lors d’un entretien :

Nous avons des objets, mais ils ne présentent qu’une minorité d’ethnies. Le rôle du musée, c’est d’aller vers les ethnies minoritaires qui sont en train de perdre, pour une raison ou pour une autre, leur patrimoine, disons leur patrimoine en danger.

Notes de terrain, Ouagadougou, 2008

On retrouve ainsi exprimée la nécessité d’organiser des collectes en vue de sauver un patrimoine menacé, idée déjà présente durant la période coloniale, dans le cadre d’une ethnologie dite de sauvegarde. Dans les deux cas, de manière implicite, c’est la question des rapports de domination qui apparaît. Représentation politique et visibilité muséale, censées relever d’un même processus, donnent à voir non seulement la fabrique postcoloniale des identités, mais aussi la place occupée par les différents groupes identitaires dans l’espace national et les hiérarchies sociales et politiques dans lesquelles ils s’inscrivent. La participation du Musée national du Mali à la deuxième édition de la rencontre des chasseurs de l’Ouest africain, notamment par le biais d’une exposition temporaire, rend bien compte d’une telle mise en scène. Le pouvoir politique et magico-religieux des confréries de chasseurs était ainsi valorisé en tant que tradition transnationale. De la même manière, les objets exposés de manière permanente peuvent servir l’inscription de groupes sociaux dans des logiques de valorisation culturelle au niveau international, comme en témoigne la nouvelle scénographie du musée Théodore Monod d’art africain, à Dakar. À côté d’une vitrine dédiée aux collections des ethnies concernées, un écran de télévision présente un diaporama consacré aux espaces culturels bassari et bedik, inscrits au Patrimoine mondial de l’UNESCO en 2011 et 2012. Régions périphériques du Sénégal, ces espaces se retrouvent intégrés dans la mise en scène de la nation que propose le musée. Les objets muséaux fonctionnent alors comme des marqueurs politiques et se retrouvent dotés de capacité d’agir sur les relations entre les humains.

Collections sans visiteurs

En Afrique de l’Ouest, les musées nationaux sont souvent décrits comme une « fierté nationale » par les visiteurs locaux. La visite au musée provoque également des sentiments de fierté plus spécifiques, comme en témoignent les messages laissés dans les livres d’or des musées ou les visiteurs interrogés. À Bamako, en avril 2007, le chef du village dogon de Tereli note par exemple dans le livre d’or : « Je suis très content de tout ce que j’ai vu ici : la vivacité dogon ainsi que celle de tout le Mali. Je suis fier d’être dogon ». Au Burkina Faso, une jeune femme se souvient avoir beaucoup aimé l’exposition « Naître, vivre et mourir en pays Gourmantché » : « Ce qui était exposé, c’était ma culture, parce que je suis gourmantché ». Ces réactions montrent que ce n’est pas tant le caractère national des collections que l’ethnicisation des objets qui provoque des émotions chez le visiteur. Le musée fonctionne comme un lieu de reconnaissance où les objets exposés servent de support à des processus de subjectivation (l’analogie avec le miroir est d’ailleurs récurrente). L’expression d’un sentiment de fierté à l’issue de la visite révèle encore une autre dimension des représentations muséographiques de soi. En août 1993, un « secrétaire permanent de jumelage » laisse ce témoignage dans le livre d’or du Musée national du Mali : « La visite du musée est pour moi un motif de fierté surtout quand j’y conduis une délégation étrangère ». Au Musée national du Mali, les visiteurs locaux sont en fait souvent des personnes qui accompagnent des groupes d’étrangers (des guides, des « courtiers du développement ») ou des amis émigrés pratiquant le « tourisme des racines ».

La fréquentation des musées par la population locale est généralement très faible. Si le Musée national du Niger, très populaire, fait figure d’exception, au Musée national du Mali et à celui du Burkina Faso, comme au Musée Théodore Monod d’Art africain à Dakar, les visiteurs scolaires sont les plus nombreux. Ces dernières années notamment, la mise en place de projets de partenariat « musée-école » dans le cadre d’un programme de l’École du patrimoine africain (EPA) a notamment permis à de nombreux élèves de visiter les musées. Pour le reste de la fréquentation, la majorité des visiteurs sont des touristes (Bouttiaux 2007). Les statistiques du Musée national du Mali permettent de voir que, sans compter les visiteurs scolaires, environ deux tiers des visiteurs sont définis comme « étrangers », le tiers restant étant défini comme « Africains » (la catégorie « Maliens » n’est pas renseignée). Il est donc difficile de savoir précisément le nombre de touristes qui visitent le musée : certains « étrangers » peuvent être des expatriés, certains « Africains » peuvent être des touristes (de nombreuses délégations de pays limitrophes visitent en effet le musée)[13]. Au Musée national du Burkina Faso, encore peu visité, si le public scolaire domine largement (80 %), les touristes comptent pour 15 % et les nationaux pour 5 % des visiteurs[14]. Autrement dit, si l’on reprend les distinctions entre musées de Soi et musées des Autres proposées par Benoît de L’Estoile (2007), nous avons affaire ici à des musées de Soi visités par les Autres. Plusieurs touristes comparent d’ailleurs les musées d’Afrique de l’Ouest aux musées occidentaux, notamment au Musée du quai Branly, tandis que la population locale considère généralement que « le musée, c’est pour les étrangers » ou « le musée, c’est pour les Blancs » (ces expressions sont largement répétées et déclinées en recourant aux termes vernaculaires désignant les « étrangers » ou les « Blancs »). Le présupposé corollaire de cette idée d’étrangeté du musée, selon lequel les populations locales n’auraient pas la « culture du musée », est pour sa part récurrent dans les discours de certains professionnels des musées. Un agent du Musée national du Mali m’a par exemple déclaré que « les Maliens en général n’ont pas la culture du musée ». Au Musée national du Burkina Faso, la même expression est utilisée : « Les autochtones n’ont pas la culture du musée. Ils ne comprennent pas ». Nous retrouvons ici les « invocations culturalistes » qui caractérisent certaines « idéologies du développement » (Olivier de Sardan 1995 : 14-15).

Il est vrai que la mise en scène de la nation et la représentation des ethnies dans les musées sont en partie pensées pour des visiteurs étrangers, ce que traduit bien leur présentation sur Internet (Cafuri 2004). Sur le plan muséographique, il s’agit de composer entre un imaginaire national et un imaginaire touristique, en produisant des représentations considérées comme authentiques non seulement du pays, mais aussi du continent africain dans son ensemble, la conception politique du panafricanisme se confondant alors avec la vision souvent partagée par les touristes d’un continent africain homogène[15]. Dans les expositions, on assiste par ailleurs à des processus de labellisation de certaines ethnies (Dogon et Bambara au Mali, Touaregs au Niger, etc.). L’offre de services (boutiques et restaurants notamment) vise d’abord la clientèle étrangère. Les centres artisanaux présents dans les enceintes de certains musées, notamment au Niger (Bondaz 2009b) ou en Côte d’Ivoire, proposent des produits qui correspondent davantage aux attentes et au goût des touristes qu’à ceux des visiteurs locaux. L’enquête ethnographique montre enfin que, si les objets exposés dans les salles du musée sont jugés authentiques par les touristes, contrairement aux articles proposés dans les boutiques, c’est précisément l’inverse du point de vue des nationaux. Pour de nombreux interlocuteurs maliens et burkinabè, y compris certains agents des musées concernés, les objets exposés sont « faux », ils ne sont « pas authentiques », « pas réels ». C’est le cas en particulier des objets rituels, qui perdent tout intérêt aux yeux de nombreux visiteurs locaux lorsqu’ils cessent d’être utilisés. À Ouagadougou, un agent du musée explique par exemple, au sujet des masques : « Les gens ne sont pas intéressés par le musée. Dans leur village, ils voient les masques qui dansent. Alors pour eux, un masque accroché à un mur, c’est un objet pour les touristes ». À la mise en exposition des masques, il manque la mascarade. Ainsi, l’idée selon laquelle les objets de musée ne sont que du « bois », voire du « bois de cuisine » (destiné à alimenter le foyer sur lequel les femmes font cuire le repas), est mobilisée de manière récurrente par la population locale.

Les objets historiques sont ceux qui intéressent le plus les visiteurs locaux. Ils renvoient à la fois à une époque révolue, à un temps des ancêtres évoqué avec nostalgie et fierté, et à une histoire commune dans laquelle se projeter. Au Musée national du Burkina Faso, les visiteurs réclament par exemple une galerie de portraits des mogho naaba, les empereurs du royaume mossi[16]. À Bamako, plusieurs personnes regrettent ne pas avoir vu le n’goni de Bazoumana Cissoko (le « Vieux lion »), pourtant conservé dans les collections. C’est sur cet instrument que le fameux griot aurait composé la musique de l’hymne national du Mali. À Niamey, au centre du pavillon des costumes du Musée national, la présentation du boubou du président Diori Hamani, le premier président du Niger indépendant, rencontre un grand succès[17]. L’historicité des objets, reliques ou icônes politiques, prime sur leur authenticité, l’histoire nationale et la vie des grands hommes sur les traditions[18]. La portée politique de la conservation des objets constitue également un enjeu contemporain, comme en témoigne une affaire récente au Mali. Le 5 février 2011, le président Amadou Toumani Touré s’est vu remettre une médaille en or par l’Union nationale des chambres consulaires du Mali. Cinq jours plus tard, le prix de cette médaille (20 millions de francs CFA) faisant polémique, le président la dédie aux enfants et annonce son dépôt au Musée national. Après le coup d’État du 21 mars 2012, des journalistes mènent l’enquête pour savoir où est passée la médaille et découvrent que, contrairement aux voeux du président déchu et malgré « sa valeur patriarcale, historique, symbolique et financière », elle n’est pas exposée mais se trouve bien dans les réserves. Cette affaire de la médaille, avec des soupçons de corruption et de clientélisme comme arrière-plan, montre comment se confondent les notions de bien public et d’objet patrimonial. Le musée n’est plus seulement un héritage colonial et un lieu d’exposition de la diversité culturelle du pays ou de l’unité de la nation ; il est aussi un espace où la biographie des objets témoigne parfois de troubles et de négociations proprement politiques.

Conclusion

On a pu voir comment, en Afrique de l’Ouest, une série de tensions travaille la mise en exposition des collections au sein des musées nationaux. Pris comme supports de discours identitaires ou comme moyens de reconnaissance, les objets provoquent, chez les agents des musées et les visiteurs, des sentiments de fierté ou l’expression de revendications politiques. Les objets conservés se retrouvent alors dotés d’identités plurielles et parfois contradictoires, territoriales, politiques ou religieuses, témoignant ainsi de l’ambivalence du recours muséographique à la notion de communauté, qui oscille entre un pôle national et un pôle ethnique. L’imbrication de ces différents enjeux révèle en outre la part immatérielle et parfois occultée des institutions muséales et du patrimoine de collection. En définitive, la question des usages politiques des objets de musée ne se résume donc pas à la seule problématique de leur mise en exposition : elle invite à une réflexion plus large sur les interactions entre les politiques culturelles ou patrimoniales et le travail de définition des communautés en Afrique de l’Ouest. De ce point de vue, les objets de musée fonctionnent bien comme des « points de contact » : ils actualisent la rencontre entre la dimension matérielle et sensorielle de la visite et l’expression de controverses ou de critiques d’ordre politique ou social (Feldman 2006). Une telle proposition conduit ainsi à remettre en question l’idée trop souvent répandue selon laquelle l’origine coloniale des musées serait seule en cause dans les difficultés qu’ils rencontrent, ou que l’étiquetage ethnique de leurs collections ferait l’objet d’un consensus collectif. Elle oblige plus largement à situer la réflexion sur les musées ouest africains à l’intersection d’une anthropologie du patrimoine et d’une anthropologie politique, pour mieux en saisir le dynamisme et la contemporanéité.