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Géraldine Le Roux[1] : Alick Tipoti, vous venez de l’île de Badu de la partie méridionale des îles du détroit de Torrès[2], un archipel dont le nom traditionnel est Zenadh-Kes. Vous êtes né en 1975 et avez étudié d’abord au TAFE[3] puis à l’École des arts de l’Australian National University (ANU) à Canberra où vous avez obtenu une licence en arts plastiques. Vous avez remporté votre premier prix en 1998.

Alick Tipoti[4] : 1998 fut mon premier prix à l’échelle nationale. J’en avais déjà reçu plusieurs lorsque j’étais étudiant au TAFE. Je viens d’une famille d’artistes, mon grand-père était un artiste, un grand danseur qui composait aussi des chants traditionnels et des chorégraphies. Mon grand-père s’appelait Waipila Tipoti et j’ai reçu le nom de son frère, Alick Tipoti. Je n’ai jamais connu mon grand-père, qui est décédé avant ma naissance, mais enfant, je passais du temps avec Alick, le regardant dessiner. En grandissant, je me suis mis à fabriquer des jouets : on vivait sur une île et il n’y avait pas de magasin, donc on fabriquait nos propres jouets, des bateaux en feuilles de cocotier par exemple. À l’école, je passais mon temps à dessiner, à peindre, et je me faisais remonter les bretelles par mes professeurs. Et puis finalement mes amis, ma famille, mes camarades de classe ont commencé à reconnaître mes qualités artistiques. Au lycée j’étais perçu comme un artiste, un original. J’ai décidé de quitter le lycée avant la remise des diplômes et j’ai intégré le TAFE pour étudier différentes techniques artistiques et c’est à partir de ce moment-là que tout a commencé. En 1992, je suis rentré au TAFE à Thursday Island puis j’ai poursuivi le cursus à Townsville, et en 1994 j’ai déménagé à Cairns. L’enseignement du TAFE permet d’acquérir des connaissances techniques, techniques qu’on peut ensuite appliquer au travail de certains motifs qui nous sont propres en tant qu’artistes insulaires. C’est ce qui a attisé mon intérêt. Quand j’ai fini les cours du TAFE, j’ai voulu faire une école d’art, mais je ne savais pas laquelle, et puis j’ai entendu parler de l’École des arts de l’ANU à Canberra. J’ai donc postulé, et quand on m’a appris que j’étais retenu, j’étais très heureux. J’y ai étudié avec mon cousin Denis Nona. En première année, en 1996, j’ai fait mon premier voyage à l’étranger, au Japon. Pour moi c’était extraordinaire, ma première grande réussite. Puis en troisième année, juste avant le diplôme, j’ai été en Nouvelle-Calédonie pour l’inauguration du Centre Jean-Marie Tjibaou. À ce moment-là, je me suis dit : « Waouh, je suis invité en Nouvelle-Calédonie, et tout ça, grâce à mon art ! ». À la maison, on nous a appris qu’il fallait enseigner notre culture pour éviter qu’elle ne se perde. Je me dis qu’à travers mon art, j’enseigne aussi ma culture. Puis j’ai été amené à voyager, et là, j’ai réalisé que mon art allait aussi m’amener de l’autre côté du monde !

G.L.R. : Vos oeuvres sur papier, vos linogravures, présentent des compositions denses, aux motifs finement exécutés. Parmi vos sujets de prédilection, il y a les légendes maluilgal, celle des chasseurs de tête, du chasseur de dugong ou encore celle des trois frères, Wadth, Zigin et Kusikus (figure 1). De quelle façon vous inspirent les histoires transmises par votre père et par les anciens ?

A.T. : Quand vous grandissez et que vous regardez en arrière, vous réalisez parfois que vous étiez né pour faire telle ou telle chose. Aujourd’hui, nombreux sont les anciens qui me disent : « Alick, quand tu étais petit, tu t’asseyais toujours avec ce vieil homme, les anciens, pour les écouter parler ». Maintenant que je suis un artiste professionnel, ces choses que j’ai retenues d’eux, elles ouvrent mes horizons de pensée. J’ai appris des anciens les histoires qu’ils ont eux-mêmes appris de leurs grands-parents. J’ai toujours été intéressé non pas par la manière dont les histoires évoluent avec le temps, mais par tout ce qui s’est déroulé dans le passé. J’ai d’ailleurs fini par enregistrer ces moments. Je ne sais pas très bien pourquoi. À l’époque je ne me disais pas qu’il fallait que j’enregistre ces histoires pour plus tard, pour quand je serais artiste. Non, j’enregistrais, c’est tout. Mais aujourd’hui, je me dis que ce n’était pas par hasard. Selon moi, j’étais comme guidé, ce n’était pas vraiment de mon fait, mais je le faisais pour plus tard. Et j’ai toujours ces cassettes avec moi aujourd’hui, maintenant que Père et d’autres grands anciens sont décédés. J’ai toutes les cassettes, avec les musiques et les chants. Je connais bien Jeremy Beckett, l’anthropologue, nous sommes bons amis. Il a été adopté par la famille de ma grand-mère, et je l’appelle « Oncle ». J’ai aussi ses enregistrements, surtout les chants.

Ce n’est véritablement que depuis dix ans que j’ai commencé à occuper une place importante dans le domaine du chant et de la danse. Avant cela, je le faisais parce que cela faisait partie de notre culture, on dansait, chantait lors des mariages, des fêtes, etc. Aujourd’hui j’ai ma propre troupe. Nous ne faisons pas de la danse moderne. Je sais que je suis de l’époque moderne mais je ne suis pas intéressé par cette période, j’ai toujours été plus intéressé par le traditionnel. Parfois je me dis que je suis né à la mauvaise époque. En même temps, si j’étais né à cette époque-là et que je ne parlais pas anglais, peut-être que je n’aurais pas trouvé cela si intéressant ! D’ailleurs cette distance m’aide à interpréter ces histoires qui m’ont été transmises.

Figure 1

Wadh A Zigin (AAPN id AT021) La légende de Wadh, Zigin et Kusikus

Wadh A Zigin (AAPN id AT021) La légende de Wadh, Zigin et Kusikus

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G.L.R. : La plupart de vos oeuvres sont bien documentées. Par exemple, Adhikuyam, qui est une linogravure de plus de cinq mètres de long, est présentée avec une longue légende transcrite par Haddon et commentée par Aka Maurie Eseli.

A.T. : Depuis que nous sommes petits, nous entendons parler de Kuyam, le chasseur de têtes. Il y a d’autres chasseurs de têtes, mais Kuyam vient d’une époque très lointaine. Parce que je m’intéresse aux temps anciens, je voulais regarder en détail cette histoire. Kuyam, c’est le nom du héros, et adhi signifie « légendaire ». Adhikuyam est célèbre à travers les îles du détroit de Torrès et nous, les artistes, nous contribuons à la diffusion et à la reconnaissance internationale de son histoire. Nous lisons toujours cette histoire dans Myths and Legends… de Margaret Lawrie, paru au début des années 1970[5] et dans le livre d’Haddon, publié en 1898[6]. J’ai essayé de collecter autant d’informations que possible sur Kuyam, de croiser les différentes versions de l’histoire, et de voir quelles étaient les parties qui correspondaient entre elles, et pourquoi certaines versions ne correspondaient pas, ce genre de choses. J’ai donc analysé l’histoire et j’en ai ensuite développé ma propre interprétation. Avant de débuter l’oeuvre, j’ai suivi le protocole et consulté les anciens et les chefs qui m’ont donné leur autorisation. Adhikuyam est ma première linogravure en grand format. Avant cela, j’avais déjà gravé des blocs de deux mètres, mais Kuyam étant une légende très importante pour nous, il fallait que l’oeuvre fasse impression.

G.L.R. : En 2003 et 2007, vous avez obtenu le premier prix dans la catégorie « oeuvre sur papier » du Telstra National Aboriginal and Torres Strait Islander Art Award. À partir de 2007, vous avez commencé à réaliser de plus grands formats en linogravure, et à travailler la sculpture. Pouvez-vous nous parler de la relation gravure-sculpture ?

A.T. : Si je fais une linogravure exceptionnelle et que je la montre à un des anciens de Badu, il me dira probablement : « Ouais, t’es un artiste ». Si je la montre à un collectionneur, par exemple de France, il me dira probablement : « Waouh, c’est extraordinaire ». C’est la différence. Mais si je danse traditionnellement face aux anciens, là, ils diront probablement « Waouh ! ». C’est parce qu’ils n’ont pas l’habitude des techniques de la gravure. Mais ce n’est pas pour cette raison que je me suis mis à la sculpture. Ça a commencé avec des masques, j’ai eu envie de fabriquer des masques. Car nous avons des danses avec des masques, qui sont pour nous des choses anciennes et secrètes. Et je voulais faire revivre ces danses, les éléments anciens en tout cas. Car sinon, cela risque d’être perdu. Je me rends compte à quel point, à notre époque, si l’on ne pratique pas les traditions, elles se perdront, au fil du temps nous perdrons la langue, et c’est le coeur de notre culture. Je voulais donc faire revivre tout cela. Si on prend une oeuvre accrochée à un mur, je peux ressentir ce que ressentent les anciens : ça peut être un beau travail, ça peut être magnifique, mais ce n’est pas vivant. C’est pour ça que je me suis mis à la danse. Avec la danse vient le masque, et c’est la danse comme performance qui lui donne vie. Et c’est ce que je veux montrer, comment les choses sont physiquement quand elles sont en mouvement. Aller en profondeur dans la culture, enfin pas trop profondément pour ne pas toucher au sacré, mais juste assez. Disons qu’il y a trois niveaux : le premier, c’est la gravure accrochée au mur. Le deuxième, c’est le fait de raconter l’histoire oralement. Le troisième, c’est de faire vivre l’histoire par la performance. C’est pour cela que je suis passé de la gravure à la sculpture, parce qu’avec la sculpture, je peux donner vie au tout. Néanmoins, cela ne veut pas dire que je ne referai pas de gravure. Avant de partir pour mon séjour en Europe, ces derniers mois j’ai sculpté, sculpté. J’ai environ dix petites sculptures et quatre grandes. Cela fait longtemps que je n’ai pas fait de gravures, environ deux ans. Ma dernière gravure faisait 8x54 mètres (Kaygasiw Usul Mural). Elle traitait de la connexion spirituelle, des ancêtres et de l’enseignement de la culture (Figure 2).

G.L.R. : Y-a-il une oeuvre ou une série dont vous êtes particulièrement fier et dont vous aimeriez parler ?

A.T. : J’ai commencé à travailler avec la linogravure. Les gens me demandaient souvent quelle était ma gravure préférée. Au début je n’arrivais pas à répondre à cette question. J’en désignais une, puis je trouvais qu’une autre avait quelque chose de mieux. J’y ai longtemps réfléchi pour finalement réaliser que ma favorite, c’est toujours celle que je suis en train de faire, et pas celle qui est accrochée au mur. Que ce soit en gravure ou en sculpture, ma favorite, c’est celle qui vient à la vie.

J’aimerais pouvoir voyager dans le temps, et revenir en arrière. Depuis l’arrivée de la London Missionary Society en 1871, les Insulaires des îles du détroit de Torrès se sont tournés vers le christianisme. Quand j’étais jeune, je devais aller à l’église et j’ai même été enfant de choeur. Plus tard, quand j’ai compris ce qu’est la vie, je me suis détourné de la religion chrétienne. Ça peut être un défi, parce que je suis un homme de l’époque moderne, mais j’ai envie d’essayer de montrer l’époque ancienne. Je connais bien l’ancien langage. Beaucoup de gens m’appellent pour me demander conseil à propos des protocoles culturels. Je réponds toujours que je ne sais pas tout, mais je peux me baser sur l’enseignement que j’ai reçu des anciens, qui sont pour la plupart aujourd’hui décédés. Le temps que j’ai passé avec eux aura été mon apprentissage. Récemment, nous avons eu une importante réunion sur l’île de Badu au sujet de questions foncières, sur ce qu’on doit faire avec la terre, à qui elle appartient, etc. Devant l’ensemble de la communauté, j’ai parlé de la question des protocoles culturels. Pour moi, cette opportunité qui m’est faite de pouvoir jouer ce rôle, c’est un don des anciens. En fait, beaucoup de gens savent mais ils n’y pensent pas, ils ne le pratiquent pas. C’est cette dimension de l’époque ancienne que j’essaye de préserver aujourd’hui.

Figure 2

Solal Mawa (AAPN id AT065)[7] Masque

Solal Mawa (AAPN id AT065)7 Masque

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G.L.R. : Parmi les Insulaires du détroit de Torrès, il y en a qui sont originaires de Nouvelle-Calédonie, du Japon, etc. – une histoire qui remonte aux premiers voyages de la London Missionnary Society et à l’industrie de la perle. Votre travail fait-il référence à cette histoire ?

A.T. : Non. En 1871, les missionnaires ont débarqué. Mais avant cette date, les îles étaient déjà peuplées. Dans mon travail, je parle de l’époque où les Insulaires du détroit de Torrès n’avaient encore jamais vu de navires ni d’explorateurs. Je suis plus intéressé par cette période et toutes mes histoires sont basées sur des légendes anciennes.

G.L.R. : On vous a attribué le nom traditionnel de Zugub en l’honneur des ancêtres spirituels de votre région, les Zugubal. Vous parlez couramment le kala lagaw ya, la langue des Maluilgal. Dans vos entretiens, vous mentionnez souvent le fait que le chant et la danse constituent le coeur du langage et que la maîtrise d’une langue permet une meilleure connaissance de la culture. Comment êtes-vous devenu un acteur majeur de la renaissance culturelle de l’Ailan Kastom, la « coutume des îles » ?

A.T. : Zugub signifie « ancêtre spirituel ». Les Zugubal, au pluriel, sont des ancêtres de grande taille. Et le fait est que je suis très grand. Les anciens de ma communauté m’ont fait l’honneur d’être un leader dans certains domaines, et j’en suis très fier. J’ai même nommé mon dernier fils Zugubaw Thithuy, qui signifie « l’Étoile des ancêtres spirituels ». Pour revenir à Zugubal, ce nom qui m’a été donné me donne du pouvoir, c’est comme un badge qui me connecte ou me permet de communiquer avec les esprits ancestraux pour qu’ils me guident dans mon travail. Pour de nombreux Insulaires qui ont adopté la religion chrétienne, on ne doit plus parler à nos ancêtres spirituels, ils sont vus comme des figures du mal. Je ne comprends pas cette attitude. Pour moi ce n’est pas insulter la religion chrétienne que de faire ça, c’est un choix individuel. Mais les gens ne comprennent pas quand un homme parle dans le noir, parle aux ancêtres, ceux de l’autre monde.

Quand je sculpte, par exemple une tortue, il s’agit de savoir public, ce n’est rien de sacré, rien de trop culturel, c’est juste ma propre expérience, comme par exemple quand je trouve des empreintes de tortue et que je ramasse les oeufs. En ne prenant pas tous les oeufs, je respecte le protocole culturel. Cette histoire qui relève du savoir public, je peux la graver, la sculpter, sans problème, je n’ai pas besoin de demander la permission. Mais quand cela relève d’histoires plus spécifiques, c’est différent. Il faut terminer par les yeux, les sculpter au dernier moment, car ce sont eux qui amènent la sculpture à la vie. Et quand je fais les yeux, je parle dans ma langue. Je dis « walmano ». Ce qui signifie que l’objet vient à la vie. C’est le protocole culturel. La sculpture est en ce sens plus profonde que la linogravure.

J’ai eu tant de rencontres avec les êtres spirituels dans le cadre de ma pratique artistique. Certains anciens disent que c’est effrayant, risqué, dangereux, parce qu’on joue avec les esprits. J’y ai longuement pensé, et je suis arrivé à la conclusion que s’ils disent cela, c’est parce que c’est ce que leur ont enseigné les religions qui ont été introduites : le christianisme, l’islam, peu importe celle qu’ils choisissent. Moi, je reste attaché à ce qui vient d’ici. Parfois, quand je travaille à une sculpture tard le soir, je sens que j’ai une visite ; il y a quelque chose d’étrange, une porte se ferme, la lumière s’éteint, un oiseau me rend visite ou un chien aboie sans raison. Beaucoup d’Insulaires pensent que ce sont les ancêtres qui nous disent de nous arrêter de travailler. Cela m’est arrivé si souvent. Par la suite, je me suis demandé ce qui se produirait si je continuais à travailler par-delà cette visite, et c’est ce que j’ai fait. J’ai bien sûr pensé au risque que cela représentait. Mais comme je parle le kala lagaw ya, il m’est facile de communiquer avec les esprits. Je dois m’adresser à eux dans la langue, c’est ainsi que nous communiquons. J’ai eu de nombreuses rencontres avec les esprits, et au fil du temps, ça s’est développé, c’est devenu de plus en plus profond. Au début, c’était : « Ok, il y a un visiteur, je peux le sentir, je peux le voir, je peux l’entendre ». Mais maintenant, je peux en voir, en sentir et en entendre plus d’un. Avant, je ne savais pas non plus si c’était un ancêtre masculin ou féminin. Maintenant c’est plus précis. Je peux identifier de quel clan, quelle tribu, quel totem il est. C’est pour cela que je dis ouvertement que je suis guidé, je ne le fais pas sans raison, ce sont les esprits qui me guident. Par exemple, un jour, un de mes grands masques était fini, il était accroché à l’arrière dans mon atelier, et moi j’étais occupé à faire autre chose. Il était environ 10 heures du matin. Tout à coup, je me suis senti bizarre, j’ai senti que quelqu’un me regardait, que quelqu’un était là. Je suis sorti dehors et dans ma langue, j’ai dit : « Je suis ici, si vous êtes de mon île, de ma culture, venez et guidez-moi ». Je suis rentré et j’ai senti que ça s’approchait, et j’ai commencé à avoir des visions. Je sentais qu’il y en avait plus d’un. J’ai arrêté de travailler et je me suis assis. Si j’avais enregistré la scène, les gens penseraient que je n’ai pas toute ma tête ! J’ai parlé à voix haute et leur ai demandé pourquoi ils étaient si nombreux, pourquoi ils me rendaient visite. Je ne comprenais pas. J’étais dos aux masques et je pouvais sentir que quelqu’un était prêt à me toucher, donc j’ai commencé à parler et puis tout s’est calmé, et puis c’était fini. J’ai fini mon travail et suis allé me coucher. Puis j’ai fait un rêve. Un vieil homme était assis. J’ai d’abord entendu un cliquetis d’ongles. Dans notre culture, si tu entends ce bruit, cela veut dire que ce n’est pas un rêve, c’est quelqu’un de la culture de l’ancien temps qui te parle. Ce vieil homme était en face de moi et me disait : « Tes masques, des Blancs vont venir les emporter ». Et moi je répondais : « Non, non, ce n’est pas pour les Blancs, j’ai une exposition, ces masques sont pour une exposition ». Le lendemain matin, alors que je n’avais rien organisé, le graveur Léo Tremblay, avec qui je collabore parfois, arrive chez moi et me dit qu’il est là pour prendre les masques. Tout se clarifiait : je compris que les esprits qui étaient venus la veille étaient venus voir les masques. Mon atelier est le lieu où les masques viennent à la vie, c’est pour cela que les esprits leur rendent visite.

C’est une histoire parmi bien d’autres. J’ai vu des esprits danser autour de mes masques, il y a quelques années. Pendant la journée, quelqu’un était venu me voir et je lui avais présenté le masque sur lequel je travaillais. Pour lui montrer le résultat final, j’avais rajouté deux petites étiquettes bleues pour faire les yeux. Et puis j’ai oublié de les enlever. Dans la soirée, alors que je regardais un film, j’ai vu des gens danser autour du masque. Plus tôt, j’avais lu dans le journal local qu’il y avait une peinture du XIXe siècle, faite par un Européen aux îles Torrès, qui montrait un masque similaire à celui que je sculptais, avec un crocodile et un requin. Ce masque, je l’ai vu tout à coup dans le salon, sur l’étagère. J’ai cru que je rêvais, alors je me suis levé pour vérifier les lumières, les portes, le ventilateur, tout était éteint, mais cela continuait. J’ai alors réalisé que j’avais laissé les yeux sur le masque que j’avais sculpté. Je les ai enlevés, j’ai couvert le masque d’un drap et je me suis couché et il ne s’est plus rien passé. J’ai eu tellement de rencontres de ce genre.

G.L.R. : Comment réussissez-vous à créer un équilibre entre le respect du savoir sacré, les protocoles culturels et votre propre créativité ? Pouvez-vous expliquer par exemple les différentes versions de votre danse mawa ?

A.T. : Selon moi, le sacré ne doit pas être révélé au monde extérieur. Beaucoup de gens, quand ils assistent à la danse mawa, ils remarquent les trois masques, l’un d’eux étant placé sur le visage du danseur et les deux autres portés à bout de bras le long des jambes. Les gens croient spontanément qu’il s’agit de trois êtres évoluant dans le noir. C’était l’idée générale, je voulais qu’il y ait plus d’un masque pour représenter les esprits de la danse mawa. Que nous dansions la journée ou le soir, nous demandons toujours l’autorisation préalable des anciens et des ancêtres spirituels, nous leur demandons d’être avec nous, de s’asseoir et de chanter avec nous pendant toute la performance. Nous saluons toujours les ancêtres avant et après le spectacle. Mais nous nous sommes rendu compte que quand nous dansons pendant la journée, les ancêtres ne sont pas toujours présents, enfin nous avons des doutes, il y en a peut-être un ou deux. Lors des performances qui ont lieu le soir, c’est différent, ils sont là. Les visiteurs sont tellement concentrés sur la performance qu’ils ne voient rien. Ils restent pris dans ce monde. Tandis que moi, peu importe l’endroit où je me trouve sur scène, je ressens la présence des esprits, et généralement j’en vois plus d’un. Quand on danse pendant la journée, on a un peu le sentiment que l’on fait ça surtout pour le public. Donc il y a plusieurs niveaux, l’un très général la journée et un autre, le soir, qui est plus ancré dans la culture.

Mawa dans ma langue signifie « sorcier ». D’après ce que je sais, seuls les sorciers portaient les masques. C’est donc pour cela que l’on parle de la danse du mawa, la danse du sorcier. Le terme qui désigne le masque en général est aga, ce qui signifie « le visage de l’ancien ». Dans notre troupe, les plus petits danseurs ne portent pas les masques, parce qu’il faut être grand, ce qui nous relie aux Zugubal. Les femmes et les enfants ne sont pas autorisés à toucher les masques ni à exécuter certains chants et danses. Si on ne respecte pas ce protocole culturel, les esprits des ancêtres risquent de s’en prendre à nous. Les femmes ne sont pas autorisées à toucher les masques parce qu’elles pourraient tomber mystérieusement enceintes. C’est une de nos croyances anciennes. Les anciens vous diraient que les femmes qui touchent les masques seront séduites par les hommes associés aux masques. Les gens croiront que c’est naturel, mais pour nous ça ne l’est pas. C’est une conséquence du non-respect du protocole.

Nous avons tellement d’objets collectés à travers le monde. J’en ai vu au MET, en Grande-Bretagne, je vais en voir un ou deux à Berlin que je ne connais pas encore. J’ai lu quelque part qu’il y en a un en Suisse, et je ne sais même pas où se situe la Suisse, mais j’irai peut-être un jour. Nos masques sont dispersés dans des collections à travers le monde, mais ces masques font partie de nos pratiques culturelles, et je veux m’assurer qu’elles ne disparaissent pas, sans pour autant révéler leurs dimensions secrètes. Ce sont les raisons pour lesquelles je fabrique des masques en fibre de verre. Selon moi, ils ne sont pas sacrés. Mais cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de sens. Si c’était sacré, bien entendu je ne vous les montrerais pas, je ne les exposerais pas dans des galeries. Et puis je suis les protocoles. Nos ancêtres, quand ils faisaient des masques, ce n’était pas pour qu’ils soient exposés au British Museum ou à l’Australian National Gallery ; ils étaient fabriqués pour des cérémonies. Dans la culture traditionnelle, c’était la chose la plus importante et c’est toujours le cas. Avoir son masque exposé au British Museum, ça a de l’importance au sens contemporain, mais dans une optique culturelle et traditionnelle, ce qui compte vraiment c’est qu’il soit porté lors d’une performance ; ensuite, il est détruit. Bien sûr, étant un homme de l’époque moderne, je dois gagner ma vie pour financer mon travail et soutenir ma famille, donc je fais des masques qui peuvent être exposés dans des galeries d’art, et avec un peu de chance cela me rapportera un peu d’argent. Ce faisant, je dois m’assurer que je suis les protocoles, que je fais les choses comme il faut. C’est pour cela que j’ai choisi la fibre de verre : parce que c’est la matière qui s’apparente visuellement le plus à la carapace de tortue. Selon notre protocole, nous pouvons manger de la tortue qui, avec le dugong, est un met commun dans notre culture, mais nous devons respecter les programmes de gestion des ressources, de façon à ce que nos petits-enfants puissent toujours en consommer. Si je faisais un masque en me servant d’une vraie carapace de tortue, et qu’une galerie m’en proposait 50 000 dollars, si je voulais me faire beaucoup d’argent, j’en ferais un autre, puis un autre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de tortues. Ça irait à l’encontre de nos protocoles, nous ne pouvons pas utiliser de carapaces de tortue juste pour gagner de l’argent. J’ai donc choisi d’utiliser des matériaux modernes qui soient ressemblants. D’autre part, j’ai vu de nombreux masques anciens dont je m’inspire, mais je ne les reproduis pas à l’identique, je modifie certains éléments. Par exemple, j’adore le masque du crocodile et du requin mais je ne peux pas le reproduire à l’identique parce qu’il est sacré et parce qu’il a été manipulé par des ancêtres qui ne sont plus là aujourd’hui. Je fais quelque chose qui est à la fois traditionnel et moderne, avec un aspect contemporain qui me permet d’exposer mes oeuvres et de les vendre.

G.L.R. : Alfred Cort Haddon a dirigé l’expédition anthropologique de Cambridge dans les îles du détroit de Torrès en 1898, collectant des données historiques, linguistiques et culturelles. L’équipe a également réuni une collection d’objets, de photographies, de dessins, de films et d’audio. Vous avez fait partie de l’équipe des Insulaires qui ont collaboré avec le University Museum of Archaeology and Anthropology de Cambridge (musée d’archéologie et d’anthropologie – MAA) pour célébrer le centième anniversaire de l’expédition. Quelle perception avez-vous de leur collection ethnographique et de cette collaboration avec le musée de Cambridge ?

A.T. : Haddon a publié six volumes (1901-1935)[8]. J’ai trouvé le volume 1 ce matin dans un magasin au coin de la rue et je l’ai fait réserver, j’irai l’acheter demain. J’ai déjà son oeuvre sur DVD mais ce n’est pas pareil.

En 1998, quand ils m’ont invité pour aller à Cambridge pour le centenaire de l’expédition, j’étais toujours à l’université. Ce n’était que la deuxième fois que je partais l’étranger. Mais au même moment, on m’a proposé d’aller en Nouvelle-Calédonie pour l’inauguration du Centre culturel Jean-Marie Tjibaou. J’avais envie d’aller plutôt en Nouvelle-Calédonie parce que je voulais rencontrer tous ces artistes insulaires du Pacifique. J’y suis donc allé car je me disais que l’exposition de Cambridge allait durer deux ans. Finalement, j’ai eu l’opportunité d’y aller. J’y étais pour la clôture de l’exposition et comme c’était fermé au public j’ai pu avoir l’exposition pour moi tout seul. Quand on rentrait dans l’exposition, il y avait une grande affiche d’Haddon et de ses collègues et de quelques Insulaires, une photo en noir et blanc. Les cinq premières minutes, tout dans la salle était en noir et blanc, je voyais tout en noir et blanc. Je suis allé voir Anita Herle (la conservatrice du MAA) et je lui ai dit que j’avais un problème avec mes yeux. Je suis allé aux toilettes me laver les mains, j’ai attendu dehors et je suis ré-entré. Et là tout était normal. Je me suis demandé ce qui n’allait pas. Je pense que j’étais alors en train de me connecter à l’exposition, car même mon propre travail m’apparaissait en noir et blanc, tout le pourtour était noir et je pouvais seulement voir les motifs. C’était vraiment étrange. Puis j’ai circulé dans tout l’espace, juste en prenant des photos et en parlant. Pouvoir aller à Cambridge voir tous ces artefacts, c’est une de mes meilleures expériences. Cela m’a ouvert les yeux, j’ai vu les choses selon une autre perspective, pas seulement celle d’un Insulaire des îles du détroit de Torrès qui vient voir les artefacts de ses ancêtres, non, je leur ai parlé, ils étaient en vie. Puis l’exposition a été présentée en Australie. C’était formidable, car avec mon oeuvre qui est contemporaine, et ces oeuvres qui sont anciennes, les avoir réunies dans une même exposition, c’était comme faire le lien entre les deux époques, me connecter à mes ancêtres par le biais de l’art. Je suis vraiment très honoré d’avoir fait partie d’une telle exposition, et aussi de l’avoir vue à Cambridge et à Canberra. J’ai même rencontré la petite fille d’Haddon, et aussi l’arrière-petit-fils de Samuel McFarlane de la London Missionnary Society.

Toute cette expérience a eu un grand impact sur mon travail. On peut le présenter ainsi : il y a un lecteur DVD ; le disque que tu mets à l’intérieur, c’est ma culture. C’est ainsi que je le vois, le disque c’est ma culture qui est en vie. Le film avance. Haddon arrive et appuie sur le bouton pause. S’il n’avait pas appuyé sur ce bouton, le film aurait continué à avancer et la London Missionnary Society serait arrivée et puis les choses auraient disparu. On se poserait ces questions : « D’où vient ta famille ? Il n’y a pas d’arbres généalogiques ni de document. Pourquoi les masques sont ainsi ? », etc. Ce que je veux dire, c’est qu’Haddon est venu et a documenté tout cela, et donc maintenant que l’on peut appuyer à nouveau sur le bouton marche, le film ne va pas s’arrêter, il va continuer jusqu’à la fin, et avant même que cela se termine, nous avons déjà un autre disque, parce que nous avons vu celui-là, et nous faisons le film suivant. C’est ainsi que je vois la connexion d’Haddon avec la culture des îles du détroit de Torrès. Certains disent qu’Haddon est venu et a volé les artefacts. Personnellement, quand j’ai été à Cambridge, j’ai appris des choses. Ma première réaction a été de me dire que j’étais reconnaissant envers cet étranger qui est venu et a documenté tout cela. Et maintenant, tout le monde veut un livre d’Haddon. Sur ma page Facebook, j’ai même mis que c’était mon livre préféré !

G.L.R. : Y a-t-il un objet en particulier à Cambridge dont vous vous souvenez, qui vous a marqué particulièrement, ou avec lequel vous avez développé une relation particulière ?

A.T. : Il y en a beaucoup, beaucoup. Je peux vous parler d’un en particulier. J’ai été plusieurs fois à Cambridge, mais la première fois que j’y étais en 1998, Anita Herle m’a apporté une boîte. Et en me la tendant, elle m’a dit : « Chaque fois que nous ouvrons cette boîte, il y a une étrange sensation ». J’ai répondu : « Quoi, tu me dis que toi qui n’es pas des îles Torrès, tu ressens ça ! Imagines si moi j’ouvre la boîte ! ! ». Elle est partie déjeuner avec les autres, et j’ai ouvert la boîte. Dans le musée, il y a une section où sont accrochées les armes, des massues provenant de toute l’Océanie. Quand j’ai ouvert la boîte, ces massues ont commencé à cliqueter, donc je l’ai vite refermée. Puis j’ai juré, me demandant pourquoi ils m’avaient laissé ici tout seul. Alors j’ai parlé dans ma langue. L’objet dans la boîte était un dugong[9] gravé sur le dos. C’était un objet lié au nath, la plateforme sur laquelle se tiennent les chasseurs de dugong. À partir de la plateforme, les chasseurs observent la marée qui descend, ils étudient le site et les algues où le dugong s’est arrêté pour manger, de façon à savoir s’il reviendra le lendemain. Cette histoire est associée à Sesserae, le chasseur qui a inventé le wap, le harpon pour chasser le dugong. Les charmes étaient accrochés sous la plateforme, établissant une connexion spirituelle avec le dugong, pour l’amener à s’arrêter là. C’était de la magie, pour fournir le village en nourriture. J’ai été très impressionné par cet objet ; j’ai pris des photos, je l’ai étudié. Je me considère comme un assez bon sculpteur, mais moi j’utilise des outils électriques. Ceux qui ont fabriqué cet objet n’en avaient pas, et pourtant les yeux, la forme, tout était parfait. L’artiste devait sans doute être aussi le chasseur du dugong. Je suis reparti aux îles du détroit de Torrès, et une dizaine de jours plus tard, alors que je naviguais avec mon wap, chassant le dugong, j’en ai vu qui s’approchaient tout près. Dans ma langue, je me suis adressé à mon wap, mes bras, ma corde, mon kuyur, mes ancêtres en leur demandant de faire venir à moi le dugong. Mais rien. Puis j’ai pensé à l’objet de Cambridge et je me suis adressé à lui. Je ne connaissais pas l’artiste mais je lui ai parlé, à lui l’artiste et le chasseur, et je lui ai dit : « s’il-te-plaît, guide-moi ». En fait, j’ai utilisé ce charme pour amener le dugong à moi. Et j’ai attrapé un dugong. Je me suis connecté à un objet conservé dans la réserve d’un musée situé de l’autre côté du globe. C’est ce que j’ai ressenti, et c’est ce qui s’est passé. Avec ma prise, j’ai appelé mon père pour qu’il vienne voir le dugong. Nous étions assis là, à parler dans notre langue, à manger un burger parce que j’avais faim d’avoir chassé toute la journée. À ce moment précis, je ne réalisais pas encore. Maintenant quand je raconte l’histoire, oui, je vois comment ça s’est passé. Mon père a remercié le dugong parce que c’est à la fois un met et un totem, et aussi parce que je l’avais attrapé. Et puis il m’a dit que c’était comme ça que nos ancêtres faisaient. À l’époque je n’avais pas encore réalisé qu’à Cambridge j’avais vu quelque chose que mon père n’avait jamais vu. Mais il n’avait pas eu besoin de le voir parce qu’il en avait fait l’expérience quand il était jeune. J’ai en quelque sorte fait le pont entre l’artefact et mon père. C’est ce qui me fait croire à l’importance des pratiques culturelles.

G.L.R. : Un célèbre anthropologue, James Clifford (1996), a défini les musées comme des « zones de contact ».

A.T. : J’aime beaucoup cette expression. Je ne la connaissais pas. Oncle Jeremy Beckett est anthropologue et Haddon aussi. Parfois, quand j’étais à l’université, je me demandais pourquoi je faisais de l’art, et me disais que je ferais peut-être bien d’étudier plutôt la linguistique ou l’anthropologie. Nous, les Insulaires de Torrès, nous parlons notre langue, nous appuyons à nouveau sur le bouton marche, mais comme je le disais, si Haddon n’avait pas d’abord appuyé sur le bouton pause, tout cela aurait disparu. C’est pour cette raison qu’il y a un grand respect pour Haddon et son travail anthropologique.

G.L.R. : Vous avez fait des recherches au British Museum et au University Museum of Archaeology and Anthropology de Cambridge. Y a-t-il une autre collection que vous aimeriez découvrir ?

A.T. : En 2011, j’ai été à Oxford et au British Museum, financé par l’Accelerated Program de l’Australia Council. Chaque année, ils aident six à huit personnes à se rendre au Royaume-Uni. Mon objectif était de voir les masques, je n’étais pas intéressé par les autres objets. Ce n’était pas pour trouver une source d’inspiration pour mon travail, c’était pour communiquer, pour parler avec les ancêtres spirituels, ceux qui ont créé les masques. C’est ça qui est délicat. Si Haddon n’était pas venu, ces masques auraient disparus. Les mains qui ont créé ces objets font partie prenante de ces objets. Quand je vois un masque, je vois aussi l’artiste, je le sens. Je suis allé à Glasgow et Édimbourg et puis au British Museum ; ils m’ont ouvert toutes leurs collections. J’étais très heureux. À la fin des trois semaines, je me suis assis et je ne pouvais plus m’arrêter de pleurer. C’est parce que je venais de réaliser que j’avais vu plus de masques que n’importe quel Insulaire de Torrès.

Je voulais aussi parler aux gens de ces musées de nos protocoles culturels, comme l’importance de la connexion entre les femmes et les masques, le fait qu’elles ne puissent pas manipuler, toucher ou circuler autour des masques. Mais vous savez, Haddon a collecté ces masques. Si je leur disais qu’il ne faut pas toucher ces masques parce que c’est notre protocole culturel, ça n’irait pas, car je ne peux pas parler pas au nom de l’artiste qui l’a fabriqué. La seule chose que je peux faire, c’est de les sensibiliser à ces protocoles culturels. S’ils veulent les respecter, ils le feront. Je ne suis pas le directeur du British Museum, ils ont leurs propres protocoles, mais je leur parle de ma culture pour qu’ils soient conscients de nos protocoles.

Quand j’ai vu le masque du crocodile, j’ai imité le crocodile, j’étais au sol marchant à quatre pattes comme un crocodile alors que je portais une veste et une cravate. J’ai acheté ce costume à 500 dollars, non pas pour rencontrer le Ministre des Affaires étrangères mais pour les masques. Si le masque me rendait visite sur mon île, je porterais mon costume traditionnel. Mais parce que je suis dans un pays étranger, je dois me présenter dans un costume. Donc j’ai imité le crocodile pour venir voir le crocodile. Pas seulement juste pour le voir, j’ai eu une véritable connexion avec le crocodile. C’était un moment très spécial. Comme je l’ai dit précédemment, la visite n’était pas dans le but de me servir des masques comme modèles, pour les reproduire. C’était pour qu’ils me guident dans mon travail, pour renforcer cette connexion. Aujourd’hui, je sais exactement quoi exposer et comment. En fait, être un artiste, c’est faire des choix, prendre des décisions. Si quelqu’un voulait m’acheter une oeuvre pour 50 000 dollars, je pourrais vouloir profiter de cet argent, mais si le masque est l’exacte copie et raconte la même histoire qu’un autre, il y a rupture dans les protocoles culturels, et cela pourrait se retourner contre moi. Je dois suivre les protocoles qui définissent ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas faire, et qui est associé à quels masques. Dans ma troupe de danse, il n’y a que des hommes. La seule faiblesse de ce groupe à mon sens, c’est que parmi les jeunes, seul l’un d’eux parle la langue, et seulement en partie. Moi je parle couramment la langue mais le reste de la troupe parle le pidgin. C’est la seule faiblesse de ma troupe. Vous pouvez retirer du savoir des livres, mais la langue est selon moi le coeur du savoir. Si vous connaissez la langue, vous pouvez comprendre les choses en profondeur, alors que si vous ne la maîtrisez pas, vous restez en surface. Dans mon travail, je ne donne pas de titres tels que Ancêtres spirituels, ça doit être Zugubal, ça doit être dans la langue. À l’écrit, nous épelons les termes comme les avaient écrits Haddon quand il les a collectés, mais tant que la langue et la prononciation sont saisies, c’est l’essentiel.

La langue, c’est la colonne vertébrale de la culture. « Nous sommes l’écho des tambours » : cette phrase est d’Oncle Bannie, une personne qui a étudié la linguistique, il était comme un anthropologue, j’imagine. Il a dirigé un programme à la radio locale dans les îles Torrès, ça s’appelait Warupaw Uu, l’écho des tambours. Lui-même a étudié et utilisé les matériaux d’Haddon. J’ai pensé à son travail, et je me suis dit que nous faisions la même chose. Prenons une linogravure par exemple. La composition, je la développe, je la crée. J’ai à l’esprit ces objets qu’Haddon a collectés, et ma main les recrée physiquement. Mais spirituellement, ce n’est pas moi, cela appartient à mes ancêtres. Je suis seulement l’outil qui les préserve. L’agencement, c’est moi mais pas les motifs, les motifs appartiennent à mes ancêtres, à Zenag. Je suis seulement l’outil qui préserve cette connaissance, par le biais de l’art et pour les générations futures, pour qu’elles l’aient comme référence ou comme guide. Warup, c’est le tambour. Nurr, le son. La lettre « u » dans le mot nurr signifie « l’écho ». Le bruit des tambours qui étaient frappés, des motifs appliqués, c’est celui de nos ancêtres, dans ces objets qu’Haddon a collectés. L’écho, c’est nous qui utilisons les technologies modernes pour continuer à fabriquer des objets. C’est ainsi que j’interprète la citation d’Oncle Bannie.

G.L.R. : Dans le documentaire sur votre troupe de danse, vous parlez à la fois en pidgin et dans votre langue…

A.T. : Je suis très déçu quand je dois parler aux autres en pidgin, je n’aime pas ça. Quand il y a une performance, et que je parle en pidgin, on reste à la surface, alors que quand je parle dans la langue, on va plus en profondeur. Donc je parle toujours dans les deux langues. Parce que pour moi, parler en anglais m’enlève les sensations. Avec ma troupe, nous nous concentrons sur l’ancien. Nous ne dansons pas sur une ligne. Parce que pour nous quand la London Missionnary Society est arrivée sur les îles, ils ont forcé mon peuple à parader en ligne, donc nous ne dansons pas en ligne. Sauf pour la danse de la pirogue.

Quand nous avons formé la troupe en 2012, nous avons eu une réunion, et je leur ai dit que sûrement les gens allaient nous critiquer, qu’ils riraient de nous, qu’ils diraient que ce n’est pas notre culture, que notre peuple ne faisait pas ça. Mais plus nous avons dansé, plus ils ont réalisé que c’est ça, la vraie culture. Ça a pris douze mois. Les six premiers mois, ça a été comme que je l’avais prévu, des gens nous disaient de ne pas faire ça. Je leur répondais que c’était eux qui étaient trop habitués à certains types de danse, et que nos ancêtres ne dansaient pas ainsi. Ils me demandaient comment je le savais. Je répondais : « Parce que je le sens, je me suis assis avec eux, vous, vous n’avez pas passé du temps avec les anciens », ce genre de choses. Aujourd’hui, les gens, notre peuple, disent du grand bien de nous, les Zugubal. J’avais aussi dit à mes danseurs de ne pas se laisser affecter par ces remarques, pour ne pas perdre trop d’énergie et rester concentrés. Puis nous sommes allés à l’étranger, à Nouméa, nous avons tourné en Australie, on est même allés jusqu’en Tasmanie, et aussi à Canberra, Melbourne, et Cairns, puis sur notre île. Nous étions dans les journaux et les gens ont commencé à nous respecter davantage. S’ils nous avaient reconnus alors que nous n’étions encore personne, cela aurait été encore mieux, mais c’est ainsi que fonctionne la société aujourd’hui. Ce n’était pas comme ça avant. Je crois que c’est parce que nous avons toujours respecté les protocoles, et ce, depuis le début, que tout a fonctionné parfaitement. Par parfaitement, je ne veux pas dire : « oh oui, nous sommes allés l’étranger », je veux dire que nous dansons de manière appropriée et que les gens sont en train de s’en rendre compte.

Pour le documentaire, quand l’équipe est arrivée, aucun membre de la troupe n’était à Cairns. Donc j’ai appelé mes neveux et je leur ai demandé de danser pour le film, et puis, ni une ni deux, nous l’avons fait et c’était bouclé. Puis j’ai réalisé que ce film allait être diffusé sur une chaîne nationale, que les gens allaient vouloir connaître les danses des Zugubal. Ce n’était pas ce que je recherchais. La lumière était bonne, mais ce n’était pas comme ça que nous l’aurions fait sur scène. Je préfèrerais bien plus le faire dans le bush ou sur une plage, avec la pleine lune, et pas mis en scène comme pour le film. Je préfèrerais le faire selon une perspective anthropologique, vous savez ce que je veux dire, vous vous installez sur une île, vous faîtes votre étude, et vous êtes invité à filmer une cérémonie qui a justement lieu ce soir et vous prenez vos affaires et vous filmez. Ce n’est pas comme pour un film où vous dites « pause, stop, etc. ». Vous capturez ce qui se passe au moment où ça se passe. J’adorerais faire cela. Je ne sais pas si vous connaissez le film Hidden Treasures de Griff Rhys Jones (2012). Il travaillait avec Mister Bean avant qu’ils ne soient connus. Il vit à Londres et réalise des documentaires sur les cultures du monde. Il est venu sur l’île de Badu et a filmé mes parents et moi à la maison avec mes masques. Il nous a filmés en train de danser avec des habits modernes, des kaliku[10]. Il y a une scène que j’aime tout particulièrement. Il nous a filmés de dos alors que nous dansions. On dirait des silhouettes ; la scène dure à peine quelques secondes. Il a filmé toute la performance, mais avec cette scène, il a vraiment capturé le sens de cette danse.

G.L.R. : L’intérêt pour les systèmes de connaissance autochtones s’est beaucoup développé à une échelle maintenant globale. Après des siècles de déni, de dépossession et de désintégration de leur culture, cette reconnaissance est bienvenue pour les peuples autochtones. Martin Nakata, un chercheur des îles du détroit de Torrès et directeur du Centre Nura Gili à la University of New South Wales de Sydney, s’est attelé à cette question complexe d’une manière très fine dans son ouvrage Disciplining the Savages : Savaging the Disciplines (2007). Comment vous positionnez vous par rapport à ces débats sur les savoirs autochtones ?

A.T. : Selon moi, il y a plusieurs niveaux dans les savoirs autochtones. Le plus élevé c’est la langue. Vous pouvez passer votre vie entière sur l’île, finir par tout connaître, quand pêcher, où planter, comment danser, mais si vous ne connaissez pas la langue, vous êtes là seulement à 99,9 %. La langue, c’est le centre. Voilà comment je vois les savoirs autochtones, structurés autour de plusieurs niveaux. Vous pouvez être le plus célèbre artiste du monde, si vous ne connaissez pas la langue, vous ne pouvez pas prétendre être de ce niveau en termes de savoirs autochtones.

G.L.R. : Comment expliquez-vous l’intérêt mondial que suscitent votre travail et votre culture ?

A.T. : Cela m’aurait été bien plus facile de répondre à cette question il y a quinze ans. Pas parce que je m’y suis habitué, c’est toujours très agréable, je suis fier, pas de moi mais parce que je représente mon peuple. Je ne fais pas cela pour moi, mais pour la préservation culturelle, en contribuant un peu à travers l’industrie artistique à faire revivre la culture. Souvent, on me disait que j’étais sur la ligne de front, qu’il y avait moi, Denis Nona et Billy Missi, qui est décédé. Je me demandais pourquoi il n’y avait que nous trois, mais maintenant je sais, c’est parce que nous trois, nous parlons la langue. Je ne connais pas d’autres artistes qui ont atteint ce niveau de reconnaissance et qui peuvent y prétendre par leur connaissance de la langue.

G.L.R. : Nous parlions de l’importance de la langue précédemment et, dans un entretien que vous avez donné il y a quelques mois, j’ai lu que vous encouragiez les artistes de Badu à nommer leurs oeuvres dans leur langue natale. Quelle relation avez-vous avec le Centre artistique de Badu ?

A.T. : J’ai été le directeur et co-fondateur du Centre artistique de Badu. Joseph Au m’a appelé et m’a demandé de l’aider à créer le Centre. J’ai pensé que nous pourrions utiliser mon nom pour obtenir des financements. Je siège au conseil d’administration depuis cinq ans. Mais à chaque fois que je mentionne le Centre artistique de Badu, j’évoque également les centres artistiques de Kubin et Darnley pour encourager les gens à les découvrir. S’ils considèrent que je suis un meilleur artiste, je leur rappelle que je suis une partie de quelque chose de plus important, que tout le monde participe à créer. C’est ainsi que je considère l’art, c’est ainsi que je m’inscris dans les arts des îles Torrès.

G.L.R. : Comment parleriez-vous de l’influence que les autres artistes ont sur vous ?

A.T. : On en revient à Haddon, aux dessins faits par ses informateurs, mes ancêtres, c’est ma plus grande source d’inspiration. Comment ont-ils bien pu dessiner ainsi, alors que c’était la première fois qu’ils touchaient un crayon et qu’ils dessinaient sur une feuille de papier ? ! Je suis allé à l’école pour apprendre à écrire et à dessiner. Et je peux visiter tous les musées, toutes les galeries d’art dans le monde, regarder des oeuvres extraordinaires, je ne sais pas, c’est génial, j’adore. Peut-être que cela a un impact sur ma manière de créer. Mais pour répondre à votre question, ce sont en fait ces dessins, ceux qui sont en noir et blanc et un peu jaunis, ils m’inspirent parce que ce sont ceux de mes ancêtres, mon peuple, c’est ce qui est dans ma tête, qui occupe mon esprit.

G.L.R. : En 2012, vous avez été sélectionné pour faire partie de la Triennale d’art autochtone à Canberra et à la Biennale de Sydney. Comment parleriez-vous du fait de présenter vos oeuvres dans une exposition d’art contemporain et dans une exposition consacrée uniquement à l’art contemporain autochtone ?

A.T. : Pendant l’exposition, je n’y ai pas pensé, ce n’est qu’après que quelqu’un l’a mentionné comme vous venez de le faire ; et aussi dans le journal, il était indiqué que j’étais le premier Insulaire des îles du détroit de Torrès à être inclus dans la Biennale de Sydney. Je crois que cela ne fait pas de différence que je figure dans une petite ou une grande exposition. Dans l’exposition consacrée au centenaire d’Haddon, une de mes linogravures était exposée. À la Biennale de Sydney, c’était une immense linogravure. Et dans la triennale, un masque. Si j’étais amené à choisir, je redistribuerais tout cela et je mettrais le masque dans l’exposition d’Haddon et la linogravure dans la Triennale. La linogravure Girelal était un excellent choix pour la Biennale de Sydney ; les gens l’ont vraiment appréciée. Mais pour les autres expositions je changerais, même si ce n’est pas possible puisque c’était en 1998 et en 2012. Mais peut-être dans le futur. Je suis heureux que vous m’ayez posé cette question, c’est intéressant et je n’y avais jamais pensé.

G.L.R. : Vous êtes aujourd’hui à Paris pour assister à Parcours des Mondes puis vous vous rendrez en Allemagne pour un symposium. Quels sont vos futurs projets en Europe ?

A.T. : Ce voyage est très important, une opportunité exceptionnelle pour moi. C’est venu de mon ami Simon Wright, de la Queensland Art Gallery, qui m’a proposé l’année dernière de m’inscrire sur une liste d’artistes pour participer à un colloque international à Berlin. Puis je n’y ai plus pensé, mais douze mois plus tard, il est revenu vers moi en m’annonçant qu’on avait obtenu le financement. J’étais très enthousiaste. Puis j’ai parlé avec mon agent et il m’a proposé de visiter des galeries, parce que je voulais que mon travail soit représenté ici en Europe. Parce que si vous voulez être reconnu, il faut avoir cette connexion. Ce matin, j’ai posté sur Facebook que le temps des touristes était maintenant terminé, vous savez, la tour Eiffel, le Louvre, etc., et maintenant, c’est le temps des entretiens. Pour moi, ça, c’est du business. Après Paris, je vais à Berlin puis retour à la maison.

Dans un futur proche, mon intention est de viser des concours, et je sais aussi que je dois préparer une exposition solo, une sorte de rétrospective à la Cairns Regional Art Gallery pour 2015. Et je crois que nous avons un séjour en Europe en 2015. Tout ça est encore flou. En fait, jusqu’à la fin de l’année, je vais essayer de produire parce que je me vois comme l’artiste le plus fainéant ; les gens disent que non, que quand ils viennent dans mon atelier il y a plein d’oeuvres. C’est vrai il y en a plein mais à moitié finies ! Donc quand je vais rentrer aux îles Torrès, je vais devoir finir le projet du dugong et j’ai quelques très bonnes idées. C’est pour cela que je déteste voyager car à chaque fois, tous les trois jours, quand je suis loin de mon studio, je veux y retourner. Je veux y mettre les mains, arrêter de réfléchir. Je fais des croquis mais je déteste cela car ça ne vient pas. La seule solution, c’est de ne pas penser à l’art. Ça me tue, je n’aime pas l’attente.