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La question de la langue en usage dans le secteur public dans les sociétés multilingues peut être abordée selon au moins deux points de vue. Tout d’abord, sous l’angle des droits humains : les gens ont le droit de parler leur langue maternelle dans le cadre de leur travail ou depuis l’autre côté du bureau (ou du comptoir, ou de l’estrade), lorsqu’ils s’adressent à des fonctionnaires ou veulent obtenir un service gouvernemental. Le second point de vue est économique : il présume que le multilinguisme apporte une valeur ajoutée dans la mesure où il augmente la productivité des travailleurs. Au Québec, selon Heller (2011), une approche de plus en plus économiste de la langue française en milieu de travail (y compris dans le secteur privé) a largement éclipsé le discours antérieur sur les droits humains. Ailleurs, j’ai pu observer que ce dernier discours attire l’attention croissante des groupes autochtones et suscite des résistances à l’égard des politiques et des attitudes assimilationnistes qui ont favorisé des langues étatiques dominantes ; ce faisant, il engage des questions de « fierté » plutôt que de « profit », comme Duchêne et Heller (2011) l’ont pertinemment souligné. Toutefois, si la diversité linguistique et le multilinguisme peuvent théoriquement bénéficier à de nombreux employeurs, et si les approches néolibérales en matière de langues peuvent s’appliquer aux enjeux de la revitalisation des langues indigènes (Urla 2011), des tensions demeurent lorsqu’une idéologie langagière dominante – à savoir « le système culturel des conceptions sociales et langagières et des intérêts moraux et politiques qui les accompagnent » (Irvine 1989 : 255, traduction libre) – dénie aux langues autochtones leur pertinence lors d’interactions avec des représentants gouvernementaux, comme, par exemple, dans le cadre d’un recours juridique. De même, dans le secteur privé, les langues vernaculaires ne sont guère susceptibles de représenter une niche intéressante ou de permettre des liens avec les réseaux financiers internationaux, contrairement aux langues plus répandues dans le monde (comme le français, l’espagnol ou le chinois) parlées à l’extérieur du pays dont elles proviennent. Pourtant, même si une langue locale vernaculaire ne présente aucun intérêt financier pour ses locuteurs ou ceux qui la promeuvent, son utilisation par les fonctionnaires − groupe à l’étude dans le présent article − la place sans doute au rang de ressource ayant une certaine valeur puisqu’elle permet une meilleure performance au travail. Ce constat se vérifie même lorsque l’importance de cette langue n’est pas formellement reconnue ou que ses locuteurs ne retirent aucun avantage de son utilisation en raison d’idéologies langagières trop prégnantes qui exagèrent la valeur symbolique de formes linguistiques dominantes[1].

Au Maroc, comme dans de nombreux autres États-nations contemporains comportant des populations autochtones, les langues vernaculaires ont longtemps occupé une position incertaine au sein des institutions étatiques, notamment du système judiciaire qui fait l’objet du présent article. Ces institutions – écoles, administrations, hôpitaux ou tribunaux – recrutent selon une logique étatique centralisée où le personnel est choisi sur la base d’une formation et d’un recrutement uniformes à l’échelle nationale, processus qui ne tient pas compte de la maîtrise éventuelle d’un ensemble de savoirs locaux comme les compétences linguistiques orales requises pour communiquer avec une grande partie de la population rurale. Dans la Constitution marocaine, l’ « arabe » (probablement, mais pas explicitement, l’arabe classique, al-fusha) est la langue officielle, bien que l’arabe parlé vernaculaire, appelé ad-darija, soit la lingua franca des institutions gouvernementales. Si les institutions marocaines ont été arabisées après l’Indépendance, en 1956, et si le français est largement absent des interactions entre les citoyens et l’État, le multilinguisme marocain séculaire interroge de façon particulièrement importante le statut et l’utilisation des variétés locales de tamazight, parlées par entre un tiers et la moitié de la population marocaine[2]. L’article 5 de la Constitution marocaine révisée en 2011 reconnaît le tamazight comme la seconde langue officielle avec l’arabe, ce qui signifie qu’en principe, les citoyens et ceux qui les défendent devraient pouvoir utiliser cette langue dans les tribunaux. Cependant, le parlement marocain n’a pas encore soumis ni voté de projet de loi qui permettrait de planifier la mise en oeuvre de cette nouvelle disposition de la Constitution. Selon des sources proches de ce processus à Rabat et à Agadir, le gouvernement serait peu susceptible d’agir en ce sens dans un avenir rapproché. La langue berbère ou tamazight et son écriture lybico-berbère (appelée tifinagh) ont été introduites dans les écoles d’État il y a dix ans. Avant cela, au milieu des années 1990, la télévision d’État avait commencé à accorder du temps d’antenne pour la diffusion des actualités principales et d’émissions d’intérêt général dans les trois principales variétés de tamazight ; la radio diffusait divers programmes dans ces langues plusieurs heures par jour depuis la période du protectorat français. Il semblerait ainsi que, comparativement à d’autres pays nord-africains, la situation du Maroc soit relativement prometteuse en regard des droits linguistiques de la population amazighe. Néanmoins, la valorisation des variétés locales de tamazight est intimement liée aux réseaux de pratiques et aux savoirs locaux qui échappent aux préoccupations nationalistes et néolibérales quant à l’évaluation objective de la valeur monétaire des langues vernaculaires.

Les tribunaux demeurent le Saint Graal des militants marocains qui souhaitent la légitimation institutionnelle du tamazight et cherchent à mettre fin à la discrimination linguistique dans les administrations. Les revendications de ces militants visent les politiques étatiques, dans lesquelles ces derniers voudraient que soient explicitement mentionnés les droits linguistiques et ethno-identitaires des requérants. Néanmoins, comme il sera montré ici, l’« État » est incarné par des individus dont plusieurs sont disposés à utiliser la variété locale de tamazight dans le cadre de leur travail, notamment au sein des tribunaux. Aussi l’étude des pratiques et des idéologies langagières des juges peut-elle contribuer à évaluer la position de l’État marocain en regard de la langue du droit. Les rares décrets officiels provenant des ministères sont formulés avec prudence. Probablement plus importants encore sont les moyens par lesquels le personnel juridique tente d’adapter les nécessités politiques aux contraintes et aux possibilités locales, reconfigurant ce faisant l’économie de la langue à partir de la base.

Cette attention portée aux juges soulève à mon sens deux questions. La première est de savoir si l’utilisation d’une variété de tamazight permet à un juge marocain d’accomplir un travail de meilleure qualité que s’il n’utilisait que l’arabe courant. Ou plutôt, la maîtrise d’une variété de tamazight constitue-t-elle, pour un juge, une compétence secondaire évaluée dès lors selon d’autres critères ? Une meilleure performance au travail pourrait se traduire, par exemple, par le fait que le juge serait mieux en mesure d’évaluer les demandes des requérants lorsque ces derniers, leurs témoins ou ceux qui les défendent ne parlent pas arabe. Ce travail pourrait également nécessiter de bien connaître les concepts de culture et de droit coutumier qui ne sont accessibles que par la variété de tamazight parlée localement. Par ailleurs, si adhérer aux principes des droits humains signifie faire en sorte que chaque citoyen ait accès au système judiciaire, quels que soient sa langue ou son patrimoine ethnique, comment assurer l’égalité d’accès en matière d’emploi dans ce système ? Le fait que le tamazight ne fasse pas formellement partie de la sphère du droit constitue une forme répandue de résistance à l’égard des récentes tentatives de remise en question de l’idée qu’à une nation doit correspondre une seule langue, même si cette idée est désormais officiellement menacée par l’inclusion du tamazight dans la Constitution marocaine et par l’introduction de cette langue dans les programmes scolaires nationaux. La réforme linguistique du secteur du droit semble impensable tant que des moyens alternatifs ou complémentaires ne seront pas mis sur pied pour évaluer l’importance du travail linguistique qu’accomplissent les juges parlant le tamazight dans le cadre de leurs fonctions auprès des populations dont c’est la langue maternelle, juges qui, par ailleurs, collaborent souvent, au bénéfice de leurs collègues arabophones, au processus d’interprétation. Or, aucun poste officiel n’exige des juges qu’ils maîtrisent plus d’une langue ; il est donc difficile d’imaginer comment une exigence de ce type pourrait être adaptée aux besoins de tribunaux multilingues sans une révision du processus de nomination des juges.

L’accueil des citoyens ruraux dans les cours de justice dépend largement des employés et des juges qui y travaillent. Les employés (greffiers, secrétaires, commis) constituent les premiers points de contacts pour un citoyen désireux de s’informer ou de demander conseil au sujet d’une procédure. Dans les capitales provinciales de la région sud-ouest du Souss, par exemple, où la population parle le tachelhit, notamment à Tiznit, à Taroudant et à Agadir, certains employés parlent tachelhit (en plus de l’arabe marocain), alors que d’autres ne parlent que l’arabe marocain. Dans le système national, les juges sont nommés et promus en vertu de critères qui n’ont rien à voir avec la compétence linguistique ; de ce fait, comme c’est le cas pour les instituteurs, beaucoup des juges qui sont nommés dans des régions rurales où le tamazight domine ne le parlent pas, en particulier quand ils sont en début de carrière. Comme il est possible, pour ceux qui le désirent, de demander à être nommé dans sa région d’origine, les juges originaires d’une région où une variété de tamazight domine sont davantage susceptibles de la parler en raison de leur milieu familial. Toutefois, dans les critères officiels d’embauche du secteur public, la maîtrise d’une variété de tamazight ne constitue pas explicitement un atout, comme c’est le cas pour d’autres qualifications (ou pour les contacts personnels). Comme tous les candidats potentiels à la magistrature sont censés avoir tous les mêmes qualifications, étant donné que leur formation en droit n’a pas évalué leur répertoire communicationnel, la logique interne du système rendrait injuste une discrimination à l’encontre des candidats qui ne parlent pas le tamazight dans les régions où l’une de ses variétés est parlée. Un juge monolingue arabophone s’attend à pouvoir communiquer en arabe marocain avec tous les autres professionnels et employés de la fonction publique du secteur juridique. Les seules occasions où il ne peut le faire sont celles où il doit communiquer avec des requérants ne parlant pas l’arabe, ce qui nécessite alors un intermédiaire bilingue (généralement un membre de la famille amené par le requérant ou, parfois un passant). La capacité de communiquer avec les requérants ne fait pas partie de la formation juridique. De plus, l’idéologie langagière prévalente au Maroc veut que le tamazight soit une langue domestique d’ordre privé dont l’usage dans les administrations publiques ne ferait que rappeler de façon embarrassante que l’idéologie nationaliste a échoué à rayer le patrimoine amazigh du tissu national marocain (Hoffman 2008). Il faut savoir que plusieurs Marocains, loin de considérer que le tamazight et les pratiques culturelles qui lui sont associées élargissent l’horizon de ses locuteurs, estiment au contraire qu’ils rétrécissent les perspectives et empêchent l’expérience individuelle d’être généralisable en la particularisant.

Cette question met en jeu deux séries de valeurs opposées. D’une part, il est généralement admis aujourd’hui que les citoyens devraient pouvoir parler la langue de leurs ancêtres sans que la procédure juridique dans laquelle ils sont engagés soit pour autant compromise ou menacée de l’être par l’État. Mais par ailleurs, on considère généralement (non officiellement) qu’une variété régionale de tamazight ne convient pas à l’exercice de ses droits et devoirs civiques, exercice qui nécessiterait plutôt la maîtrise de l’arabe. Bien sûr, telle n’est pas la perspective des communautés parlant le tamazight, langue qui structure les relations au sein de la famille et de la communauté et fournit le code symbolique de la première conscience par laquelle les jeunes enfants peuvent comprendre le monde (Hoffman 2008). Une fois parvenus à l’âge où ils font leur entrée dans le système scolaire, ces derniers accèdent à l’arabe en tant que langue approuvée par l’État et privilégiée par la religion. Au Maroc, un locuteur de tamazight éduqué pratique l’arabe depuis son entrée dans une école d’État. Il se peut que le réseau social ou familial des membres de l’élite, dont la formation s’est déroulée exclusivement dans les écoles françaises de Rabat, de Casablanca, d’Agadir ou de Marrakech, comprenne moins de locuteurs d’arabe marocain[3]. Néanmoins les cours de justice desservent ostensiblement les citoyens de tous les milieux d’appartenance, et les femmes ont inondé les tribunaux de la famille depuis que la révision, en 2004, du Moudawana (Code de la famille) a rendu le divorce plus accessible aux requérantes. Chez les femmes de la campagne, en particulier, les taux d’analphabétisme et de monolinguisme sont élevés, d’où la nécessité pour les juges et le personnel juridique de parler le tamazight. Pourtant, seul l’arabe standard est utilisé dans les documents écrits et certains textes juridiques officiels s’adressant à tous les citoyens. Si l’on ajoute à cela les particularités de la terminologie juridique, le résultat est que les membres des communautés rurales font généralement face à des difficultés considérables quand ils souhaitent accéder à des ressources juridiques qui leur soient intelligibles.

Au Maroc, un juge doit entretenir des interactions nombreuses et généralement imprévues avec des requérants ou des défendeurs qui se présentent à lui pour le consulter ou discuter de leur cas. Une sorte de déconnexion linguistique prévaut dans le système du droit de la famille au Maroc : d’une part, l’obligation de passer par l’arabe standard parlé et écrit fait en sorte que peu de citoyens (arabophones or tamazightophones) comprennent les informations qui leur sont communiquées sans devoir passer par la traduction ; d’autre part, l’accès à un juge est relativement facile et les communications sont largement informelles. Durant les heures de travail où les magistrats ne sont pas en cour, au déjeuner ou à la mosquée, les portes de leurs bureaux sont généralement ouvertes. Il arrive que deux juges partagent un même bureau lorsque l’espace manque. Les requérants attendent assis sur de longs bancs à l’extérieur de ces bureaux, souvent pendant des heures, voire plusieurs jours de suite. Ils sont libres de frapper à la porte d’un juge, lorsque celle-ci est ouverte, pour demander une audience et peuvent être invités à entrer pour discuter de leur cas, à moins que, depuis le confort de son fauteuil, le juge conseille (ou souvent réprimande) un requérant resté au seuil de sa porte. Même s’il se fait admonester, ce dernier peut recevoir un avis précieux sur un document ou tout autre élément de preuve qu’il devra fournir pour étayer son cas ou résoudre une question épineuse. L’attitude du juge dans son bureau contraste fortement avec celle qu’il adopte en cour, où il est placé spatialement au-dessus et à l’écart des requérants qui lui font face, et où l’humour et la familiarité caractérisent rarement les procédures, plutôt sérieuses et formelles. Il est plus courant, parmi les requérants, d’avoir recours à ces pratiques informelles que de faire appel à un avocat (dont la plupart ne peuvent s’offrir les services, à moins que d’importantes sommes d’argent soient en cause du fait d’un héritage ou d’un divorce), ou encore à un traducteur (dont les services ne sont pas exigés par la loi et, par conséquent, pas toujours disponibles). Dans quelle langue le juge doit-il alors parler au citoyen, et le citoyen, au juge ?

Sur le plan le plus élémentaire, l’économie de la langue au Maroc encourage le recours à la ressource linguistique qu’est l’arabe par l’élite arabophone (dont les membres peuvent provenir ou non d’un milieu arabe et détenir n’importe quel statut socio-économique) et par nombre d’Imazighen des plaines (on ne peut pas en dire autant des Imazighen vivant en montagne) incités par leurs activités agricoles à acquérir le capital symbolique que constitue la langue arabe parlée, et ce, en dépit d’un accès relativement limité au capital économique et d’un statut professionnel ou socio-économique modeste. Dans les régions montagneuses, au contraire, les femmes – parmi les moins scolarisées au Maroc, avec un taux d’alphabétisme de seulement 5 % environ dans la région de l’Anti-Atlas – sont statistiquement moins susceptibles de maîtriser l’arabe parlé étant donné qu’elles restent à la maison tandis que mari et père partent travailler à la ville, au Maroc ou à l’étranger, d’où ils leur envoient de l’argent. Ces femmes ne travaillent pas en usine ou dans les fermes comme le font les femmes arabes ou tamazight des plaines, et sont moins susceptibles de connaître des personnes parlant uniquement l’arabe. Au contraire, beaucoup d’hommes originaires de la montagne finissent par parler l’arabe marocain, bien que le tamazight demeure la langue d’interaction en montagne, témoignant ainsi de racines modestes et partagées (sauf pour les fonctionnaires arabophones monolingues comme les enseignants) (Hoffman 2008).

Sur un plan plus général, dans la sphère publique marocaine, le tamazight est aujourd’hui toléré par certains, célébré comme une richesse ethnique par d’autres, mais il n’est pas intégré aux administrations étatiques de manière structurée, prédictible et intelligible. Son utilisation demeure sporadique et continue de dépendre des capacités ou des dispositions linguistiques des fonctionnaires en poste. L’idéologie langagière considère le tamazight comme une langue de la sphère privée, réservée aux espaces familiaux ou ruraux montagnards, acceptable entre des locuteurs natifs installés en ville à condition qu’aucun arabophone ne soit présent, mais inappropriée pour les interactions entre les citoyens et les hauts fonctionnaires, en particulier les juges. Élément significatif, cette idéologie langagière suppose que l’arabe est, en quelque sorte, une langue que partagent tous les Marocains. Comme Woolard et Schieffelin (1994) l’ont rappelé dans leur volumineuse revue des travaux sur les idéologies langagières, celles-ci ne concernent jamais uniquement la langue (ce qui doit être parlé, pour quels sujets et par qui), mais portent plutôt sur l’ordre social et l’esthétique sociale, y compris, pourrait-on ajouter, sur les configurations régissant l’accès au capital symbolique et économique. De fait, au Maroc, ces configurations semblent conçues pour reproduire les inégalités entre les groupes linguistiques, privilégiant les locuteurs arabes par rapport aux locuteurs tamazight et légitimant ou délégitimant ainsi certains locuteurs et leurs pratiques sociales (Canut et Duchêne 2011 : 5). Les idéologies langagières supposent des processus qui font apparaître comme naturelles certaines évaluations éthiques et morales individuelles, gommant ainsi les processus historiques qui leur ont donné naissance. Lorsqu’il y a inégalité entre divers groupes linguistiques, comme c’est souvent le cas dans les États multi-ethniques comme le Maroc, l’étude des idéologies langagières peut aider à mettre au jour les structures politico-économiques et les pratiques culturelles au moyen desquelles ces inégalités sont instaurées, renforcées ou contestées. L’idéologie langagière comme champ d’étude assure un pont entre la linguistique et les théories sociales en reliant les microcultures de l’action communicationnelle aux contraintes macro-économico-politiques du pouvoir et des inégalités sociales, mettant ainsi en évidence les contraintes macrosociales qui s’exercent sur les comportements linguistiques (Woolard et Schieffelin 1994 : 72). Au Maroc, le processus historique de « naturalisation » de l’idéologie privilégiant l’arabe s’est mis en place avec l’émergence d’un nationalisme arabe dans les années 1930, sous le protectorat français ; il s’est poursuivi avec les mesures d’alphabétisation instaurées à l’échelle nationale après l’Indépendance de 1956 et, dans les années 1970, lors des migrations massives de populations rurales poussées vers les villes par la sécheresse et la recherche d’un mieux-être économique. Ce processus s’est accentué avec la Marche verte de 1975, qui s’est traduite par la prise de contrôle du Sahara occidental espagnol par le Maroc ; depuis, les symboles de l’appartenance nationale ont invariablement été associés à la langue arabe[4].

Le simple fait de parler tamazight et de revendiquer un héritage amazigh suggère aujourd’hui de plus en plus souvent une distance par rapport à cette identité nationale commune alléguée. Néanmoins, les mouvements en faveur des droits linguistiques et culturels ont commencé à ébranler l’ubiquité présumée de l’arabe depuis les années 1980. Ces mouvements ont eu des effets inégaux et suscité parfois des réactions hostiles chez d’étranges alliés : d’un côté, des sympathisants salafistes et, de l’autre, des modernistes laïques arabophones des milieux urbains, pour qui la composante amazighe du patrimoine marocain est archaïque, ou à tout le moins non pertinente pour leur vision de l’avenir. Sur le plan théorique, il est facile de considérer les politiques linguistiques comme des reflets d’idéologies étatiques dominantes et les idéologies étatiques, comme des reflets d’une vision partagée de la langue ou des tentatives de museler certains points de vue allant à l’encontre des objectifs de l’État. Il est toutefois plus difficile, autant sur les plans théoriques que politiques, d’évaluer le poids relatif des pratiques informelles d’inclusion linguistique adoptées par les représentants de l’État. De telles pratiques peuvent suggérer que l’« État », par l’intermédiaire des individus qui le représentent, agit de manière très différente de ce que supposent les politiques étatiques[5].

En dépit de la politique officielle d’arabisation et d’une idéologie langagière voulant que l’arabe soit la lingua franca du Maroc, la mise en oeuvre de certains programmes judicaires a nécessité la connaissance et l’utilisation officieuse par certains magistrats et certains administrateurs, à tout le moins, d’une variété ou d’une autre de tamazight. Durant la dernière décennie notamment, le ministère de la Justice a renforcé ses services dans les capitales provinciales et réduit le nombre de cours permanentes ou mobiles en milieu rural. Les membres de communautés montagnardes, en particulier, doivent désormais se présenter devant un juge de la capitale de leur province, souvent très éloignée de leur village, et ne sont pas assurés de pouvoir poursuivre leurs démarches dans leur langue maternelle, puisque le milieu urbain des capitales provinciales abrite invariablement des fonctionnaires venant en grande majorité des régions urbaines du nord du Maroc, largement arabophones, où le niveau d’éducation est plus élevé.

Si les pratiques langagières juridiques plutôt que les politiques langagières laissent entrevoir l’idéologie langagière des institutions judiciaires, une valorisation implicite de la diversité linguistique ou du multilinguisme semble à l’oeuvre, du moins dans certains secteurs du système judiciaire marocain. Dans la seconde partie du présent article, je développerai cette question en m’appuyant sur des données recueillies sur le terrain lors d’une campagne étatique visant à enregistrer les mariages coutumiers (’urfi), campagne qui a débuté en janvier 2011 et s’est étalée sur quatre ans. Les montagnards tamazightophones souhaitant faire appel au système administratif pour des raisons personnelles, professionnelles ou économiques, que ce soit pour régler une succession, accéder à l’école ou obtenir un emploi, doivent s’attendre à devoir exécuter une gymnastique linguistique et administrative complexe. Si les administrations judiciaires étatiques ne sont pas un lieu de célébration de la diversité culturelle, elles sont bien des lieux d’inévitable convergence linguistique pour les citoyens qui souhaitent être considérés comme égaux devant la loi ou bénéficier du même accès que les autres à des services juridiques. Qu’il y ait, lors de ces interactions, présence d’un médiateur linguistique non officiel ou qu’il n’y en ait pas est une question qui relève des individus et qui est réglée au cas par cas. Ainsi les gens se communiquent-ils le nom des juges parlant, ou à tout le moins comprenant, le tamazight ou sollicitent-ils l’aide de membres de la famille ou d’amis multilingues pouvant parler en leur nom en cour, stratégie qui est parfois tolérée pour des raisons pratiques, parfois refusée au motif que le requérant doit parler pour lui-même. Si la diversité linguistique n’a aucune valeur économique immédiate dans un tribunal ou une cour de justice, les aménagements faits aux politiques étatiques en faveur des communautés linguistiques minoritaires sont déterminants pour la réforme du système judiciaire marocain et, par extension, pour l’image du pays aux yeux de ses propres citoyens tout autant qu’en matière d’aide internationale, d’entente commerciale ou de politique étrangère.

En 1997, une vaste campagne a permis l’enregistrement de tous les Marocains adultes en vue de l’instauration d’une carte d’identité nationale. Cette campagne présente plusieurs similarités avec celle de l’enregistrement des mariages pour ce qui est du nombre de personnes rejointes et des messages diffusés par les services publics. L’émission des cartes d’identité a été réalisée moyennant le déploiement dans les villages de fonctionnaires parlant tamazight, qui tentaient de convaincre la population et les femmes montagnardes en particulier, plus récalcitrantes et plus méfiantes, de s’enregistrer auprès de l’État (Hoffman 2000). De même, les tribunaux de la famille des capitales provinciales se sont transportés dans les agglomérations rurales où ils ont pris en note les requêtes de citoyens souhaitant enregistrer leur mariage ou celui de leurs parents. Des entrevues et l’observation participative des interactions entre requérants et juges ont montré que la capacité à communiquer en tamazight, si elle n’est pas ouvertement requise, est essentielle à l’accomplissement des fonctions des juges et aux communications directes qu’ils doivent avoir avec les requérants. Toutefois, dans les tribunaux ambulants, le traitement des preuves était différent. On n’y retrouvait généralement pas la distance et la suspicion mutuelle typiques d’une cour urbaine entre les parties et le juge. S’y déployaient au contraire une présomption de sincérité, des dérogations fréquentes à la nécessité de produire des éléments de preuve et une confiance à l’égard des requérants faisant preuve de modestie sociale et de respect envers l’autorité judiciaire. Au cours des procédures de ces cours ambulants, le recours au tamazight par les requérants dénotait une identité sociale positive – fiabilité, modestie et respect de la loi – qui induisait chez les juges une attitude favorable. Étonnamment, ces derniers considéraient d’emblée que les requérants étaient peu susceptibles de mentir devant des hommes et des femmes appartenant à leur communauté et connaissant leur généalogie et la légitimité de leur demande. Dans les tribunaux urbains, en revanche, des inconnus ne peuvent constituer des témoins fiables pouvant attester de la sincérité d’un requérant. Bien que nous ayons tendance à considérer que la loi est encodée dans les textes (tels les actes de naissance ou de mariage et les contrats), l’administration de la « loi » et de la « justice » s’est faite et se fait encore largement, un peu partout dans le monde, par des interactions verbales. Dans les pays arabophones, les échanges oraux survenant dans un cadre judiciaire et finissant par mener à des décisions consignées en langue fusha ont lieu dans la langue vernaculaire locale.

Dans la seconde partie de cet article, les enquêtes de terrain dans le Souss permettront de montrer que la diversité linguistique est valorisée de façon implicite dans le système judiciaire marocain et ce, en dépit de l’absence d’un programme officiel qui mettrait en application la reconnaissance de deux langues officielles par la Constitution marocaine de 2011. Des procédures suivies dans les tribunaux ambulants dont il sera rendu compte plus loin ressort une idéologie de la transparence : des requêtes doivent être déposées, des niveaux de véracité doivent être évalués, des décisions doivent être prises. Le juge en poste effectue de multiples actes de discours, notamment en transformant les requêtes citoyennes en faits accomplis sur le plan juridique. Pour cela, il passe du tachelhit à l’arabe fusha au bénéfice du greffier. Du point de vue des juges marocains dont j’ai pu observer le travail, l’évaluation des faits et la prise de décision pouvaient être effectués dans l’une ou l’autre langue et ne dépendaient d’aucune considération stylistique ou formelle – considérations qui, selon les spécialistes en sciences du langage, ont une forte incidence sur l’issue d’une procédure judiciaire (Merry 1990 ; Matoesian 1993 ; French 1996 ; Conley et O’Barr 1998 ; Hirsch 1998)[6].

Les mariages coutumiers et les cours de justice rurales

Tournons-nous maintenant vers l’aspect anthropologique du mariage coutumier. Partout dans les campagnes marocaines, et en particulier parmi les populations les plus pauvres éloignées des centres urbains, les couples se marient conformément à la fatiha, le verset le plus court et le plus connu du Coran, même par les personnes qui ne parlent pas arabe. Cette manière de procéder suppose un simple acte de discours par lequel les futurs époux récitent la fatiha en présence de témoins[7]. La cohabitation et la naissance des enfants renforcent par la suite le mariage ainsi contracté. Toutefois, depuis 2009, soit cinq ans après la mise en oeuvre du nouveau Code de la famille (Moudawana), tous les mariages sont censés avoir été officiellement déclarés à l’État. Cet objectif n’ayant pas été atteint, un vote du Parlement a accordé au ministère de la Justice cinq ans supplémentaires pour enregistrer l’ensemble des mariages coutumiers. Après 2014, les citoyens dont le mariage n’aurait pas été enregistré n’auraient plus accès aux services et aux privilèges administratifs exigeant une preuve de mariage (comme les pensions alimentaires ou un héritage) et les enfants issus d’un tel mariage pourraient également se voir refuser l’accès aux services éducatifs et médicaux, à une carte d’identité ou à un passeport, voire à certains types d’emploi. Des fonctionnaires ont justifié cette limite de cinq ans en arguant qu’elle était largement suffisante pour donner le temps à tous les Marocains d’être avertis, que ce soit par la vaste campagne nationale mise en place ou par le bouche à oreille, dont l’efficacité comme outil national de diffusion de l’information a fait ses preuves.

La campagne pour l’enregistrement des mariages traditionnels a débuté dans le sud-ouest du Maroc, région où s’est déroulée l’enquête. Le personnel juridique de la province de Taroudant a mis sur pied un tribunal ambulant lors des marchés hebdomadaires régionaux, afin que les couples ou leurs enfants adultes puissent enregistrer leur mariage et obtenir sur place un acte de mariage après une courte entrevue. À Igherm, dans l’Anti-Atlas, les procédures étaient remarquablement rapides et efficaces, et les interactions entre les juges et les requérants étaient généralement cordiales. Le juge en chef qui entérinait les enregistrements était jovial et plaisantait avec des requérants souvent réservés. Comme l’expliquait à l’envi le juge aux requérants, l’accomplissement de cette formalité leur éviterait d’avoir à se rendre à plusieurs reprises jusqu’à la capitale provinciale de Taroudant où le tribunal de la famille était situé. Ils n’auraient pas non plus besoin d’argumenter ni de produire à chaque fois des preuves, de débourser des sommes conséquentes pour le transport, la nourriture et même l’hébergement durant leurs séjours en ville, et en général éviteraient le harcèlement et la discrimination dont sont victimes les Marocains des régions rurales qui viennent en ville pour régler des questions administratives.

Le juge président aurait pu ajouter, dans ses remarques aux requérants, que les habitants de régions rurales ne risqueraient plus de se retrouver devant un juge qui ne parle pas leur langue. Cependant, si cette campagne nationale pour enregistrer les mariages coutumiers a pu être menée à bien, c’est que, heureusement, certains des juges qui président ces tribunaux ambulants et dirigent ces enregistrements étaient des locuteurs de tachelhit et pouvaient interagir directement avec les parties qui ne parlaient pas couramment arabe.

Avec beaucoup d’aisance, le juge en chef du tribunal ambulant passait d’une conversation animée en tachelhit à une dictée monotone en arabe fusha adressée comme en aparté au greffier. Le représentant du roi (naib al malik), assis cérémonieusement à l’une des extrémités de la longue table du juge installée devant l’assistance des requérants, était la seule personne arabe monolingue : demeuré impassible durant tout le processus, il ne comprenait sans doute pas grand-chose en dehors des minutes des entretiens et des épisodes dictés. Ce tribunal ambulant investi de l’autorité du ministère de la Justice représentait ainsi un espace liminaire échappant en quelque sorte au regard de l’État. C’est cet espace que j’examine ici pour analyser quelques-uns des cas qui y ont été traités et le rôle qu’y ont joué les deux langues arabe fusha et tachelhit.

Les procédures d’enregistrement des mariages

Le tribunal ambulant que j’examine par la suite se tenait le même jour que le marché dans le village d’Igherm, dans un coin du stationnement situé entre les nouveaux bureaux administratifs et la division des archives judiciaires localisée dans l’ancien Centre des affaires indigènes qui tenait lieu de palais de justice sous le Protectorat français. Sous l’auvent rouge et vert qui constitue désormais le lieu de rassemblement emblématique des réunions et des festivités marocaines, d’un côté d’une longue table, quatre jeunes juges et deux greffiers étaient assis devant des ordinateurs et des imprimantes. Derrière eux était accroché, sur un piquet de l’auvent, le portrait encadré du roi Mohamed VI. Les magistrats faisaient face aux requérants qui venaient du marché ; certains étaient chargés de sacs volumineux remplis de marchandises, assis sur des chaises dont seules quelques-unes étaient protégées du soleil de fin de matinée. Les juges portaient un complet et une cravate sous leur toge noire rehaussée sur le devant et sur les manches du passement vert qui distingue les juges des avocats, dont la toge est entièrement noire. Deux gardes (chaouchs) à chapeau rouge étaient prêts à intervenir pour maintenir l’ordre, bien que leur intervention n’ait pas été requise. À l’ouverture des procédures, le jeune qadi (juge) Jamal a commencé à appeler les requérants. Au début de la journée, 25 personnes attendaient, dont six femmes. Une heure plus tard, l’assistance, constituée majoritairement de personnes d’au moins soixante ans, avait plus que doublé. Les hommes étaient habillés de leur costume traditionnel ; certains avaient revêtu le blanc distinctif réservé aux grandes occasions et un ghazza (turban) orange ou jaune liseré de blanc. Quelques-uns portaient un aqrab, le sac de cuir brodé porté en bandoulière dans l’Anti-Atlas, qui en lui-même signale l’appartenance au milieu montagnard et, généralement, à une génération d’un âge plus avancé digne de respect. Toutes les femmes présentes portaient le tamelhaft bleu ou noir typique de la région, drapé par-dessus leurs robes, et non pas la djellaba (robe) à capuche qu’elles auraient revêtue si elles s’étaient présentées à un tribunal en ville. Certaines d’entre elles avaient relevé leur foulard pour masquer le bas de leur visage, ne laissant paraître que leurs yeux, une pratique rare, à moins de se trouver dans un marché plein d’hommes ou de se protéger le visage lors des travaux des champs.

Sous l’auvent, le charismatique et énergique qadi Jamal dirigeait l’entièreté des procédures. D’autres magistrats assis à la table consignaient en silence les échanges et préparaient les actes à l’intention des requérants. Sur la table devant le qadi Jamal s’entassaient des piles de dossiers roses, un téléphone mobile et des clefs d’automobile. À mesure qu’il appelait les requérants, pour chacun desquels un dossier avait été ouvert, numéroté et disposé en face d’eux sur la table, le qadi leur posait des questions pour établir leur identité et connaître les démarches antérieures pouvant documenter le mariage qu’ils venaient déclarer. De façon très libre, le qadi discutait avec certains d’entre eux, les interrogeait ou les admonestait à l’occasion (d’une manière qui n’est pas sans rappeler la juge Anne-France Goldwater à la télévision canadienne ou son homologue américaine de la Cour des petites créances, la juge Judy), faisant rire l’assistance à plusieurs reprises durant les trois heures qu’a duré la séance. Sa manière d’interagir avec les gens mettait ceux-ci à l’aise sans pour autant que son travail ne perde en efficacité. De temps en temps, il donnait des ordres aux requérants en attente comme « Giyur ! (Asseyez-vous !) » et « Fss ka ! (Faites silence !) », avec le sourire. De telles injonctions paternalistes sont plus typiques de parents soucieux d’inculquer les bonnes manières à leurs enfants que de juges s’adressant à des requérants dans une cour de justice. Cette apparente désinvolture masquait le réel sérieux avec lequel le juge dirigeait l’ensemble des procédures. Il réservait sa désapprobation – et sa méfiance à l’égard des réclamations qui lui étaient faites – pour les rares personnes qui enfreignaient la loi, dont un jeune homme polygame dont il sera question plus bas.

Le qadi Jamal appelait les gens par leur numéro de dossier, puis par une série de noms parmi lesquels ne figurait pas toujours un nom de famille, car ce n’est que depuis les années 1970 que l’État attribue un nom de famille de façon systématique aux habitants des régions montagneuses (Hoffman 2000). La première personne appelée à la table, une femme âgée d’environ 75 ans, se déplaçait avec l’aide d’une canne ; le juge a demandé au chaouch de lui apporter une chaise. Il semble que ce geste ait créé un précédent, car tous les autres requérants ont par la suite été invités à s’asseoir durant l’examen de leur demande, ce qui effaçait la distinction symbolique entre le juge, normalement assis, et les personnes auxquelles il s’adresse, debout dans la salle. Rarement les personnes appelées cherchaient-elles à établir un contact visuel avec le juge, et leur démarche était délibérément pondérée, modeste, ostensiblement prudente, selon l’usage caractéristique des Imazighen montagnards en présence d’inconnus. Trois cas devraient suffire à expliciter la situation de parole et la valeur implicite accordée au tachelhit lors de cette séance.

Des particuliers se présentaient pour enregistrer leur propre mariage ou celui de leurs parents. Parmi les premiers, une certaine Aicha, déjà évoquée, portait une écharpe noire, un lourd châle et des chaussons rouges typiques du costume montagnard (idukan), ainsi que d’épaisses lunettes. Le chaouch lui a fourni une chaise et elle s’est assise. Le qadi lui a demandé, dans la variété de tachelhit parlée dans la région : « Ma dam ism ? (Comment vous appelez-vous ?) ». Il a ensuite répété sa réponse en direction du juge-rapporteur et du greffier. « Ma ism bam ma ism mam ? (Quel était le nom de votre père, quel était le nom de votre mère ?) ». Elle a répondu, puis donné le nom de son mari. « Combien avez-vous d’enfants ? ». Sans transition, le qadi a quitté le ton animé qu’il avait en tachelhit pour adopter un fusha monocorde et sans rythme en direction du greffier. « Il l’a accueillie dans sa maison et a vécu avec elle maritalement. De cela sont nés sept enfants (’Ashra ha wa ’ashrat a zawaj. Wa anjaba minha sebaat awlad) ». « Comment s’appellent vos enfants ? » a-t-il demandé ensuite. « Possédez-vous un acte de mariage ? (Aqd zawaj ?) », ce à quoi la femme a répondu par la négative : « Uhu ». À nouveau le qadi est passé au fusha pour s’adresser au greffier : « Elle a confirmé qu’ils étaient mariés (Wa akat a zawaj) ». Repassant au tachelhit, il lui a demandé : « Montrez-moi votre carte d’identité ». Elle ne l’avait pas sur elle, mais a déclaré qu’elle irait la chercher. Avant même qu’elle parte, le qadi lui a ordonné : « Gawr ar kigh tawit hukm nm (Asseyez-vous pour attendre votre jugement) » − hukm, « jugement », signifiant ici « acte de mariage ». Ainsi le tribunal a-t-il déclaré le mariage prononcé en l’absence de documentation prouvant l’identité de la requérante et de témoins. Aicha est partie chercher sa carte d’identité chez des parents, pendant que d’autres personnes étaient entendues et que le juge-rapporteur préparait l’acte de mariage, le numérotait, l’étampait et le signait. À son retour, le qadi a jeté un bref coup d’oeil à sa carte comme s’il voulait minimiser l’importance de son geste et a affirmé : « Nous vous avons tous fait confiance, très bien, tout est en ordre (Ha nkkni nsker gim tiqqa, safi thenna loqt) ».

Comme le montre le cas d’Aicha, les thèmes de la confiance (tiqqa) et de l’intention (niyya) ont joué un rôle clé dans l’enregistrement de ces mariages coutumiers. Le juge a pris au mot Aicha, établissant sa requête comme un fait en tachelhit et la faisant consigner en fusha sur l’acte de mariage. Il n’a convoqué aucun témoin à l’appui de sa demande avant d’enregistrer son mariage et ne s’est fié que sur sa seule parole. Comment cela se fait-il ? Comment la Cour pouvait-elle s’assurer de l’honnêteté de la requérante ? Que se serait-il passé si elle n’avait pas pu attester de son identité, alors qu’on avait déjà attribué à son dossier un numéro d’acte dont l’annulation aurait nécessité une nouvelle audience et un nouveau jugement – risque non négligeable pour un jeune juge ayant une carrière devant lui et une réputation à asseoir au ministère de la Justice ?

J’ai posé ces questions au qadi Aqqdar, qui est originaire de la province voisine d’Ouarzazate et qui, comme le juge Jamal, a pour langue maternelle le tachelhit. Il a ri en m’entendant évoquer la possibilité qu’un requérant puisse mentir sur son identité à un juge qui ne le connaîtrait pas afin d’obtenir un acte de mariage qui lui serait avantageux. Selon lui, il serait impossible à un requérant de mentir sur sa propre identité : si quelqu’un mentait sur le nom de ses père et mère, quelqu’un d’autre dans la salle se lèverait pour le démentir. Les gens connaissent les renseignements biographiques et généalogiques des autres habitants de la région, m’a-t-il assuré. De fait, les constatations que j’ai pu faire lors de précédentes enquêtes sur le terrain, en particulier le fait que la plupart des personnes âgées des régions montagneuses n’ont pas de nom de famille et sont connues par la chaîne généalogique de leur prénom, du nom de leur père et du nom de leur grand-père (Hoffman 2000), confirment cette hypothèse.

Après avoir entendu un certain nombre de cas où les requérants ne disposaient d’aucun papier pour attester de leur identité, le qadi a fait venir à l’avant un homme âgé distingué vêtu d’une djellaba et d’un ghazza (couvre-chef) blancs. Il lui a demandé s’il avait sa carte (« Dark la carte ? »), à quoi l’homme a répondu par l’affirmative en la lui montrant. Il s’agissait du nouveau format de carte d’identité, de la dimension d’une carte de crédit, qui a remplacé la carte rose surdimensionnée : l’homme avait apparemment fait récemment les démarches pour se la procurer. Avec un sourire approbateur, le juge a réagi d’un air pince-sans-rire : « Vous au moins vous avez une carte (Kiyyi baada dark la carte) ». Puis il lui a demandé le nom de ses frères et soeurs ; l’homme a donné deux noms amazighs (Izif et Idir) qui ont disparu depuis longtemps de l’usage dans l’Anti-Atlas, la région étant passée aux noms arabes au cours des deux dernières générations. Le juge a poursuivi en fusha, déclarant le mariage et la naissance de ses enfants légitimes, puis a demandé : « Sauriez-vous ce que votre père avait donné à votre mère pour sdaq (la dot) ? (Ur tsnt ma isker bam i mam amas n sdaq ?) », ce à quoi l’homme a répondu : « 200 (miyatayn) ». À la demande de clarification du juge : « 200 quoi ? Dollars ? Dirhams ? (Miyatayn mit ? Dolar ? Dirham ?) », il a précisé : « Non, 200 rials (Uhu, miyatayn rials) », ce qui équivaut à environ 10 dirhams ou un euro. Une boutade du juge a permis à l’homme de sauver la face devant un si petit montant :

Savez-vous ce que représentaient 200 rials à cette époque ? Vous auriez pu acheter le monde entier avec une telle somme. Il devait être riche. À cette époque… (Hati waxa as a tsaght dunit kulut. Hiya bak igatin la bas dars. Gh tizi an…).

Puis il a confirmé : « Vous êtes né en 1942, donc vos parents se sont mariés avant cela, il y a bien longtemps ». À ce stade l’auditoire et le requérant riaient avec le juge ; personne ne s’attendait à ce qu’un requérant possède un acte de mariage remontant du début du XXe siècle.

Certains cas portés devant ce tribunal ambulant venaient d’enfants de couples non reconnus (nés hors mariage, officiel ou traditionnel) qui tentaient de faire inscrire leurs parents en tant que couple marié afin de faire reconnaître leur propre légitimité[8]. Le juge a refusé de les entendre, mais il a informé les requérants des procédures juridiques à entreprendre dans la capitale provinciale pour d’abord établir leur identité légitime et ensuite obtenir une carte d’identité. Au cours d’un entretien, un juge de la région s’est prononcé là-dessus : « Le mariage nécessite de bonnes intentions (niyya) », c’est pourquoi les enfants nés de relations extraconjugales (zinna) et donc non reconnus dans le cadre de la Loi islamique ne peuvent être entendus dans un tribunal de la famille. Un enfant né de père inconnu ne peut être enregistré que dans le livret de famille de sa mère. Si toutefois sa mère et son père avaient eu l’intention de se marier, a-t-il ajouté, et que les parents de la mère avaient consenti au mariage avant qu’elle ne soit enceinte, le couple pouvait obtenir un acte de mariage parce qu’il avait fait preuve de niyya. Dans ce genre de situations, un second juge m’a précisé :

Ils l’avaient accepté [le mariage], le couple avait l’intention de se marier et était sur le point de le faire, alors pourquoi rendre les choses plus difficiles pour eux ? Toutefois, s’ils n’étaient qu’amants et n’avaient pas l’intention de s’engager l’un envers l’autre, c’est inacceptable selon l’islam.

Le troisième et dernier cas examiné ici est celui d’un jeune polygame dans la vingtaine qui souhaitait faire reconnaître ses mariages coutumiers avec deux jeunes femmes et enregistrer son enfant. Clairement, le qadi a trouvé cette demande audacieuse et l’a repoussée sans perdre de temps. L’homme s’est présenté devant le juge avec sa seconde épouse et leur bébé et lui a donné sa carte d’identité. La première question du qadi révélait son scepticisme : « Où est la première épouse ? (Manza tamghart lli zwarn ?) » L’homme a répondu qu’elle était restée en montagne (« Tla gh tamazir »). « Avez-vous obtenu une permission d’un juge [pour épouser une deuxième femme] ? (Is tomzd lidn dar lqadi ?) » La réponse était négative : « Uhu ». Le qadi s’est exclamé :

Alors vous êtes marié à tout le monde à Igherm ! Vous ne pouvez pas simplement donner 15 dirhams à un adul [notaire] et vous déclarer marié. Il faut obtenir une permission de la Cour. Tenez, allez porter ce dossier au palais de justice. Si vous souhaitez épouser plus d’une femme, vous devez obtenir la permission de la première épouse, vous ne pouvez pas juste décider par vous-même de le faire ! Comment pouvons-nous savoir si vous ne mentez pas tout simplement ? La première épouse doit être présente. Quelqu’un doit ouvrir un dossier au tribunal. Comment s’appelle la fillette ?[9]

a-t-il ajouté en regardant le bébé dans les bras de sa mère.

[La première épouse] doit se présenter à Taroudant. Il vous faut l’acte de mariage avec la première épouse et deux ou trois témoins, je veux dire l’époux doit être là, les deux épouses et trois témoins.

Puis il a demandé à la jeune mère : « Quel âge avez-vous ? ». Celle-ci a répondu qu’elle avait 23 ans. « Connaissez-vous la première épouse ? » lui a-t-il demandé. La femme a répondu : « Oui, nous vivons ensemble dans la même maison et c’est elle qui m’a envoyée ici ». Le juge a fixé un rendez-vous au jeune homme un mois plus tard, pour régler son dossier. Avant de le laisser partir, il l’a réprimandé d’un ton sarcastique : « Êtes-vous en mesure d’entretenir deux femmes ? Faites vous-même le calcul (Is tzdaght i snat n timgharin ? Sker lhisab) ».

Quand j’ai interrogé les juges à propos de ce cas lors d’entretiens ultérieurs, l’un d’entre eux m’a fait remarquer qu’il n’appartenait pas à la Cour d’entrer dans les détails relatifs au mariage et à la vie personnelle des couples en posant des questions sur la date de conception de l’enfant par rapport à la date alléguée du mariage, par exemple. De plus, quelles pouvaient être les preuves attestant d’un mariage ? Une fête ? Un rituel de reconnaissance dans la communauté ? Ce juge croyait qu’une enquête serait conduite pour déterminer si l’homme était en mesure d’entretenir deux femmes ; aussi chercherait-on à en juger à la lumière de divers documents tels que le statut d’emploi, les comptes bancaires, les propriétés foncières, etc. Même si la présence au tribunal de la première épouse et son consentement sont exigés lorsqu’un homme désire faire reconnaître une seconde épouse, tant les avocats que les défenseurs du droit des femmes ont confirmé que des manoeuvres d’intimidation peuvent avoir obligé la première épouse à donner son accord si celle-ci n’avait eu d’autre choix ni de moyens de vivre ou d’élever ses enfants. Pourtant, pour ce juge, il n’était pas acceptable que la première femme reste à la maison. L’un de ses confrères m’a expliqué :

L’islam donne aux hommes le droit d’épouser jusqu’à quatre femmes. Cela n’est pas discutable. Nous ne créons pas les lois, nous ne faisons que les appliquer ; les lois sont divines.[10]

Conclusion

Dans de nombreux pays multilingues, y compris le Maroc, le secteur judiciaire n’est généralement pas à l’avant-garde de la valorisation des langues minoritaires et autochtones. Pourtant, les tribunaux et les cours de justice constituent des lieux d’inévitable convergence de langues diversifiées de par les citoyens qui souhaitent être égaux devant la loi. Les cours de justice représentent un vecteur de l’économie de la langue qui comprend non seulement les politiques étatiques officielles, mais aussi les pratiques communicatives non officielles, tout aussi importantes, des juges et du personnel judiciaire. Ces individus représentent à la fois l’État pour ses citoyens et les citoyens pour l’État. Les juges marocains supervisant l’enregistrement des mariages coutumiers dans les tribunaux ambulants font preuve d’une utilisation stratégique de la langue vernaculaire locale qui évite aux requérants d’avoir recours à des tactiques telles que faire interpréter leurs paroles et celles du juge de façon informelle par un ami, un parent ou un passant. De plus, l’utilisation par les juges de la variété locale de tamazight officiellement dévaluée (mais plus interdite) remet en question une économie de la langue bien ancrée, en vertu de laquelle le tamazight serait inadéquat pour les interactions avec les figures d’autorité et l’État. Dans ce statut flottant accordé au tamazight depuis qu’il a été reconnu comme langue officielle par la Constitution marocaine, alors qu’il n’est pas encore officiellement mis en oeuvre en tant que tel, les juges comptent parmi les figures d’autorité et les laïcs qui négocient les ressources de la communication en fonction de systèmes d’évaluation multiples opérant à différentes échelles (locale, nationale, internationale) sont eux-mêmes en pleine réévaluation.

Aucun citoyen marocain n’est censé pouvoir se procurer des papiers d’identité ou faire enregistrer une naissance dans le livret de famille du père sans devoir fournir la preuve de la légitimité du mariage dans le cadre duquel cette naissance est survenue. Il était clair, dans le tribunal ambulant dédié à l’enregistrement des mariages, que la chose se fait néanmoins. Il y a la loi, et il y a son application pratique, et entre chaque étape qui les sépare, il y a les erreurs humaines, les réparations, le pardon, voire le châtiment. Les habitants des régions rurales (tamazirt) connaissent le contexte et savent que les personnes des générations plus anciennes ne connaissaient souvent pas les dates de mariage ou de naissance, et qu’il était difficile pour eux de se déplacer pour signaler aux autorités les événements de la vie.

Pour certains Marocains cherchant à intégrer la langue et le patrimoine amazigh aux institutions et aux administrations gouvernementales, le fait que le tamazight n’est toujours pas employé officiellement par l’État marocain atteste des atermoiements, voire des résistances pour mettre fin à l’hégémonie de la langue arabe au Maroc – porteuse d’une évaluation négative du tamazight. Néanmoins, la manière dont les représentants de l’État (comme les juges) naviguent dans ce vide politique et juridique dans le contexte d’une économie de la langue en évolution est également pleine d’enseignements. Qu’est-ce que la compétence linguistique pour les gestionnaires de l’État, et comment cette compétence est-elle évaluée et récompensée, sont des questions qui non seulement se négocient entre les individus selon l’époque et le lieu, mais aussi, de façon plus immédiate, dans des contextes et des situations particulières. Au Maroc comme partout ailleurs, ceux qui prônent l’intégration des langues autochtones à l’État comme moyen de faire respecter les droits humains de tous les citoyens peuvent trouver des alliés imprévus dans des endroits improbables, comme chez un juge détenant localement le pouvoir d’administrer un mandat juridique national. Dans le présent article, j’ai contesté l’idée que l’État-nation moderne serait une force impersonnelle portant un projet nationaliste dans un espace public au sein duquel une hiérarchie particulière établie entre les langues perpétuerait des inégalités sociales. Au contraire, j’ai considéré l’État dans le sens le plus élémentaire, comme un amalgame d’individus qui travaillent non seulement comme on le leur demande, mais aussi comme ils le jugent approprié en fonction de leur expérience personnelle et de leur bon sens. Une telle approche nécessite la prise en compte des idéologies langagières individuelles telles qu’elles se révèlent dans les pratiques qui peuvent l’emporter sur les politiques étatiques. Parfois, mener à bien un projet judiciaire nécessite le recours à des stratégies extra-judiciaires.