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Introduction

Je me propose dans cet article d’examiner la valeur des ressources linguistiques multilingues d’un groupe de migrants africains résidant dans la région métropolitaine de Barcelone (Catalogne, Espagne). Je parlerai ici de toutes les ressources linguistiques : aussi bien celles acquises dans le pays d’origine des migrants que celles acquises lors de leur parcours migratoire, et finalement, celles acquises en Catalogne.

Il s’agit d’une étude ayant pour base un travail ethnographique de longue durée (2007-2008 à 2012) réalisé auprès de cinq hommes adultes âgés de 25 à 35 ans, originaires de différents pays africains (Afrique du Nord et Afrique sub-saharienne), et présentant des niveaux d’études et des répertoires linguistiques variés.

Cette étude aborde l’un des aspects les moins étudiés de l’entrée des migrants étrangers sur le marché du travail en Espagne : le facteur linguistique. Jusqu’à maintenant, la plupart des travaux sur l’insertion professionnelle des migrants en Espagne ont mis de côté la question linguistique, sauf ceux qui, en passant, signalent le fait qu’il est plus facile de trouver du travail pour les migrants latino-américains du fait de leur connaissance de la langue espagnole (voir par exemple Amuedo-Dorantes et de la Rica 2006). Les études sur l’insertion professionnelle traitent essentiellement de sujets classiques comme le lien entre le niveau d’études, le salaire et le type d’emploi (Rodríguez-Planas 2012). Il s’agit pour la plupart de recherches quantitatives et décontextualisées, qui ne prennent pas en compte les expériences individuelles et/ou collectives sur le terrain.

Dans cet article, je désire aller au-delà des chiffres macrosociologiques pour entrer dans la vie de cinq personnes qui ont en commun des caractéristiques, des trajectoires migratoires et des stratégies d’insertion professionnelle en Espagne, mais dont les parcours personnels et professionnels divergent. Dans une perspective ethnographique, je veux situer leur processus d’installation personnelle, sociale et professionnelle dans un moment historique concret, celui du début de la crise économique mondiale – les cinq migrants en question sont arrivés en Espagne au milieu ou à la fin de l’année 2007 – et dans un espace déterminé, la zone métropolitaine de Barcelone, plus concrètement la ville de Sarrona, une ville post-industrielle de taille moyenne dans laquelle la plupart des enquêtés ont vécu les 5 dernières années.

Je pars de la prémisse théorique selon laquelle les processus linguistiques indexent et constituent des processus sociaux et de catégorisation. Par conséquent, on ne peut comprendre le rôle du multilinguisme dans le travail des migrants sans examiner en détail comment se réalise leur processus d’insertion professionnelle. Celui-ci, à son tour, a pour cadre les caractéristiques structurelles du marché espagnol (le marché catalan ne présente pas des caractéristiques différentes, si ce n’est une plus grande importance du secteur touristique), les possibilités d’emploi qu’il offre aux migrants – légaux ou illégaux – et le moment économique dans lequel ils arrivent. De la même manière, nous devons prendre en compte le tissu économique et social de l’espace géographique dans lequel se situent les migrants, ainsi que les agents, les organisations et les réseaux socio-institutionnels qui jouent un rôle important dans leur insertion. Ainsi, la conceptualisation de la notion de migrant emplacement proposée par Glick-Schiller et Çağlar (2013) pour étudier le fonctionnement, la réussite ou les revers en affaires des entrepreneurs migrants prend tout son sens par l’importance donnée à l’analyse conjointe des pratiques « micro » (stratégies, contacts, réseaux sociaux, etc.) et des éléments de type plus structurel. De cette manière, le migrant emplacement se situe sur un noeud spatiotemporel et institutionnel concret qui le configure sans pour autant le déterminer.

En suivant ce fil conducteur, mon approche ethno-anthropologique de l’étude des processus d’insertion socioprofessionnelle des migrants me permet de prendre en compte non seulement la crise économique au niveau mondial et local, mais aussi des éléments institutionnels clés comme les ONG s’occupant de l’aide aux étrangers/migrants. Or, d’un point de vue critique, ce rôle n’a pas été assez étudié en Catalogne ou même en Espagne.

Cet article se compose de quatre parties. Dans la première sont présentées les caractéristiques des mouvements migratoires en Espagne et en Catalogne, en insistant sur le milieu du travail. Dans un second temps sont précisés la méthodologie de l’enquête ainsi que les informateurs, le contexte bilingue officiel de la Catalogne et le projet d’accueil auquel les informateurs ont participé. Ce projet est devenu, pour beaucoup d’entre eux, l’axe structurant de leurs histoires personnelles et professionnelles. La troisième fera le récit ethnographique des parcours de chacun, en insistant sur la relation entre les aspects linguistiques et professionnels. Enfin, la dernière partie mettra en relation les données ethnographiques avec des débats plus généraux sur le multilinguisme comme nouvel ordre sociolinguistique et la valeur économique des ressources linguistiques.

Immigration et marché du travail en Espagne

Si l’immigration étrangère en Espagne a commencé à la fin des années 1970, c’est durant les années 1990 qu’elle a pris de l’ampleur, en particulier à la fin de la décennie, où elle a été encouragée par une croissance économique sans précédent dans l’histoire du pays. Ainsi, le pourcentage de population étrangère en situation régulière est passé du chiffre insignifiant de 1,87 % en 1999, avant la première grande régularisation de 2000, à 12 % en 2009 (Rodríguez-Planas 2012). En Catalogne, les chiffres sont légèrement supérieurs à la moyenne espagnole, avec des taux annuels de 15 % depuis 2008 (Institut d’Estadística de Catalunya 2013). Sarrona, la ville dans laquelle vivent où ont vécu nos informateurs, compte un pourcentage d’étrangers de l’ordre de 12 %.

Lors des décennies précédentes, on avait couvert les besoins de main d’oeuvre en Espagne avec des ressources humaines internes, comme par exemple les femmes ou les travailleurs de régions agricoles moins développées qui émigraient dans les grands centres industriels du nord et du centre de l’Espagne. Mais la baisse de la natalité, l’augmentation du niveau de scolarité et le vieillissement progressif de la population ont favorisé l’arrivée croissante de travailleurs étrangers extra-communautaires dans les années précédant et suivant le changement de siècle. Étant donné le caractère restrictif des voies légales d’entrée, un pourcentage très élevé d’étrangers s’est régularisé après leur arrivée en Espagne, à travers les trois procédures de régularisation qui ont pris place entre 2000 et 2005, et par la suite par celle dite de l’arraigo social (intégration sociale) (Rodríguez-Planas 2012).

Les analyses du marché du travail en Espagne soulignent toutes qu’il s’agit d’un marché fortement segmenté, avec un taux élevé de travailleurs temporaires. La population migrante extra-communautaire s’insère au plus bas de l’échelle du marché du travail, dans des emplois instables, peu qualifiés, à bas salaires, souvent avec des horaires en roulement et des journées interminables (Méndez 2007). On trouve majoritairement ces emplois dans l’agriculture, la construction, l’hôtellerie et le service domestique. La plupart de ces emplois sont de type informel, ce qui augmente leur précarité.

L’existence de « poches » d’étrangers en situation administrative irrégulière, loin d’être une situation conjoncturelle, correspond en fait à un besoin systémique de l’économie espagnole (Solé et Parella 2003). En effet, la viabilité de certains secteurs de production, comme la construction ou l’agriculture, dépend de l’accès rapide à un main d’oeuvre bon marché et peu qualifiée en grand nombre. De cette manière, la politique migratoire espagnole a contribué de façon décisive à la croissance économique du pays, en instituant l’insécurité qui vient avec les opportunités d’emploi (Bell 2011).

Bien que la tendance générale de l’emploi des migrants soit celle décrite plus haut, on remarque des différences significatives selon l’origine géographique de ces derniers. Les Africains semblent être les étrangers qui se situent et se maintiennent dans la partie la plus basse de la pyramide du travail (Pumares Fernández et al. 2006), alors que les Latino-américains ont tendance à progresser avec le temps vers des emplois dans le secteur des services et dans le commerce. On attribue ce progrès à leur maîtrise de la langue espagnole (Connor et Massey 2010). Cependant, les femmes latino-américaines, même après la régularisation de leur situation, restent employées dans l’économie des services domestiques et à la personne.

En ce qui concerne les processus de recherche d’emploi en Espagne, il faut dire qu’ils sont, en général, peu structurés. Bon nombre de postes, en particulier dans les segments les moins qualifiés, sont comblés par réseautage parmi les parents ou connaissances. Cela explique l’importance fondamentale des réseaux sociaux informels dans l’accès à l’emploi. Les travailleurs migrants ne sont pas une exception (Giménez Romero 2003). Ajoutons à cela le fait que l’agence pour l’emploi de l’État espagnol (SEPE) ne fonctionne pas réellement comme une agence de recherche d’emploi (contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays, où les agences mettent en contact des employeurs et des demandeurs d’emploi) : leur fonction principale est de gérer les aides publiques aux chômeurs, de proposer des formations et de compiler des données statistiques sur l’évolution du chômage. Depuis une dizaine d’années, la Catalogne a ses propres agences pour l’emploi, lesquelles ont essayé d’améliorer les processus de recherche d’emploi, sans pour autant arriver à un résultat très satisfaisant. Par ailleurs, dans le cas des migrants, ces agences n’offrent leurs services qu’à ceux qui sont en situation régulière.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de constater que les organisations non-gouvernamentales (ONG) jouent un rôle fondamental dans les processus d’insertion socioprofessionnelle en Espagne. Le gouvernement central a progressivement délégué aux autorités régionales et aux collectivités locales la responsabilité de l’assistance aux migrants. Souvent, ces services ont été sous-traités par des ONG, du fait de leur meilleure connaissance des populations en question (et bien sûr, du moindre coût de cette assistance). Dans ce qui suit je décris brièvement notre travail ethnographique avec les migrants, qui est directement lié à un projet d’accueil résidentiel géré par une ONG de la ville de Sarrona.

Terrain et participants

Les principaux informateurs de cette étude sont un groupe de cinq hommes adultes âgés de 25 à 35 ans, originaires respectivement du Maroc, de Gambie, du Cameroun, du Burkina Faso et de la Côte d’Ivoire. Parmi ces cinq personnes, deux ont fait des études universitaires dans leur pays d’origine (Saïd, du Maroc, qui a étudié la physique pendant deux ans ; et Agbor, du Cameroun, qui est diplômé en droit) et les trois autres ont fait des études secondaires (Jasseh, de Gambie ; Abdoulaye, du Burkina Faso ; et Ismaïl de Côte d’Ivoire). Ils constituent le noyau fondamental d’informateurs avec lesquels nous[1] sommes restées en contact à des moments divers et avec une intensité variée tout au long des six dernières années[2]. Il faut remarquer que leur profil éducatif est légèrement supérieur à la moyenne catalane (selon l’Institut catalan de statistiques, en 2011 63,1 % des hommes catalans de la même tranche d’âge ont achevé des études secondaires, et 26,8 % suivent une formation après le secondaire)[3].

Les langues parlées par le groupe, largement multilingue, présentent diverses combinaisons, formes d’hybridation et niveaux d’oralité : l’anglais, l’arabe dialectal marocain, le catalan, le dioula, l’ejagham (ekoï), l’espagnol, le français, le mandinka, le moré, le peul, le sérère, le soninké, le tamazight et le wolof.

Je suis consciente de la nécessité de relativiser les conclusions tirées sur la base d’un échantillon si restreint, bien que de manière générale, ma synthèse semble confirmer la stratification ethnonationale du marché du travail espagnol (Pumares Fernández et al. 2006). La valeur de cette enquête réside dans un examen rapproché des trajectoires langagières et professionnelles des informateurs depuis leur arrivée en Espagne et sur une période de temps prolongée. Cela exige un engagement ethnographique assidu qui ne peut être réalisé à grande échelle.

Notre relation avec nos informateurs a commencé quelques mois après leur arrivée en Espagne. En 2008, nous avons commencé une enquête ethnographique sur une ONG qui s’occupait de migrants pour étudier l’organisation et la gestion du multilinguisme que l’on y trouvait (Codó et Garrido 2010). Cette étude faisait partie d’un projet financé à plus grande échelle, traitant la gestion du plurilinguisme dans divers sites institutionnels en Catalogne[4]. Une des activités régulières organisées par l’ONG, qui était en réalité une ONG coordinatrice d’associations sociales, était les cours de langue castillane et catalane. C’est grâce à ces cours de langue, auxquels nous avons participé comme professeurs volontaires, puis comme chercheuses, que nous sommes entrées en contact avec les immigrants dont les parcours sont analysés dans cet article.

Le contexte sociolinguistique de la Catalogne

Dans cette partie est brièvement exposé le contexte linguistique catalan. La Catalogne constitue officiellement une région bilingue de l’Espagne, où le catalan et le castillan (espagnol) partagent le statut de langues co-officielles. Pourtant, sur le terrain, la région est plus plurilingue que les politiques officielles ne la dépeignent. La distribution des langues d’usage entre le castillan et le catalan est complexe et dépend de plusieurs facteurs geographiques, institutionnels, (inter)personnels et sociaux. Selon le dernier recensement linguistique officiel (Generalitat de Catalunya 2014), 94,3 % de la population comprend le catalan et 80,4 % sait le parler. C’est la langue d’usage habituelle pour 36,3 % des habitants de Catalogne, alors que le castillan occupe cette place pour 50,7 % d’entre eux. 6,3 % de la population atteste utiliser les deux variantes en tant que langues d’usage habituelles. Les 5,9 % restants parlent habituellement d’autres langues. Sarrona, la ville où se déroule notre étude, est composée d’un centre et d’une périphérie passablement polarisés : le centre de la cité est principalement habité par des locuteurs du catalan issus de la classe moyenne ; la périphérie est composée des barrios, issus de la classe moyenne inférieure ou de la classe ouvrière, parlant principalement castillan, à l’instar des migrants du Sud de l’Espagne qui s’y sont installés durant les années 1950 et 1960. À cette population immigrante s’ajoute une migration plus récente et plus internationale.

Les indexicalités du catalan et du castillan remettent en question la dichotomie minorité/local vs majorité/global. Si le castillan est la langue de l’État et indubitablement la langue de projection internationale, le catalan jouit d’un prestige local et devient indispensable pour accéder à des diplômes et à des postes plus prestigieux. Les discours identitaires du passé ont laissé la place des positions plus citoyennes, au « catalan pour tous », bien que la routine des locuteurs du catalan trahisse encore d’anciennes conceptions du catalan comme une langue propre à ses autochtones (pour des études sociolinguistiques récentes sur la Catalogne, voir l’ouvrage thématique édité par Woolard et Frekko 2013).

Le projet d’accueil

Le projet d’accueil pour les migrants illégaux sans-abri, auquel tous nos informateurs ont participé, était financé par la mairie de Sarrona et fournissait un logement pour un maximum de huit personnes. À la suite des coupes budgétaires de la mairie, ce projet, comme bien d’autres du même genre, a pris fin en décembre 2011. Il était géré par l’association locale d’une ONG transnationale qui prône et mène elle-même un style de vie communautaire.

Le projet consistait à résider trois mois dans une maison d’accueil en compagnie des membres de l’association, qui se chargeaient de nourrir et de loger les participants. L’assistant social d’un syndicat espagnol majoritaire, sous l’égide de l’ONG coordinatrice d’associations sociales mentionnée plus haut[5], était responsable de l’entretien initial d’admission dans la maison d’accueil ainsi que d’un suivi consistant en un entretien hebdomadaire de durée variable, dans lequel il évaluait le comportement, les activités et les apprentissages linguistiques de chaque participant.

Les cours de langue, donnés par des volontaires, en grande partie des institutrices retraitées, constituaient une des activités fondamentales du projet. Au tout début (en 2007, lorsque nous avons commencé le travail de terrain), il s’agissait de cours de langue castillane proposés deux fois par semaine. Par la suite (en 2008), les cours sont devenus plus intensifs (quatre jours par semaine) et la langue catalane a pris la place du castillan. Ce changement a provoqué de nombreuses tensions au sein de l’organisation, des débats constants et des changements de critère sur le choix de la (ou les) langue(s) à enseigner aux migrants. Tout cela a coïncidé avec, d’un côté, une forte diminution des possibilités d’insertion dans le marché de l’économie informelle – comme cela avait été le cas jusqu’alors – et de l’autre, la rédaction de la Llei d’Acollida de Catalogne, approuvée en 2010, qui a provoqué un débat public passionné sur le besoin de « catalaniser » la « nouvelle » immigration (Pujolar 2007).

Les participants recevaient, outre les cours de langue, des informations sur leurs possibilités d’obtenir un permis de travail et des formations ponctuelles dépendant de l’offre locale, comme par exemple des cours d’informatique. Les aides pour la recherche d’emploi (irrégulier) consistaient essentiellement en un soutien de la part d’un/une volontaire pour rédiger un C.V. et une aide pour identifier sur Internet les entreprises « appropriées »[6]. En 2009, tenant compte du grand temps libre des participants, et dans l’idée de leur permettre de pratiquer la langue, l’association a lancé le projet des amics lingüístics (amis linguistiques). Ce projet a été conçu plus comme une ressource sociale que comme une ressource strictement linguistique, afin que les migrants aient une personne locale de référence qui puisse les accompagner dans leur parcours d’insertion. La plupart des volontaires inscrits dans le projet d’amics lingüístics – essentiellement des retraités – provenaient du réseau social local de la responsable de la communauté d’accueil.

Pendant la période de prospérité économique, la plupart des participants au projet arrivaient à travailler durant leur séjour dans la maison communautaire – de façon non-régularisée, puisqu’aucun d’entre eux ne possédait de permis de travail. Ils travaillaient surtout dans la construction. À travers les contacts de leur réseau social informel, la plupart du temps des compatriotes, ils réalisaient des travaux de courte durée, qu’ils considéraient plus importants que les cours de langue. Avec la crise économique et la baisse de la demande constante de main d’oeuvre, les migrants participant au projet ont été les premiers à se retrouver sans travail. Voyons maintenant en détail les parcours professionnels de chacun des cinq migrants afin de comprendre comment s’articulent les différents facteurs (linguistique, éducatif et autres) dans le processus de leur insertion (ou non-insertion) professionnelle.

Parcours personnels et institutionnels d’insertion sociale et professionnelle

Seuls deux des cinq participants de notre étude ont réussi à trouver un travail qui leur permet de vivre de façon indépendante. Il s’agit d’Agbor et Saïd, dont je raconterai les histoires à la fin. Pour commencer, examinons les récits de Jasseh, Ismaïl et Abdoulaye, récits qui illustrent – chacun à sa manière –, l’échec de leur insertion professionnelle en Catalogne. Dans les trois récits, les hommes investissent constamment dans la formation linguistique et professionnelle, et cet effort, à ce jour, leur a tout juste permis de survivre.

Jasseh part de Gambie après avoir vécu plusieurs expériences d’exploitation professionnelle, ce qui est un élément de décision habituel dans les parcours d’immigration (Méndez 2007). Il arrive à Sarrona depuis les Canaries grâce à une connaissance. Il veut, dit-il, faire des études postsecondaires à l’étranger. Il habite quatre mois avec des compatriotes jusqu’à ce qu’il entre dans le programme d’accueil. Trois mois plus tard, il n’a toujours pas de travail et il passe à un autre programme d’accueil à Barcelone. Lorsque ce dernier prend fin, il revient à Sarrona. Il se remet en contact avec l’association et il obtient une place dans un appartement d’accueil dont la location est payée par l’association (sans financement public). Il y habite depuis 2009.

Le projet des appartements d’accueil (deux au total) commence en 2008. Il s’agit d’une ressource assistancialiste permettant d’éviter que les migrants accueillis ne se retrouvent encore une fois à la rue ou dans un centre d’hébergement d’urgence à Barcelone. L’accès aux appartements dépend de leur bon comportement et de leur attitude, comme l’expliquent beaucoup d’entre eux dans les récits. En principe, les migrants doivent abandonner les appartements lorsqu’ils ont des papiers et un travail. Pour l’instant, la plupart ont obtenu leurs papiers mais sont toujours sans emploi.

Jasseh a fait un cours de peinture avec un des volontaires de l’association et a obtenu quelques emplois sporadiques comme peintre. Il travaille comme volontaire pour l’association en aidant à la cuisine de la maison dans laquelle réside la communauté. Il reçoit 40 € par semaine. Il cherche du travail comme cuisinier ou garçon de café. Malgré la régularisation de sa situation, son expérience de travail comme volontaire, le cours de cuisine qu’il a suivi à Barcelone et la recommandation de diverses personnes liées à l’association, il ne trouve de travail dans l’hôtellerie ni à Sarrona ni dans les villes des alentours. Il cherche pourtant sans cesse. Il a aussi déposé son C.V. traduit en anglais auprès de chaînes de restauration situées à Barcelone, pensant que sa fluidité dans cette langue lui permettrait de trouver du travail dans le secteur des services. Malgré cela, ses recherches ont été infructueuses jusqu’à maintenant. Cela s’explique, selon lui, non pas pour des raisons de discrimination raciale, mais du fait de ne pas être « américain » (dans le cas d’une chaîne concrète) et, donc, de ne pas avoir l’identité sociale, culturelle et linguistique appropriée. Remarquons en passant que c’est notre équipe de recherche qui a eu l’idée de lui faire traduire son C.V., car sa compétence linguistique en anglais n’est aucunement valorisée par l’ONG[7]. Il a récemment travaillé dans la campagne de cueillette de fruits dans la province de Lleida, à environ 150 km de Sarrona.

Jasseh a appris le castillan et le catalan dans différents cours, tant à l’ONG qu’ailleurs, bien qu’il reconnaisse qu’il a appris d’abord le castillan parce que « dans la rue, tu (le) parles plus que le catalan »[8]. Actuellement, il parle catalan avec les membres de l’association, et le castillan ainsi que d’autres langues dans l’appartement où il habite et dans la ville de Sarrona en général. Il pense que parler catalan est indispensable pour trouver du travail : « si tu ne parles pas catalan tu ne pourras pas travailler », commente-t-il. Cette opinion est partagée par les autres informateurs, et se comprend dans le contexte institutionnel et social dans lequel il se trouve. Le réseau de volontaires et sympathisants de l’ONG qui les entretient est fondamentalement de classe moyenne et catalanophone. C’est à travers ce réseau d’entraide qu’il pense pouvoir un jour trouver du travail à Sarrona, d’où l’importance de parler catalan. D’autre part, il est probable que, comme nous le verrons dans le cas d’Abdoulaye, Jasseh aie conscience des bénéfices qu’il peut tirer du fait de parler catalan tout en étant migrant, car une bonne partie de la population catalane y voit non seulement un effort louable d’intégration, mais aussi une sensibilité particulière à la « spécificité » catalane.

Le cas d’Ismaïl (de Côte d’Ivoire) est légèrement différent de celui de Jasseh, qui n’a jamais trouvé de travail. Ismaïl se sent plus intégré que Jasseh dans le réseau local du centre de Sarrona grâce aux liens qu’il a tissés avec son « ami linguistique », Jordi. Ce dernier, en plus de le soutenir dans les moments difficiles, lui a trouvé un travail à temps partiel. Mais reprenons depuis le début.

Ismaïl arrive de Côte d’Ivoire en pirogue en 2007, n’ayant obtenu de visa ni pour la France ni pour l’Italie, ses pays d’émigration souhaités. En Côte d’Ivoire, il travaillait dans une entreprise de cosmétiques et avait un bon salaire ; il appartenait à la classe moyenne-aisée. Il entre dans le projet résidentiel dix mois après son arrivée, consécutivement au rejet de sa demande d’asile politique (il avait appartenu au parti politique renversé par un coup d’État militaire en 2002). À partir de 2009, il habite dans l’un des appartements d’accueil de l’association dans l’attente d’avoir les trois ans de résidence en Espagne lui permettant d’être régularisé. Il étudie le catalan et travaille comme volontaire en aidant l’association dans ses tâches de recyclage. Il vend aussi de la ferraille qu’il ramasse dans les ordures afin de pouvoir envoyer de l’argent à sa femme et à ses enfants. En 2011, il obtient des papiers grâce à une offre de travail que lui fait Jordi, un ancien directeur d’école retraité de classe moyenne et catalanophone. Grâce à lui, il obtient des emplois ponctuels d’entretien pour des écoles privées catholiques de Sarrona. Actuellement, il habite dans un appartement partagé avec des personnes de Guinée Conakry. C’est quelqu’un de très actif, qui suit toutes les formations possibles. Grâce à Jordi, son mentor et ami, Ismaïl se sent lié aux réseaux locaux du centre de Sarrona, majoritairement catalanophones. Sa fluidité dans cette langue indique la valeur symbolique qu’elle a pour lui dans le contexte local, où, comme Jasseh, il perçoit que se trouvent ses opportunités de travail. Il continue à s’investir en catalan, car, bien qu’il ait un niveau de langue orale élevé, il s’est inscrit à un cours de catalan « per poder parlar bé (pour pouvoir bien parler) ».

Abdoulaye, du Burkina-Faso, qui pendant un temps avait réussi son insertion professionnelle en Catalogne, mais qui depuis, comme Ismaïl, travaille à temps partiel, a décidé d’émigrer après une longue expérience dans le monde des affaires transnationales, en Afrique et en Asie (Hong-Kong). Lorsqu’il arrive en Catalogne depuis l’Allemagne (avec un visa de touriste), il est trompé par un compatriote qui garde son passeport. Après avoir participé à un projet à Barcelone, il arrive à Sarrona et est admis dans la maison d’accueil. Au bout de trois mois, il part habiter avec un prêtre ouvrier, ami de la responsable du projet résidentiel, qui cherche un compagnon d’appartement. Il suit un cours de gériatrie organisé par Caritas et grâce à ce cours obtient un emploi comme garde-malade d’un monsieur âgé atteint de démence qui habite dans une ville des alentours. Il habite avec lui pendant un an et demi, et n’est libre que le week-end. Avec ce travail, il se rend compte qu’il a besoin d’améliorer sa compétence en castillan. Malgré les difficultés du travail – qu’il souligne –, il apprécie le contact humain (d’où l’importance de la langue) et fait remarquer sa compétence pour cet emploi, compétence reconnue par le vieil homme et ses enfants. Pourtant, lorsqu’il leur demande de faire les démarches nécessaires pour l’obtention de son permis de résidence du fait qu’il est déjà en Espagne depuis trois ans, ils le renvoient. Grâce aux responsables du cours de gériatrie et grâce à sa bonne « réputation », il trouve du travail en s’occupant d’un autre vieillard à Sarrona, deux heures par jour. Son expérience précédente comme volontaire dans la cuisine de l’association, dit-il, lui a permis d’être familiarisé avec la cuisine locale ; il peut donc monnayer cette compétence de cuisinier dans son travail de garde-malade. Il a aussi travaillé ponctuellement dans la peinture d’appartements.

Abdoulaye est conscient de l’instabilité de son emploi actuel et c’est pour cette raison qu’il aimerait trouver un emploi stable avec un salaire un peu plus élevé : « Maintenant le travail que j’ai c’est juste pour manger et téléphoner à la famille », commente-t-il (notes de terrain, 10 janvier 2012). Il a l’intention d’apprendre l’anglais pour émigrer aux États-Unis, où il perçoit de meilleures opportunités de gagner de l’argent pour pouvoir revenir au Burkina et monter un fast-food. Son imaginaire est transnational : « j’ai toujours un pied ici et un pied là-bas », dit-il. Abdoulaye est une personne décidée et indépendante. Il s’investit pour augmenter son capital social, son réseau de contacts formels et informels, aussi bien locaux qu’étrangers : « plus on connaît de gens, plus on a de possibilités ». Il consacre aussi du temps et des efforts à la langue, en particulier au catalan. Malgré son niveau élevé en catalan, il se retrouve avec son amie linguistique trois fois par semaine pour « parler, parler et parler ». Dans son récit apparaissent des stratégies soutenues d’autoconstruction positive, en particulier lors d’interactions avec des professeurs, où le fait de parler catalan apparaît comme un élément de distinction et un signe de courage moral et personnel.

Ces trois histoires montrent à quel point ces personnes ont intériorisé le discours idéologique du « modernisme », qui associe les opportunités d’emploi à la connaissance linguistique locale. C’est bien le discours classique de l’État, qui relie l’appartenance sociale à l’homogénéité linguitique et culturelle, et qui, sous prétexte du manque de connaissances linguistiques, rend le migrant responsable de son éventuel échec professionnel, responsabilisant l’individu pour des situations qui sont le plus souvent de type structurel, à l’instar des possibilités d’emploi. Malgré leur caractère non gouvernemental, les organisations sans but lucratif qui s’occupent des migrants tiennent bien souvent le même discours. C’est bien le cas de l’ONG qui a accueilli les cinq informateurs. Il est vrai que, dans le contexte actuel de concurrence féroce pour trouver un emploi, le manque de connaissances linguistiques locales rend encore plus difficile l’entrée ou le maintien dans le marché du travail. Pourtant, ce que les parcours de ces migrants africains illustrent, c’est bien que la compétence linguistique, la formation, l’expérience locale et la bonne « réputation » ne garantissent pas pour autant un travail.

Dans le cas catalan, la question linguistique est plus complexe que dans d’autres espaces géographiques. On remarquera que les trois migrants, dans leurs récits, insistent sur le catalan plus encore que sur le castillan, bien qu’ils parlent les deux langues couramment. Sans aucun doute, cette préférence a directement à voir avec le choix du programme d’accueil, qui à partir de 2008, insiste sur l’apprentissage du catalan. Comme on l’a signalé, ce changement est d’abord de nature politique et symbolique, puisqu’il n’y a pas de transformations dans le contexte local de travail qui le justifient. Dépendant personnellement (et aussi en partie professionnellement) de l’association et de son réseau de sympathisants, les migrants comprennent que leurs efforts pour apprendre le catalan et le parler deviennent un indice de leur qualité personnelle et morale. Cela peut être utile lors du processus de « sélection » pour pouvoir entrer dans les appartements d’accueil. De plus, à travers les amis linguistiques, qui font partie du réseau informel de contacts des responsables de l’association, beaucoup d’entre eux ont obtenu leurs papiers. Par conséquent, la valeur symbolique du catalan est monnayable quoique de façon fort limitée pour l’instant. Car malgré leur bonne maîtrise du catalan et de nombreux cours de formation, Jasseh est toujours chômeur, et Ismaïl et Abdoulaye ont des emplois sporadiques ou à temps partiel qui, comme affirme le second, leur permettent tout juste de manger.

Il semble donc que le réseau local les aide à subsister, mais n’a pas la capacité de les insérer professionnellement à temps plein. Néanmoins, la protection matérielle et humaine qu’il fournit est significative, comme le démontre le fait que quelques migrants aient récemment refusé la possibilité de travailler temporairement dans l’agriculture par peur de s’éloigner de Sarrona ; et ce, malgré le peu de possibilités d’emploi que l’économie de Sarrona, centrée sur le commerce, l’industrie financière et les services, semble offrir à ce collectif.

En ce sens, les parcours de Saïd et Agbor qui suivent semblent indiquer que dans la ville proche de Barcelone, il peut exister plus de possibilités d’emploi dans le secteur des services lié au tourisme (malgré l’expérience infructueuse de Jasseh). Agbor et Saïd sont les deux personnes les plus qualifiées du groupe. Contrairement aux autres, ils travaillent actuellement tous les deux à plein temps dans le secteur de l’hôtellerie, quoique dans des emplois bien en-dessous de leurs qualifications. Tous les deux résident à Barcelone. Ils sont aussi arrivés dans le projet résidentiel de Sarrona après avoir travaillé illégalement dans le secteur de la construction en 2007.

Agbor obtient un visa « pour l’Europe » grâce, selon lui, à sa maîtrise de l’anglais et du français standard, résultant de son parcours scolaire au Cameroun. De tous, c’est celui qui exprime le plus clairement que le processus migratoire a supposé un retour en arrière dans sa vie et a provoqué d’importantes discontinuités de classe : « au lieu d’aller de l’avant, quand j’étais dans mon pays, je suis arrivé ici et j’ai dû recommencer à étudier pour repartir à zéro » (notes de terrain, 16 décembre 2011).

À son arrivée à Barcelone depuis la France, il commence à travailler dans le quartier touristique de la Barceloneta, dans un environnement anglophone. Lorsque ce travail prend fin, il entre dans le projet d’accueil de Sarrona. Au terme des trois mois dans la maison, il passe à un des appartements d’accueil et en devient responsable. Ses compétences organisationnelles et de gestion de conflits lui valent de remplacer l’éducateur social du projet d’accueil pendant le week-end. Ses connaissances de l’anglais et du français, les deux linguae francae que parlent la plupart des participants, sont les conditions requises fondamentales pour cet emploi. Son travail linguistique est parfois intense, et lui vaut de servir de médiateur dans les conflits de cohabitation qui surgissent. Fin 2011, lorsque s’achève le financement du projet résidentiel, Agbor se retrouve sans travail. Pendant quelques mois, il se retrouve au chômage et s’investit dans la recherche d’emploi. En attendant, il continue de travailler sur son projet de mise en oeuvre d’une coopérative agricole au Cameroun, projet commencé alors qu’il était encore employé par le projet. Grâce à ses connaissances en catalan, castillan et anglais, il sert d’intermédiaire entre d’éventuels donateurs européens et la bureaucratie camerounaise. Finalement, et grâce à son réseau social, il trouve du travail comme garçon de café dans un bar du centre de Barcelone, où il utilise parfois le français et l’anglais. Agbor dit avoir appris le castillan dans la rue alors que pour apprendre le catalan, il a pris trois cours au Consorci de Normalització Lingüística, l’institution publique responsable. Agbor a besoin du catalan dans son travail comme assistant social pour interagir avec les membres de l’association qui gère le programme, qu’il décrit comme une « une île catalanophone ». Malgré son bon niveau oral de catalan et de castillan, Agbor préfère utiliser l’anglais avec notre équipe de recherche.

Saïd, Amazigh du Maroc qui a étudié la physique pendant deux ans, quitte son pays en raison de son refus de vivre « une vie aux libertés limitées » et passe la frontière illégalement consécutivement à son implication dans les protestations étudiantes en faveur des droits du peuple amazigh, raison pour laquelle il demande l’asile politique en Espagne, qui lui est refusé. Ses expériences de travail préalables au Maroc ne correspondent pas à son niveau d’études. En Espagne, il travaille dans la construction avec son frère jusqu’à ce qu’ils se retrouvent sans travail. Une connaissance amazighe leur parle du projet résidentiel. Ils y entrent, et au bout des trois mois, Saïd, le plus jeune des deux, est transféré à un projet d’insertion sociale similaire à Barcelone. Grâce à ses dons de communication et de présentation personnelle lors de l’entretien d’entrée, on l’accepte. Après avoir suivi un cours de cuisine, il obtient par le centre d’accueil un travail au noir[9] dans un restaurant géré par une femme d’origine chinoise, où il est toujours employé. Au bout d’un certain temps, la propriétaire du restaurant l’a régularisé. Il vit dans un appartement partagé avec d’autres étrangers, pour la plupart des collègues de travail.

Saïd apprend le catalan dès son arrivée pour des raisons idéologiques, puisque, comme Amazigh, il s’identifie avec la « cause » catalane. Cependant, une fois sorti du contexte de Sarrona, il trouve peu d’occasions d’utiliser cette langue. Sa vie quotidienne à Barcelone se déroule principalement en castillan. Le restaurant où il travaille est situé dans une célèbre avenue de la ville. De temps en temps, il utilise le français pour servir des touristes. La direction du restaurant lui a demandé qu’il se présente comme originaire de Marseille, fils de père algérien et mère française. Sa compétence en français, acquise durant ses années d’étude au Maroc, lui permet d’adopter une telle identité (notes de terrain, 5 mai 2011).

Si nous analysons les parcours de Saïd et Agbor, nous observons que divers facteurs se combinent pour expliquer leur insertion professionnelle. D’une part, tous deux ont fait des études universitaires, ce qui leur fournit probablement les compétences relationnelles que requièrent généralement les emplois de contact avec le public comme ceux qu’ils occupent. Pour sa part, Agbor a été le seul qui ait obtenu un travail semi qualifié dans le milieu des services non gouvernementaux depuis 2009, ce qui implique une période d’« expérience locale » relativement longue. Cette expérience ainsi que ses réseaux sociaux étendus (au-delà de Sarrona) peuvent avoir contribué à ce qu’il ait trouvé un travail dans le secteur de la restauration à Barcelone. Quant à Saïd, il a aussi bénéficié du réseau de contacts professionnels (dans l’économie informelle) du projet social de Barcelone auquel il a participé après Sarrona, projet dont l’association responsable semble avoir des pratiques d’insertion professionnelle clairement différentes de celles de l’association de Sarrona. Le cas de Saïd démontre par ailleurs que le permis de travail est bien souvent, plus qu’une porte d’entrée dans le marché du travail, l’élément qui sert à consolider un lien professionnel déjà existant. Lorsque celui-ci n’existe pas, l’insertion professionnelle est beaucoup plus complexe, comme le démontre le parcours de Jasseh, entre autres. Les biographies de Saïd et Agbor illustrent aussi que, dans le contexte de crise économique, seuls les Africains les plus formés semblent pouvoir obtenir ou garder un emploi stable en Espagne. Le processus de déqualification est tel qu’un titre universitaire semble être une condition requise d’entrée sur le marché du travail.

Conclusions

Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ces cinq portraits biographiques en ce qui concerne la valeur du multilinguisme dans l’insertion professionnelle de l’immigration africaine en Catalogne/Espagne ? En premier lieu, nous observons qu’il ne s’agit pas à proprement parler de véritable insertion professionnelle (dans le sens où celle-ci consisterait en un travail qui permette la subsistance autonome d’un individu). Comme nous l’avons vu, c’est seulement le cas pour deux des cinq individus étudiés, bien que tous aient un permis de travail et plus de cinq ans de résidence en Espagne. Tant qu’il n’existe pas d’insertion professionnelle complète, la question posée semble dénuée de sens. Pourtant, on peut remarquer dans ces portraits des processus sociaux et idéologiques qui ont à voir avec la valorisation et la sous-valorisation des compétences linguistiques, et qui méritent par conséquent une analyse détaillée.

La crise économique a mis en évidence, d’une part, la fragilité du marché du travail espagnol et, d’autre part, le manque de structures organisées pour l’obtention d’un emploi. La fermeture des entrées traditionnelles dans le monde du travail pour les hommes sans papiers originaires d’Afrique, en particulier dans le secteur de la construction dans la zone de Barcelone, ainsi que l’appauvrissement de leurs réseaux de soutien familial et communautaire les ont irrémédiablement conduits aux services d’accueil de différentes ONG. Le recours aux ONG, auparavant occasionnel, est devenu quasi-permanent (pour les ONG qui survivent à la crise, bien sûr, et qui sont peu nombreuses).

Les organisations non-gouvernementales, qui secondent l’État dans le cadre de l’accueil des populations migrantes, ont évité, en général, d’agir comme intermédiaires avec le marché du travail informel. L’« accompagnement » professionnel est resté limité au conseil et à la formation. Ainsi, adoptant les discours officiels et majoritaires, les ONG ont imaginé les migrants comme une main d’oeuvre non qualifiée, et leur a offert des formations dans le domaine du travail manuel et dans le secteur domestique. Il s’agit de discours et de pratiques de « table rase » (voir Garrido et Codó 2014), dans lesquels toute formation et expérience préalable sont ignorées – y compris, bien sûr, les compétences multilingues.

Dans leurs récits, nos informateurs transnationaux démontrent qu’ils ont intériorisé le discours localisateur, qui soutient qu’apprendre la/les langue(s) locale(s) est une condition sine qua non pour l’intégration. Comme le démontre Piller (2012), c’est un discours très utile pour légitimer l’exclusion socioprofessionnelle et en rendre responsables les migrants eux-mêmes. Ainsi, dans leurs récits, nos informateurs établissent une division entre le catalan/castillan (qu’ils utilisent pour entrer en contact avec la société catalane et « travailler ») et le reste des langues, qu’ils utilisent dans leur vie sociale avec d’autres Africains à Sarrona, tant dans les appartements d’accueil que dans des associations culturelles, etc. Actuellement, cette socialisation ne semble pas conduire à des emplois rémunérés (du moins pas parmi les migrants que nous avons connus dans le cadre de cette recherche). Du fait de son histoire d’immigration récente et de la crise économique, l’Espagne ne semble pas produire (à quelques exceptions près) de chefs d’entreprise provenant des réseaux africains, dont les entreprises pourraient constituer des voies d’insertion professionnelle, et dans lesquelles certaines ressources linguistiques pourraient avoir une valeur économique. On ne considère pas non plus les populations migrantes africaines comme des clients qu’il est intéressant de servir dans leur(s) langue(s) d’origine ou de préférence.

En ce qui concerne la valeur des deux langues locales, le fait que l’association insiste sur l’apprentissage du catalan, et le fait qu’elle se trouve physiquement et socialement en plein centre de Sarrona, à majorité catalanophone, font qu’une bonne partie des migrants donnent plus de valeur à cette langue pour chercher du travail. Cependant, la plupart d’entre eux sont aussi conscients que l’association et le monde qui l’entoure sont une exception linguistique et que, en dehors du contexte local, le castillan est une langue fondamentale pour trouver du travail (Abdoulaye par exemple, explique comment il a dû améliorer son castillan pour s’ocuper d’un vieillard dans une petite ville près de Sarrona, à majorité hispanophone). Dans les récits, le castillan apparaît comme la langue de la rue, importante en dehors du noyau de l’association et du centre de Sarrona (Jasseh et Agbor) et la langue de Barcelone, la grande ville (Saïd). Comme on le remarque dans d’autres études sur la réalité sociolinguistique de la Catalogne (Pujolar 2007 ; Garrido 2010b), pour les migrants le castillan est perçu comme une langue qu’on apprend spontanément, alors que le catalan serait la langue qui demande un effort d’apprentissage, et qu’on apprend dans des institutions éducatives.

L’anglais et le français – langues que tous nos informateurs parlent, de par le passé colonial de leur pays d’origine et l’importance de ces langues dans leurs systèmes éducatifs – méritent une mention à part. À l’exception d’Agbor, et plus indirectement de Saïd, aucun de nos informateurs ne semble penser à monnayer ses ressources linguistiques sur le marché du travail, malgré une compétence linguistique élevée. C’est le produit, d’un côté, des opportunités d’emploi qu’ils perçoivent (emplois manuels, pour la plupart) et de leurs interactions dans et avec des organisations non gouvernementales dans lesquelles on sous-évalue leurs capitaux, de l’autre côté. Par ailleurs, beaucoup de migrants remarquent que la population locale (y compris les travailleurs qui s’occupent des migrants) a une maigre connaissance de l’anglais et du français, et que par conséquent, la plupart du temps, ce ne sont pas des langues de communication utiles ou recherchées. De fait, la tolérance de la part des employés locaux à ce qu’ils utilisent ces langues se limite à la période initiale de résidence. L’usage de l’anglais et du français, dans le discours des agents locaux, apparaît comme un problème car, croit-on, il empêche les migrants d’apprendre les langues « qu’ils doivent apprendre », les langues locales. Seul Agbor, celui qui a le mieux réussi à monnayer ces deux ressources, a une attitude d’autovalorisation de son répertoire linguistique. Pourtant, son multilinguisme d’élite n’a pas été valorisé et rémunéré à sa juste valeur, comme c’est le plus souvent le cas, dans le secteur des ONG (Allan 2013) et dans les emplois demandant peu de qualifications (Duchêne 2011).

Les conclusions de ce travail, avec toutes les précautions dérivées du contexte particulier dans lequel se sont connus les informateurs et de l’impact que cela a pu avoir sur leurs parcours particuliers, mettent en lumière des processus similaires à ceux remarqués dans d’autres contextes : 1) la fétichisation de la connaissance de la langue locale – dans ce cas le catalan – qui va à l’encontre de l’idée selon laquelle il existe d’importantes intersections de race/ethnicité, de statut légal et d’imaginaires de classe qui interviennent dans les processus d’insertion professionnelle (Piller 2012) ; 2) la dévalorisation de capitaux linguistiques de prestige du fait qu’il ne s’agit pas de personnes imaginées comme locuteurs légitimes (de pays occidentaux, classe moyenne, formation supérieure, etc.), ce qui remet en question les discours célébrant le multilinguisme comme nouveau régime sociolinguistique (Gal 2012) ; 3) l’effacement discursif et idéologique de la part de l’ONG, ainsi que l’inutilité pratique – au-delà des cercles de sociabilité – des différentes langues de la migration, certaines d’entre elles étant pourtant d’importantes langues véhiculaires régionales, comme le wolof et le mandinka.

Il est évident qu’il existe des hiérarchies non seulement dans les possibilités actuelles de mobilité transnationale, mais aussi dans ce que les individus peuvent faire dans l’espace-temps économique, socioculturel et professionnel concret dans lequel ils s’insèrent. Ce dernier est traversé par des idéologies sociales et linguistiques qui éliminent, nuancent ou reformulent la valeur de leurs répertoires linguistiques. Ce qui est en jeu n’est pas la langue mais la personne elle-même avec sa valeur individuelle, professionnelle et morale.