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Introduction

De nombreuses recherches ont mis en évidence que les transformations des espaces de travail – en particulier en lien avec l’arrivée de la nouvelle économie – ont conduit à considérer la langue comme un instrument clé du travail contemporain, caractérisé par une forte présence des activités de communication, d’information et de traduction (Venuti 1992 ; Cameron 2000a, 2000b ; Cousin 2002 ; Cronin 2003 ; Heller 2003 ; Pym 2004 ; Da Silva et al. 2007). Si ce phénomène a été avant tout étudié dans le cadre des entreprises du secteur tertiaire, d’autres espaces, en l’occurrence des régions ou des villes, s’inscrivent dans cette logique économiciste des langues, concevant alors la présence des habitants plurilingues sur leur territoire comme un argument de repositionnement économique et industriel (Duchêne et Del Percio 2014).

C’est le cas de la ville officiellement bilingue de Biel/Bienne en Suisse, qui depuis les années 1990 se présente comme « ville de la communication ». Par ce label, la municipalité conçoit les compétences langagières de la population locale comme une stratégie économique, permettant d’attirer des entreprises (par exemple des centres d’appels) sur le territoire local, en fournissant une parole-d’oeuvre plurilingue (voir Duchêne 2009a, 2009b, 2011 ; Heller 2010). À travers l’examen ethnographique d’espaces de travail de la nouvelle économie implantés sur le territoire biennois, c’est à ce phénomène que le présent article se consacre, mettant alors en évidence : 1) les conditions socioéconomiques qui ont amené la ville à se repositionner en ces termes ; 2) la manière dont ce positionnement est construit et légitimé discursivement par les acteurs politiques et économiques ; et 3) les tensions et les conséquences de ce positionnement pour les travailleurs.

Cet examen invite plus fondamentalement à questionner les liens entre plurilinguisme et économie politique (Gal 1989), en se demandant sous quelles conditions le plurilinguisme constitue une valeur ajoutée, et pour qui. Pour ce faire, il nous semble important d’avoir une connaissance approfondie des terrains que nous étudions, et ce, afin de localiser les diverses idéologies et pratiques langagières reconnues et valorisées, mais aussi celles qui s’avèrent stigmatisantes et marginalisantes (Philips 2004). Cela présuppose également de questionner les intérêts sous-jacents aux pratiques institutionnelles plurilingues que nous observons et analysons, et ce, afin de cerner les possibles zones de tensions, de consensus et de conflictualité.

L’examen du repositionnement industriel de la ville de Biel/Bienne et de la place de son plurilinguisme dans cette démarche − ainsi que des mécanismes de sélection et de régulation des travailleurs plurilingues dans l’industrie d’appels − offre la possibilité de saisir la « part langagière » (Boutet 2001, 2006) de l’investissement économique dans l’industrie du tertiaire et les conséquences de la marchandisation des langues dans la construction du travailleur légitime.

Nous développerons alors l’argument que l’instrumentalisation économique du plurilinguisme local est fortement reliée à des enjeux de classes sociales et de stratification sociale. Nous montrerons également que l’adossement du plurilinguisme à une logique de marché et de transformations industrielles conduit à reproduire les rapports de pouvoir entre les langues et les locuteurs, tout en maintenant les travailleurs les plus fragilisés économiquement dans des positions sociales précaires.

Plurilinguisme, économie politique et travail

Les enjeux qui sont au coeur de ce travail prennent leur source au sein d’une réflexion plus générale conduite ces dernières années au sein de l’anthropologie linguistique et de la sociolinguistique critique sur l’importance des dimensions économiques et des transformations sociales des espaces industriels et de travail dans les processus de définition des langues et des locuteurs légitimes.

En effet, les processus de travail (les pratiques et leurs régulations) s’inscrivent dans une logique économique et sociale qu’il convient d’interroger en vue de comprendre le rôle de la langue et du plurilinguisme dans ces espaces, mais aussi l’importance du langage comme instrument de la productivité économique. Bourdieu soulignait déjà en 1977 que la question des langues et de toute production langagière, de leur légitimité ou illégitimité, restait tributaire de la valeur qui leur est accordée dans un contexte et par des acteurs sociaux donnés. L’idée de marché linguistique s’avère d’une grande pertinence lorsque l’on s’intéresse au lien entre langue et milieu de travail, le milieu de travail apparaissant de plus en plus tributaire d’une économie liée à une productivité globalisée et dépendante des régulations des marchés.

Une série de phénomènes s’avère d’importance dès lors que l’on investigue ces liens complexes. Premièrement, avec l’émergence massive d’une économie des services, la part du langage au travail n’est plus accessoire – ou totalement prohibée – comme c’est le cas dans les industries manufacturières (voir par exemple Boutet 2008). Le langage est au contraire devenu un outil central, voire même la matière première, de cette économie (Gee et al. 1996 ; Cameron 2000a, 2000b ; Heller 2003 ; Duchêne 2009a, 2011 ; Urciuoli et La Dousa 2013). Suivant cette logique, il ne s’agit plus de calculer la productivité du travail en termes de pièces fabriquées et de rapidité de fabrication de ces pièces, mais bien plutôt en termes de nombre d’appels téléphoniques auxquels on a répondu, de nombre de courriels traités ou encore de nombre de mots traduits dans un laps de temps donné (Sennet 2000). Les pratiques langagières, qu’elles soient orales, écrites ou médiées par ordinateurs, sont omniprésentes dans la nouvelle économie et amènent les entreprises de ces secteurs à porter une attention grandissante à l’articulation entre production langagière et productivité économique, et ce, en régulant pratiques langagières et pratiques de travail. La question du plurilinguisme se pose alors en termes d’efficience et de rentabilité économique. Les travailleurs plurilingues représentent une main-d’oeuvre (en l’occurrence une parole-d’oeuvre[1] (Duchêne 2009a, 2009b, 2011) permettant aux institutions d’accroître la rentabilité du travail. Une travailleuse en mesure d’interagir au téléphone en trois langues s’avère nécessairement plus « rentable » aux yeux de l’entreprise, attendu que ses compétences plurilingues permettent tout à la fois une gestion plus efficace et moins coûteuse de l’activité. Et ce, d’autant plus que les entreprises de la nouvelle économie s’inscrivent dans des réseaux transnationaux et cherchent à toucher des clients situés dans différentes parties du globe – qui, forcément, parlent des langues diverses (Kelly-Holmes 2010a, 2010b). L’importance du plurilinguisme dans ces situations précises est donc fondamentalement liée à l’idée de régulation du processus de travail et à une logique de retour sur investissement.

Ce constat – la présence de plus en plus importante du langage comme matière première du travail – amène à en poser un second, celui du choix stratégique de langues de communication externe dans les entreprises (voir aussi Bothorel-Witz et Choremi 2010). Nous constatons de plus en plus que la langue devient un instrument donnant accès à des marchés et permettant des processus de localisation. Le choix des langues n’est en ce sens jamais anodin, mais est très souvent en lien avec des choix stratégiques en termes d’expansion économique des entreprises. Certaines langues deviennent importantes, parfois de manière relativement stable, parfois très temporairement. Ces tentatives de faire de la langue une valeur marchande (Daveluy 2005 ; Leeman et Modan 2010 ; Heller 2011) induisent de facto des formes diverses et variées de pratiques plurilingues dans le cadre des espaces de travail qui ont pour vocation de s’étendre géographiquement ou d’atteindre un marché national plurilingue, comme c’est le cas en Suisse. Reste que les conséquences de ce plurilinguisme à valeur économique doivent être interrogées, dans la mesure où le marché se révèle labile et soumis à de nombreuses fluctuations. Si plurilinguisme il y a, il se trouve souvent dépendant d’intérêts économiques qui amènent à mesurer la valeur des langues et des locuteurs en fonction des rapports de force existants dans une logique capitaliste (Duchêne et Heller 2012).

Les deux dimensions que nous avons mises en avant ici – à savoir la langue comme matière première du travail et la tentative de faire de la langue une valeur marchande – constituent deux grands enjeux des études sur les liens entre plurilinguisme, travail et économie politique. Elles sont nécessairement articulées autour de la nécessité, d’une part, de comprendre le plurilinguisme au-delà de sa seule manifestation linguistique et, d’autre part, de considérer la langue comme un instrument d’inclusion et d’exclusion lié aux dispositifs institutionnels et aux transformations sociales et économiques. D’une certaine manière, les études du plurilinguisme en lien avec l’économie politique dépassent le strict cadre du travail, car elles permettent également de comprendre la manière dont les pratiques plurilingues sont fondamentalement inscrites et liées à des enjeux économiques et à des processus de hiérarchisation des langues et des locuteurs.

C’est cet objectif que vise cet article en prenant appui sur le terrain ethnographique urbain de la petite ville Suisse de Biel/Bienne, située à la frontière linguistique des régions francophones et germanophones. Cet espace a ceci de caractéristique que son tissu économique est historiquement articulé aux enjeux du plurilinguisme de ses habitants, conférant à la langue un profit de distinction politique et économique. Dans les sections qui suivent nous chercherons à mettre en évidence le rôle qu’occupe la langue dans le positionnement industriel de la ville et la manière dont la légitimité des locuteurs se trouve adossée à une économie politique des langues tout en démontrant les conséquences de cette logique pour les locuteurs-travailleurs.

Les langues et les repositionnements industriels de la ville

Dans un État comme la Suisse, caractérisé par un plurilinguisme national et territorial composé de 63,5 % de germanophones, de 22,5 % de francophones, de 8,1 % d’italophones et de 0,5 % de romanchophones[2], Biel/Bienne fait à l’heure actuelle office de ville modèle dans la gestion du plurilinguisme[3]. Située à la frontière des régions alémaniques et francophones, la ville de 50 000 habitants fait grand cas de son bilinguisme officiel (une rareté pour une communauté urbaine en Suisse), affichant ce particularisme au niveau de son marketing et revendiquant le statut de plus grande ville bilingue de Suisse. Le bilinguisme biennois a même été élevé au rang de « tradition vivante » par l’Office fédéral de la Culture[4]. Le nom officiel de la ville Biel/Bienne[5] est également le reflet de la fierté locale du bilinguisme et de l’investissement politique dans la reconnaissance de ce particularisme.

Bien que les sources statistiques divergent, il est communément accepté que la population de la ville est essentiellement composée d’une communauté francophone et d’une communauté germanophone, cette dernière étant numériquement légèrement supérieure. Par ailleurs la ville compte également un pourcentage important d’italophones issus des vagues migratoires des années 1960 et 1970. Actuellement, d’autres communautés migrantes sont installées dans cette région, constituant une petite minorité d’allophones (albanophones et lusophones, entre autres).

La constellation actuelle de la ville est le produit de divers développements économiques qui l’ont conduite à devenir un espace plurilingue. En effet, son bilinguisme n’a pas toujours été de mise : il est la résultante de divers positionnements industriels et de choix stratégiques de la ville au cours de son histoire qu’il nous faut à présent brièvement retracer[6].

Jusqu’au XIXe siècle, « Biel » était avant tout une ville alémanique. Au XVIIIe, son développement économique était principalement tourné vers l’industrie du textile. Fleuron de la ville, cette industrie a rapidement décliné pour aboutir à la fermeture de la dernière usine du secteur en 1842. L’administration locale se trouve alors confrontée à une crise économique conduisant à une forte augmentation du chômage. Il devenait vital pour la municipalité de se repositionner industriellement. Compte tenu de l’importance croissante du secteur de l’horlogerie dans les régions francophones voisines, c’est vers ce secteur d’activité que la ville décide de se tourner, en faisant venir des ouvriers qualifiés de la région francophone voisine disposant de l’expertise nécessaire afin de revitaliser son tissu économique. C’est donc bien cette importation de la main-d’oeuvre francophone qui a progressivement constitué la source principale du bilinguisme de la population biennoise d’aujourd’hui (Hadorn 2005 ; Kästli 2011). Le bilinguisme n’est donc jamais un fait « naturel » mais bien le résultat des mesures directes de la politique économique.

L’arrivée de l’industrie horlogère et son succès ont permis à la ville de redorer son blason pour devenir une plaque tournante économique dans ce secteur de pointe. De plus, la densification du réseau ferroviaire et l’optimisme économique du milieu du XIXe siècle ont conduit la ville à créer en 1862 un slogan marquant le progrès technologique et industriel : « Biel : Zukunftsstadt » (« Bienne : ville du futur ») (Hadorn 2005 : 66).

Malgré une forte croissance économique du début du XXe siècle aux années trente, il faut souligner que la présence des francophones sur le territoire a résulté en une forme de division sociolinguistique du travail et en une forte stratification sociale en fonction de l’appartenance linguistique. Tandis que le pouvoir politique et administratif se trouvait entre les mains des germanophones, la population ouvrière était pour sa part majoritairement francophone (Kästli 1988 : 19), conduisant à des tensions à divers moments de l’histoire de la ville et à la revendication de davantage de pouvoir politique.

Après les cycles des crises économiques internationales (dès la Deuxième Guerre mondiale), et en particulier les diverses crises pétrolières, Biel/Bienne se retrouve confrontée à divers défis. Les industries de la ville sont avant tout orientées vers l’exportation, et la baisse du pouvoir d’achat et la hausse du franc suisse ont grandement affecté les productions. Ces crises à répétition ont eu une incidence importante sur la ville, qui voit son taux de chômage augmenter de manière significative. Cette hausse du chômage touche en particulier la population de la classe ouvrière et accentue ainsi certaines tensions entre les communautés linguistiques (Müller 1987), les francophones en souffrant davantage que les alémaniques. La « ville du futur » n’étant plus d’actualité, ce slogan est même tourné en dérision par ses habitants. Il devient alors clair pour la ville qu’elle ne peut plus maintenir un développement mono-industriel, et qu’il lui faut diversifier son tissu industriel.

Dans les années 1990, le secteur de la communication et des nouvelles technologies prend un essor sans précédent, en Suisse comme ailleurs. C’est ainsi que Biel/Bienne a cherché à diversifier son industrie en misant sur ces nouveaux secteurs économiques. Possédant un taux de chômage élevé lui permettant de proposer aux entrepreneurs des salaires bas en comparaison du reste de la Suisse, la promotion économique de la ville a cherché à développer ce secteur d’activité, la conduisant alors à se nommer « ville de la communication ». Comme nous le verrons par la suite, ce label et cette réinvention industrielle sont fortement rattachés à l’existence d’un plurilinguisme local, le bilinguisme servant à promouvoir la ville comme attrayante pour des entreprises cherchant à avoir une présence nationale. Par ailleurs, les zones anciennement industrielles devenues inactives (les friches industrielles) étaient disponibles pour l’installation d’entreprises de grande importance. De plus, la volonté politique d’attirer des entrepreneurs a conduit la ville à offrir d’importants dégrèvements d’impôts. Cette stratégie a été payante. Dès 1992, diverses entreprises du secteur des nouvelles technologies et de la communication se sont installées à Biel/Bienne, créant entre 2 500 et 3 300 postes. C’est à l’examen de ce moment historique que va être consacrée la prochaine section, mettant en évidence la place qu’occupe le plurilinguisme des habitants de la ville dans la fabrique et la réinvention d’une économie municipale.

Le plurilinguisme des travailleurs comme argument de distinction

Dans les logiques bien connues à présent du nation branding ou encore du place branding (Nakassis 2012, 2013 ; Varga 2013 ; Duchêne et Del Percio 2014), il est commun de chercher à mettre en évidence ce qui constitue les atouts centraux d’un lieu, les compétences à disposition, les infrastructures, les bénéfices offerts, etc., dans le but de construire comme attrayant un espace localisé géographiquement. L’ensemble des régimes discursifs convoqués dans ces activités promotionnelles s’inscrit par ailleurs dans une logique de compétition qui présuppose la mobilisation d’arguments d’ordre distinctif. Comme nous le verrons dans ce qui suit, si les mécanismes de promotion mettent dans l’ensemble l’accent sur les atouts, ils doivent également contrecarrer certains désavantages qui pourraient nuire à l’investissement.

Ainsi, les initiatives économiques qui ont prévalu, et qui prévalent toujours, relèvent toutes de la mise en oeuvre de ressources sémiotiques incarnées dans diverses activités et productions promotionnelles. Ces activités, outre les actions des politiciens et du milieu économique entreprises lors des foires nationales et internationales, ont consisté en l’élaboration de brochures promotionnelles successives, qui mettent en évidence les atouts de la ville et constituent de multiples tentatives de construire une certaine image du lieu et de ses habitants, et d’inciter ainsi les investisseurs à s’implanter sur le territoire.

Les arguments en faveur de l’attractivité invoqués depuis les années 1990 – qui n’ont pas grandement évolué au fil du temps – peuvent être résumés comme suit :

  • Un taux d’imposition avantageux pour les nouvelles entreprises ;

  • Une localisation géographique coïncidant avec la présence d’un important noeud ferroviaire et qui rend la ville aisément accessible depuis les grandes métropoles (Zurich, Lausanne, Genève, Berne) ;

  • La mise à disposition d’infrastructures et de terrains industriels ;

  • Une main d’oeuvre bon marché compte tenu du taux de chômage élevé dans la région.

Au sein de cet éventail d’arguments promotionnels, la question du plurilinguisme émerge à de nombreuses reprises et sous différentes formes. Dans une brochure datée de 1992, l’une des premières à apparaître consécutivement à la création du slogan « Bienne ville bilingue de la communication », une section entière intitulée « Bienne – la plus grande ville bilingue de Suisse » est consacrée aux dimensions linguistiques, constituant un quart du dépliant. La ville est alors présentée en ces termes :

Bienne est la plus grande ville bilingue de Suisse, où les trois principales langues nationales sont représentées. La majorité des Biennoises et Biennois sont bilingues et parlent anglais en raison de la forte orientation de l’économie locale vers l’exportation.

Brochure Biel-Bienne ville de la communication, 1992

La présence de l’argument linguistique permet ici de construire diverses logiques de distinction. La caractérisation de Bienne comme étant « la plus grande ville bilingue de Suisse » permet de donner à ce lieu une dimension qui dépasse sa petitesse, Biel/Bienne étant considérée en Suisse comme une ville de moindre importance. Par ailleurs, l’allusion aux « trois principales langues nationales » souligne la présence sur le territoire biennois de l’italien, parlé par une partie importante de la population de la ville à la suite de l’arrivée massive dans les années 1960 et 1970 d’immigrants italiens issus des classes ouvrières. La mention sous-entendue de l’italien est ici stratégique et permet de clairement situer Biel/Bienne dans une logique de concurrence avec d’autres espaces géographiques qui pourraient eux aussi miser sur les atouts du bilinguisme français-allemand ou du plurilinguisme, sans cependant détenir la combinaison de trois langues nationales. La présence de la langue italienne est fondamentale lorsqu’il s’agit de couvrir le marché national, composé du trilinguisme national, car les italophones s’attendent également à pouvoir être servis dans leur langue. Par ailleurs, les entreprises de la communication cherchent aussi à s’implanter à l’international et dans ce cadre, la multiplication des langues offertes est un atout afin de s’étendre sur des marchés européens, comme par exemple l’Italie. Finalement, cette description de la ville fait intervenir l’anglais afin de garantir au futur investisseur la présence d’une langue internationale à Biel/Bienne, anticipant ainsi d’éventuelles craintes que la dimension industrielle de la région et la forte présence d’une classe ouvrière soient le corollaire de l’absence de l’anglais, perçu en Suisse comme la langue des affaires. Sur le plan du discours, il s’agit bien ici d’une construction du lieu comme « idéalement » plurilingue, iconifiant pleinement les travailleurs et le lieu, et généralisant systématiquement le niveau élevé de compétences plurilingues.

La suite de la brochure renforce encore la question du plurilinguisme en insistant sur la présence de lieux culturels non seulement germanophones et francophones (en citant explicitement la présence de théâtres ayant une programmation en français et en allemand), mais aussi italophones, avec la mention de la Societa Dante Aligiehri. Cela permet de positionner Biel/Bienne comme ville de culture, contrecarrant du même coup sa réputation de ville ouvrière dépourvue d’activités culturelles. De plus, le bilinguisme réapparaît avec force lorsqu’est présentée la localisation géographique de Biel/Bienne, construite comme située au « centre de la Suisse entre Genève et Zurich » (la première étant francophone, la seconde germanophone), et « reli[ant] la partie alémanique à la partie francophone du pays ». C’est ainsi que Biel/Bienne se profile comme une ville pont, permettant de souligner l’importance de son rayonnement pour les marchés francophones et germanophones, les deux principaux marchés du tissu économique helvétique.

Cette stratégie s’est poursuivie au fil des années, donnant le jour à des brochures et activités promotionnelles de plus en plus élaborées, déclinant toujours les mêmes arguments tout en les précisant. Si le plurilinguisme de la ville est construit en termes plutôt génériques dans la brochure initiale, il se trouve reconfiguré avec des success-stories concrètes et des statistiques plus élaborées dans les brochures successives. Par exemple, en 2008, une brochure intitulée Biel/Bienne savoir-faire, reprise quasiment à l’identique en 2014, s’attarde sur les champs de compétences que la ville offre aux futurs investisseurs. La ville met alors en scène son « savoir-faire » en misant sur les trois fleurons de sa stratégie industrielle : l’horlogerie, l’industrie de précision et l’industrie de la communication. En ce qui concerne le secteur de la communication qui nous occupe ici, la brochure propose des témoignages de dirigeants d’entreprises qui se sont implantées dans la ville, comme par exemple le géant des télécommunications Orange. Le patron de cette firme insiste sur le fait que « Bienne offre à la compagnie Orange des conditions idéales. Les gens sont bilingues et souvent plurilingues, et bien qualifiés » (Brochure de 2008 – Biel/Bienne savoir-faire). Ces témoignages permettent de conférer une dimension incarnée aux atouts de la ville, de les inscrire dans un certain régime de vérité observable dès les premières brochures produites.

Il est à noter également que la brochure ne se contente plus d’affirmer la présence de locuteurs plurilingues, elle le fait preuve à l’appui :

Figure 1

Brochure Biel/Bienne savoir-faire, 2008

Brochure Biel/Bienne savoir-faire, 2008

-> Voir la liste des figures

Cette représentation des langues met d’abord en évidence les statistiques officielles de la ville (premier schéma) soulignant ainsi une présence importante de l’allemand, du français et de l’italien, mais, plus révélateur encore, elle propose aussi une information sur le nombre de langues en présence chez un même locuteur, permettant de démontrer que le bassin de travail est plurilingue, et affirmant par là-même que ce fait constitue un atout unique pour « le recrutement du personnel qualifié et pour la prospection du marché ». Il est à noter également que ces statistiques sont placées sous le libellé générique « marché du travail attrayant et polyvalent », mettant en lien direct les compétences langagières et le marché du travail, ou encore le capital humain linguistique et l’attractivité de la ville. Nous constatons en ce sens un déplacement entre la première brochure (1992) et la seconde (2008), la première proposant une articulation implicite du plurilinguisme et de l’économie, et la seconde assumant pleinement une fusion directe de l’argument linguistique et de l’argument économique. Nous nous situons par ailleurs bien ici dans une logique de promotion économique de la ville et de ses atouts par l’instrumentalisation des compétences langagières des travailleurs et par l’insistance sur la coprésence chez un même interlocuteur de plusieurs langues, renvoyant à la flexibilité du travailleur et à sa polyvalence, le plurilinguisme constituant de la sorte un terrain de distinction et de production de la valeur ajoutée pour la ville.

Ainsi, loin d’être posé comme une composante problématique, comme cela a pu parfois être le cas dans le passé, le plurilinguisme articulé à un repositionnement industriel vers les nouvelles technologies et l’industrie de la communication devient alors une composante désirable et distinctive pleinement articulée au marché en développement et à ses besoins.

L’omniprésence des dimensions langagières dans les arguments politiques de la ville est le fruit d’une stratégie pleinement réfléchie et assumée par les acteurs de l’époque et a permis de conférer à la ville un positionnement unique. Le maire d’alors relatait dans un entretien qu’il nous a accordé (2011) que Biel/Bienne ne pouvait en aucun cas passer à côté de cette « richesse », tant elle la prédisposait à se positionner dans un espace concurrentiel. Il soulignait que le grand avantage de Biel/Bienne, dans le paysage suisse, était le fait que contrairement à d’autres lieux comme Genève et Zurich, à Biel/Bienne les entrepreneurs de la communication obtenaient le plurilinguisme « sans supplément ». Il n’y avait ainsi pas lieu de payer davantage les employés des nouvelles technologies ou des centres d’appels pour les langues qu’ils pratiquaient, et ce dans la mesure où le plurilinguisme des travailleurs était compris comme naturel et évident :

Aso i i eifach ich säge i cha nur fougendes sage in Biel äh duet Mehrsprachigkeit nid äh rächtfertige dass me Lohn meh Lohn git (alors je je simplement je dis je peux seulement dire la chose suivante à Biel/Bienne le plurilinguisme ne justifie pas que l’on donne plus de salaire).

Entre idéal productif et réalité linguistique du bassin de travail Arrangements régulatifs et stratification des travailleurs

Comme nous l’avons vu, le plurilinguisme des habitants de la ville de Biel/Bienne a permis à cette dernière d’argumenter en faveur d’un repositionnement industriel dans le domaine de l’industrie de la communication. Le locuteur plurilingue devient l’élément permettant de revendiquer la légitimité et l’unicité du lieu. Cette démarche a conduit à l’installation d’importantes entreprises orientées vers les nouvelles technologies et en particulier l’industrie des centres d’appels. Cette dernière constitue un marché de niche dans le secteur du tertiaire, permettant d’engager des travailleurs souvent peu qualifiés (scolarité interrompue précocement), ou avec des qualifications dans des secteurs d’activités saturés, qui acceptent des emplois à bas seuil salarial. Par ailleurs, l’industrie des centres d’appels est aussi fortement orientée vers la recherche d’un bassin de population plurilingue lui permettant d’offrir des services plurilingues à un marché national lui aussi plurilingue, mais également aux entreprises internationales qui décideraient d’externaliser leur service à la clientèle vers des centres d’appels plurilingues. L’accroissement massif de cette industrie a bien été documenté. Plusieurs chercheurs soulignent la présence de cette industrie dans des espaces postcoloniaux qui ont maintenu une langue de colonisation (pour le marché anglophone en Inde, voir Taylor et Bain 2005 ; Cowie 2007 ; pour le contexte des Philippines, voir Friginal 2007) mais aussi au Maroc et au Sénégal (Kettani et Peraldi 2011) pour le marché francophone.

Au Canada, la question du bilinguisme français-anglais a conduit les entreprises des centres d’appels à s’implanter dans des régions bilingues comme celles du Nouveau-Brunswick ou de l’Ontario (Roy 2003 ; Dubois et al. 2006), régions qui, comme Biel/Bienne, ont dû se repositionner industriellement (pour le Nouveau-Brunswick, le secteur de la pêche, par exemple, était en perte de vitesse, et pour la ville de Moncton, la chute de l’industrie ferroviaire a déstabilisé économiquement la région). Nous trouvons également des lieux qui se sont spécialisés dans les centre d’appels plurilingues tels que l’Irlande (Mulholland 2004) ou encore les villes de Barcelone et de Londres (Woydack 2013), où sont recrutés des travailleurs internationaux, généralement des étudiants désireux de mobilité pour une période temporaire, permettant à ces entreprises de proposer des services dans de très nombreuses langues. Si dans le cas de l’Irlande, de Barcelone et de Londres, le principe d’organisation de ces espaces est structuré en différentes formes de monolinguismes juxtaposés, à Moncton comme à Biel/Bienne, les compétences plurilingues incarnées dans un seul et même travailleur constituent un enjeu central de la productivité pour l’entreprise.

Les variétés idéales et le travailleur plurilingue productif

Notre terrain ethnographique au sein d’un centre d’appels international, que nous appellerons Call_In[7], implanté à Biel/Bienne et destiné à un marché national, nous a permis de comprendre en quoi avoir des travailleurs parlant plusieurs langues représente un atout de taille pour la gestion du processus de travail et pour la productivité de l’entreprise. Pour ce faire, nous avons effectué de nombreuses observations ethnographiques sur une période de 6 mois (observations des pratiques de travail par shadowing, enregistrements d’interactions entre les employés et les clients, observations des pratiques de supervision des appels, participations aux séances de formation initiale) ; rencontré une dizaine de travailleurs, les cadres du centre (manager, responsable des ressources humaines, superviseurs) ; et analysé les outils informatiques et matériaux textuels (scripts) à disposition des employés.

Call_In est un centre d’appels qui a pour mission de donner des renseignements de base sur des numéros de téléphone ou des adresses à des clients qui appellent le centre. Couvrant le marché national, Call_In se doit d’offrir des services en allemand, en français et en italien. C’est en ce sens que la question des compétences langagières du bassin de travail s’avère directement articulée au choix de son implantation sur le territoire biennois. Lors d’un entretien avec le directeur de Call_In (2011), ce dernier nous relate les raisons qui ont conduit son entreprise à s’implanter à Biel/Bienne. Conformément aux arguments invoqués par la ville, Call_In a été séduit à la fois par les salaires bas mais aussi par la coprésence de l’allemand, du français et de l’italien. Au cours de la conversation, le directeur souligne cependant que d’autres sites d’implantation étaient envisagés à l’époque, tels que l’Alsace, région frontalière avec la Suisse. Cependant, selon lui, cette piste n’a pas été poursuivie car si l’Alsace dispose bien d’un bassin de travail plurilingue (la présence des Italiens dans la région étant importante, et le bilinguisme français-allemand présent sur ce territoire), le dialecte alémanique pratiqué en Alsace diffère des parlers vernaculaires helvétiques.

L’évocation des dialectes suisse-alémaniques est loin d’être anodine dans le contexte helvétique. Si l’allemand standard est utilisé dans les espaces formels et constitue le médium de communication écrite en Suisse, le dialecte jouit d’une forte dimension véhiculaire et identitaire auprès de la population germanophone (Watts 1999). Les centres d’appels opérant sur le marché suisse ne peuvent donc pas se permettre de n’offrir que des services en allemand standard. Cela aurait pour conséquence que le service puisse être considéré comme inauthentique, et indexer immédiatement un emplacement en dehors du territoire, ce qui constituerait un terrain de tension, en particulier dans le cas où les services et les produits vendus sont fortement localisés. Ainsi, Biel/Bienne constituait, selon le directeur de Call-In, un lieu particulièrement propice à l’implantation de son centre d’appels, compte tenu de la présence des variétés linguistiques désirées.

Les langues en coprésence étant « adéquates » (à savoir conforme aux exigences du marché), Biel/Bienne offrait également, comme la brochure de 2008 le stipulait, un taux important de personnes possédant un répertoire plurilingue. Ce répertoire plurilingue constitue en effet un argument clé pour un centre d’appels en termes de gestion des flux d’appels. Compte tenu de la difficulté à pouvoir anticiper la fréquence des appels dans une langue donnée, engager des employés monolingues rend problématique la gestion du flux d’appels. Certaines langues, en fonction la provenance des appels, peuvent à certains moments être très demandées, ce qui conduit à une période d’attente importante – et donc à une inévitable insatisfaction des clients –, alors que des appels dans d’autres langues pourraient être moins fréquents à un autre moment, et impliquer une certaine oisiveté pour les travailleurs associés à ces langues. Le travailleur plurilingue constitue donc un travailleur idéal dans ce type d’entreprise, caractérisée par une forte régulation et un contrôle serré des procès de travail, renvoyant aux principes classiques du taylorisme (Taylor 1972) appliqués dans les industries du secteur secondaire.

Nous voyons ainsi se dégager ce qui constitue pour Call_In la parole-d’oeuvre idéale, à savoir plurilingue allemand/suisse allemand + français + italien. Ce locuteur-travailleur idéal et légitime se trouve incarné en la personne de Barbara, que nous avons rencontrée au centre d’appels et suivie à plusieurs reprises dans son travail. Barbara nous est présentée comme une travailleuse très performante. La superviseure nous explique qu’elle maîtrise parfaitement les trois langues nationales et qu’elle est dialectophone. Elle nous relate qu’elle travaille très vite et suit très bien le script conversationnel conçu par Call_In. Nous apprenons également que lors des contrôles réguliers effectués la superviseure sur ses conversations téléphoniques, Barbara ne commet pratiquement jamais d’erreur. Barbara est en ce sens une travailleuse modèle.

Âgée d’une cinquantaine d’années, Barbara a, comme beaucoup d’employés de ce centre d’appels, dû retrouver du travail après un divorce difficile. Peu qualifiée mais possédant de bonnes connaissances linguistiques en allemand/suisse allemand, français et italien acquises par sa socialisation plurilingue à la maison et lors de ses activités professionnelles antérieures, elle a rapidement trouvé un emploi dans ce centre d’appels, dans lequel elle travaille depuis plus de 3 ans maintenant. Elle exerce cette activité à temps partiel et se soumet aux horaires irréguliers que ce type de travail présuppose. Au fil de sa journée, Barbara est amenée à répondre à de très nombreux appels (chacun durant moins d’une minute), et ce, dans les différentes langues que propose Call_In. En l’espace de quelques minutes il n’est pas rare qu’elle alterne entre les différentes langues de son répertoire linguistique, comme l’illustre la transcription d’environ 5 minutes de la vie de travail de Barbara :

Figure 2

Transcription de 5 minutes du travail plurilingue à Call_In

Transcription de 5 minutes du travail plurilingue à Call_In

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Cette transcription souligne l’importance des compétences langagières comme instrument central du travail, permettant à l’entreprise de répondre aux besoins linguistiques des appels entrants et d’assurer une productivité économique et une gestion efficace des appels. La rapidité avec laquelle Barbara est amenée à changer de langue dénote la polyvalence linguistique requise et indique clairement en quoi les compétences plurilingues de Barbara font d’elle une locutrice-travailleuse idéale, fortement prisée par l’entreprise Call_In.

En effet, Call_In recherche désespérément ces profils et met tout en oeuvre pour accéder à ce type d’employés. Les responsables des ressources humaines insistent sur l’importance des compétences langagières pour le recrutement, ces compétences étant évaluées tout d’abord oralement pendant l’entretien téléphonique préliminaire avec le candidat, en deuxième lieu dans le cadre de l’entretien d’embauche et finalement à l’écrit, à travers des tests linguistiques standardisés axés sur la grammaire. Aux habiletés communicationnelles recherchées – en particulier la capacité de s’exprimer de manière claire et intelligible, avec une certaine « gentillesse » dans la voix (voir aussi Cameron 2000a sur la stylisation des locuteurs) –, c’est bien aussi l’habileté communicationnelle dans plusieurs langues qui s’avère un argument clé dans les processus de recrutement. Le locuteur-travailleur idéal est donc un bon communicateur, mais l’est surtout dans plusieurs langues.

Nous voyons bien ici que la légitimité plurilingue se mesure à l’aune de la productivité, redéfinissant ainsi les contours de ce qui compte comme compétences langagières légitimes pour ce qui est de l’accès au travail et de la conformité entre les activités de travail et la productivité. Dans le cas de Barbara, comme dans celui d’autres travailleurs idéaux, les compétences langagières individuelles constituent une véritable valeur ajoutée pour l’entreprise.

Variabilité du locuteur légitime, confrontation des réalités du marché et hiérarchisation des locuteurs

À Call_In, nous l’avons vu, la définition de ce qui compte comme capital humain recherché est adossée à des logiques de productivité économique qui s’appuient fortement sur une gestion régulée des pratiques langagières. Cependant, cette parole-d’oeuvre plurilingue idéale est apparue, lors de notre terrain ethnographique, comme difficile à trouver. Si les discours promotionnels de la ville avaient insisté avec force sur l’existence de cette parole-d’oeuvre sur son territoire (parfaitement incarnée dans la personne de Barbara), il est apparu que ces travailleurs étaient plutôt rares. D’une part, alors que certains candidats affichaient sur leurs CV des compétences élevées dans les langues requises par Call_In, les recruteurs ont souvent jugé leurs compétences comme étant surévaluées par les candidats et comme insuffisantes afin de performer dans une activité plurilingue. D’autre part, certains plurilingues avec des niveaux de qualification plus élevés n’acceptaient pas nécessairement ce type d’emploi, préférant la fonction publique, qui ne jouit pas d’une bonne réputation dans l’espace public et qui par ailleurs s’avère peu rémunérée et fort contraignante en termes d’horaires et de cadence de travail. À cela s’ajoute le fait que la présence de plusieurs centres d’appels de ce type crée une concurrence dans la ville de Biel/Bienne et tend à faire augmenter les salaires du personnel plurilingue (par rapport au personnel monolingue), la raréfaction de la parole-d’oeuvre idéale conduisant alors à un coût plus élevé pour les centres d’appels. Call_In est ainsi confronté à une forme de dissonance entre, d’un côté, le discours marketing de la ville promettant une parole-d’oeuvre plurilingue, et de l’autre, la réalité du marché, qui au regard des exigences linguistiques requises ne permet pas nécessairement d’« acquérir » le locuteur-travailleur idéal.

Face à cette situation, Call_In a dû revoir son organisation de travail et réexaminer ses exigences linguistiques en termes de recrutement. Une solution aurait été de baisser le niveau de langues requis et de maintenir les exigences plurilingues incarnées en un seul travailleur. Cependant, Call_In a considéré que ce n’était pas une option, dans la mesure où les plaintes des clients quant aux compétences langagières des employés auraient alors potentiellement augmenté. Dans le cadre de notre terrain ethnographique, il arrive en effet que les clients émettent des jugements sur la qualité de la langue des agents, se plaignant d’être servi par des locuteurs « non-natifs ». Afin de maintenir une logique de productivité efficace, Call_In va opérer un déplacement stratégique dans sa politique de recrutement, requérant alors un bilinguisme français-italien et acceptant un monolinguisme en allemand (incluant le suisse allemand).

En effet, la population suisse est composée d’une majorité de germanophones (près de 63 %), qui représentent la proportion la plus importante des appels à Call_In. Il est en ce sens possible d’engager des germanophones sans exiger de leur part des compétences plurilingues. Par ailleurs, la proportion plus limitée des appels en français et en italien exige une autre logique de régulation. Il semble impossible pour Call_In d’engager des monolingues dans ces deux langues tant la prévisibilité des appels est problématique et le risque que les employés demeurent oisifs grand. Ainsi, la confrontation au bassin de travail conduit alors à considérer que le locuteur francophone ou italophone est légitime et désirable uniquement si ce dernier possède les deux langues. Ceci a pour conséquence que le personnel bilingue recruté est avant tout issu de la migration italienne, qui a préférentiellement scolarisé ses enfants en français à Biel/Bienne ou dans les régions francophones limitrophes et qui a souvent maintenu la langue italienne dans la sphère familiale. Par ailleurs, ce groupe de personnes est statistiquement enclin à une scolarité réduite, le taux d’échec scolaire dans la communauté restant encore très important dans un système éducatif très sélectif et socialement stratifié. Cette faible scolarisation et les compétences bilingues font de ce groupe une nouvelle catégorie idéale de locuteurs-travailleurs bilingues. Si cette population se trouve être alors en position de capitaliser sur son bilinguisme, elle le fait par contre au sein d’espaces de travail peu valorisés et peu valorisants. L’accès au travail lui est certes ouvert, mais il ne lui permet pas nécessairement d’accéder à une quelconque promotion sociale.

Une autre retombée de cette division sociolinguistique du travail s’observe également pour les locuteurs germanophones monolingues. La réduction des exigences en termes de nombre de langues exigées ouvre alors la porte à une compétition accrue entre les travailleurs, des personnes au chômage provenant de régions germanophones parfois même assez éloignées de Biel/Bienne étant alors en mesure de postuler à de tels emplois. Par ailleurs, cette démarche a également pour conséquence que la classe ouvrière francophone monolingue, qui serait encline à occuper ce type d’emploi, s’avère dans l’incapacité, de par l’absence de compétences plurilingues adéquates, de profiter de l’implantation de ces centres d’appels, initialement destinés à combler le chômage d’une population francophone souvent précarisée dans la région.

Les divers aléas rencontrés par Call_In dans sa stratégie de recrutement conduisent alors à la production de nouvelles formes de hiérarchisation au sein de la classe ouvrière de la région sur la base des compétences langagières. Le monolinguisme alémanique et le bilinguisme franco-italien confèrent l’accès à ces espaces de travail, mais ils ouvrent aussi la porte à d’autres travailleurs en dehors de la région, créant une nouvelle compétition. Le monolinguisme francophone constitue quant à lui une forme de privation d’accès. Ainsi, même dans des secteurs peu valorisés économiquement, une hiérarchisation des langues et des travailleurs s’observe, hiérarchisation légitime en termes de productivité du procès de travail, mais aussi en termes d’exploitation de certaines ressources langagières plurilingues.

Conclusion

L’examen de ce terrain spécifique, socio-économiquement situé, nous a permis de mettre en évidence une série de processus à l’oeuvre, qui révèlent la part langagière des développements industriels d’une municipalité et l’importance des compétences langagières dans le repositionnement économique de la région. Ces processus pointent vers une appropriation en termes économiques du capital linguistique qui n’est pas sans conséquence pour la définition du travailleur légitime.

Si la ville de Biel/Bienne a bel et bien misé sur le plurilinguisme de la région, en capitalisant sur le plurilinguisme de ses habitants, force est de constater que cette démarche s’est appuyée sur une forme de banalisation et de naturalisation des compétences langagières des locuteurs. Le plurilinguisme est alors explicitement construit comme une valeur ajoutée pour les entreprises, dans la mesure où il leur permet de gérer de manière économiquement productive leurs procès de travail, mais aussi d’accéder à divers marchés. La construction du plurilinguisme comme valeur ajoutée n’existe cependant pas indépendamment des conditions sociopolitiques et économiques particulières dans lesquels elle émerge. Le plurilinguisme seul ne peut être un argument. Il devient opérationnel lorsqu’il est combiné à d’autres facteurs. D’une part, il doit être directement rattaché à des industries pour qui il est nécessaire, et c’est en ce sens que l’argument du plurilinguisme biennois émerge en lien direct avec la diversification du tissu industriel de la ville et sa nouvelle orientation vers l’industrie de la communication. D’autre part, il doit être associé à l’existence d’un bassin de travail bon marché, désireux de trouver du travail et acceptant d’exercer des activités peu lucratives et socialement peu convoitées. C’est pourquoi, dans le cas de Biel/Bienne comme pour d’autres régions dans le monde, l’argument du plurilinguisme s’articule à celui d’un taux de chômage élevé, favorisant ainsi l’implantation de l’industrie des centres d’appels.

L’insistance promotionnelle de la ville s’est avérée payante et des entreprises de centres d’appels se sont implantées dans la région. Elles espéraient pouvoir bénéficier d’une parole-d’oeuvre productive et participant pleinement à un procès de travail efficace et économiquement rentable. Le locuteur plurilingue est alors construit comme un employé idéal, qui est à même de performer efficacement les activités requises, sans pour autant être reconnu et valorisé pour ses compétences langagières. Cependant, comme nous l’avons vu, la marchandisation des langues et des locuteurs se heurte à une réalité du terrain, où la commodification escomptée s’avère plus délicate que prévue initialement. La célébration promotionnelle du plurilinguisme révèle alors une complexité plus grande qu’il n’y paraissait. Les tentatives de Call_In pour résoudre ce problème s’inscrivent encore et toujours dans une recherche de la gestion la plus efficace des procès de travail. Devant renoncer à la parole-d’oeuvre plurilingue idéale, l’entreprise introduit alors une hiérarchisation entre monolingues et bilingues, et entre monolingues germanophones et monolingues francophones et italophones, les premiers étant acceptables, compte tenu des logiques de marché, et les seconds indésirables, parce que non-productifs.

Cet examen des processus d’appropriation économique des langues et des locuteurs révèle ainsi que l’adossement du plurilinguisme à une logique de marché et de transformations industrielles conduit à reproduire les rapports de pouvoir entre les langues et les locuteurs, tout en maintenant les travailleurs les plus fragilisés économiquement dans des positions sociales précaires. Ainsi, même si les centres d’appels ont offert des emplois à des chômeurs à Biel/Bienne, ceux-ci ne profitent guère de leurs compétences langagières, qui, d’un côté, sont soumises à des processus de catégorisation résultant en une exclusion, et, de l’autre, ne sont pas valorisées financièrement.

Cet article constitue une contribution à l’analyse critique des logiques qui célèbrent le plurilinguisme en des termes économiques qui émergent régulièrement en Europe et ailleurs dans les discours publics et académiques. L’analyse que nous avons proposée souligne que si les logiques de marchés participent à la définition du locuteur-travailleur légitime dans certains secteurs d’activité, elles ne sont pas neutres. Tout d’abord, ce qui constitue une valeur ajoutée pour l’entreprise ne l’est pas nécessairement pour le travailleur. La parole-d’oeuvre plurilingue idéale ne profite pas nécessairement sur un plan salarial de la valeur ajoutée qu’elle contribue à produire. De plus, les exigences de productivité sont pleinement dépendantes du bassin de travail à disposition, amenant les entreprises à mettre en place des stratégies afin de faire face à une pénurie de parole-d’oeuvre. Ces stratégies ne sont pas non plus sans effet, dans la mesure où elles confèrent à un certain type de monolinguisme et une certaine combinaison de langues un élément de distinction au sein des classes ouvrières, tout en produisant de nouvelles formes de stratification sociale. De fait, l’accent mis dans cet article sur les logiques de reproduction et l’attention soutenue portée à la classe ouvrière que le terme de parole-d’oeuvre permet de capturer mettent également en lumière la pertinence de penser les enjeux langagiers en lien avec les logiques de classes – logiques qui sont encore trop souvent ignorées en sociolinguistique, mais s’avèrent fondamentales afin de comprendre la formation du capital et les formes d’exploitation qui peuvent être associées à des situations de travail de notre monde contemporain. Ainsi, penser le plurilinguisme en termes d’économie politique nous invite fondamentalement à interroger les processus complexes de valorisation des langues et des locuteurs au sein d’espaces concurrentiels et fluctuants. Un tel examen critique nous semble nécessaire, dans la mesure où il permet de révéler l’imbrication constante de la langue et des mécanismes de production et de reproduction des inégalités sociales.