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L’objectif de l’ouvrage de Migge et Léglise est ambitieux : analyser la langue taki-taki dans un cadre à la fois anthropologique et linguistique, alliant sociolinguistique interactionnelle, analyse de discours, linguistique qualitative et quantitative. Toutes ces approches combinées forment une étude constituée de neuf chapitres, laquelle s’inscrit dans une approche de l’anthropologie linguistique rappelant l’oeuvre de Joshua Fishman. Dans l’ensemble de ce livre rédigé en anglais, les auteures adoptent un ton scientifique adapté.

L’introduction (chapitre 1) permet de se familiariser à la fois avec les terrains, entre la Guyane française et le Suriname, et le rapport qu’entretiennent Migge et Léglise avec cette région d’Amérique du Sud. Le lecteur s’aperçoit assez vite que les auteures sont expertes du terrain. Elles ont été les témoins des évolutions sociales, politiques et langagières qu’elles ont analysées à travers de nombreuses études précédemment réalisées. Les auteures s’interrogent sur le taki-taki, une langue dont elles cherchent à saisir qui en sont les locuteurs et dont la structure linguistique n’aurait pas été suffisamment documentée. La posture méthodologique apparaît comme problématique pour les auteures qui, au fil de leur réflexion, établissent des questions de recherche de nature linguistique et sociale.

Le chapitre 2 offre un aperçu détaillé mais nécessaire pour se familiariser avec les contextes sociopolitiques et linguistiques de la Guyane française. C’est également dans ce chapitre que les auteures présentent l’ensemble des données qu’elles ont récoltées : enregistrements et entretiens, questionnaires, observations ethnographiques, statistiques démographiques de sources variées, aperçu des mouvements migratoires, etc. Ainsi, Migge et Léglise parviennent à inscrire leurs données dans un panorama sociopolitique fort complexe, où les rapports de pouvoir entre les pratiques langagières créoles des populations locales et les usages du français en milieux institutionnels apparaissent au centre de la problématique. Dans le chapitre 3, les auteures approfondissent les composantes sociales et historiques de la Guyane française et du Suriname, ce qui permet de mieux saisir le parcours de certaines populations, dont les Marrons, qui occupent une place importante de la suite de l’analyse.

Dans le chapitre 4, Migge et Léglise fournissent un ancrage théorique robuste en lien avec les enjeux idéologiques de la dénomination du taki-taki en divers contextes. La notion de perspective « emic » est élargie afin d’embrasser différents points de vue sur les multiples définitions du taki-taki (p. 122), lesquelles ne se limitent pas à une description officialisée de la langue mais englobent divers acteurs, natifs ou non du taki-taki. Le chapitre 5 présente les profils des quatre grands groupes dont les interactions en taki-taki sont analysées. Ils utilisent tous le taki-taki à des niveaux de compétence très variés et sont appelés ainsi : membres de la classe moyenne de la Guyane française occidentale, Amérindiens, immigrés de régions éloignées comme le Suriname, Haïti ou la Chine, et Marrons.

Dans les chapitres suivants, les auteures cherchent à analyser les composantes linguistiques du taki-taki aussi bien dans leurs dimensions linguistiques auprès des non-Marrons (chapitre 6), qu’interactionnelle et sociale entre Marrons et non-Marrons (chapitre 7), ou encore pragmatique et stylistique entre Marrons (chapitre 8). Ces trois chapitres souffrent de quelques lacunes méthodologiques du point de vue de la discipline linguistique. Premièrement, il manque une convention de transcription qui permette au lecteur d’apprécier les interactions et aux auteures de construire une partie de l’analyse linguistique souhaitée (lexique, syntaxe, temps et aspects des verbes). En effet, les dialogues comprennent de nombreuses séquences mêlant des éléments de variétés française, anglaise, néerlandaise et créole : il est ainsi impossible de savoir si les « e » se prononcent /i/ ou /é/, c’est-à-dire s’ils suivent une phonologie francophone ou non, par exemple. Ensuite, le codage des transcriptions n’est pas systématiquement expliqué, ce qui rend la compréhension des analyses de structures relativement compliquée. Enfin, le chapitre 6 dresse de nombreux tableaux statistiques bruts qui n’ont pas été suffisamment travaillés pour soutenir les affirmations des auteures concernant des éléments de linguistique du taki-taki. En revanche, les pratiques langagières du taki-taki, notamment les fonctions du code-switching, sont mises en relation avec des dimensions sociales et idéologiques à travers une analyse interactionnelle fine. Le maniement des ressources linguistiques des locuteurs est contextualisé et analysé, de telle sorte que la négociation des rapports de pouvoir entre individus apparaît en lien direct avec le langage utilisé. Quantitativement, les arguments manquent de consistance ; qualitativement, les analyses sont fort pertinentes et démontrent tout de même une excellente connaissance du sujet de la part des auteures.

En fin de compte, c’est un ouvrage qui rafraîchit de nombreux aspects méthodologiques en anthropologie linguistique et qui offre un regard neuf sur la documentation des langues créoles.