Corps de l’article

« Nous » ne voit rien. Si je prends « nous » comme désignant un être, « nous » ne voit rien. Chacun voit. Et le voir ensemble n’est pas simplement la convergence du regard de chacun. Il est la production de cet espace commun, où va se constituer l’unité du visible et l’invisible dans l’oeuvre.

Desanti 2003 : 31-32[1]

Malgré la prolifération de projets « donnant » la parole aux personnes dites marginalisées depuis la dernière décennie, peu se sont penchés sur les réalités des personnes vivant en situation de pauvreté. Les propos lus ou entendus sont souvent ceux d’intervenants et spécialistes des « questions » entourant cette « population ». Pourtant, les personnes vivant en situation de pauvreté aspirent depuis longtemps à se « libérer de ce regard » trop souvent surplombant, réifiant, commodifié et instrumentalisé (McAll et al. 2001).

Cette « libération du/par le regard » est d’autant plus cruciale de nos jours qu’une « exigence de visibilité » par l’image caractérise les sociétés contemporaines (Aubert et Haroche 2011 ; Heinich 2012). En effet, il faudrait être visible pour exister pleinement au sein de ces sociétés. Par conséquent, la lutte pour la visibilité est devenue une manière usuelle de réclamer une reconnaissance publique par plusieurs personnes et groupes d’individus se percevant méprisés ou marginalisés par leur invisibilité (Voirol 2005a, 2005b, 2009a, 2009b). Cependant, le paradoxe d’une pareille exigence est qu’être visible ne garantit aucunement une reconnaissance individuelle, communautaire ou sociale (Honneth 2000, 2005). Les résidents de complexes de logements sociaux à Montréal vivent cette exigence et ce paradoxe.

J’aimerais décrire ici comment, avec des résidents d’un complexe de logements sociaux de Montréal et d’autres partenaires, nous avons réagi face à cette exigence de visibilité et à ce paradoxe. Plus précisément, je détaillerai le premier de quatre volets d’une « infrastructure de visibilisation » que nous avons développée ensemble entre 2008 et 2010, volet qui s’est appuyé sur le digital storytelling[2]. Pour ce faire, je définirai dans un premier temps la visibilisation comme concept opératoire distinct de la visibilité qui peut potentiellement générer de la reconnaissance. Dans un deuxième temps, je présenterai l’avènement et les particularités du digital storytelling de même que sa pertinence ethnographique. Finalement, j’expliquerai comment, avec les résidents et autres partenaires de la recherche, nous avons « travaillé » la visibilisation au sein d’une infrastructure où le digital storytelling est devenu autant un outil d’expression et de reconnaissance qu’une méthode et une posture de recherche[3].

La visibilisation : un concept opératoire distinct de la visibilité, potentiellement générateur de reconnaissance

D’emblée, il est essentiel de définir ce que j’entends par « visibilisation ». Les termes « visibilité », « visualité » et « visible » sont communément utilisés de manière interchangeable en sociologie (Voirol 2009a) comme en anthropologie où ils apparaissent « le plus souvent comme [des] concept[s] descriptif[s], visant à rendre compte de situations caractérisées par une perception déficiente de pratiques ou de groupes sociaux » (Voirol 2009a : 117)[4]. Or, ainsi que l’illustre cette citation, ce que nous nommons généralement « visibilité », « visualité » ou « visible » est, en fait, découpé en deux parties interconnectées : la visibilité est un résultat, et la visibilisation est le processus par lequel la visibilité est rendue possible (Truchon 2014 : 20-29). Cette conceptualisation, qui peut à prime abord constituer un néologisme, s’avère, au contraire, autant nécessaire que féconde, car elle répond un « défi théorique » précisément provoqué par la multiplicité des usages génériques des termes « visibilité », « visible » et « visualité » (Voirol 2009a : 118), qui mélangent la résultante et la constituante.

Conceptualiser et distinguer la visibilité de la visibilisation permet également d’appréhender un des enjeux contemporains auxquels sont confrontés les individus et les groupes de personnes qui se perçoivent comme méprisés ou marginalisés par leur invisibilité lorsqu’ils choisissent de s’inscrire de manière consentie dans ce qu’on qualifie de « luttes pour la visibilité » (Voirol 2005b). Cet enjeu concerne les interactions entre des aspects d’ordre technique et relationnel des modalités qui régissent le processus de visibilisation conduisant à la visibilité et à une reconnaissance potentielle. D’une part, les organisations médiatiques ont contribué à ‒ et continuent de ‒ baliser « l’ordre du visible et de l’invisible », ce qui se traduit par une sélection de certaines pratiques, de certains groupes et individus alors rendus visibles par des choix de visibilisation, et ce, au détriment d’autres personnes et groupes qui ne répondent pas aux codes d’intelligibilité préétablis par les organisations médiatiques (Voirol 2005a : 20). Certains sont donc visibilisés et d’autres, invisibilisés, et ceux qui ont été invisibilisés cherchent à déstabiliser ces normes de visibilisation pour en créer d’autres qui leur permettraient de se visibiliser aussi bien dans les médias de masse qu’en parallèle avec ceux-ci.

D’autre part, si la visibilité devient possible par la visibilisation technique, elle le devient aussi par les conditions relationnelles qui permettent celle-ci, cet « ordre » qui conditionne « le visible et l’invisible ». Ces conditions relationnelles se manifestent par cette capacité des différentes personnes rassemblées volontairement ou arbitrairement « d’apparaître, de se rendre visible les uns aux autres » et de se fabriquer « un espace commun » qui constitue « l’apparence ». Phénomène éphémère, car « elle ne peut être constituée de manière définitive et ne peut survivre au mouvement qui l’a fait advenir », l’apparence « se rejoue constamment » et est davantage « une potentialité » qu’« un fait établi » (Arendt 1961, paraphrasée par Voirol 2005a : 25-26).

Or, être visible ne garantit aucunement la reconnaissance car « “rendre visible” une personne va au-delà de l’acte cognitif de l’identification individuelle » (Honneth 2005 : 43). De fait, l’acte de reconnaissance est possible en combinant l’identification cognitive à l’expression de cette identification cognitive (Honneth 2005 : 43, 45-46). Cet acte de reconnaissance n’est également concevable qu’en effectuant :

[U]ne expression visible d’un décentrement individuel que nous opérons en réponse à la valeur [perçue de manière subjective] d’une personne : par des gestes appropriés et des expressions du visage, nous manifestons publiquement que, en raison de sa valeur, nous concédons à l’autre personne une autorité morale sur nous.

Honneth 2005 : 52

Ce décentrement individuel n’est pas autre chose qu’une affirmation ou une confirmation que nous accordons à l’autre personne autant de valeur que nous nous en accordons, et que nous la reconnaissons comme notre égale, donc digne de notre connaissance et de notre reconnaissance au sens où l’entend Honneth. Dans ce contexte, l’acte où « un autre » reconnaît « un autre » devient :

[U]ne accréditation qui passe par le regard de l’autre et par la prise en compte de la vulnérabilité du sujet que cela induit, [et] toute relation de reconnaissance implique ainsi une relation de pouvoir.

Diaso 2011 : 114

La reconnaissance est donc « cette attitude intersubjective consistant à conférer une valeur au partenaire d’interaction de manière affirmative » (Voirol 2009a : 122, emphase ajoutée) et elle se comprend comme « le caractère générique des différentes formes prises par une attitude pratique dont l’intention primaire consiste en une certaine affirmation du partenaire d’interaction » (Honneth 2006, paraphrasé dans Voirol 2009a : 122). En fin de compte, le concept de reconnaissance « décrit une relation en insistant sur sa composante morale alors que le concept de visibilité fait ressortir la composante phénoménologique du processus de constitution de cette relation » (Voirol 2009a : 123).

Ainsi, la visibilisation, avec ses mécanismes, est ce qui lie potentiellement la reconnaissance à la visibilité. Ces mécanismes de la visibilisation, ou encore ces « technical procedures for visibilisation » (procédures techniques de visibilisation, Brighenti 2010 : 34-36), s’articulent au sein d’espaces qui constituent, comme le théorisait Michel Foucault avec sa notion de dispositif,

[U]n ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncées scientifiques, des propositions philosophiques morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments.

Foucault 1994 [1977] : 298-299

Adapté à l’univers médiatique, ce dispositif devient une « infrastructure » à partir de laquelle des réalités du quotidien sont transformées en nouvelles expériences comprises comme de nouvelles lectures et formes d’intelligibilité de celles-ci par les regards croisés des opérateurs et acteurs de ces infrastructures médiatiques (Voirol 2005b).

Comme média socionumérique, le digital storytelling est porteur de regards des acteurs qui les réalisent et sont moins tributaires de regards arbitraires d’opérateurs d’infrastructures médiatiques car ils s’inscrivent, au sein de cette recherche, au sein d’une infrastructure que je qualifie de visibilisation. Cette infrastructure de visibilisation co-implantée aux Habitations Boyce-Viau n’était pas régie par des opérateurs du monde des médias aux normes de visibilisation standardisées qui visibilisent certaines actions, personnes ou certains discours ; elle tentait de mettre en valeur tous les regards qui souhaitaient s’inscrire au sein de cette recherche, des visions peu entendues, vues et reconnues. J’aimerais maintenant présenter en quoi consiste ce média socionumérique avant d’enchaîner ensuite avec l’utilisation que nous avons effectuée des résidents des Habitations Boyce-Viau, des personnes significatives de leur entourage et moi-même comme chercheure impliquée dans le processus.

Le digital storytelling[5] : définition, genèse et pertinence ethnographique

À l’opposé du storytelling d’entreprise qui chercherait à endoctriner des employés et des acteurs externes en fabriquant des histoires et en formatant les esprits dans une logique de marketing (Salmon 2007), le digital storytelling imaginé par Joe Lambert (2009, 2010, 2012)[6] s’inscrirait au sein du mouvement de démocratisation à l’accès aux nouvelles technologies amorcé dans les années 1990 en Californie par la conception, production, diffusion et réception d’histoires narrées au « je » sur des thèmes choisis et développés par les narrateurs. Cette démocratisation s’appuie sur deux assises : 1) la multimodalité procurée par les nouvelles technologies constituerait un moteur d’expression et de reconnaissance aux portées potentiellement subversives selon les usages que nous en faisons (Lambert 2009) ; et 2) raconter une histoire est un processus qui nous rend humain (Lambert 2009) et s’avèrerait une manière de dire « J’existe » (Bissoondath 2007). D’une part, dans cette conception d’une forme de démocratisation, l’accès et la connaissance de la technologie deviennent des supports pouvant contribuer à faire exister la parole d’une personne et, par extension, la personne qui professe cette parole. D’autre part, cette démocratisation permettrait à des personnes dites « ordinaires » d’insérer dans l’offre médiatique leurs « voix ordinaires » en les transformant de « consommateurs » à « producteurs » de médias (Burgess 2006).

Concrètement, et suivant cette conceptualisation, le digital storytelling propose à des novices des technologies multimédia d’apprendre à se servir d’un logiciel de montage simple afin de produire une courte vidéo – généralement entre deux et cinq minutes – pour bâtir une trame narrative sur des thèmes qui tiennent à coeur les personnes qui les réalisent. Ces vidéos incorporent de la musique, des textes, de la voix et des images (photos, collage d’images, dessins, etc.) (Lambert 2010, 2012). Les thèmes des vidéos de type digital storytelling sont généralement extraits de la vie des personnes qui les réalisent[7], ou encore s’échafaudent sur des questions préétablies par des organismes communautaires et éducatifs[8] ou des organismes publics et de santé publique[9]. La courte durée de ces récits, l’équipement de base avec lequel ces histoires sont produites[10] ainsi que l’utilisation des expériences des personnes qui réalisent ces vidéos en font des « small-scale stories » (histoires à petites échelles, Hartley 2008 ; Lundby 2008), bien que ces histoires, sans l’envergure de production, diffusion et réception des médias de masse, puissent également provoquer des impacts au plan individuel, communautaire et sociétal. Ces mini-films autobiographiques permettent également aux réalisateurs de présenter leurs oeuvres sur diverses plateformes, principalement sur Internet[11] et à des publics différents au cours de leur vie sociale (Fletcher et Cambre 2009).

Ces vidéos-témoignages autobiographiques affichent un biais idéologique assumé en souhaitant contribuer à mettre en valeur les participants comme experts de leur vie et en les considérant capables de mettre en scène des fragments de celle-ci aussi bien sur les plans discursif et audiovisuel que technologique (Truchon 2010, 2012, 2014). La genèse du digital storytelling explique ce biais idéologique. Cet outil qui se veut expressif, rassembleur et relationnel a été développé dans les années 1990 en réaction aux manières de faire des milieux des arts et du multimédia dont les pratiques étaient considérées élitistes, discriminatoires, marginalisantes et homogénisantes au plan des esthétiques discursives et visuelles acceptées et recherchées. Dans les mots de Joe Lambert,

[L]es médias numériques ont créé plusieurs nouvelles pratiques médiatiques, mais l’approche dominante de ces pratiques était centrée sur le « cool conceptualism » et un « cyber-chic » propres aux années 1990 et qui s’inscrivaient dans les traditions du modernisme. Nous désirions offrir une alternative à ce style de pratique artistique. […] [Nous] avons souhaité sortir notre approche des banlieues pour la ramener au coeur du centre des villes, là où elle appartenait.

Lambert 2009 : 80-81[12]

Ainsi, en rendant accessible le digital storytelling auprès de personnes dites « amateures » afin qu’elles s’approprient un rôle auparavant réservé en quasi-totalité à des spécialistes des médias de masse et des documentaristes (Meadows 2003 ; Hartley 2008), Lambert a popularisé un modèle d’intervention individuelle, communautaire et sociale par de brèves « histoires audio-vidéos » (Hartley et McWilliams 2009 : 7).

Bien qu’inaugurée au début des années 1990, cette pratique n’a connu son essor que depuis le début des années 2000. Amenant dans son sillon ce que certains appellent « une démocratisation de la parole publique », la pratique du digital storytelling continue de proliférer (Lundby 2008) et est considérée par certains comme un « mouvement » (Hartley et McWilliams 2009 : 4), mais un « mouvement auto-déclaré » pour d’autres (Fletcher et Cambre 2009 : 7). Le digital storytelling est notamment utilisé par des organismes à but non lucratif (pour inciter à une prise de pouvoir par la prise de parole), par des organisations paragouvernementales (pour documenter), dans le domaine de l’éducation (pour favoriser des apprentissages), dans le domaine de la santé (pour offrir des espaces de paroles aux patients et réfléchir aux manières de transformer le système de santé) et plus récemment, par les chercheurs (pour transmettre leur expérience du processus de recherche ainsi que les histoires produites par les participants de ces recherches)[13].

La totalité des auteurs de la littérature académique consultés s’entendent sur un point : le digital storytelling tel que connu et pratiqué actuellement s’est développé et raffiné avec le modèle dit « classique » élaboré par le Story Center. Ce modèle repose sur cinq principes :

1) chaque personne a une histoire à raconter ; 2) les gens s’ouvrent et souhaitent partager leurs histoires quand ils sont dans un environnement où ils se sentent en sécurité ; 3) nous percevons tous le monde de manière différente et nous avons tous une façon singulière de construire du sens dans un processus narratif. Même quand un cadre méthodologique est proposé aux participants, ceux-ci se l’approprieront différemment et les facilitateurs doivent accepter ces différentes appropriations ; 4) plusieurs personnes ont appris que la créativité est réservée aux artistes, les facilitateurs doivent enseigner aux participants qui pensent ainsi que la créativité est le propre de l’être humain ; 5) les ordinateurs sont mal conçus, mais ils demeurent des outils importants pour créer.

Lambert 2009 : 86[14]

Un manuel a été produit par le Story Center : appelé Cookbook for Digital Stories (livre de recettes pour histoires numériques)[15], il « décrit le formatage qui définit le genre » (Fletcher et Cambre 2009 : 7). Il est important de noter :

[L]’emphase mise sur le montage de l’histoire pour créer un effet, l’expérience collective de créer des histoires numériques, l’engagement réflexif inhérent au processus de se raconter et l’effet cathartique que génère la production d’histoire numériques avec d’autres personnes.

Fletcher et Cambre 2009 : 7[16]

En général, les histoires autobiographiques sont produites lors d’un atelier de groupe dirigé par un expert-facilitateur formé à cette méthode par le Story Center. Cet atelier s’étale sur un, trois ou cinq jours et comprend plusieurs étapes de production : un cercle de partage d’histoire (« an oral “story circle” »), la rédaction d’un script (storyboard) , l’enregistrement de la voix de la personne qui narre son histoire, la collecte et/ou production des éléments visuels et sonores de l’histoire (photos, extraits de vidéos, dessins, sons d’ambiance, musique, etc.), le montage de tous ces éléments sur un logiciel de montage non-linéaire (Brushwood 2009 : 212) et la présentation en groupe[17].

À ma connaissance, aucune autre recherche anthropologique n’a employé cet outil comme méthode principale de recherche au Québec[18][19]. Quelques anthropologues rattachés à des institutions aux États-Unis ont incorporé au sein de leur corpus méthodologique le digital storytelling[20]. Cette méthode en émergence comme outil de recherche pour les anthropologues commence à être théorisée[21]. Sa pertinence ethnographique repose, notamment, sur un des principes inhérents de la pratique du digital storytelling, qui est d’accorder autant d’importance au processus (les étapes de conception, production, diffusion et réception) qu’aux résultats (les projets de digital storytelling sous forme de vidéos-témoignages). Cette manière de faire permet donc de s’intéresser autant aux éthiques des modalités de création des vidéos-témoignages qu’à la documentation des dimensions relationnelles, structurelles et organisationnelles qui influencent ces productions. L’anthropologue peut ainsi dépasser l’analyse interprétative des vidéos-témoignages – analyse qui parfois peut reléguer à nouveau les personnes peu vues, entendues et reconnues dans les marges représentationnelles par des regards de chercheurs porteurs de jugements idéologiques, donc surplombants, des éléments partagés de la vie de ces personnes (Truchon 2014) – pour s’intéresser également aux contextes et modalités de conception, production, diffusion et réception de ces vidéos-témoignages. Par conséquent, la combinaison « processus-résultats » permet une analyse plus fine des enjeux épistémologiques, méthodologiques et éthiques de l’utilisation du digital storytelling et des environnements sociaux, culturels et politiques au sein duquel il est utilisé par les anthropologues.

En résumé, l’utilisation du digital storytelling offre la possibilité de vivre et de rendre compte de plusieurs dimensions que l’anthropologie comme discipline propose d’investiguer pour mieux appréhender le tissu social et culturel des espaces et phénomènes étudiés : les rapports de pouvoir, les imaginaires collectifs et les représentations croisées de ces rapports de pouvoir et imaginaires collectifs. La prochaine section vise à expliquer quelques-unes des modalités de représentation que nous avons employées avec des résidents des Habitations Boyce-Viau, des personnes significatives de leur entourage afin de visibiliser des fragments autobiographiques des réalités des participants de cette recherche.

Le digital storytelling dans un complexe de logements sociaux à Montréal

Entre 2008 et 2010, j’ai effectué ma recherche doctorale au sein des Habitations Boyce-Viau, un complexe de logements sociaux de l’arrondissement Hochelaga-Maisonneuve à Montréal. Avec des résidents de ces Habitations et des personnes de leur entourage, nous avons développé ce que j’ai appelé une « infrastructure de visibilisation » comportant quatre volets : 1) plus de 80 projets de digital storytelling autobiographiques ; 2) trois festivals de films où étaient présentés les projets de digital storytelling ; 3) quatre projets de liaison entre des résidents et des organismes locaux ; et 4) des activités de lobbying et de relations médias. Cette « infrastructure de visibilisation » misait sur l’expression et la reconnaissance de celle-ci par l’accentuation ou le développement de liens entre les personnes participantes, peu importe leur statut socioéconomique ou leur fonction sociale et professionnelle (Truchon 2014).

Le premier volet de l’infrastructure de visibilisation mobilisait le digital storytelling et a constitué l’outil permettant de produire et de diffuser des témoignages audiovisuels d’expériences de résidents de « Boyce-Viau » ‒ ainsi que les participants appelaient leur lieu de vie ‒, et de personnes qui travaillent avec les résidents. Parmi ces personnes figuraient, outre l’anthropologue, les intervenants du Centre des jeunes Boyce-Viau, un centre d’intervention psychosociale installé au coeur des Habitations. Les deux questions sous-jacentes au développement et à l’implantation de cette infrastructure de visibilisation, au sein de laquelle les projets de digital storytelling constituaient l’ossature principale, de cerner s’il était possible de vivre sainement, plutôt que de subir l’exigence de visibilité décrite par Nicole Aubert et Claudine Haroche (2011). Et si pareille possibilité existait, quels seraient les facteurs déterminants d’une expérience de visibilisation qui fait « apparaître » au sens où l’entend Hannah Arendt (1961, paraphrasée par Voirol 2005a : 25-26) des personnes et leurs liens avec d’autres personnes plutôt que les assujettir à des représentations préfigurées (Truchon 2012). Comme les réalités des personnes vivant en complexes de logements sociaux à Montréal sont représentées par les médias, les experts de la santé publique ou les chercheurs, notre objectif a été de mettre en circulation d’autres images que celles de misérabilisme et d’assistancialisme fréquemment véhiculées dans l’espace public, médiatique, politique et académique, en mettant en valeur les participants – les résidents de Boyce-Viau, les personnes de leur entourage et les personnes qui travaillent avec eux – sans effacer les réalités et les difficultés de ce lieu de vie présentées dans ces fragments autobiographiques des projets de digital storytelling.

Figure 1

L’écran où ont été projetés les projets de digital storytelling lors des trois festivals de films de Boyce-Viau entre 2008 et 2010

L’écran où ont été projetés les projets de digital storytelling lors des trois festivals de films de Boyce-Viau entre 2008 et 2010
Crédit photo : Martin Houle

-> Voir la liste des figures

Entre mars 2008 et août 2010, nous avons coréalisé plus de 80 projets de digital storytelling. « Coréalisé », car chaque projet est le résultat de plusieurs rencontres entre chaque participant, les personnes qui montaient les projets selon les directives des participants et la chercheure. Pour coréaliser ces projets de digital storytelling, nous avons mis en place des « zones de contacts » qui permettaient de discuter des éléments cognitifs et affectifs engendrés par les histoires racontées dans les projets à partir des expériences témoignées (inspirées par Boler 1999, paraphrasée par Opperman 2008 : 183-184). Une zone de contact est définie par des « espaces sociaux au sein desquels des cultures disparates se rencontrent, se questionnent et se mettent au défi entre elles » (Pratt 1991, citée par Opperman 2008 : 184)[22]. Par conséquent, le travail de coréalisation de digital storytelling a généré des zones de contact au sein desquelles des paradigmes se sont rencontrés et entrechoqués. Chaque zone de contact a permis de faire entendre et d’engager des voix et opinions divergentes dans un contexte qui se voulait respectueux, sans nier les rapports de pouvoir. L’exercice de rédaction et de partage de ces histoires a favorisé la confrontation des attitudes et des valeurs des uns avec celles des autres dans un climat qui se voulait de confiance, où les identités de chacun des participants ont été visibilisées grâce à des points de rencontre entre les discours et les pratiques. Cette zone de contact a été également articulée quand ces histoires ont été partagées avec des pairs, la famille et des gens de l’extérieur : ce partage de fragments de réalités qui agissent en se dévoilant est alors devenu de la « visuality as shareability » (visualisation partagée, Fletcher et Cambre 2009 : 12).

Dans notre aspiration à créer ces zones de contact potentiellement propices à des moments de visualisations partagées, nous souhaitions offrir aux coréalisateurs de projets de digital storytelling la possibilité de travailler des thèmes qui étaient importants pour eux, et pas pour plaire à la chercheure ou à la direction du Centre des jeunes Boyce-Viau. À l’instar d’autres chercheurs qui se demandent quelles intentions prédominent quand ce genre d’activité est organisé dans un espace institutionnel, qu’il soit privé, public ou à but non lucratif, nous nous sommes préoccupés du type de témoignages et/ou discours qui allaient émerger des projets de digital storytelling : est-ce que ce sont les objectifs des personnes qui participent et/ou ceux des institutions qui organisent ces ateliers de digital storytelling qui prédomineront (Lowenthal 2009 ; Taub-Pervizpour 2009 ; Watkins et Russo 2009) ? Nous ne voulions pas poser des questions telles que : « Que représente pour toi (le nom de l’organisme qui organise l’atelier de digital storytelling) ? » ou « Quels effets ce programme a eus dans ta vie ? ».

Le terme DST, une contraction de digital storytelling, est le vocable utilisé par les participants, les organisateurs de cette infrastructure de visibilisation et ses partenaires. En tout, une soixantaine de personnes ont coréalisé des DST, et de ce nombre, une vingtaine ont coréalisé des DST lors des trois éditions du Festival des arts au cours des étés 2008, 2009 et 2010. La majorité des participants étaient des résidents des Habitations Boyce-Viau, puis des intervenants et des animateurs du Centre des jeunes Boyce-Viau, et, finalement, des personnes extérieures à ces lieux. La première année, la vingtaine de DST coréalisés duraient entre 45 secondes et 2 minutes 30. La deuxième année, de la vingtaine de DST, le plus court durait 1 minute 30 et le plus long 3 minutes 40. La troisième année, nous avons coréalisé plus de 40 DST dont la durée s’échelonnait entre deux et cinq minutes. Ainsi, plus l’infrastructure de visibilisation se développait et se peaufinait, plus les participants maîtrisaient les possibilités des activités de cette infrastructure et augmentaient leur temps de parole et de présence par un DST que chacun acceptait de diffuser en plein coeur des Habitations Boyce-Viau, lors du Festival des films de Boyce-Viau qui s’est tenu à la fin des étés 2008, 2009 et 2010 devant un parterre de plus de 100 personnes à chaque année, invités qui étaient des pairs, des amis, des membres des familles, des personnes d’autres organismes communautaires, des politiciens, des bienfaiteurs, des journalistes, etc.

Chaque participant/partenaire possédait une définition personnelle d’un DST. Par exemple, pour Diana, 9 ans à l’époque, un DST, « c’t’un genre de vidéo, avec un thème, soit l’amitié, soit la vie dans l’plan, la sécurité. […] Tu dois prendre des photos, tu dois enregistrer ta voix, pis il faut que tu sois toute seule ou avec d’autres »[23]. Pour Véronique Morissette, alors intervenante au « secteur ados » du Centre des jeunes Boyce-Viau (CJBV), mais aussi monteuse de DST et aide à la technique lors du Festival des arts de Boyce-Viau (FABV), c’est un « puissant outil qui permet de prendre sa place en partageant ce qu’on a à dire »[24]. Pour Pierre Boudreau, policier sociocommunautaire au poste 23 qui a participé à deux DST, c’est « une très belle aventure […]. J’ai réalisé l’importance de cet outil dans la valorisation des individus... »[25]. Pour Serge Villandré, alors directeur du Secteur Est de l’Office municipal d’habitation du Québec (OMHM) et maintenant directeur général adjoint, un DST est « un outil qui permet de comprendre ce que les résidents vivent »[26]. Et pour l’anthropologue, un DST est « une manière de dire et de partager des fragments de notre vie et qui nous sommes à un moment précis de notre vie ».

Ces définitions mettent en évidence les intentions et les appropriations de l’outil et méthode de recherche « DST » par ces personnes, intentions et appropriations teintées des positions sociales et professionnelles de chacune d’elle. Une enfant, une intervenante, un policier, un directeur d’opérations et une anthropologue, et les citations sélectionnées le soulignent, ont à la fois des points de convergence et de divergence dans leur manière de concevoir, d’utiliser et par conséquent, de visibiliser cet outil et cette méthode de recherche. Ainsi, pour l’enfant qui est Diana, s’amuser est important ; pour l’intervenante qui est Véronique, offrir des espaces de réflexion sur ses actions et sa vie prime ; pour le policier sociocommunautaire qui est Pierre, développer une capacité de s’exprimer pour s’affirmer devient une nécessité ; pour le directeur d’opération en complexe d’habitation sociale qui est Serge, cultiver un sentiment d’appartenance à son milieu de vie est fondamental ; et pour l’anthropologue qui est Karoline, favoriser et accompagner le passage de moments autobiographiques du privé au public est essentiel.

Diana et Amélie travaillent leur DST intitulé « Les meilleures amies »

Figure 2

Crédit photos : Karoline Truchon

Figure 3

Crédit photos : Karoline Truchon

Figure 4

Crédit photos : Karoline Truchon

-> Voir la liste des figures

Visionnez les quatre DST suivants pour ressentir ce qu’est, et n’est pas, le DST pour vous :

Comme la majorité des praticiens formés au Story Center, nous avons adapté la méthode enseignée aux besoins des personnes avec qui nous travaillions. J’utilise le « nous » car après avoir été formée en juin 2007 au Story Center à Berkeley, j’ai formé deux autres personnes qui travaillaient au Centre des jeunes Boyce-Viau afin que nous puissions offrir la possibilité de coproduire des histoires digitales à plus de personnes, dans différents contextes. Pour ma part, je travaillais plus précisément avec des enfants, et il me fallait être plus souple et plus succincte dans ma manière de travailler. Je n’ai donc pas utilisé la formule du cercle de partage, première étape préconisée par le Story Center. J’ai choisi de demander aux enfants : « Si tu voulais faire un film, tu le ferais sur quel sujet ? » ; et aux enfants intéressés, je répondais : « Tu vas le faire, ton film » ; puis nous débutions le processus qui consistait à d’abord scénariser oralement l’histoire, à ensuite prendre des photos ou fouiller les archives personnelles de la personne, faire un tri dans ces photos, enregistrer le texte lié à chacune des photos. Ensuite, j’effectuais le montage ou demandais à une personne extérieure au projet de recherche de le faire avant que l’enfant approuve celui-ci ou demande des corrections.

Véronique Morissette, alors intervenante au secteur ados du Centre des jeunes Boyce-Viau et maintenant coordonnatrice-clinique, travaillait avec des femmes adultes. Elle a suivi de manière plus systématique la méthode enseignée par le Story Center, du fait que celle-ci répondait à une pratique d’intervention et à un souci pédagogique. Véronique a effectué le montage des projets et les a fait approuver par les participantes. Olivier Donati, animateur au secteur enfants du Centre des jeunes Boyce-Viau, travaillait également de manière différente : alors que les équipes d’adolescentes voulaient réaliser leur projet ensemble sans l’aide d’adultes, les équipes d’adolescents souhaitaient travailler côte à côte avec Olivier du début à la fin du processus. Il a donc accompagné les processus de scénarisation et de documentation visuelle et sonore tout en montant avec les adolescents les projets de digital storytelling. Par ailleurs, contrairement aux ateliers de formation du Story Center qui suggèrent de mener le projet de manière intensive sur des périodes d’une à trois journées, Véronique, Olivier et moi avons axé la coproduction des projets sur plusieurs semaines afin de créer des « liens empathiques » (Tamas 2009) entre nous et les coréalisateurs, et entre les coréalisateurs.

Figure 5

Véronique visionne avec Nicolas son DST avant la présentation officielle au Festival des arts de Boyce-Viau en août 2010

Véronique visionne avec Nicolas son DST avant la présentation officielle au Festival des arts de Boyce-Viau en août 2010
Crédit photo : Karoline Truchon

-> Voir la liste des figures

Cinq pratiques de DST ont donc été développées pendant les trois années de ma recherche : 1) par thématiques (« Mon Afrique à moi », « Ce que c’est que d’être parent ») ; 2) par groupes de résidents (les mamans de l’atelier d’art thérapie avec Marie Eykel[27], « L’Art dans tous ses états » ; le Comité 9-11 ans qui a souhaité montrer ce que c’est que de vivre sur le « plan » Boyce-Viau) ; 3) par événements (le Défi Soccer, Police Académie, « La sécurité dans mon quartier ») ; 4) par intérêts personnels (l’amitié, les animaux préférés, les vedettes, les activités du quotidien et extraordinaires, les gangs de rue, etc.) ; et 5) par des intervenants qui ont une influence sur le quotidien des résidents du complexe d’habitations sociales (les animateurs et intervenants du Centre des jeunes Boyce-Viau, une intervenante de Tandem travaillant les questions de sécurité dans Hochelaga-Maisonneuve, les policiers communautaires du poste 23, divers artistes et photographes, etc.). Nous avons remarqué que le printemps, l’automne et l’hiver sont des saisons plus propices pour réaliser des projets thématiques de longue durée et des projets réunissant des groupes de résidents, tandis que l’été, avec son esprit plus festif et moins scolaire, est mieux adapté aux projets personnels et en petits groupes aux affinités similaires.

Nous avons été étonnés de remarquer, lors des partages des DST, le respect avec lequel ils ont tous été accueillis, malgré les rivalités et petites chicanes entre les coréalisateurs. Certains DST étaient drôles, d’autres touchants. Mais toujours, ils révélaient avec humilité une parcelle des réalités des personnes qui avait coréalisé le DST, et il est possible que cette humilité dans les narrations de soi a favorisé une intention de non-jugement par les pairs, les amis, la famille et les divers partenaires lors des présentations au cours des trois festivals de films organisés dans la cour intérieure des Habitations Boyce-Viau. En effet, en initiant cette activité de digital storytelling, nous n’avons jamais souhaité dire qu’un DST était « bon » et un autre « pas bon », ni qu’un était meilleur qu’un autre : les DST, et les témoignages qu’ils proposaient, étaient tous importants pour nous, et chacun pour des raisons singulières, sans hiérarchisation d’éléments qui seraient « méritoires » et d’autres, « moins méritoires ». Peut-être que cette intention a été ressentie par les coréalisateurs et les personnes du public. Les multiples commentaires positifs et demandes de poursuite du projet[28] reçus ainsi que les observations faites pendant les festivals de films et autres moments de partage des DST permettent de penser qu’il y a eu de la reconnaissance individuelle, interpersonnelle et communautaire, mais nous n’avons pas documenté celle-ci de manière aussi systématique que les mécanismes de production et de diffusion des projets de digital storytelling.

Figure 6

Myana interviewe un joueur de l’Impact lors du Défi Soccer 2009 pour scénariser ensuite son DST

Myana interviewe un joueur de l’Impact lors du Défi Soccer 2009 pour scénariser ensuite son DST
Crédit photo : Karoline Truchon

-> Voir la liste des figures

Figure 7

Entourée de ses amis, Océlina « voit » et « reçoit » son DST projeté sur l’écran géant du mur d’un des bâtiments

Entourée de ses amis, Océlina « voit » et « reçoit » son DST projeté sur l’écran géant du mur d’un des bâtiments
Crédit photo : Martin Houle

-> Voir la liste des figures

Figure 8

Une partie de la foule lors du Festival des films de Boyce-Viau en août 2010

Une partie de la foule lors du Festival des films de Boyce-Viau en août 2010
Crédit photo : Martin Houle

-> Voir la liste des figures

La coréalisation de digital storytelling a également constitué une méthode et une posture de recherche qui ont permis de ré-envisager de manière réflexive le rôle de l’anthropologue. Méthode, car manière de faire, et posture, car manière d’être. C’est l’intersection fluide et constante du faire et de l’être qui caractérise mon utilisation du digital storytelling comme anthropologue. J’étais intéressée comme chercheure à participer à la cocréation de connaissances réciproques fondées sur des réalités et non sur des réalités anticipées et imaginées. Dans cette démarche autant épistémologique que méthodologique qui défie la posture dominante unidirectionnelle campant « un observateur étranger » dans « l’antériorité, l’extériorité et la supériorité par rapport à la société de l’observé » (Laplantine 2011 : 45), il s’agissait de se co-engager dans « des savoirs produits dans l’agir et le rapprochement » (Saillant et al. 2011 : 34), dans « une interaction de proximité » (ibid. : 26) où « des normes d’interaction établissent le cadre possible de l’interstice anthropologique » (Daveluy 2011 : 85). Cet interstice est « un lieu inoccupé », vide, qui « devient anthropologique quand une relation s’établit et est reconnue de part et d’autre » (ibid.). Ces manières de faire (méthode) et d’être (posture) rendent possible une « anthropologie du nous » (ibid.). Ainsi, la méthode et la posture adoptées aspiraient à débusquer et à proposer une solution aux rapports hégémoniques contestés par plusieurs anthropologues (Lévy 2011 ; Saillant et al. 2011, notamment).

Il me fallait par ailleurs repenser la hiérarchie de la place de l’anthropologue dans ce « nous ». Je considère que l’anthropologue, au lieu d’être au centre de la relation, même quand elle est l’initiatrice de celle-ci, fait partie du cercle relationnel au même titre que les autres personnes. Elle ne détient pas de statut plus important que les autres malgré, ou grâce à, son rôle d’anthropologue. Cette dé-hiérarchisation est capitale pour l’existence d’un « nous », certes anthropologique ou sociologique, mais d’un « nous » qui se tient seul, sans connotation disciplinaire. Autrement, le « nous » demeure hégémonique malgré ses propensions discursives à affirmer le contraire. J’ai donc adopté au cours de cette recherche utilisant le digital storytelling comme un outil de visibilisation une posture qui aspirait à « déhiérarchiser le nous » (Truchon 2014 : 173-177) en étant à la fois partie prenante mais aussi partie donnante.

Cette méthode et cette posture de la « déhiérachisation du nous » incitent à la construction d’une nouvelle « culture partagée » qui n’existait pas avant la rencontre de toutes les personnes mobilisées.

[L]a culture partagée [réside dans] cet ensemble de processus, non sans aspects conflictuels, d’adoption réciproque, de négociation, de redéfinition, de resémantisation et de coconstruction de termes, de pratiques et d’objets qui n’appartiennent pas à une culture, mais qui oscillent sans cesse entre un contexte social et un autre [et au sein desquels] chaque passage comporte une transformation […] où les concepts rebondissent d’un milieu social à l’autre.

Mauss, paraphrasé par Favole 2011 : 56

Accepter de partager avec les personnes avec qui j’effectuais ma recherche mes aptitudes de réalisatrice de projets de digital storytelling a contribué à cette cocréation de connaissances par des témoignages de résidents des Habitations Boyce-Viau et de personnes de leur entourage. Occuper un rôle d’observatrice étrangère en retrait quand je possède les habiletés demandées par les personnes avec qui je travaillais aurait été une reproduction du regard surplombant duquel ces personnes aspirent à se libérer depuis longtemps (McAll et al. 2001) et n’aurait pas favorisé cette « culture partagée » qui s’est développée au cours des trois années de ma recherche. Après la première année, des résidents des Habitations Boyce-Viau me demandaient quand aurait lieu la prochaine édition du Festival des arts et quand ils pourraient faire des DST, ce qui suggère que pour une partie des résidents, cette culture de la visibilisation était partagée et appréciée, bien que des enjeux de pouvoir aient été présents au cours du processus[29].

Figure 9

Daphnée et moi discutant de son prochain DST en juillet 2009

Daphnée et moi discutant de son prochain DST en juillet 2009
Crédit photo : inconnu

-> Voir la liste des figures

Conclusion

Le digital storytelling utilisé comme outil de visibilisation de personnes peu vues, entendues et reconnues dans les espaces médiatiques, politiques et académiques a permis de visibiliser des témoignages qui, comme le résume de manière engagée et assumée Francine Saillant, constituent :

[D]es expressions des altérités, en même temps qu’un moyen, pour diverses catégories d’étrangers et de personnes et collectivités minorisées et discriminées, d’arriver par la voix ou l’image à se faire entendre et voir. Se faire entendre, c’est-à-dire que la voix puisse avoir écho et réponse, mais aussi que cette voix soit recevable et reconnue. Se faire voir, c’est-à-dire ouvrir un espace pour des images qui font apparaître les sujets, leurs droits lésés, leurs revendications, leurs actions, leurs victoires.

Saillant 2011 : 3

Le digital storytelling comme outil de visibilisation a donc constitué au cours de ma recherche doctorale une réponse à l’exigence de visibilité qui prévaudrait dans nos sociétés contemporaines et au sein de laquelle il faudrait être visible pour exister (Aubert et Haroche 2011 ; Heinich 2012). Elle l’a été toutefois selon les critères des personnes qui ont coréalisé les témoignages numériques, avec leur propre voix, images et scénarisation.

Cette réponse à l’exigence de visibilité s’est également inscrite comme une action qui, au contraire d’un recentrement vers soi par des récits autocentrés que l’industrie médiatique de masse valorise et encourage par leur sélection et leur diffusion, se voulait liante et respectueuse car également ouverte aux ressemblances aussi bien qu’aux différences. Conséquemment, les projets de digital storytelling se sont insérés dans une infrastructure de visibilisation qui espérait stimuler les échanges et les liens sociaux pour précisément aller au-delà d’un enfermement narcissique sur lequel reposent certains récits privilégiés par l’industrie médiatique. En ce sens, notre utilisation du digital storytelling a tenté de mettre en place « des pratiques génératrices de connaissances » (Bouvier 2005 : 13) que les résidents et les personnes qui travaillent avec eux de même que moi avons voulu insérer à côté de ces grandes institutions idéologiques que sont les médias. Et nous avons décidé de le faire en ajoutant des voix liées les unes aux autres, tout en conservant l’unicité de chacune, afin de diversifier les récits proposés sur le logement social en ajoutant les témoignages-vidéos de personnes qui habitent et travaillent au sein d’un tel complexe à Montréal, et pas exclusivement par des personnes extérieures aux réalités de ce milieu de vie, comme le regard médiatique l’est généralement.

Le digital storytelling comme outil de visibilisation s’est également avéré une méthode et une posture de recherche s’inscrivant dans une perspective de décolonisation méthodologique (Tuhiwai Smith 1999 ; Lévy 2011). En pratiquant une anthropologie impliquée axée sur une compréhension mutuelle de la chercheure et des personnes avec qui elle travaille dans le rendu narratif de leurs témoignages par des projets de digital storytelling, l’anthropologue est une citoyenne active de la société : d’une part, elle efface cette construction artificielle entre « les personnes que nous étudions » et « les personnes qui étudient ces personnes » (Fletcher et Cambre 2009 : 17-18) et, d’autre part, elle contribue à cocréer et codiffuser des fragments de réalités de résidents des Habitations Boyce-Viau et les personnes de leur entourage qui respectent leurs choix représentationnels et, ainsi, les humanisent par une incarnation autre que celle du « pauvre » qui a besoin d’aide et de pitié.

En résumé, le digital storytelling comme outil de visibilisation potentiellement porteur de reconnaissance ainsi que comme méthode et posture de recherche offre aux anthropologues et aux participants de leurs recherches des occasions de réflexivité aussi bien sur les vidéos-témoignages que sur leurs modalités et contextes de conception, production, dissémination et réception, tout en permettant d’investiguer les questions entourant les postures de chacun. Ce type d’utilisation et de conception du digital storytelling contribue par ailleurs à des théorisations de méthodologies de même qu’au développement de nouveaux modes relationnels et éthiques dans des projets utilisant l’audiovisuel dans des recherches anthropologiques autrement que comme simple outil générateur de données ‒ des avenues tout aussi prometteuses qu’essentielles au renouvellement de la discipline. Et une de ces avenues à creuser est celle qui explorerait le lien entre la reconnaissance – un aspect présent mais pas théorisé au sein de cette recherche – et les théories de la réception médiatique, car la participation des récepteurs des projets de digital storytelling n’est jamais certaine (Gradinaru 2015). Connaître les modalités qui favorisent la réception de ceux-ci ajouterait aux connaissances que nous avons déjà – et auxquelles contribue ma recherche – sur la conceptualisation, la production et la dissémination, tout en créant une conversation entre tous les éléments du digital storytelling.