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Chez François Laplantine un oeil est regard, l’autre est rythme. Un oeil est décentré, l’autre (plus petit et en léger retrait) est réflexif. Le rapport visuel de l’ethnographe à ce qui l’environne n’est pas de l’ordre du radar, qui décrit sans affect (Laplantine 1996) ; il ne verse pas dans l’élaboration d’un modèle qui fige et fixe, mais dans la description du modal, qui fluctue par alternance entre des processus d’objectivation et de subjectivation (Laplantine 2005) ; il n’est pas solitaire, qui ne laisse pas place à l’altérité chez soi et en soi (Laplantine 2012) ; il ne cherche pas à embrasser une totalité panoramique ou médiatique, mais à porter son attention en direction de tout petits liens, bribes, détails, graduations et différences de spectre (Laplantine 2003).

Si nous sommes « entre quatre yeux », ce n’est pas une enquête qui est menée – F. Laplantine a toujours critiqué cette terminologie par trop policière – mais une disposition et un dispositif qui s’organisent. Comment l’observateur (son regard et ses affects), les scènes de la vie quotidienne (leurs rythmes et leurs modalités), l’observé (toujours décentré et autres) et l’observation (réflexive et stimulée par des détails) peuvent-ils participer à la connaissance scientifique ? Comment mettre l’imagination et l’intelligence au travail en alliant de concert les affects et les percepts ?

À ce titre, Tokyo, ville flottante. Scène urbaine, mises en scène, paru en 2010 dans la collection dirigée par Nicole Lapierre chez Stock, est un objet rare. Professeur invité à l’université de Tôkyô en 2008-2009, l’anthropologue, surtout connu pour être fin connaisseur du Brésil, met à l’épreuve du Japon sa méthode d’ethnographe chevronné. On y retrouve au fil des pages, racontés sur le mode de la découverte d’un nouveau terrain, les aspects caractéristiques d’une méthode que le fondateur du CRÉA (Centre de recherches et d’études anthropologiques) de l’Université Lumière‒Lyon II a progressivement mise en place au long de sa longue et prolifique carrière.

La première partie de l’ouvrage (qui en compte deux) est une expérience de regard « borgne ». F. Laplantine semble décrire « à plat » – sans effet de perspective autre que son propre dépaysement – ce qu’il perçoit de la vie quotidienne tokyoïte. Une pléthore d’aspects apparaît alors à la mesure de ce que l’on nomme, par effet de distance et d’exotisme, l’Extrême Orient. Tout est en effet décrit comme extrême : la retenue, le confinement, le consumérisme, le dépouillement, l’adaptabilité, la discipline, le raffinement, la précision, la modernité, etc. Ce seul point de vue ne pourrait satisfaire que ceux que l’altérité aveugle, ceux pour qui l’Autre consiste principalement en un effet de contraste qui ne parle que d’eux-mêmes. Mais F. Laplantine introduit rapidement du doute et cela devient passionnant.

Au-delà des idées reçues et des clichés, un rythme s’installe, l’autre oeil se décille et déploie une première mise en perspective, d’ordre dialogique. La balance cesse de pencher fixement d’un côté de l’extrême, se met en balance, et s’infléchit par alternances. La description se fait par clignotement ; une connivence (du lat. conivere, « cligner ensemble ») s’établit : « l’extrêmement confiné » ne peut se comprendre sans les rapports wa/ (和/洋nippon/occidental, p. 83) et uchi/soto (内/外intérieur/extérieur, p. 215) ; « l’extrême retenue » ne prend sens que si l’on considère les tendances opposées et complémentaires du tôfu/saké (豆腐/酒, entendus par Laplantine comme opposition réservé/exubérant, p. 33, 153) ; « l’extrême discipline », que lorsqu’on considère les tendances ningen/otaku (人間/オタク, social/asocial)[1], etc. Certes, nous connaissons cette architecture générale de l’ambivalence nippone, celle qui se résume dans les guides de voyage sous la forme archétypale « Le Japon : entre modernité et tradition ». Mais cette remontée du fleuve des poncifs, trop rarement décrite par les ethnographes, nous mène en terre inconnue. Un glissement s’opère.

F. Laplantine ne situe pas ces oppositions complémentaires dans le registre de l’intellection. Il ne cherche pas à comprendre ces ambivalences, mais à les montrer, à les déplacer dans le champ de la perception. Il écrit : « Je me trouve confronté non pas intellectuellement, mais perceptivement à des apories » (p. 33). Il s’agit alors de revisiter ou, plus précisément, de « re-scénariser » l’optique première.

Grand cinéphile, passionné de cinéma japonais, d’autres scènes de la vie quotidienne le hantent, celles qu’il a regardées dans les salles obscures, sur les écrans des cinémas et de sa télévision. Ces images, il les place en contrepoint de ce qu’il observe dans les rues. Il écrit :

Je ne cesse de me demander à mesure que je regarde ces images [du cinéma japonais], comment des hommes et des femmes si affables peuvent devenir si méchants à l’écran et comment un si grand raffinement du goût peut devenir un dégoût. Cet univers violent du cru, du brut et du brutal est en effet exactement l’inverse (ou l’envers) de ce qui m’est donné à voir à Tokyo. Adieu à l’univers consensuel de la japonité radieuse […] bienvenue dans celui des pulsions, du sang, de la chair meurtrie et des corps torturés.

p. 158

La ligne de partage entre la réalité de la rue et celle de l’écran est rompue, la scène urbaine devient une mise en scène dont il s’agit de décrypter la dramaturgie propre. F. Laplantine entreprend alors « un travail de rescénarisation, voire de contre-scénarisation procédant à une dénormalisation de ce qui paraissait normal » (p. 186). La pensée se fait idéographique ou figurale (Lyotard 1971), qui ne peut rester sourde aux images et à l’imaginaire. L’ethnographe devient ethnocinématographe.

Il compare longuement, avec précision et finesse, les techniques de montage cinématographique japonaises et les nôtres, de l’ordre de la liaison et du glissement pour les premiers, de la séquenciation pour les seconds. Il confronte les dispositifs formels, durée des plans et distance de la caméra pour les premiers, « ping-pong hollywoodiens du contre-champ » (p. 164) pour les seconds. Il examine le cadrage, « souvent déserté par les personnages, dans un plan non centré [qui] ouvre à un imaginaire du hors-champ [et à] une puissance du vide » (p. 167) pour les premiers, centré sur les personnages, voire aussi sur un vide, mais alors perçu comme « absence » chez les seconds. Il mobilise conjointement un vaste corpus littéraire. Au final, par ce recours au contre-champ fictionnel, F. Laplantine propose « un Tokyo rescénarisé » (p.  191) d’une profonde justesse.

Si les japonistes peuvent y trouver une matière précieuse et peu exploitée, la lecture de l’ouvrage vaut aussi par le cheminement dans lequel elle engage le lecteur. Le passage progressif d’une description idiote[2] puis dialogique à une rescénarisation ethnocinématographique et littéraire a valeur, me semble-t-il, de démonstration. L’anthropologie modale et la pratique de « l’envers du décor » mises en place par F. Laplantine montrent dans ce texte leur portée opérationnelle : il est possible, et il convient, de placer la fiction en négatif du terrain vécu dans l’ordinaire du quotidien.

Il s’agit ici de bien distinguer la négation du négatif. Une négation oppose le dire et le taire, le montrer et le cacher, le réel et la fiction. Le négatif, pour sa part, intervient dans les choix qui actualisent du dire en dit, du montrer en montré et de l’imaginaire en imaginé. De ce fait, loin de s’y opposer, le négatif participe pleinement à la production des images, des récits et des scènes sociales. Il déplace l’attention vers l’apparaître des images et le devenir des sujets. Ce faisant le négatif introduit la prise en charge d’une trahison existentielle du sujet, (« trahison » du lat. trans-dare, « qui donne au travers, qui transmet »), d’un principe d’indétermination à l’égard de ce que l’on observe (Heisenberg), de soi (Freud), de ce que l’on peut dire et montrer (Wittgenstein), des valeurs que l’on mobilise (Bataille) et de l’organisation en société (Kafka). Si le sujet humain et les scènes de la vie ordinaire trahissent leur négatif[3], reste à trouver sous quelle forme et à quels moments.

F. Laplantine défend l’hypothèse que les productions fictionnelles mettent justement en scène le négatif du quotidien de la rue et de la vie ordinaire des individus : « la partie de soi qui nous attire et nous répugne à la fois parce qu’elle est effrayante, la littérature va la décrire et la raconter, et le cinéma va la montrer » (p. 150). Ce qu’introduit ce travail du négatif n’est pas une simple contradiction (qui relève de la négation), mais une sortie de l’indifférence, une lutte active contre le neutre : d’une part, la naturalisation de la fiction[4] et, d’autre part, la formalisation de la nature. Cette lutte passe chez F. Laplantine par la critique d’une certaine conception du sujet. Mettre en faille les multiples formes de la trahison du quotidien revient en effet, comme le conclut l’auteur,

[À] prendre de la distance notamment par rapport à nos catégories de langues et de pensées qui organisent toujours notre rapport au monde et aux autres de la même manière : à partir d’un sujet égocentré croyant souvent dur comme fer à une intemporalité et à un absolu du sens. [Réaliser] que nous sommes faits des autres et [renoncer] à affirmer que nous ne devons rien à personne.

p. 215

Mais cette critique radicale de l’identitaire ne va pas sans proposition d’une alternative. Il puise chez Oshima l’idée d’un sujet attentif et attentionné ou « subjectif-actif » (主体的 shutaiteki), le décline en sujet non réflexif ou « subjectif-passif » (主体性 shutaisei) qui forment ensemble une idée rythmique du sujet (主体 shutai). Nous avons certes parfois le sentiment de ne devoir rien à personne (individualisme), ou de tout leur devoir (communautarisme) mais, concrètement, c’est les deux. La connaissance serait donc « vibratoire, […] connaissance du jour et de la nuit alternés » (Laplantine 1999 : 40), en tension dynamique entre le réel et la fiction, le « pour soi » et le « pour autrui », le passé et le présent, la colère et l’amour, l’observateur et l’observé.

Pour la constitution d’un tel regard, il conviendrait de tenir compte d’une incertitude (épistémologique), d’une inquiétude (épistémique) et d’une intranquillité (ontologique). Or, l’image, qui consiste en un « dispositif de production d’un savoir hétérogène » (Didi-Huberman), échappe aux processus discursifs. Par sa capacité synoptique, elle peut permettre de montrer ce qui ne peut se dire, d’échapper à l’unique « ordre des raisons » (Wittgenstein 1961). C’est l’argument principal que défend F. Laplantine : la dimension graphè de l’ethnographie peut mettre en regard la scène et la mise en scène, l’écrit et l’écran, l’observateur et l’observé. Cette perspective vient renforcer la nécessité d’élaborer une anthropologie des images, ce à quoi l’auteur contribue de longue date (Laplantine 2007, 2013).

L’ouvrage propose au lecteur japonisant, cinéphile, anthropologue ou simplement curieux l’expérience d’une pratique du terrain et d’une méthode originales qui se réalisent chemin faisant et comme « à rebours ». Le passage de la rue et des scènes de la vie ordinaire à leur mise en regard (par l’écrit et l’écran) reste lent à se mettre en place. Sur ce point, on aurait apprécié que le prologue soit plus explicite. Car la dimension exploratoire de Tokyo, ville flottante… suit chronologiquement une expérience à laquelle on ne peut prêter sens qu’avec des perspectives que François Laplantine ne présente qu’après les 50 premières pages. De ce fait, les « scènes urbaines » décrites présentent le risque d’être lues (ce fut initialement mon cas) au premier degré, comme une suite de stéréotypes et de clichés. Malgré ses qualités littéraires indéniables, les spécialistes du Japon devront opérer un lâcher prise intellectuel pour poursuivre la lecture de cet ouvrage, qui offre une perspective originale aux néophytes.