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Au cours des années 2000, l’anthropologie américaine a été particulièrement prolifique dans le processus d’élaboration d’une anthropologie des droits humains[1]. Après avoir été plutôt silencieuse pendant de longues décennies, soit depuis la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH) de 1948 – déclaration qu’elle avait mise à distance car elle avait été jugée comme inadéquate pour les « cultures autres qu’occidentales », notamment parce que l’universalisme de ce document apparaissait comme ethnocentrique et semblait faire ombre aux valeurs relativistes et culturalistes de la discipline telle qu’elle était alors pensée aux États-Unis –, l’anthropologie américaine a finalement revu ses positions au cours des années 1990.

Cette révision a été rendue possible grâce à des anthropologues impliqués sur le terrain, pour la plupart des activistes travaillant auprès des populations indigènes dans des ONG comme Cultural Survival ou divers groupes de femmes, confrontés quotidiennement aux répercussions du non-respect des droits sur les groupes auprès desquels ils oeuvraient. Des anthropologues académiques (qui ont par la suite pris le relais) et des publications (par exemple : Messer 1993, 1997) ont permis de relancer le débat au sein de l’anthropologie américaine pour faire de la question des droits humains une problématique centrale pour la discipline, entre autres en distinguant les perspectives d’intervention des activistes, anthropologues ou non, de celles entourant les discussions théoriques à propos de la justice sociale et du renouvellement de l’anthropologie juridique. D’autres auteurs, notamment Richard Wilson (1997, 2001), avaient aussi permis de développer une position originale et critique de l’universalisme abstrait de la DUDH, mais se montraient aussi soucieux d’une lecture actualisée qui faisait une large place à la pluralité intrinsèque des acteurs, de leurs idéologies et pratiques. Au cours des années 2000, des auteurs tels que Goodale et Engle (2007) ont aussi développé une anthropologie des droits humains qui ne se limiterait pas à une anthropologie comparative des systèmes juridiques ou encore des catégories juridiques. Pour ces auteurs, cette anthropologie devrait analyser les situations d’injustice auxquelles sont confrontées des collectivités aux prises avec des manquements graves à leurs droits (au sens occidental ou local), à court ou à long terme. Elle placerait son attention sur les processus entourant le recours aux droits humains comme instruments, pratiques et discours ; elle interrogerait les contextes empiriques des formes d’appropriation des droits humains ; elle s’intéresserait, entre autres possibilités, à leur perfectionnement et à leur réécriture.

Depuis la publication des textes programmatiques de Messer (1993, 1997) et de Wilson (1997, 2001), qui se présentaient comme des plaidoyers pour une révision des positions culturalistes et surtout trop relativistes de l’anthropologie américaine jusqu’à la fin des années 1990, l’American Association of Anthropology (AAA) a instauré son Committee for Human Rights[2] dans lequel ce dernier affirmait, par sa déclaration de 1999[3], un engagement formel de l’Association quant à la reconnaissance des droits humains comme objet d’étude et d’action, sans cependant négliger toutes les avenues théoriques et épistémologiques pertinentes pour l’étude scientifique des pratiques et des discours les entourant. Une bonne majorité d’anthropologues discutant ces questions ont ainsi investi la Political and Legal Anthropology ainsi que sa revue du même nom[4], une section très active du AAA. Pendant les années 2000, les publications provenant des deux côtés de l’Atlantique se sont multipliées et sont venues enrichir cette perspective (Asad 2000 ; Hastrup 2001a, 2011b, 2003 ; Farmer 2004 ; Eberhard 2009 ; Bates 2012) et proposer des concepts originaux, dont celui de vie sociale des droits sur lequel se fonde essentiellement cette contribution.

Dans un article contributoire à un important numéro de l’American Anthropologist dirigé par Goodale sur ce thème, Wilson (2006) a argué en faveur d’une approche des droits humains qui ne soit pas obligatoirement fondée sur des principes définis à l’avance (comme le sont les déclarations onusiennes), mais plutôt sur une observation fine – ethnographique – des principes et des processus qui sont sous-tendus par les pratiques légales liées aux droits humains. Pour Wilson, l’intérêt de cette approche est de saisir le caractère performatif des droits humains, les dynamiques des mobilisations qui s’appuient sur ces mêmes droits et les discours prônés par les différents groupes sociaux, en ce qui a trait aux injustices et ce, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des cadres légaux. À l’instar de Goodale (2006a, 2006b, 2009), il souligne l’importance de distinguer entre une anthropologie « sympathique aux droits et ouvertement activiste », et celle plus « froide et analytique » intéressée par les processus qu’ils sous-tendent et par leur examen attentif. Cette distinction importante n’empêche pas pour autant qu’un dialogue soit possible entre ces deux postures comme c’est fréquemment le cas dans le cadre du travail des anthropologues en collaboration avec des groupes luttant pour le respect de leurs droits. Il s’agit aussi de construire une épistémologie – et une anthropologie – des droits humains et de développer une pensée critique à cet égard. Wilson reconnaît le caractère pluriel, fragmenté et complexe de l’appareil des droits humains, qui renvoie à un ensemble de principes, de déclarations, d’addenda, etc., qui forment le « corpus des droits humains », contrastant avec l’image monolithique et quelque peu mécaniste trop souvent projetée. Il constate la diversité des acteurs en cause, des instances onusiennes aux cours locales de justice, des gouvernements aux ONG, des activistes aux avocats des droits humains, et bien sûr, des groupes qui luttent pour leurs droits ou que l’on cherche à défendre. Il reconnaît également le caractère toujours vernaculaire (localisé) des droits (humains). Une ethnographie des droits humains devrait permettre de suivre concrètement et au plus près – par le bas – ceux-ci, en cernant les chemins, le langage et les modalités d’actions qu’empruntent les acteurs lorsqu’ils mobilisent (ou récusent) ces droits. Wilson précise :

Cette approche nous entraîne au-delà des théories de l’universalisme et du relativisme logiquement cohérentes, mais empiriquement invraisemblables, pour examiner […] ce que les personnes disent qu’ils font avec les droits de l’homme et ce qu’ils font réellement des droits humains dans des domaines spécifiques de la contestation politique. Les types de questions que nous pourrions nous poser incluent : quel genre de pratiques sociales sont intégrées dans les revendications des droits (par exemple, les réseaux de parenté, les idées d’une communauté religieuse) ? Comment les différents acteurs sociaux comprennent-ils les diverses revendications, les immunités, les privilèges et les libertés énoncés dans le langage des droits humains ? Comment les appliquent-ils ou les rejettent-ils ? Et qu’espèrent-ils atteindre ce faisant ?

Wilson 2006 : 78

La perspective préconisée est donc fortement empirique, et c’est depuis cette empirie qu’un travail conceptuel et épistémologique pourrait émerger.

Dans deux contributions récentes (Saillant et Truchon 2012 ; Saillant 2014a), cette approche, qui a le mérite de jeter un regard ouvert et réaliste sur le phénomène dorénavant globalisé des droits humains[5], a été discutée en suggérant, à l’instar de Wilson mais aussi de la plupart des auteurs inscrits dans ce courant de l’anthropologie des droits humains, l’importance de prendre pour point de départ les acteurs premiers des droits, soit les groupes minorisés[6] et ceux qui mobilisent « avec » ou « pour » eux les droits, leurs discours et leurs instruments.

Dans une première contribution, il s’agissait de proposer, dans un ouvrage collectif (Saillant, dans Saillant et Truchon 2012)[7], un examen de divers mouvements et groupes sociaux localisés au Québec ou ailleurs dans le monde (personnes handicapées, LGBT, souffrant de problèmes de santé mentale, immigrants et réfugiés, Autochtones, femmes, etc.), et de saisir la part du recours aux droits humains dans leurs discours, leurs pratiques et leurs représentations. L’examen de la vie sociale des droits, au sens où l’entendait Wilson, consistait, dans ce premier ouvrage, à tenter de comprendre, à partir des études de cas, la formulation, ancienne ou récente, des situations d’injustices en termes de droits humains. Plusieurs méthodes ethnographiques furent ainsi mobilisées par les contributeurs, notamment l’analyse de discours, de répertoires d’actions ou encore d’interactions entre les ONG et les mouvements sociaux et les gouvernements. Cette contribution ne permettait toutefois pas de suivre dans chaque cas, avec toute l’attention voulue, la vie des droits humains dans toutes leurs facettes et manifestations, les auteurs n’ayant pas nécessairement, en amont de leurs contributions, effectué leur ethnographie dans cette perspective. Il s’agissait plutôt de convier des collègues oeuvrant dans des perspectives limitrophes (par exemple économie politique, mouvements sociaux, études autochtones, mouvements des migrants) à participer à une discussion sur les droits humains afin d’explorer l’intérêt d’une approche anthropologique de ces derniers sur leurs terrains respectifs. Toutefois, la mise en perspective de différentes situations vécues par une variété de groupes minorisés grâce l’ouverture créée par cette anthropologie constituait, pour le monde francophone et canadien, une première contribution.

Dans le second cas (Saillant 2014a), il s’agissait d’une expérimentation théorique et méthodologique sur la vie sociale des droits depuis une question, celle des réparations des torts passés liés à l’esclavage au Brésil, depuis un mouvement social, le mouvement noir. Ce terrain s’intéressait à la notion de réparation, à la fois sur le plan moral (faut-il réparer, pourquoi, comment, eu égard à quel préjudice ?) et juridique (les réponses du droit aux demandes de réparations, l’usage de l’histoire par le droit et l’interrelation entre le juridique et le politique, notamment les mesures et programmes des États). Avec le débat sur l’esclavage comme crime contre l’humanité[8] qui s’est affirmé au cours des années 2000 dans le cadre des instances onusiennes, la notion de réparation s’est imposée dans l’agenda international des droits humains. Considérant les réparations de torts historiques comme une question relevant de ce domaine, l’idée de réparation et ses corollaires dans la société globale brésilienne, et spécifiquement celle reliée au thème de l’esclavage[9], a été suivie ; il a été aussi possible de repérer l’évolution, les manifestations, les répercussions, les appropriations, les expressions depuis un mouvement social particulier, le mouvement noir, puisque les descendants des esclaves en étaient les principaux revendicateurs. À ces enjeux s’ajoutèrent l’analyse des résistances aux demandes de réparations, des réponses de la société globale et des institutions, des interactions entre le mouvement et ses principaux interlocuteurs. Des secteurs variés de la société brésilienne ont fait l’objet d’observations et d’entrevues, notamment les organisations politiques noires, les ONG, les organisations religieuses, culturelles et patrimoniales[10]. Cet ouvrage a permis en quelque sorte de tester, à travers une étude de cas précis, une méthodologie susceptible de suivre la vie sociale des droits en l’appliquant à un objet encore très peu exploré dans le courant théorique privilégié. Comme la plupart des études de ce courant se penchent sur le recours aux droits humains dans des sociétés autres qu’occidentales, nous avons jugé essentiel d’examiner ces enjeux dans une société comme celle du Québec qui, en principe, accepte le régime des droits et ne les considère pas comme un « obstacle culturel » en soi, au sens où cela s’est produit dans les sociétés chinoise ou africaines, par exemple.

C’est ainsi qu’une vaste recherche en cours dans le cadre du projet InteR-Reconnaissances menée sur plusieurs fronts vise à mobiliser la mémoire des droits dans le milieu associatif et la société civile québécoise telle qu’elle est élaborée par des acteurs activistes impliqués dans des causes de soutien à des groupes minorisés, et ce, depuis les années 1960 jusqu’au début des années 2010[11]. Nous présenterons les éléments contextuels de l’émergence de l’étude ainsi que sa méthodologie générale pour ensuite examiner spécifiquement les luttes menées par les groupes communautaires québécois[12] dans le secteur de la migration autour : 1) du cadre légal en immigration et refuge ; 2) de la problématique spécifique du travail. La conclusion permet de revenir sur certains des éléments conceptuels proposés précédemment.

Mouvement communautaire, mémoire et vie sociale des droits  Émergence et méthodologie du projet InteR-Reconnaissances

Depuis une cinquantaine d’années, divers groupes sociaux, qu’ils se soient construits sur la base du genre, de la race, de l’ethnicité, ou de toute autre forme de différence revendiquée en tant que dimension positive de l’identité (Saillant et Laplantine 2009) se sont déployés en promouvant la diversité et la justice, la santé psychologique et l’intégrité morale, la participation sociale (Honneth 2002, 2006, 2007 ; Renault 2004, 2008) mais aussi les droits (Saillant et Truchon 2012), avec pour horizon la mise en oeuvre de la promesse égalitaire citoyenne de la modernité. La reconnaissance du pluralisme interne des sociétés, le renouvellement juridique, marqué à la fois par des lois et des chartes, tout comme l’assouplissement de certaines normes et valeurs (Lechner et Boli 2000 ; Inda et Renato 2001 ; Sélim 2005 ; Abélès 2006, 2008 ; Touraine 2007) ont contribué à la visibilité de ces mouvements. Ces derniers ont aussi participé à la diffusion de propositions culturelles et de politiques pluralistes et transformatrices de la société dans son ensemble (Snow, Soule et Kriesi 2004 ; Leung 2005 ; Della Porta 2006).

Dans le contexte de la modernité, marquée par la fin des grands récits, les acteurs des mouvements sociaux et des groupes de la société civile ont largement recours aux micro-récits et aux récits d’expériences pour traduire des réalités liées aux droits et à leurs manquements en puisant à la subjectivité des acteurs à travers le témoignage (Saillant 2011a, 2011b), un moyen privilégié d’apparition et de visibilisation des sujets acteurs dans l’espace public (Touraine 2007). Ce n’est que depuis peu que le « travail du témoignage » réalisé par les groupes de la société civile (ONG, groupes communautaires, mouvements sociaux, groupes minorisés) dans un but de mise en circulation et de révélation de certaines exactions et de quête de reconnaissance (Fassin 2004 ; Fassin et Rechtman 2007 ; Saillant 2011a, 2011b) est problématisé. Il est cependant rarement exploré sous l’angle de l’autocréation mémorielle, en particulier par les groupes minorisés en tant qu’auteurs, acteurs et créateurs, un angle privilégié dans ce projet. Les manifestations sociales et culturelles propres à ces mouvements, qui s’inscrivent dans le registre des demandes de droits (Rancière 2005), de leur narrativité et de leur performativité (Saillant 2011a, 2014b), font aussi largement appel aux témoignages directs et indirects et font office de critique culturelle des représentations hégémoniques qui concernent des sujets-victimes minorisés, potentiellement transformés en sujets acteurs.

L’importance pour ces groupes de faire apparaître avec, pour et au nom de leurs membres – leurs visages –, au sens plein comme au sens figuré, de faire entendre leurs paroles, individuelles et collectives, de faire reconnaître les expériences diverses, s’est ainsi accélérée (Rancière 1995 ; Saillant, Clément et Gaucher 2004 ; Snow, Soule et Kriesi 2004 ; Saillant et Gagnon 2006 ; Blais 2008 ; Lamoureux 2008 ; Saillant et Truchon 2008).

Au Québec, le mouvement communautaire, représenté par des organisations de services et de droits représentant une bonne partie de la société civile[13], et avec lui les mouvements sociaux associés aux groupes minorisés, se sont approprié le langage des droits favorisant l’émergence d’un discours commun (Sommier 2003 ; Brysk et Shafir 2004 ; Engle 2006 ; Goodale et Engle 2007 ; Saillant et Truchon 2012) et la possibilité du dépassement de l’hétérogénéité communautariste et l’accession à une forme d’intercompréhension. Ils placent la reconnaissance et les droits au coeur de leurs revendications et comme valeurs de rassemblement en s’appuyant sur des évènements performatifs (Saillant 2014b) et sur le témoignage (Saillant 2011a, 2011b) qui, pris dans toute leur diversité et complexité, se déploient de façon multiforme.

C’est dans ce contexte que le projet InteR-Reconnaissances a été développé pour atteindre plusieurs objectifs, notamment celui de rassembler et d’analyser les témoignages oraux de témoins acteurs du mouvement communautaire québécois dans les différents secteurs d’action (femmes, migrants, LGBT [lesbiennes, gais, bisexuels et transgenres], personnes handicapées, ou souffrant de problèmes de santé mentale). Pour chaque secteur, le récit des acteurs-témoins sur les grandes luttes sociales au sein desquelles les droits ont été régulièrement mobilisés les a amenés, lors d’entretiens extensifs, à s’exprimer sur les raisons des mobilisations, les litiges, les actions menées et les stratégies privilégiées dans ces luttes[14]. Complémentairement à ces entrevues, les évènements artistiques qui ont accompagné les actions ont été répertoriés et plusieurs de leurs créateurs ont été interviewés. Un vaste corpus d’entretiens vidéo et d’objets numérisés – traces des mobilisations – a ainsi été constitué, permettant de saisir ces mouvements à la fois dans leur spécificité et dans leurs interrelations, et comme le titre du projet le suggère, dans leur inter reconnaissance. La codification et l’analyse des entrevues en cours permettent déjà de dégager leurs thèmes majeurs : chronologie et évolution des luttes sociales et en particulier des évènements majeurs, répertoires des actions politiques, juridiques, culturelles, tendances internes aux mouvements, alliances locales, nationales et internationales et modalités d’inter reconnaissance.

Le matériel est analysé de manière à faire ressortir les aspects clés de la mémoire collective du mouvement communautaire entourant les droits, en retenant ses éléments centraux diachroniques et synchroniques, tout en respectant la diversité interne et la transversalité. Le matériel vidéo est aussi intégré à une base de données et codé de manière à faire ressortir les aspects biographiques des témoignages. Les sources autres que textuelles ou vidéo (images, objets) sont scannées et traitées de manière à pouvoir être saisies puis intégrées à la base de données et codées. À cet objectif se greffe aussi celui de créer une plateforme mémorielle en ligne pour les usagers des groupes communautaires[15] et le grand public.

Dans le secteur de la migration, au total 43 personnes ont été interviewées lors d’une première phase. Elles ont toutes milité dans des groupes actifs dans le secteur du soutien à l’expérience migratoire et réfugiée et constituent des acteurs-témoins historiques qui, au cours des années 1960-1970 et par la suite, ont contribué à l’établissement de ce secteur de la société civile au Québec. Elles se sont signalées, entre autres, par les actions qu’elles ont menées pour des causes telles que la régularisation du statut de réfugié, l’intégration des immigrants, la reconnaissance des cultures d’origine, le logement, le travail, la précarité, le bien-être psychologique, le racisme, la discrimination, pour ne nommer que ceux-ci. Des 43 entretiens, 16 d’entre eux ont été retenus parce que les acteurs-témoins avaient en commun d’aborder plus frontalement les actions conduites dans le secteur du travail, sans toutefois s’y restreindre, comme on le verra. Il s’agit de huit femmes et de huit hommes, quelques-uns issus de l’immigration (N=3), pour la plupart militants dans divers organismes de la société civile et d’organismes publics. Certains d’entre eux sont des journalistes ou des juristes. Nous présenterons dans les prochaines sections leurs perspectives et actions dans le domaine de l’immigration et du refuge, puis du travail.

Améliorer la situation des réfugiés et des immigrants par des actions collectives à propos du cadre social et légal

Au cours des années 1960, au Québec, l’action communautaire auprès des immigrants et des réfugiés[16] s’est organisée, comme c’était déjà le cas dans les années de l’Après-guerre, autour de l’arrivée de contingents de personnes qui avaient immigré au Québec à la suite des conflits dans leur pays d’origine, principalement les guerres et les dictatures. À l’afflux, dans les années 1950-1960, d’immigrants provenant d’Europe (Juifs, Italiens, Polonais, Portugais) et déjà intégrés, vinrent s’ajouter, à partir des années 1970, d’autres vagues, telle que celles des Boat-people, des réfugiés politiques d’Amérique latine, surtout du Chili de Pinochet et des Haïtiens qui fuyaient le régime Duvalier, puis des Libanais, des ex-Yougoslaves, des survivants du génocide rwandais, etc. Dans la première décennie, les services communautaires destinés aux immigrants étaient alors peu nombreux, minimalement organisés et souvent soutenus par des groupes religieux, comme l’Église catholique et l’Église unie du Canada. L’action communautaire, telle que nous la connaissons aujourd’hui, trouve son origine dans ces entreprises et les premiers pas des organisations furent d’installer des services de base axés sur les personnes immigrantes et réfugiées mais aussi de développer le milieu communautaire lui-même[17]. Il fallait sensibiliser la population, qui était ignorante de la condition des réfugiés provenant de régions autres que l’Europe et de leurs caractéristiques socioculturelles, et développer une solidarité concrète avec les nouveaux arrivants. Il fallait enfin assurer à ces personnes, comme le signale Raymonde Folco, qui fut présidente du Conseil des communautés culturelles et de l’immigration[18], des conditions de vie décentes. La situation qui prévalait sur le plan du logement illustre bien le type de problèmes auxquels les immigrants étaient confrontés, une priorité pourtant essentielle dans leur installation :

Les plus récentes vagues d’immigration dans les années 1950 et 1960 étaient déjà intégrées. […] et il n’y avait pas vraiment de problème majeur. […] Quand les nouveaux immigrants sont arrivés du Cambodge, du Vietnam en très grand nombre ne parlant pas la langue, ne sachant pas où s’adresser, c’est là qu’on a vu qu’il y avait un besoin au Québec […]. Pour revenir au logement […] ces gens qui venaient d’ailleurs avaient besoin d’aller dans des logements sociaux parce qu’ils avaient très peu d’argent, ils avaient souvent 4, 5, 6 enfants ! […] j’ai visité des appartements, je me souviens d’un appartement […] c’était une famille vietnamienne […] ils avaient trois enfants en très bas âge […] il y avait une porte qui s’ouvrait sur un placard et ce placard était devenu […] son bureau de travail. Alors il étudiait, il travaillait le jour et il étudiait la nuit […]. Les enfants dormaient sur des sièges en plastique, genre chaises de plage […]. C’était ça leur lit. […] Alors, le logement était une des choses sur lesquelles nous travaillions…[19]

À partir des années 1970, parallèlement à des actions sur le terrain de l’intégration touchant les conditions concrètes de l’accueil, de nombreuses actions se sont déployées dans le champ spécifique des droits. Le contexte canadien était en pleine transformation en matière de droits. En effet, le Canada signait, en 1969, la Convention de l’ONU de 1951 relative au statut des réfugiés ainsi que le Protocole de 1967[20], et en 1971 il adoptait sa politique multiculturaliste[21], alors que le Québec promulguait en 1975 la Charte des droits et libertés de la personne[22], souvent mentionnée par les acteurs-témoins comme un moment clé qui a favorisé la modification de certaines lois concernant l’acceptation des réfugiés au pays. Comme le souligne Jean-Claude Leclerc, journaliste au Devoir :

L’utilisation de la Charte des droits et libertés de la personne dans un contexte d’immigration a permis de faire valoir les droits aux demandeurs d’asile. En même temps, son utilisation a impliqué la possibilité de judiciariser les luttes autant en immigration comme en lien avec les droits des minorités.[23]

La judiciarisation des luttes permettait la possibilité, pour les réfugiés, d’avoir recours aux tribunaux et d’invoquer, pour leur défense, les manquements à la Charte. Dans ce nouveau contexte légal, les organismes agissant pour les droits des réfugiés se sont attelés à développer des stratégies en vue de transformer le système de détermination du statut des réfugiés, le fer de lance de leurs actions. De 1972 à 1989, une série d’actions issues du mouvement ont ainsi précédé le processus de changement du système de détermination de statut de réfugié. Par exemple, en 1976-1977, une coalition de 25 organisations, avec le soutien de la Ligue des droits et libertés, s’est mise en place contre la nouvelle loi canadienne sur l’immigration, la loi C-24[24]. Dominique Boisvert, juriste, rapporte que selon la coalition, il était nécessaire de sensibiliser la population et les politiciens au fait que le projet de loi C-24 devait être revu du fait qu’il obligeait les nouveaux arrivants à accepter d’être envoyés en région et à se plier à certaines mesures de sécurité nationale. En 1977, cette coalition a multiplié les manifestations, les articles dans les médias, la recherche d’appuis de personnalités publiques, les rencontres avec des élus. Des militants du Québec, mais aussi de l’Ontario, ont tenté d’influencer députés et sénateurs à Ottawa. La coalition réussit à soustraire du projet de loi la condition de l’envoi forcé des immigrants en régions. Il faut souligner que c’est à partir de cette lutte autour de la loi C-24 que le mouvement en migration a donné naissance au Comité permanent (comité de réflexion autour de l’immigration au Canada), lequel a par la suite favorisé la création de l’actuel Conseil canadien pour les réfugiés (CCR) (1978).

À cette époque, les réfugiés qui étaient reçus par les agents de l’immigration étaient soumis à des entrevues d’admission à distance qui étaient retranscrites et envoyées à un comité à Ottawa. Les organismes étaient conscients des injustices dont étaient victimes les réfugiés, car ils étaient admis ou refusés au Canada selon un processus qui n’était pas du tout transparent, voire arbitraire, et dans lequel il n’existait aucune garantie d’audition ni de mécanisme d’appel des décisions. Dans un tel contexte, le changement de la loi de l’immigration était essentiel afin d’introduire des dispositions qui allaient contribuer à faire prévaloir la présomption d’intégrité dans les demandes des réfugiés et prouver, sans nul doute, d’être un « vrai réfugié » au sens de la Convention de Genève. L’avocat Rick Goldman précise les conséquences de cette situation :

[…] tout ce qui était risque d’erreur était évidemment immense. Et puis là, […] ça prenait énormément de temps […] on n’avait pas pendant une longue période de temps, droit à un permis de travail, il n’y avait pas non plus d’aide sociale pour les demandeurs d’asile. À l’époque, on cherchait par tous les moyens, juste de [faire en sorte] que les gens survivent.[25]

Dans les années 1980, c’est sur la loi C-55, qui devait remplacer l’ancienne loi sur le statut de réfugié (loi C-21), que des organismes tels que le CCR et la Ligue des droits et libertés ont concentré leurs actions et revendications, cherchant à faire retirer cette loi. Il était alors question de la protection des droits fondamentaux des réfugiés en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés. En 1985, le gouvernement tentait de restreindre les droits de ce groupe estimé au Canada à quelque 100 000 personnes, dont 35 000 au Québec seulement. Il ne souhaitait pas ouvrir ses portes et entendre les demandes des réfugiés. L’idée était, pour un réfugié, de pouvoir se faire entendre et d’avoir droit d’appel en cas de décision défavorable consécutivement aux audiences de l’immigration. La loi C-55 fut en dernier lieu votée presque intégralement. C’est finalement l’arrêt Singh[26] qui a permis de supprimer l’arrêt arbitraire des réfugiés, comme le relate Rick Goldman :

Le cas de l’arrêt Singh a marqué un précédent en termes de droits des demandeurs en sol canadien, car ça a été la première fois que s’appliquait la Charte de droits et libertés de la personne dans un contexte de refuge. Cela a signifié reconnaître que la personne a le droit d’avoir une audience orale pour demander l’asile au Canada. C’est cet arrêt de la Cour suprême de 1985 qui a dit que toute personne au Canada, physiquement au Canada, bénéficie de la protection de la Charte des droits canadiens et donc en appliquant ce concept au contexte du refuge, la Cour suprême a statué à l’effet qu’au minimum on doit donner une audience orale à chaque demandeur d’asile. On ne peut pas statuer sur un cas et surtout ne pas [le] refuser sans avoir entendu en personne l’histoire du réfugié. C’est ça qui a mis fin à l’ancien système dans lequel les gens faisaient une déclaration sur papier qui était étudiée par un comité à Ottawa qui ne voyait jamais la personne, qui ne fonctionnait pas du tout bien. On ne peut pas comprendre une personne en lisant quelque chose sur papier. Il faut la rencontrer au moins une fois dans le processus pour qu’il ait, ou qu’elle ait, l’occasion de présenter dans ses propres mots, ses expériences.[27]

Au cours de la période 1975-2010, des luttes autour des certificats de sécurité, qui mettaient en cause l’impossibilité, pour certains réfugiés, de demeurer au Canada du fait qu’ils étaient jugés comme politiquement indésirables, ont été menées régulièrement. L’affaire Regalado, du nom d’un journaliste du Salvador arrivé en 1982 qui fut l’une des premières personnes à être retenue sous un certificat de sécurité, en résume bien l’esprit[28] et en constitue l’un des points culminants. Faire l’objet d’un certificat de sécurité signifiait l’obligation de devoir quitter le pays pour des raisons liées aux règles de sécurité nationale du Canada, la GRC soupçonnant Regalado d’activités nuisibles pour le pays. Expulsé aux États-Unis, où il fut emprisonné quelques jours, il revint au pays la même année. Grâce à l’intervention d’avocats de Montréal spécialisés dans le droit du travail (Dominique Boisvert et Giuseppe Sciortino) et de Toronto, les États-Unis lui permirent de retourner au Canada, malgré cet arrêt. C’est à partir de ce moment-là que la Ligue des droits et libertés commença à s’intéresser de près à ce cas exemplaire. Un mouvement de solidarité se mit en place pour régulariser son statut. La lutte pour annuler ce certificat de sécurité s’est étendue sur quatorze années durant lesquelles il bénéficia d’un soutien sans faille. André Paradis, de la Ligue des droits et libertés du Québec, relate les diverses actions menées pendant les premières années :

Il va y avoir une phase pendant deux ans, de 1982 […] jusqu’en 1984, quand il y aura un jugement […] Il y a eu un mouvement de pression très fort au Québec et beaucoup de personnalités ont pris position publiquement en faveur de Regalado. Il y a eu une motion unanime de l’Assemblée nationale qui demandait sa libération. Il y a eu des milliers de personnes qui ont signé une pétition en sa faveur publiée en plusieurs phases, dans le Devoir, etc. Il y a plein de gens qui ont pris position publiquement, des associations de journalistes […], la Fédération professionnelle des journalistes, la Fédération nationale de communication CSN […]. De 1982 à 1984, on va lutter pour sa libération… car il était toujours menacé de déportation […]. Finalement, le ministre de l’Immigration à l’époque a, sous les pressions, déclaré qu’il ne le déporterait pas au Salvador, mais [qu’] il cherchait un tiers pays. Il voulait que son avocat lui trouve un autre pays pour aller rester, mais la Ligue s’opposait à sa déportation, elle s’opposait pour une question de principe à la procédure du certificat de sécurité.[29]

Victor Regalado, toujours sans statut légal et sous la menace du certificat, est laissé tranquille jusqu’en 1987, où il est de nouveau soupçonné pour des questions de sécurité nationale. Une fois de plus, la Ligue des droits et libertés se mobilise : reprise des pétitions, demande d’une nouvelle motion à l’Assemblée nationale, publications de divers dossiers dans les médias. Ce n’est qu’au milieu des années 1990 que, finalement, le journaliste pourra faire une demande régulière de statut et l’obtenir, grâce au soutien de diverses personnalités du monde politique et de journalistes qui convainquirent le gouvernement de sa non dangerosité. Il est finalement devenu citoyen canadien en 2003.

Un enjeu de taille : le travail

Quoiqu’emblématique de la situation de l’immigration au Canada, le statut des réfugiés ne fut pas la seule cible des organisations qui ont lutté pour l’accessibilité aux droits. La question du travail a été fondamentale, comme il ressort des propos de nombre d’acteurs-témoins. Avoir le droit de rester au Canada est une chose, mais pouvoir y gagner sa vie en est une autre. Le travail est une porte d’entrée vers une série de droits fondamentaux et sociaux. C’est pourquoi il fut aussi une cible d’actions, comme les exemples qui suivent le démontrent.

Compte tenu de l’ignorance de leurs droits pour la plupart des nouveaux arrivants, qu’ils soient ou non réfugiés, il fallait, du point de vue des organismes, commencer à partir de rien pour les sensibiliser aux stratégies de lutte, les aider à organiser la syndicalisation, etc.  – toutes actions qui se heurtaient à de nombreuses résistances de la part des employeurs et des immigrants eux-mêmes, soucieux de ne pas mettre en péril leur travail.

Si dans les années 1970, il existait plusieurs associations à caractère ethnique – telles que l’Association des travailleurs grecs ou le Regroupement des travailleurs latino-américains –, au sein de ces associations la défense des droits des travailleurs n’était pas une pratique courante. Des militants de gauche impliqués dans des associations d’immigrants ou de syndicats ont entrepris des actions pour favoriser ce type de priorité. Plusieurs obstacles devaient être surmontés car les employeurs dissimulaient des conditions de travail des plus discutables, et les travailleurs étaient souvent séparés selon les catégories ethniques ou de genre. Les syndicats étaient eux-mêmes très fragmentés, les travailleurs et travailleuses immigrants étant engagés dans des secteurs déjà très précaires et sous-payés, comme dans le cas du textile ou de l’hôtellerie, et ces ouvriers vivaient dans la peur constante de perdre leur emploi. Tout cela sans oublier le peu d’expérience et d’ouverture des syndicats traditionnels aux immigrants et aux femmes, les syndicats étant plus habitués aux travailleurs blancs et masculins. Le témoignage de l’avocat Noël St-Pierre illustre bien le climat qui régnait au cours de cette période ainsi que les stratégies de segmentation employées par les patrons :

Ce sont les femmes qui faisaient toute la couture, c’était les hommes qui faisaient la coupe. C’était un travail beaucoup mieux payé. Ce n’était pratiquement que des hommes d’origine grecque qui faisaient ça. […] Il y avait les sweat shop du boulevard St-Laurent, le textile, la fourrure, et là il y avait toutes sortes de problèmes qui survenaient en même temps. Dans la fourrure, on sortait littéralement des machines à coudre à fourrure et on les envoyait dans les sous-sols ou dans les chambres à coucher des travailleuses à la maison. […] Dans le textile, la possibilité d’organiser des gens était extrêmement difficile. C’était des petites unités où les patrons avaient réussi à diviser les femmes. Il y avait les Chinoises, les Latinas et les Portugaises. On disait aux Portugaises qu’elles n’avaient pas le même salaire que les Latino-américaines, etc. Et les femmes ne pouvaient pas vraiment communiquer entre elles. Il y avait évidemment une énorme possibilité de diviser les gens. C’était une autre réalité.[30]

Il décline aussi les difficultés des syndicats à organiser la lutte dans ces conditions :

Il fallait penser à ce qu’était le mouvement syndical au Québec dans les années soixante-dix. C’était pas un mouvement particulièrement féministe, n’est-ce pas ? C’était plutôt les gros bras, des gars… […] Et à l’époque, une lutte assez importante, c’était le changement de syndicat dans l’hôtellerie à Montréal dans les grands hôtels, où les travailleurs les moins bien payés étaient en général les immigrants. Portugais, Latino-américains, Italiens, Grecs, à l’époque il n’y avait pas encore la grosse vague latino-américaine comme aujourd’hui. […] Il y a un Portugais qui appartenait à l’Union des employés de l’Hôtellerie, je pense que ça s’appelait ainsi, qui vient me voir. Et à qui j’ai expliqué des choses : c’est quoi une convention collective, c’est quoi un grief, […] Et les gens n’en avaient jamais entendu parler. C’était vraiment intéressant parce qu’à un moment donné, je suis allé carrément d’une façon clandestine à l’entrée des camions, au deuxième sous-sol, à l’hôtel du Mont-Royal pour expliquer ces choses-là. […] il y avait à peu près une cinquantaine d’employés qui étaient là pour rencontrer l’« avocat » comme disait le Portugais. […] À moment donné je l’ai rencontré, il était assis littéralement dans le lobby de l’hôtel à prendre un verre avec le directeur du personnel et là les employés venaient expliquer en présentant au syndicat leurs problèmes, mais devant le patron… alors en bon étudiant de gauche, je regarde ça et je me dis mais […] C’est ahurissant ! Et bref, plusieurs des grands hôtels en dedans de deux années ont appelé la CSN et il y a eu vraiment cette espèce de travail un peu clandestin des immigrants entre eux et l’Union des travailleurs immigrants […] sans dire on est pour ou contre un syndicat ou l’autre mais disant que les gens devraient avoir droit à un syndicat qui les représentent.[31]

Dans les années 1970, les luttes portent sur la mise en place d’une nouvelle législation sur l’arbitrage des conflits de travail pour favoriser les possibilités de protection des immigrants contre des conditions de travail dégradantes et contre la discrimination. La situation des chauffeurs de taxi d’origine haïtienne fut de ce point de vue un combat exemplaire. Dans les années 1980, les immigrants haïtiens se dirigeaient en grande partie dans l’industrie du taxi qui leur permettait, moyennant un petit investissement, de travailler à leur compte. La compagnie SOS taxi, face à l’afflux de chauffeurs d’origine haïtienne qui constituaient son personnel, décida de les mettre à pied parce que « noirs et sales ». Comme le relate Jean-Claude Icart, chercheur, une mobilisation eut lieu, réunissant des journalistes de La Presse (Jean-Claude Leclerc), du Devoir (Claude Ryan), des syndicats, le Jewish Immigrant Aid Services, des organismes tels que le CSAI et la TCRI, mais aussi d’autres des communautés haïtienne (le Bureau de la communauté chrétienne haïtienne de Montréal) et antillaise francophone et anglophone, qui établirent une alliance. La Commission des droits de la personne dirigea une enquête et jugea qu’en fin de compte peu de cas de discrimination avaient eu lieu et que les problèmes provenaient de l’industrie elle-même, alors très peu régulée. Toutefois, cette mobilisation eut pour effet de sensibiliser la population au problème croissant du racisme envers des groupes de plus en plus diversifiés et de rendre les Haïtiens plus conscients de leurs droits.

Aux cas des travailleurs du textile et de l’hôtellerie et des chauffeurs de taxis s’ajoutent ceux des travailleurs agricoles et des travailleuses domestiques qui vont aussi monopoliser l’attention des acteurs-témoins. L’action communautaire s’est organisée en faveur du premier groupe dans les années 1970-1980, et pour le second groupe plutôt dans les années 1980-1990, pour converger ensuite dans les années 2000 et se poursuivre jusqu’à aujourd’hui, les enjeux légaux demeurant très actuels. Ces deux groupes occupationnels étaient arrivés au Québec grâce à un programme gouvernemental incitatif, et, par la nature même de l’emploi, dépendaient de leur employeur pour leurs conditions de vie et de logement et se voyaient souvent confrontés à des attitudes racistes. Dans le cas des travailleurs agricoles, le gouvernement canadien avait mis en place le programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS)[32], et ce, depuis 1974, lequel devait permettre une plus grande rétention de la main-d’oeuvre pour le travail agricole saisonnier en période de pointe. Les participants à ce programme provenaient du Mexique et d’autres pays d’Amérique latine et des Antilles. Ces travailleurs ont toutefois été confrontés à des conditions de travail fortement critiquées par les organismes de défense des travailleurs, ce qui a provoqué de nombreuses mobilisations, comme le soulignent Roberto Nieto, juriste et politologue, et Mélanie Gauvin, de l’organisme En bas de l’échelle, tous deux engagés auprès de cette catégorie de migrants et très au fait des difficultés qu’ils rencontrent au plan de la santé et du logement :

Le gros problème des fermes avant qu’il y ait ce programme [le PTAS] c’était la rétention de main-d’oeuvre. Tu entres dans une ferme, tu travailles une semaine et puis, si le patron c’est un épais tu t’en vas. C’était un des gros problèmes des fermiers. Quand ils ont eu les travailleurs, même les travailleurs étrangers, et bien ils ont eu accès à une main-d’oeuvre qui était captive, qui ne peut pas partir, ils n’ont nulle part où aller. […] Alors, il y a de l’abus et il y en a toujours eu. C’est sûr qu’il y a probablement aussi plusieurs patrons pour qui les Mexicains sont une sous-classe d’êtres humains et puis, il y a un certain élément raciste. Ils se disent : « il faut qu’ils souffrent autant qu’ils puissent souffrir et ils se plaignent pour n’importe quoi, ils ne sont pas vraiment malades […] ». Si quelqu’un vient et dit « mon cher patron je suis malade et je veux aller voir un médecin », ce n’est pas du ressort du patron de juger. […] C’est sûr que dans le secteur agricole, s’ils perdent leur permis de travail, les employeurs les rapatrient facilement dans leur pays d’origine. Dans le secteur des travailleurs peu spécialisés, comme le lieu de résidence aussi, tous ceux qui travaillent dans le secteur agricole […] ont pour obligation de résidence chez l’employeur, ce qui complète le portrait au niveau de la servitude. C’est qu’en plus d’être liés à cette personne, ils restent chez elle. C’est comme dire « Allo, l’exploitation ! »[33]

C’est peut-être du racisme silencieux. Parce que ne je suis pas sûre que c’est haineux […] peut-être que le silence est synonyme du racisme. Les gens qui vivent dans des villages et qui voient des travailleurs, […] migrants… concrètement, localement ne s’offusquent pas. C’est surprenant de voir comment on peut observer des choses, puis rien dire. On s’est aperçu que le volet racisation opère par le fait qu’on rend acceptables des conditions d’exploitation en fonction de la représentation que nous avons de l’ethnicité ou de l’origine de ces gens. […] Il y a eu des plaintes qui ont été déposées de la part de certains travailleurs qui ont été soutenus par le Centre d’appui aux travailleurs agricoles ou les syndicats. [Par exemple], dans leur contrat de travail, [les employeurs] ont à veiller de trouver un endroit convenable où loger [les travailleurs agricoles], mais concrètement les travailleurs n’étaient pas toujours logés sur la ferme. Des fois ils étaient logés au village ou sur le terrain d’à côté. La commission [des droits de la personne] a fait des enquêtes. […] et a statué que oui y a obligation de résidence, parce qu’il n’y avait pas d’autres alternatives possibles. On leur chargeait 45$ par semaine, par travailleur. Mais pour 45$ par semaine, il y avait des lits à deux étages, pas de commodes, rien. Il y avait deux, quatre, six, huit, au moins huit ou dix travailleurs par chambre. Ils avaient un poêle pour huit personnes. […][34]

En plus des conditions de logement déplorables, il y avait le problème du nombre d’heures de travail, qui pouvait varier de 40 à 80 heures par semaine. Les employeurs omettaient aussi de remplir correctement les formalités administratives et des travailleurs qui y avaient droit étaient privés d’assurance-emploi, et voyaient leur permis de travail, passeport et carte d’assurance-maladie confisqués. Un cas particulier, celui de Saint-Rémi, est devenu emblématique de la difficile situation de ces travailleurs. Habitant sur des fermes souvent éloignées des centres et des services, les travailleurs se trouvent coupés de tout recours, y compris celui d’avoir accès un médecin en cas de problème de santé.

Afin de corriger ces situations, un organisme a été créé sous le nom de Centre d’appui de l’Alliance des travailleurs agricoles par le Syndicat des travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce (TUAC-Canada), une filiale de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) qui a mis en route un processus de syndicalisation, malgré le fait que souvent, une fois syndiqués, les travailleurs n’étaient plus rappelés pour travailler.

Au cours des années 2000, des militants, notamment Roberto Nieto et Patricia Perez, représentante du TUAC, ont qualifié ces conditions d’esclavage moderne. Des organisations telles que la Table de concertation des organismes au service des immigrants et immigrantes (TCRI), le Conseil canadien des réfugiés (CCR), la Coalition de défense des non-syndiqués (coordonnée par l’organisme Au bas de l’échelle) par l’intermédiaire de Mélanie Gauvin, des églises, ainsi que d’autres centres de soutien au Canada ont organisé une campagne de sensibilisation visant à dénoncer cette situation. Les médias (La Presse, Le Devoir, Radio-Canada) se sont intéressés à cette situation[35], révélant au public l’étendue et la gravité du problème. La Commission des droits de la personne a aussi émis un jugement en faveur de trois travailleurs haïtiens qui ont porté plainte pour mauvais traitement. Toutes les semaines, le Centre de soutien produisait une émission de radio communautaire en espagnol pour les travailleurs migrants. Un comité interministériel permanent sur la protection des travailleurs étrangers temporaires peu spécialisés a vu le jour autour de 2005. Ce comité, actif au sein la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDDPJ), est intervenu à plusieurs reprises depuis sa formation, sur des questions comme l’inclusion des domestiques dans la loi québécoise sur les accidents du travail dans le but d’une meilleure protection, et sur l’applicabilité de la Charte des droits et libertés de la personne aux travailleurs migrants.

Le deuxième cas est celui des travailleuses domestiques qui viennent au Canada par l’intermédiaire du Programme des aides familiales résidantes (PAFR)[36]. Ce programme, créé par le gouvernement fédéral en 1992, permet, en principe, à des femmes provenant d’autres pays, en majorité des Philippines, d’être engagées par des familles en échange de services ménagers et d’une aide aux personnes aux prises avec des problèmes de santé ou la vieillesse. Ce programme était complémentaire à celui du PTAS et permettait en principe de combler les besoins en main-d’oeuvre dans des secteurs non spécialisés. Si avant 1992, pour cette catégorie, il était possible d’obtenir la résidence au bout d’une année, l’obtention de ce statut devint de plus en plus difficile à partir de cette date. Dans ce cas aussi, les organisations de défense des droits en immigration s’élevèrent contre les conditions de vie auxquelles étaient confrontées ces femmes, une situation que décrivent Mélanie Gauvin, de l’organisme au Bas de l’échelle, et Louise Dionne, de l’organisme Justice et foi, secteur Vivre-ensemble, et directrice de l’Association des aides familiales du Québec :

Il y a quand même beaucoup d’aides familiales qui sont en situation d’irrégularité. Ce sont des cas que l’Association des aides familiales voyait […] La déportation est peut-être moins évidente ou du moins, les employeurs procèdent moins à la déportation et elles peuvent changer d’emploi quand même. Là elles sont protégées maintenant, elles ont comme des périodes où elles ont accès aux droits du travail mais il reste que le programme des aides familiales a aussi ouvert la porte à d’autres formes d’exploitation, dont on ne parle pas trop, à des formes de traites. Il y a des fausses offres d’emploi ou pour travailler dans d’autres secteurs […] les femmes arrivaient ici et l’emploi qu’elles avaient postulé n’existait pas. Elles se retrouvaient dans une autre famille et dans des agences qui les plaçaient à droite à gauche. Il y a aussi des familles qui ont eu accès au programme pour faire venir des cousins, des cousines. Quand la personne arrive ici, elle est supposée avoir un salaire, un endroit où habiter, mais concrètement ce n’est pas ça qui se passe. Ce qui fait que même si c’est ta famille, t’es dépendant d’eux. Tu as beau arriver ici légalement, mais concrètement ta situation fait que t’as pas de revenu, c’est des parents de ta famille, tu dois rester là. Il y a encore de l’abus, de l’exploitation, même de gens proches. […] Leur point de vue, c’était qu’ailleurs au Canada c’était comme ça alors pourquoi le Québec devait-il être plus généreux envers les demandeurs d’asile ?[37]

En 1992, la loi a changé et on s’est mis à avoir des critères et c’est arrivé en même temps que la vague qui venait des Philippines et c’est devenu plus compliqué de devenir résidente permanente avec le travail domestique. Il y a eu une mobilisation pancanadienne pour empêcher [les changements] dans le projet de loi de l’immigration où il y avait une volonté de ne pas leur permettre d’avoir accès à la résidence permanente. Ils ont voulu en faire des travailleuses temporaires, comme c’est le cas aujourd’hui là pour l’ensemble des travailleurs migrants. Et le fait que les travailleuses domestiques ont gagné le maintien de la résidence permanente est toujours re-questionné, et on a augmenté les critères. Elles devaient avoir une douzaine d’années de scolarité et on a augmenté aussi la période de temps d’expérience pour avoir accès à des délais restreints. Beaucoup de chercheurs ont dénoncé cette approche en disant que c’est une façon que le Canada répond à l’absence de politiques familiales réelles, en se disant si vous avez besoin de travailleuses domestiques embauchez ces immigrantes. Comme ça, on n’a pas à se soucier de voir quels sont les moyens que les femmes prennent pour accéder au marché du travail. On laisse ça à la sphère privée, et si c’est de l’exploitation – c’est de l’exploitation – ça nous regarde pas, on ferme les yeux. C’est un peu ce que l’Association a toujours dénoncé. Puis c’est un peu aussi ce qui était demandé dans la volonté de les inclure dans la loi des normes du travail qui remonte à 1979.[38]

Afin de contrer une telle situation, une association, celle des aides familiales du Québec, formée dès 1998 – association dont les origines sont toutefois plus anciennes[39] et dont les racines sont, entre autres, liées à l’un des organismes les plus importants de Montréal en matière de soutien aux immigrants –, et le Centre social d’aide aux immigrants (CSAI) se mettent en branle dans le but d’obtenir que les normes du travail s’appliquent à ces travailleuses. La loi sur les normes du travail, qui remontait à 1979, les excluait. Au-delà de la mobilisation nationale des années 1990, au Québec plusieurs actions ont été conduites avec le soutien de la Fédération des Infirmières du Québec (FIQ), de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) et d’autres associations comme Au bas de l’échelle, des centrales syndicales (CSN, CSQ, CEQ, FTQ), des organisations même au sein du Front de défense des non-syndiqués comme les aidants et aidantes naturelles. Entre autres actions, une exposition eut lieu au Centre d’histoire de Montréal sur les aides familiales qui permit de sensibiliser un public plus large. En 2004, ces personnes furent incluses dans les catégories reconnues dans le droit du travail. D’aides domestiques contraintes au travail informel du care, elles sont devenues travailleuses domestiques, et ce, après 25 ans de lutte acharnée, de concertation et de réseautage national, mais aussi international, comme le montre l’alliance avec la Confederacion Latinamericana y del Caribe Trabajadoras del Hogar (CONLACTRAHO), qui lutte pour les droits des femmes, des enfants et des adolescentes qui émigrent des zones rurales indigènes et semi-urbaines vers les grandes villes pour y travailler.

Conclusion

Des années 1960 à aujourd’hui, de nombreuses luttes ont marqué, dans le champ de l’action communautaire, le secteur de l’immigration. Ces luttes ont contribué, vraisemblablement, à faire avancer des droits pour l’ensemble des immigrants, qu’ils soient ou non réfugiés. Bien que ces gains demeurent insuffisants au plan de l’avancement, et plus nombreux que ce que cet article permet de dégager à partir d’analyses encore très partielles, ils permettent tout au moins de saisir l’importance du type d’actions soulevées, lors des entretiens, par des acteurs-témoins. Les gains obtenus par exemple sur les modes de représentation des réfugiés auprès des instances de l’immigration, ou encore à propos des droits du travail, ne sauraient passer sous silence les reculs actuels dans ce secteur. Nos interviewés ont, en particulier, souligné deux problèmes en ce qui a trait à la question des droits : le premier renvoie à la précarisation de la situation des réfugiés depuis le début des années 2000 ; le second à la question des travailleurs immigrants saisonniers et à leur exploitation. Ces deux problèmes illustrent clairement les difficultés rencontrées par des personnes dont le statut est jugé problématique par l’État et qui sont perçues comme potentiellement dangereuses, indésirables, ou dont la présence ne pourrait être tolérée que temporairement.

Le droit des réfugiés, à peu près inexistant avant 1983 et inscrit plus spécifiquement dans la loi avec l’arrêt Singh, est un droit gagné de haute lutte. En effet, le Canada qui, en 1983, avait signé le Protocole d’aide aux réfugiés[40], est en train de défaire ce protocole en mettant en place des stratégies pour réduire le nombre de réfugiés sur son territoire et pour rendre l’accès au refuge de plus en plus difficile. Selon Rick Goldman, l’un des acteurs-témoins, le Canada accueillait quelques 44 000 réfugiés en 2000, mais près de la moitié au début des années 2000. De plus, à partir de 2001, le Canada a progressivement, mais sûrement, procédé à un contrôle de plus en serré de l’identité pour déceler les « fraudeurs », en renforçant la police des frontières et en interceptant outre-mer ceux qui tentaient de passer illégalement les frontières. À ces contrôles s’ajoute la révision de l’entente avec des pays sûrs[41] par les autorités canadiennes. Cette révision a rendu de plus en plus difficile, depuis 2002, l’accès au Canada depuis les États-Unis et celui des ressortissants originaires de pays comme Cuba ou Haïti. La levée des pays moratoires a également des conséquences importantes : la grande diminution, au cours des années 2000, de la liste des pays moratoires, a donné lieu à des déportations massives. Ce fut, par exemple, le cas d’environ 1 000 Algériens qui furent menacés d’expulsion à la suite de la suppression de leur pays de cette liste en 2002, menace qui fut contrecarrée par une contestation massive du milieu communautaire. Globalement, on assiste à de plus en plus de déportations, et, aujourd’hui, des personnes qui proviennent des pays sous moratoire comme l’Afghanistan, la République démocratique du Congo, Haïti, l’Irak et le Zimbabwe, et qui n’ont pas le statut de réfugié ou de résident permanent, ne peuvent être renvoyées dans leur pays d’origine à cause des conditions d’insécurité. Elles sont amenées à demeurer dans un vide légal pour des années, sans que des droits ne leur soient reconnus. De plus, ces sans-statuts n’ont pas accès aux soins de santé. Ils reçoivent peu d’attention et l’appui des groupes ethnoculturels dont ils sont issus est instable. S’ajoutent à cet ensemble de problèmes certaines lois récentes, en particulier la loi C-49 qui vise à contrôler les passeurs mais qui dans les faits pénalise aussi les demandeurs d’asile, plus que jamais privés de services et de droits sociaux. Quant à la loi C-11, qui remplace celle sur les réfugiés jusque-là en vigueur, elle reconduit le droit d’appel gagné de longue lutte depuis l’arrêt Singh. Le droit d’appel doit désormais être signifié à l’intérieur d’une période de quinze jours suivant le premier jugement, un délai jugé cependant beaucoup trop court dans le contexte de vulnérabilité dans lequel se trouvent les demandeurs d’asile.

Que retenir de cette analyse à propos de la vie sociale des droits ? Nous avons tenté, à partir de la perspective de certains acteurs-témoins issus du milieu communautaire québécois ou ayant contribué avec ce dernier aux luttes sociales entourant l’immigration – en particulier ceux qui ont joué un rôle dans le domaine du travail –, de retracer des évènements et actions qui ont permis un certain avancement des droits depuis les années 1960. Certes, ce tableau est partiel, mais il permet à tout le moins de préciser, à partir de la mémoire que les acteurs-témoins en ont gardé, la nature de litiges survenus entre certaines catégories d’immigrants et de réfugiés et la société d’accueil ; les luttes sociales les plus importantes ; ainsi que les stratégies d’action, y compris celles visant à changer le cadre légal pour contrer les injustices les plus criantes. Nous avons dressé un portrait, certes incomplet et synoptique, de la vie sociale des droits dans ce secteur. Comme nous avons pu le saisir, les interactions entre les droits humains – sur lesquels se fondent une grande part des lois dans le champ de l’immigration et du refuge – et le cadre légal national sont médiatisés par des acteurs qui luttent pour leur application ou leur modification sans toutefois toujours en utiliser la rhétorique. Les mobilisations de ces mêmes acteurs, à travers des alliances élargies avec la société civile, en particulier les milieux syndicaux et les principales organisations de droits humains, sont centrales. La vie sociale des droits, sans cesse transformés, entremêle constamment la loi et l’action sociale, la structure juridique et la capacité de mobilisation des acteurs (Baudot et Revillard 2015). Le régime international des droits humains, les droits sociaux et le régime local de citoyenneté se croisent aussi bien comme discours utiles aux mobilisations que comme moyens et cibles d’action. Garant des droits fondamentaux de ceux qu’il reconnaît ou non comme ses citoyens, l’État est de ce fait constamment interpellé.

Les acteurs communautaires sont soutenus par des juristes activistes et engagés qui aident à l’application des outils existants ou à la création de nouveaux. Les droits humains, comme discours et pratiques, sont au coeur de la logique des actions qui s’inspirent de cette philosophie pour motiver leurs actions à partir de cas exemplaires. Le récit entourant l’affaire Regalado en est un cas particulièrement probant.

La mémoire des acteurs-témoins est aussi fortement influencée par les enjeux actuels dans le champ de l’immigration. De façon récurrente, les thèmes de la sécurité de l’État, de la précarité des conditions de vie, en particulier celles des réfugiés, des tensions entre légalité et légitimité, des abus de membres de la société d’accueil, sont présents dans le discours des acteurs-témoins. Dans leur propos, il n’est pas rare que des situations passées soient commentées et comparées à la lumière de l’actualité. Une insistance très forte est placée sur les cas des réfugiés et des sans-statuts, sans doute parce que les abus qui entourent les droits humains dans leur cas apparaissent les plus criants et les plus urgents, aujourd’hui comme hier.

Cette étude sur la vie sociale des droits, en examinant des situations qui surviennent dans un espace géopolitique où, en principe, ils sont culturellement imbriqués, montre, peut-être provisoirement, que la question de la culture n’apparaît que minimalement dans les débats et les actions relatés par les acteurs-témoins. Il ne s’agit pas ici de dire que des obstacles culturels ne se posent pas objectivement ou aux yeux des témoins-acteurs, ne serait-ce, on l’a vu, que par la syndicalisation rendue difficile pour des personnes qui ne possèdent pas le capital culturel et politique de la rhétorique syndicale, par exemple. Mais les obstacles potentiels que représenterait le fait de travailler avec et pour des personnes venues d’ailleurs semblent se situer à l’arrière-plan par rapport aux obstacles politiques que constitue le système juridique dans le domaine de l’immigration et du refuge et aux préjugés et au racisme de la société d’accueil. Les cultures d’origine des immigrants mexicains ou des immigrantes philippines, par exemple, semblent secondaires autant dans la mémoire des acteurs que dans les priorités des enjeux, passés ou actuels, dans le monde du travail. Ce qui semble importer le plus pour ces acteurs-témoins est la volonté de réaliser au Québec une véritable société d’accueil fondée sur la reconnaissance des droits nécessaires à la citoyenneté pleine et entière. Les enjeux discutés si longuement par les anthropologues autour des relations problématiques entre droits et cultures ne semblent ici que jouer minimalement pour nos interlocuteurs. Il en aurait peut-être été autrement si des personnes immigrantes et réfugiées non militantes avaient été interviewées. Ces données devraient être revues à la lumière des analyses plus définitives, notamment celles qui incluront les entretiens réalisés, par exemple, avec des acteurs-témoins des associations ethnoculturelles, d’une part, mais aussi avec ceux des autres secteurs visés par le projet InteR-Reconnaissances. Elles permettront non seulement de mieux déceler ce qu’il en est du statut des relations entre cultures et droits, mais aussi entre le secteur d’action de l’immigration et d’autres secteurs, par exemple celui des femmes ou de la santé mentale et ce, pour mieux saisir les processus liés à l’inter reconnaissance.