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Effervescence de la légitimité accordée à l’expérience vécue en anthropologie ou dans-le-monde : comment comprendre l’intensification des tendances phénoménologiques chez les anthropologues aujourd’hui ? Après que Thomas Csordas eut amené le paradigme de l’embodiment au coeur de l’anthropologie dans les années 1990, c’est aujourd’hui le tour de Tim Ingold de raviver ce mouvement phénoménologique pour à nouveau plonger la recherche dans l’expérience en émergence. Sol trop fluide pour certains qui chercheront des assises, sol ferme pour d’autres qui y trouveront des lignes concrètes réelles à poursuivre. Ainsi pourrons-nous voir les fluctuations entre désir de revenir aux phénomènes tels qu’ils émergent et désir de retrouver structures universelles a priori. De l’anthropologie proprement phénoménologique à l’anthropologie dans son sens plus strict – mais puisant à un moment chez Heidegger, à d’autres moments chez Merleau-Ponty ou encore chez Deleuze et Guattari –, les « lignes de devenir » phénoménologiques en anthropologie sont nombreuses, pour emprunter une expression des deux derniers auteurs[1]. Plusieurs anthropologues ont suivi ces parcours fluctuant entre phénoménologie et anthropologie, et il y a certes matière à repenser leurs entrelacements, et à se demander quelles peuvent être les implications des premières alors qu’elles se déroulent dans les pratiques des secondes, et inversement.

Plus de vingt années se sont écoulées depuis la première tentative d’esquisser des lignes pour une anthropologie phénoménologique, tentative réalisée en 1996 par Michael D. Jackson dans Things as They Are... Ce travail a été repris par Katz et Csordas en 2003 dans un numéro spécial de la revue Ethnography intitulé « Phenomenological Ethnography in Sociology and Anthropology » ; il a été abordé de manière plus pointue par Knibbe et Versteeg (2008) autour des thèmes de la religion et de l’expérience ; par Duranti (2010) qui explore plus spécifiquement l’applicabilité de l’intersubjectivité de Husserl pour la pratique de l’anthropologie ; et par Desjarlais et Throop (2011) dans un examen plus général des approches phénoménologiques en anthropologie. Plus récemment, dans leur ouvrage Phenomenology in Anthropology…, Ram et Houston (2015)[2] tentent à nouveau de préciser et de circonscrire une anthropologie phénoménologique en vue d’étendre son applicabilité. En suivant le flot des disciplines que l’anthropologie côtoie en plus du cours de la vie menant à toujours construire de nouvelles abstractions du monde, il est possible de comprendre, en partie du moins, les passages de l’anthropologie dans la phénoménologie, et inversement, comme des tentatives partagées de revenir aux « choses concrètes » et qui redonnent du même coup toute leur importance aux expériences de terrain telles qu’elles sont vécues (Jackson 2013 : 10). Ainsi, moment tant savant que populaire, il semble qu’un intérêt envers le « comment » de l’expérience soit « dans l’air du temps ». Sans vouloir circonscrire une sous-discipline, ce numéro d’Anthropologie et Sociétés vise à regarder comment phénoménologie(s) et anthropologie(s) divergent et convergent, comment elles se nourrissent les unes les autres, quelles sont leurs implications et apprentissages dans les pratiques et surtout par-delà, vise à voir en quoi elles contribuent à façonner le monde en même temps qu’elles sont façonnées par celui-ci.

L’interstitiel

Si on retrace brièvement l’apparition de la phénoménologie en anthropologie, on aperçoit celle-ci pour la première fois de manière explicite dans les travaux d’Irving Hallowell (1955) qui s’inspire de la phénoménologie néo-kantienne d’Ernst Cassirer, d’un côté, et de celle d’Alfred Schutz, de l’autre. De manière plus implicite, Clifford Geertz (1973) puise dans la sociologie phénoménologique de Schutz (1940) qu’il lit comme une invitation à la description dense. Une proposition des plus élaborées en faveur d’une anthropologie phénoménologique proprement dite est par ailleurs présentée par Jackson (1996). En cela, il s’inspire de Schutz (1940, 1962, 1970, 1972, 1976), qui a longuement travaillé à établir une base phénoménologique pour le projet sociologique[3], bâtissant sur les travaux respectifs de Husserl (1950 [1913]) et de Weber (1965 [1904-1917]). Jackson (2013), tout comme Schutz et Luckman (1973), développe la notion de lifeworld[4] qu’il puise chez Husserl[5], laquelle peut desservir les sciences sociales ; il la reprend en son multiple (lifeworlds), précisément pour dépasser l’approche structurale phénoménologique proposée par Schutz et afin de mieux « tenir compte de l’indéterminé, du mystérieux, de l’imprévisible, du circonstanciel, du jeu, de l’émotionnel qui forment les vies » (Jackson 2013 : 14). Que nous parlions de maintes phénoménologies au sein de diverses anthropologies dans ce numéro n’est pas anodin non plus, la multiplicité des unes et des autres indiquant déjà l’une de leur commensurabilité ; soit celle d’être sans cesse renouvelée par l’imprévisibilité de la proximité au vécu qui les nourrit. Schutz (1954) propose d’ailleurs de renverser l’ordre de la recherche ; plutôt que de comprendre l’expérience à travers des modèles, il propose d’apprendre, de préférence, à partir de l’expérience pour en induire une compréhension, s’enlignant en cela tout à fait avec ce que l’anthropologie propose.

S’ensuit un nouvel enjeu pour la validation des savoirs, lequel ne prétend plus procurer un « miroir de la réalité » ni ne préciser quelles formes de réalités ces savoirs engendrent. En d’autres termes, la recherche, afin de produire un discours libre de jugements ou d’erreurs, devient une question de libérer le discours de jugements ou d’erreurs qui ont des conséquences humaines néfastes. Il s’agit là d’un déplacement latéral qui s’éloigne d’un positionnement qui est extérieur et au-dessus des choses pour se situer à l’intérieur du champs d’enquête ; qui s’éloigne d’une emphase sur des modèles explicatifs pour s’orienter vers des métaphores vécues ; qui s’éloigne d’une emphase sur des causes pour se pencher vers des conséquences vécues (Berger et Luckman 1966 : 9-11). En l’occurrence, la recherche relève d’une attitude empirique sans pour autant être entièrement empirique. Il ne s’agit pas d’expliquer des faits en les réduisant à des conditions antécédentes, des déterminations biogénétiques, des principes inconscients, ou des causes invisibles (ibid. : 10). La démarche comporte certes des préconditions mais l’expérience ne serait pas entièrement pré-conditionnée – l’intentionnalité chez Husserl, qui s’inspire des travaux de James (1892)[6], implique que ce qui est possible pour une personne est pré-conditionné par le monde à l’intérieur duquel cette personne est née ; « d’autre part, la vie d’une personne fait plus que conserver et perpétuer ces circonstances préexistantes, elle les interprète, les endure, les négocie et les nuance, les ré-imagine, les proteste » (Jackson 1996 : 30). De même, la vérité n’est pas une propriété intrinsèque ou statique d’une croyance ; elle est plutôt ce qui arrive à une croyance lorsque celle-ci est invoquée, activée, mise à l’oeuvre et réalisée dans le lifeworld (ibid. : 11). Ce dernier concept central à la phénoménologie de Husserl est, selon Bidney (1973 : 133), le lien qui connecte l’anthropologie moderne à la phénoménologie. Pour Jackson (1996 : 11), cette similarité entre le concept de lifeworld et le concept de « culture » n’explique pourtant pas entièrement l’importance de la phénoménologie pour l’anthropologie. En effet, l’auteur proclame que la phénoménologie remet en question les manières dont les chercheurs emploient usuellement le concept de culture dans leur discipline ; il invite à cet égard à comprendre la culture, non pas comme une entité préexistante ou une force explicative, mais bien comme étant continuellement émergente et improvisée dans l’expérience, tout comme Bateson et Mead (1942) l’avaient proposé et que Hallam et Ingold (2007) l’ont rappelé plus récemment.

Ce sol mouvant ne plaît pas à tous les anthropologues, loin de là. Dans son anthropologie des sens, David Howes se dissocie systématiquement de la phénoménologie (dans Howes et Classen 2014 : 9, par exemple), imaginant celle-ci comme étant confinée à la subjectivité de l’expérience et comme étant apolitique ; soit deux des malentendus les plus fréquents attribués à la phénoménologie. D’abord friand de phénoménologie, Good (2012) s’en retire aujourd’hui farouchement pour ces raisons précises. Jackson signale, en ligne avec Schutz (1962 : 99-100), l’erreur souvent commise d’imaginer la phénoménologie comme une philosophie intuitive, solipsiste ou introspective qui répudie la science, soulignant que c’est plutôt contre la fétichisation des produits de la réflexion intellectuelle que se positionne la phénoménologie (Jackson 1996 : 1). Une approche phénoménologique en anthropologie est justement à la fois une ouverture – en raison de l’attention portée à l’expérience en émergence qui déborde un « sujet » plutôt qu’un renfermement –, et également un geste intrinsèquement politique – en ce qu’elle cesse justement de reproduire cette violence politique subtile que constitue un discours extériorisé positiviste.

Placer les expériences primaire et secondaire sur un même pied comporte un tranchant politique (Jackson 1996 : 42). Ram et Houston (2015) renforcent l’affirmation que le politique existe déjà dans l’approche phénoménologique et ce, de manière beaucoup plus prégnante que dans les travaux qui s’affairent à externaliser le politique. S’éloignant d’un tel positionnement d’externalisation objectivant, Ingold (2013 : 10)[7] dit à cet égard qu’on ne sait pas par le moyen du mouvement, mais que savoir est mouvement. Ainsi, il projette le chercheur dans le flot poétique de la vie en émergence. La poésie qui figure au premier plan de la phénoménologie se retrouve dans les travaux de Bachelard (1957), de Merleau-Ponty (1964) et aussi de Heidegger (2000)[8]. Écrire d’une certaine manière constitue un geste politique visant à ne pas reproduire ce qu’on critique (Ingold 2013 : 43), et cherchant à éviter de reproduire des catégories préalablement établies faisant violence. Un écrit plus fluide et davantage rapproché du vécu s’impose alors. Voilà précisément la seconde raison pour laquelle Good se rétracte de la phénoménologie, et se replie dans la psychologie et ses catégories de maladies mentales préalablement déterminées permettant de garder une certaine distance. Petit contrecourants donc, chez certains anthropologues se repliant sur leurs certitudes, bien que ne réfutant pas entièrement les apports de l’approche phénoménologique qui continuent de porter fruit à travers la discipline.

Tout au long du tracé, on constate plusieurs emprunts dans la phénoménologie par nombre d’anthropologues, sans que ceux-ci ne tentent nécessairement d’en faire une orientation théorique pour leur discipline. On peut ici noter Jeanne Favret-Saada (1977), qui signale le nécessaire « être affecté » pour comprendre la prophétie charismatique ; Paul Rabinow (1977), qui emploie une méthode phénoménologique herméneutique empruntée à Paul Ricoeur (1969) ; Arthur Kleinman (1980, 1988, 2006), qui puise dans la phénoménologie afin de porter son attention sur l’expérience de la souffrance ; René Devisch (1993), qui puise, entre autres, chez Merleau-Ponty pour développer une approche sémantico-praxiologique du corps emmaillé dans le lifeworld  ; et Good (1994, 2012), qui reprend la notion de lifeworld à partir de Schutz (1971) et développe une « phénoménologie culturelle », expression qui sera reprise plus tard par Csordas (2011)[9]. De manière plus générale, il est possible d’imaginer que le tournant de l’anthropologie vers la réflexivité depuis les années 1980, aussi connu comme une « crise des représentations » (Clifford et Marcus 1986), soit un moment favorisant le développement de moyens de rendre compte des effets transformateurs du soi et du monde dans le processus de recherche ayant pu intensifier les correspondances phénoménologiques dans la discipline. Depuis ce temps se profilent toutes sortes de tentatives pour mieux appréhender l’expérience, mouvement atteignant possiblement aujourd’hui un nouveau plateau. Ainsi voit-on faire surface des auteurs tels que Deleuze et Guattari (1980), et perçoit-on un engouement certain autour des travaux d’Ingold (2011), dont la tentative récente de redonner vie à l’anthropologie correspond aux lignes de devenirs deleuzo-guattariens. On peut encore détecter, dans l’anthropologie poétique de Pasina-Brunois (2014), dans celle « dans la vie » de Laplante (2015), dans l’anthropologie de l’empathie d’Hollan et Throop (2011)[10], dans celle des intentions de Duranti (2015) ou dans celle de l’altérité de Leistle (2016) – pour ne donner que quelques exemples –, des échos phénoménologiques récents retentissant au coeur même de l’anthropologie.[11]

La tendance dépasse le domaine de la phénoménologie pour s’étendre plus largement à des convergences générales entre philosophie et anthropologie. La récente sortie du manuscrit Anthropology & Philosophy… (Liisberg, Pedersen et Dalsgård 2015) en fait montre, ainsi que peuvent en témoigner, entre autres, les travaux d’anthropologie de Veena Das (1998) qui puisent chez Wittgenstein (1953, 1958)[12]. De manière générale en philosophie et en anthropologie, il y aurait, selon Desjarlais (2012 : 98), un récent déplacement, allant d’orientations qui donnent priorité à la « profondeur » et à la « signification » vers des orientations qui se préoccupent d’« intensité » et de « sens », tel qu’on les retrouve dans les écrits de Deleuze et Guattari (1980, 2005 [1991], par exemple). Csordas note que :

L’anthropologie procure la substance de l’expérience humaine à une philosophie qui autrement serait trop abstraite, alors que les sortes de philosophies engagées sont celles les plus congéniales à la sensibilité anthropologique, incluant phénoménologie, existentialisme, théorique critique et pragmatisme.

Csordas 2014 : 214

Pour Ingold (2011 : 243), l’anthropologie est tout simplement une philosophie vivante. John Dewey, pour sa part, suggérait qu’une manière de se demander si une philosophie a de la valeur est de poser la question :

Aboutit-elle à des conclusions qui, lorsque ramenées aux expériences de vies ordinaires et à leurs situations difficiles, deviennent plus significatives, plus éclairantes pour nous, et rendent nos manières de gérer plus fructueuses ?[13]

Dewey 1958 : 7

Selon Desjarlais (2012 : 99-100), les efforts pour instaurer la phénoménologie au sein de l’anthropologie au cours des trois dernières décennies offrent une réponse clairement positive à la question de Dewey. La puissance du courant vers l’expérience dans le flot de la vie se constate aussi dans la phénoménologie, qui remet l’homme au centre de la recherche. Et cette puissance ouvre toute grande la fenêtre sur l’anthropologie.

Quelques délimitations conceptuelles

Malgré les significations parfois hétéroclites associées ou attribuées à la « phénoménologie », il est possible de reconnaître des noyaux thématiques et méthodologiques développés par plusieurs auteurs qui, à différents degrés, ont contribué à la formation d’un « mouvement philosophique », selon l’expression de Spiegelberg (1960), mouvement dont la figure fondatrice est celle d’Edmund Husserl. De manière simplifiée, on peut dire que le projet central de la phénoménologie, tel que présenté par Husserl au moins à partir de 1906, consiste à rendre explicites les conditions constituantes du sens de l’expérience (Husserl 1950 [1913] : 86). Dans ce retour aux conditions transcendantales de l’expérience transparaît une forte inspiration kantienne. Cependant, la spécificité de la méthode phénoménologique est la recherche des attestations intuitives de ces conditions constituantes, et leur explicitation vigoureuse dans l’expérience commune elle-même. De là provient la célèbre méthode de la « réduction phénoménologique », laquelle, loin de couper le sujet du monde ou d’inventer un domaine séparé du réel, ne fait que suspendre les diverses modalités d’être dans lesquelles les phénomènes sont quotidiennement vécus (être réel en soi, être irréel, être nécessaire, être contingent, etc.) et présente l’expérience comme pure phénoménalité neutralisée eu égard aux interprétations ontologiques qui pourraient la contaminer (Husserl 1950 [1913] : 30-32). L’expérience est ainsi libérée des positions des sens quotidiennement prises de manière non-réfléchie comme valides, et, subséquemment, les opérations subjectives et intersubjectives qui constituent la richesse du sens de l’expérience sont décrites phénoménologiquement.

L’expérience « naturelle » (pré-objective) constitue le « fil conducteur » qui permet de dévoiler ces opérations constituantes du sens. C’est Husserl (1950 [1913] : 148-151) qui a développé cette idée des fils conducteurs qui guident la pensée jusqu’à l’expérience phénoménologique. Les composants de l’expérience peuvent être décrits dans leurs caractéristiques générales, si bien qu’ils rendent visibles des régions objectives de phénomènes. De façon simplifiée, on peut dire que cette description a priori des types d’être constitue l’« ontologie » de Husserl (ibid. : 9-10). L’ontologie devient ainsi un moyen d’accéder à l’expérience phénoménologique, soit une voie d’accès à la description de l’expérience. En relation avec chaque région ontologique ample qui circonscrit une sphère d’être (par exemple la région « chose matérielle » ou la région « relation sociale »), la phénoménologie remet les caractéristiques eidétiques objectives aux modes d’expériences subjectives qui attribuent le sens d’être. L’exploration de l’expérience « naturelle » ouvre aussi des voies de communication entre la phénoménologie et l’herméneutique.

L’herméneutique est l’interprétation de ce qu’on veut bien comprendre dans des circonstances données, qu’elles soient historiques, culturelles ou autres. Cette compréhension herméneutique ouvre sur d’autres types de descriptions phénoménologiques. Quelques lecteurs de Husserl, comme Heidegger (1986 [1927]) ou même Gadamer (1996 [1960]), ont insisté sur la difficulté de « rompre » les liens avec l’expérience au moyen de la réduction phénoménologique. L’entendement humain est conditionné par les limites du langage, par l’histoire, par la formation culturelle, etc. La réflexion herméneutique, dont il existe des variantes importantes, montre que toute compréhension ramène à une pré-compréhension, c’est-à-dire à une insertion préalable dans le champ thématique mis en question. Elle relativise la prétention husserlienne de l’absence de présupposés. L’enracinement dans l’histoire, dans la culture, ne peut être simplement coupé ou ignoré, mais doit être décrit comme point de départ de la tâche scientifique. Des voies phénoménologiques inspirées par l’herméneutique ont pour but d’interpréter cette insertion inéluctable dans l’expérience « naturelle », évitant de constituer celle-ci à partir d’une subjectivité pure supposément libre de tout contact avec la facticité. À cet égard, on peut citer Ricoeur (1969) qui combine la description phénoménologique avec l’herméneutique, et élargit l’étude de l’interprétation textuelle à certains domaines concrets, comme la mythologie. On peut encore signaler Foucault (2001) qui, dans son herméneutique du sujet, évoque une phénoménologie de l’attention du soi (souci de soi, technique de soi) laquelle, outre sa notion de biopouvoir bien ancrée dans des formes de gouvernementalité, s’accole à une certaine pensée de l’expérience de la limite[14] ; une pensée qui demeure, selon Revel (1992 : 52), de son introduction (Foucault 1954) dans Rêve et existence de Binswanger (1954) aux derniers volumes de l’Histoire de la sexualité (Foucault 1984). Selon Basso (2012 : 93-94), c’est à travers Binswanger que :

[Foucault] explicite ainsi le projet phénoménologique de dépasser en même temps la « science » et la « spéculation » pour laisser apparaître les phénomènes plutôt que de les reconduire à un ordre de significations données (Foucault 1954 : 66).

Basso 2012 : 93-94

Dans son parcours, qui a fortement touché les sciences sociales en leur ensemble, Foucault (1975 : 194) pose ainsi le corps comme une contrainte tout en explorant la possibilité de sa libération.

De manière générale, on constate une tendance dans la philosophie à un aboutissement sur les questions de pratiques. En anthropologie, la philosophe contemporaine Annemarie Mol, qui se dissocie par ailleurs de la phénoménologie, développe une approche ontologique conviviale pour l’anthropologie du corps et l’anthropologie médicale ; elle propose une description empirique, et note que l’ontologie n’est pas donnée une fois pour toutes dans l’ordre des choses, soit que les ontologies informent et sont informées par les corps (Mol 2002 : 7). Mol explique sa philosophie comme s’éloignant de questions d’ordre épistémologique s’intéressant aux préconditions dites indispensables à l’apprentissage d’un « savoir vrai », pour tendre vers une approche comprenant le savoir, non pas comme une question de référence, mais comme une question de façons de manier les objets dans les pratiques. Ce déplacement fait en sorte que la philosophie de la connaissance acquiert un intérêt ethnographique dans les pratiques de savoirs (ibid. : 5). Le livre Doing Phenomenology de Spiegelberg (1975) montre par ailleurs que ce projet de concrétisation de la pratique philosophique n’est pas entièrement nouveau. Ce qui est par contre nouveau, c’est que la phénoménologie comme pratique concrète, notamment celle que propose Natalie Depraz (2012, 2013) qui puise, entre autres, chez les fondateurs de l’école pragmatiste (Peirce 1878 ; James 1907), offre une ouverture directe sur le processus de la recherche de terrain en anthropologie. Depraz propose en outre des outils forts utiles pour apprendre comment procéder pour « voir » l’expérience, pour « interroger » les expériences (Depraz 2012 : 12), par exemple ; elle questionne aussi les difficultés épistémologiques du concept d’« application » (ibid. : 57). L’ouvrage de Depraz, Varela et Vermersch, On Becoming Aware…(2003)[15] et celui de Depraz Comprendre la phénoménologie… (2012)[16] soulignent aussi que ces applications d’une pratique phénoménologique peuvent s’apparenter à (et donc s’inspirer) de philosophies orientales, dont celles issues du bouddhisme et du taoïsme, thème qui semble récurrent et qui est repris par Micollier dans le présent numéro.

L’ouverture de la phénoménologie vers l’anthropologie semble se produire depuis les années 1960 pour à nouveau s’intensifier aujourd’hui. Emmanuel Alloa souligne, à cet égard, un moment post-phénoménologique au cours des années 1960, lequel peine à voiler sa cible, à savoir « ces sciences dites humaines dont Michel Foucault a retracé l’émergence et le déclin et dont la phénoménologie représenterait le dernier avatar » (Alloa 2010 : 79-80)[17]. Un testament d’une nouvelle vague de ce moment « post-phénoménologique » d’ouverture vers l’anthropologie s’aperçoit dans les ouvrages ci-haut mentionnés et plus particulièrement dans le numéro Chiasmi International édité par Leoni et Scarso en 2013, qui met en dialogue anthropologies et phénoménologies avec Ingold (2012a) et Descola (2013) et autour de Merleau-Ponty lequel, selon les dires de Descola,

[D]e tous les philosophes de l’après-guerre […] était le seul au fond à proposer une anthropologie philosophique qui fut compatible, non seulement avec les données empiriques que livrait l’anthropologie sociale et culturelle, mais aussi avec ce que les autres sciences nous apprenaient du comportement humain.

Descola 2013 : 36

La « nouvelle phénoménologie » merleau-pontienne se distinguerait des phénoménologies eidétique et transcendantale ; elle viserait :

[N]on pas tant l’essence de ce qui apparaît, ni la condition préalable pour que quelque chose puisse apparaître, mais décrirait à travers quoi tel apparaissant vient à apparaître, tel qu’il apparaît et non autrement.

Alloa 2010 : 94

Ce positionnement phénoménologique qu’Alloa qualifie de « médial » rejoint certaines anthropologies s’intéressant à même l’opération de l’expérience, à « cette action que l’on fait sur soi-même, et où l’on est donc indivisiblement actif et passif » (Merleau-Ponty 1996 : 371). Vis-à-vis de cette phénoménologie merleau-pontienne plus malléable à l’anthropologie, celle de Deleuze et Guattari (1980) s’infiltre encore plus aisément dans une anthropologie post-humaine qui s’intéresse à l’affect, voire aux devenirs non humains de l’homme (Deleuze et Guattari 2005 [1991] : 169). Considérer les lignes de devenir, prendre les choses par le milieu, de manière transversale et latérale, voilà une manière de comprendre comment la phénoménologie et l’anthropologie se rejoignent.

Autres jalons

Outre la notion de lifeworld discutée ci-haut, il est possible d’encore tracer sept lignes de convergence de phénoménologies en anthropologie. Elles se dessinent en leur attention commune portée à l’immédiateté ou à la proximité, à la mise entre parenthèses, à la corporéité et à l’affect liés à une critique de l’attitude naturelle qui penche vers un positionnement pré-objectif et de « l’habité ».

Immédiateté/proximité

La phénoménologie s’intéresse au comment de l’expérience du monde, à la manifestation des phénomènes, c’est-à-dire des faits sensibles du monde, faits antérieurs aux différentes interprétations ontologiques qui leur sont associées, ce qui n’est pas étranger aux intérêts de l’anthropologie. Il est concevable de dire que les approches phénoménologiques sont implicites à l’anthropologie, alors que cette dernière fait reposer dès ses débuts une grande partie de la légitimité de ses connaissances dans l’expérience vécue à l’intérieur des contextes à l’étude, soit dans l’expérience de l’« être là… et là… et là » (Herzfeld 2001) ; pour certains, « les adjectifs expérientiels et phénoménologiques seraient en effet synonymes » (Katz et Csordas 2003 : 275, traduction libre). Knibbe et Versteeg (2008 : 47) affirment d’ailleurs que la phénoménologie explique, d’une certaine mesure, pourquoi l’anthropologie se fie au premier chef à l’expérience de terrain en tant que source de savoir plus légitime que l’analyse à distance. Les contributions phénoménologiques permettent d’articuler un langage de l’immédiat apparaissant à la conscience et de mieux comprendre le mouvement et l’intentionnalité comme sites de création et de recréation du monde, de la culture et de la religion. Il s’agit à cet égard de privilégier un contact direct avec les phénomènes, de se coller aux choses de manière poétique, tant dans les pratiques qu’à l’écrit. En ce sens, Sacrini propose de s’inspirer des savoirs natifs comme lieux d’entente mutuelle en anthropologie, une sorte de contre-science radicale misant sur les apprentissages au sein de maints peuples et qui vient défier les apprentissages scientifiques (Sacrini 2013 : 152, 155). Voilà une tâche à laquelle s’affairent plusieurs anthropologues, alors que leurs expériences de terrain viennent défier, voire renouveler leur propre science, et viennent défier les expériences des autres sciences. C’est surtout en anthropologie médicale, en anthropologie des sens, en anthropologie de l’art et en anthropologie de la religion que la phénoménologie s’est avérée fertile, permettant de comprendre des manières de guérir par-delà l’expérimentation en laboratoire contrôlé, de comprendre des manières de rendre compte du monde par le ressenti et l’imagination par-delà le rationalisme discursif. La phénoménologie se concilie aussi à l’émergence actuelle d’une anthropologie multi espèces, par-delà l’humanité, une anthropologie engagée dans les matérialités au coeur des processus de fabrication de la vie, contestant ainsi, par exemple, des positionnements externalisés environnementalistes de protection et de conservation, préférant chercher des lignes de convivialités de l’intérieur de ces environnements.

Les liens entre phénoménologie et anthropologie se nouent aussi autour des questions de méthode, la phénoménologie pouvant équivaloir à l’« observation participante » (Pink 2009 ; Ingold 2013, 2014). Knibbe et Versteed (2008) décrivent la phénoménologie comme la méthode d’entrée dans le lifeworld. Ils nuancent par ailleurs leur discours, précisant que, pour le chercheur, la phénoménologie consiste en une immersion dans un bain chaud duquel il est possible de sortir et dans lequel on peut ré-entrer comme on veut. Toutefois, cela n’est pas nécessairement le cas pour les personnes auprès desquelles l’anthropologue s’implique. Ainsi, Knibbe et Versteed (2008) proposent de développer une phénoménologie critique propre au contexte permettant de porter attention à la manière dont chacun pourra vivre les expériences de terrain à l’intérieur desquelles se fondent les recherches en anthropologie. La phénoménologie comme méthode de recherche permet d’appréhender certaines difficultés reliées à l’apparition, à la disparité et à la spontanéité des phénomènes. C’est par ailleurs en raison même de la fluidité de l’expérience que plusieurs anthropologues se font réticents devant cette approche phénoménologique, lui reprochant une absence de méthode. En suivant l’approche merleau-pontienne de la perception, le chercheur élimine effectivement un niveau d’abstraction ; plutôt que de baser ses recherches sur des objets a priori, le chercheur se place au coeur même de l’émergence de ces objets. Ingold (entretien dans le présent numéro) désavoue la « méthode » comme étant un moment séparé précédant l’analyse, expliquant que l’anthropologie est une méthode véritable en temps réel. En cela, il se dissocie de l’idée que l’ethnographie soit une méthode de collecte de données à analyser plus tard par l’anthropologue, se dissocie de l’idée qu’elle soit un projet qui amène à se tourner vers l’arrière pour documenter une réalité avec des données extrapolées ultérieurement (Ingold 2013, 2014). Pour apprendre, il propose plutôt une éducation de l’attention dans un mouvement d’improvisation vers l’avant, un engagement dans les manières avec lesquelles la vie transforme et se transforme. Il propose tout simplement de faire de l’anthropologie. Piette (2011[18] et dans le présent numéro) propose pour sa part de développer ce qu’il nomme la « phénoménographie », à savoir une approche visant à aiguiser et enrichir l’attention soutenue de l’anthropologue in situ afin de mieux comprendre et apprendre, bien qu’une telle méthode comporte le même risque que l’ethnographie, à savoir celui de devenir un semblant de modèle de recherche à suivre dont des données seront extrapolées ultérieurement. Il n’en demeure pas moins que cette rencontre de l’anthropologie et de la phénoménologie ouvre de nouvelles lignes de devenir, signifiant du même coup la prolifération des phénoménologies et des anthropologies.

Epoché

L’epoché – la mise entre parenthèse des jugements sur l’existence ou la réduction phénoménologique – est la suspension de tout jugement sur le monde naturel en vue de porter l’attention sur l’expérience elle-même, la suspension des « sens d’être » ou encore la réduction au phénomène lui-même, et est un signe distinctif des approches phénoménologiques dont on retrouve aussi des traces en anthropologie. L’anthropologue qui se met en situations souvent entièrement nouvelles se doit de réexaminer ses « sens d’être », c’est-à-dire ses propres manières de voir et d’être, le comment de son accomplissement, se rappelant clairement l’invitation de Husserl à la mise entre parenthèses du « pris pour acquis » ou de la réduction phénoménologique. Pour sa part, le phénoménologue tente consciemment cet exercice de suspension du « pris pour acquis » afin d’éclaircir les opérations constituantes de ses différents sens d’être. L’anthropologue comme le phénoménologue visent ainsi à apprendre par l’expérience des sens, bien que le premier cherche à comprendre d’autres expériences en sus de la sienne alors que le second se penche sur le comment de l’expérience en elle-même. Pour l’un comme pour l’autre, l’exercice transforme la perception des objets. La phénoménologie, dans sa quête principale, réfute l’existence d’objets en soi comme point de départ. À cet égard, elle s’intéresse aux manières dont les sens se font présents et interviennent, faisant ainsi apparaître le monde sous de multiples significations et horizons d’actions. L’anthropologie fait un constat similaire par la voie de l’expérience de terrain, certains anthropologues préférant faire de ce constat leur positionnement. S’inspirant de Berg et Mol (1998), Langwick (2007) met ainsi entre parenthèses les objets biomédicaux que sont la « malaria » et la maladie dite « degedege » en Tanzanie, une maladie pouvant lui ressembler, afin d’étudier comment l’une et l’autre émergent dans les pratiques, et identifier ce qui est gagné ou perdu lors de tentatives d’équivalences faites par des efforts scientifiques ou de santé publique. Mol (2002) explore le « corps » non comme objet « déjà là » mais comme objet multiple ouvert sur le monde et apparaissant sous toutes sortes de formes. De même, Haraway ne situe pas le corps biologique comme existant a priori, expliquant que « bodies are not born ; they are made » (le corps n’est pas « né » ; il est « fait ») (Haraway 1993 : 372). Aucune de ces auteures ne se prévaut de la phénoménologie mais chacune en fait la pratique. La tendance à qualifier une approche anthropologique de phénoménologique a plutôt pris forme autour de l’emprunt de la notion de lifeworld tel que noté plus haut, ou encore autour de la notion de l’embodiment, laquelle lie explicitement l’anthropologie aux approches phénoménologiques.

Embodiment ou corporéité

L’une des contributions les plus importantes de la phénoménologie à l’anthropologie contemporaine est évidente dans le focus sur la tradition de l’embodiment (Desjarlais et Throop 2011 : 89). Le concept d’embodiment ou de corporéité a d’abord été développé par Merleau-Ponty dans les années 1940 dans sa phénoménologie du corps perçu comme une expérience. Pour Merleau-Ponty (1942, 1945), le corps n’est jamais une chose ou un objet potentiel d’étude pour la science mais une condition permanente de l’expérience perceptive au monde[19]. Le « paradigme de l’embodiment » que Csordas (1990) propose pour l’anthropologie lie explicitement le « pré-objectif » merleau-pontien à l’« habitus » bourdieusien en une approche d’anthropologie phénoménologique du corps. Ce mariage laisse par contre certaines ambigüités. Alors qu’avec Merleau-Ponty le corps ne peut jamais devenir un objet, Bourdieu positionne le corps comme un « principe générateur (et unificateur) de pratiques reproductrices des structures objectives » (Bourdieu et Passeron 1987, dans Gonthier 2016), ces pratiques étant limitées dans leur répertoire (l’habitus). Csordas précise que l’embodiment ne réfère pas à un corps comme objet mais bien à un corps comme sujet « nécessaire à l’être » (Csordas 1993 : 135). Toutefois, la notion d’embodiment glissera, à l’occasion, vers l’idée de mémoires stockées « dans le corps », en insinuant une certaine fixité ou possibilité limitée de l’habitus au préalable. Samudra (2008) reprend, dans son exemple de l’apprentissage des arts martiaux, cette idée de mémoires stockées « dans le corps » en lien avec des habilités acquises dans le courant d’une vie, insinuant une mémoire vivante pouvant (ou non) refaire surface dans des situations opportunes au quotidien. Neimanis (2007 : 180) propose pour sa part la possibilité d’une molécularité corporelle comme mode d’embodiment vécu, évoquant une molécularité permettant l’interpénétration des corps à travers les espèces en devenir, puisant aussi chez Merleau-Ponty, mais avec Deleuze et Guattari (1980) plutôt qu’avec Bourdieu, tel que Csordas (1990) le propose. Pour Merleau-Ponty, la corporéité consiste en un engagement perceptif qui reconnaît une situation similaire rencontrée, alors que pour Deleuze et Guattari, le corps est ouvert à des connexions, un « corps sans organes » qui « se reforme à chaque aube » (Deleuze et Guattari 1980 : 198). Merleau-Ponty et Deleuze et Guattari signalent donc tous les trois une corporéité en continuelle émergence. Ne faut-il pas alors inclure tous les travaux anthropologiques s’intéressant à la corporéité comme étant liés à des approches phénoménologiques ? Mauss (1934) échappe au label phénoménologique, du fait qu’il situe au préalable le corps comme objet naturel ou physique, c’est-à-dire comme instrument technique plutôt que comme organisme humain activement engagé dans le monde (Ingold 2000 : 352). Selon Herzfeld, l’anthropologie médicale est « potentiellement la plus radicale, parce que ce champ attaque le paradigme cartésien à la source, dans le corps lui-même » (Herzfeld 2001 : 432). Hsu (2010 : 23) fait cependant remarquer que l’anthropologie médicale a bel et bien suivi l’idée merleau-pontienne de l’immédiateté entre le soi et son environnement, mais en prenant le corps comme point d’entrée pour toute exploration du monde plutôt que de s’intéresser à ses processus d’émergence. Certains travaux se limitent ainsi à ajouter que des couches culturelles, politiques, sociales au corps biologique, lequel est présupposé « déjà là » (Scheper-Hugues et Lock 1987, par exemple), et évitent à certains égards de se préoccuper d’un corps continûment ouvert sur le monde. Dans leur ouvrage Beyond the Body Proper…, Lock et Farquhar (2007) font néanmoins ressortir tout le potentiel de corporéité vivante qui a transparu en anthropologie.

Affect

La phénoménologie s’impose encore à l’anthropologie par son appel à la sensibilisation à l’expérience de base de l’intérieur même du monde (Merleau-Ponty 1945), donc par son appel à l’éveil des sens de l’expérience et à leur valorisation. Une anthropologie des sens plus récemment parue (Howes 1990 ; Classen 1993 ; Geurts 2002 ; Stroeken 2008) se dit insatisfaite de « la compréhension restrictive du monde phénoménal que permet l’utilisation des instruments descriptifs conventionnels propres à une discipline académique » (Herzfeld 2001 : 432). En même temps, cette anthropologie des sens rejette la phénoménologie de la perception, alors qu’elle tend vers la description de typologies ou vers l’orchestration des sens a priori, à l’exemple des travaux de Howes (2010, 2011). Une anthropologie sensorielle voulant ramener le mouvement émerge pour pallier cette fixité (Pink 2010). Dans les deux cas, Herzfeld (2001) avait fait remarquer que l’anthropologie des sens ou qualifiée de sensorielle ne devait pas être classée comme une sous-discipline de l’anthropologie mais devait plutôt faire partie intégrante de la discipline anthropologique, du fait que toute recherche devrait viser à mieux comprendre le monde, en s’engageant plus intensément à l’intérieur de celui-ci de manière à mieux entendre, mieux écouter, écrire, bouger, goûter, (res)sentir, de mieux connaître dans le monde même, tout en y vivant. Ce débat sur les sens, la sensibilité, la sensibilisation, l’attention portée à autrui et à soi-même porte pour plusieurs la question de l’affect, un thème que Favret-Saada (1977) avait largement abordé. À cet égard, Latour (2004a) présente plus récemment une manière particulière de parler du corps en utilisant l’exemple de la parfumerie ; il montre en quoi il est possible de se « faire un nez », soit de se développer un corps qui peut et sache affecter et être affecté. L’affect ne se réduit pas aux sentiments ou affections personnelles mais renvoie à un type de sensation qui opère à un niveau qualifié de pré-personnel par Deleuze et Guattari (2005 [1991] : 163-164) et donc qui les déborde. La politique des affects de Massumi (2015), qui montre comment développer la capacité d’affecter et d’être affecté, s’inscrit dans ces traces, et la notion de « devenir-avec » de Haraway (2008) y fait aussi écho, ainsi que plus généralement le tournant d’une anthropologie animale ou de l’animal veillant à voir ce qui se passe entre l’homme et l’animal[20], nonobstant un travail similaire autour de la plante veillant au ressentir (Myers 2014) ou pensant des écologies affectives (Hustak et Myers 2012). Ainsi peut-on voir comment les approches phénoménologiques peuvent se nouer à l’anthropologie, offrant des moyens d’affiner l’attention portée à ses propres habilités et aux réflexivités liées aux sens dans la recherche. Ces approches phénoménologiques permettent d’enrichir l’expérience de terrain, d’accroître les habilités d’attention soutenues afin de mieux comprendre dans-le-monde ; elles incitent à un cheminement à l’occasion ardu et périlleux, du fait qu’il implique transformation et travail dans le mouvement continu du renouvellement du monde, mais reste du même coup plus près de son expérience.

Critique de l’attitude naturelle

La phénoménologie, qui critique directement les approches scientifiques positivistes, fournit ainsi des outils précieux à l’anthropologie, qui se doit la plupart du temps de comprendre le monde hors des paramètres d’une telle ontologie scientifique. Descola (2005) qualifie l’ontologie scientifique de naturaliste (comme Husserl 1950 [1913] l’avait déjà suggéré dans Idées directrices…), en raison même de son récent et unique « grand partage » entre nature et culture. Latour (2000 : 118) qualifie cette division ontologique de stratégie politique magnanime du fait qu’elle aboutit à une compréhension hiérarchique de deux mondes : le monde de la nature, positionné hiérarchiquement premier, et duquel il est possible d’extrapoler des « données », et le monde de la culture, placé au second rang. Or, cette hiérarchisation suppose, d’un côté, des « choses réelles » pouvant être découvertes par la science, et, de l’autre, des « choses » visibles, vécues et ressenties qui, bien qu’essentielles, sont devenues non essentielles pour comprendre le monde dans lequel nous habitons puisqu’elles sont déjà connues par la science (ibid.). La phénoménologie propose aussi de dissoudre l’apparente clarté de cette distinction, et soutient que toutes les couches de la réalité peuvent être transcendentalement analysées comme constituées par les opérations perceptives, motrices, linguistiques, culturelles. Ainsi, la phénoménologie invite le chercheur à raffiner sa compréhension du monde, s’y engageant en tant qu’habitant constituant de ce monde, donc en s’immergeant dans ce monde plutôt qu’en s’y projetant à l’extérieur. Il en découle alors une autre compréhension de la perception et du « savoir ». Sous la perspective phénoménologique, c’est en posant le savoir comme mouvement d’engagement dans le monde qu’il est possible de redonner légitimité aux savoirs reposant dans l’expérience vécue si chère à l’anthropologie, à savoir une expérience intrinsèque dans le monde même, entrelaçant matérialités, pensées, humanités et vies non humaines. C’est en quittant une idée de savoir statique et en posant le savoir comme ouverture vers le futur envisagé et envisageable qu’on lui redonne son souffle et son mouvement.

Pré-objectif

Le positionnement pré-objectif est intimement lié à la phénoménologie de la perception merleau-pontienne. L’espace pré-objectif est un emplacement vague, le phénomène contradictoire (Merleau-Ponty 1945 : 53) d’être à la fois dans le monde et en train de le percevoir.

Ainsi l’attention n’est ni une association d’images, ni le retour à soi d’une pensée déjà maîtresse de ses objets, mais la constitution active d’un objet nouveau qui explicite et thématise ce qui n’était offert jusque-là qu’à titre d’horizon indéterminé. En même temps qu’il met en marche l’attention, l’objet est à chaque instant ressaisi et posé à nouveau sous sa dépendance.

Merleau-Ponty 1945 : 55

C’est à cette perpétuelle émergence que fait appel la phénoménologie, montrant que la pensée n’existe qu’en acte et que la constitution de l’objet est éphémère. Une des propositions-clé de la phénoménologie qui est reprise par l’anthropologie et rend celle-ci distincte, voire en opposition directe avec d’autres courants philosophiques et avec les sciences en général, concerne donc cette notion de perception. Les études scientifiques, centrées sur la vérification empirique, soutiennent implicitement l’idée que la perception est initiée par une stimulation externe sur un corps temporairement gardé passif. C’est ce positionnement qui amène Husserl à dire que « toute science naturelle est naïve », du fait qu’elle suppose un esprit déterminé par les stimuli de l’environnement, ignorant ainsi que l’émergence même de l’environnement doit suivre les structures transcendantales de la conscience (Flaherty 2009 : 219). La phénoménologie merleau-pontienne de la perception préconisera, en ce même sens, que corps et esprit sont en continuels entrelacements dans leurs engagements dans le monde. Cet énoncé est difficilement reconnu lorsqu’un observateur se définit comme à l’extérieur au monde qu’il veut comprendre, tel que cela se produit selon la norme dans l’approche scientifique objective positiviste. C’est à l’égard de cette approche distante, qui situe l’observateur à l’extérieur de l’objet observé, que Merleau-Ponty exprime sa critique la plus sévère. Il prend à partie Descartes et la pensée opératoire ou expérimentale de la science (empirisme et intellectualisme), affirmant que « la science manipule les choses mais refuse de les habiter » (Merleau-Ponty 1964 : 1). Penser sous la seule réserve d’un contrôle expérimental est ainsi fortement critiqué alors qu’une telle approche porte exclusivement sur des phénomènes hautement « travaillés », ignorant du coup leurs processus d’émergence. Ingold (2011, 2013) formule la même critique à l’égard de l’anthropologie, qui se plie à ces pratiques empiriques particulières. Cette façon de mesurer le savoir, toujours d’actualité dans les pratiques empiriques du processus de recherche, entrave la quête d’un savoir plus raffiné qui comprend le monde en l’improvisant, quête commune à plusieurs phénoménologues et anthropologues.

Dwelling ou « l’habiter »

C’est par ailleurs à l’optique heideggérienne de « l’habiter »[21], soit à la notion de l’engagement attentif dans-le-monde qu’on habite, que revient souvent la vedette phénoménologique en anthropologie. Cette approche suppose une intersubjectivité au sens d’enclenchement ou d’immersion « dans le monde vécu ». S’associant aux théories émergentes du lieu, tel dans les propositions de pratiques auto ethnographiques écopoétiques (Wattchow 2012) ou d’histoires ressenties (Parr 2009), nombre d’auteurs puisent dans cette perspective de l’engagement attentif pour renforcer ce positionnement « dans le monde », positionnement tant recherché. Latour (2004b), emprunte à Heidegger (1971) pour s’éloigner des questions de « faits » (matters of fact) et se tourner vers les questions de « préoccupations » (matters of concern), lesquelles sont signalées par des rassemblements d’humains et de non-humains qui constituent le social. Enfin, Ingold (2000) s’est aussi rapproché de Heidegger dans ses travaux, s’intéressant aux manières de se faire une place dans-le-monde ; il oppose l’optique de constructeur (building perspective) à celle de l’habiter (dwelling perspective) et préfère, par la suite, nommer plus simplement sa propre optique d’approche en tant que celle d’habitant-du-monde.

Parcours

C’est à travers ces mailles d’immersion profonde, de proximité, d’affects, de corporéités, voire de la légitimité, de la réalité et de la malléabilité de l’expérience, entre autres, qu’il est possible de voir en quoi certains lieux et certaines circonstances particulières font coïncider des préoccupations qui chevauchent l’anthropologie et la phénoménologie. Le présent numéro d’Anthropologie et Sociétés trace encore d’autres parcours d’entrelacements fructueux entre phénoménologie et anthropologie. Muriel van Vliet nous amène en premier lieu à comprendre un travail issu à la fois de la phénoménologie et de l’anthropologie ; plus précisément, elle trace la généalogie historique d’une phénoménologie de la perception et d’une « anthropologie de l’homme en mouvement » allant de Ernst Cassirer à Tim Ingold. Elle démontre à la fois l’originalité de la phénoménologie de Cassirer et l’originalité de l’anthropologie d’Ingold, lequel se tourne vers une approche esthétique reliée à une anthropologie de l’art et à une anthropologie des lignes du vivant. C’est au passage commun au sein de la phénoménologie merleau-pontienne et de l’Umwelt de Von Uexküll, tout en se distinguant d’une systématisation à la Lévi-Strauss ou à la Descola – qui risque un intellectualisme réducteur du phénomène qu’on nomme la vie –, et d’un empirisme pragmatiste du corps en mouvement promu par Houseman et Severi – qui risque d’abandonner toute entreprise généralisante –, que Van Vliet positionne Cassirer et Ingold dans une troisième voie qui ne sacrifie ni les formes, ni la vie ; notamment en ouvrant la voie qui s’attentionne à la transformation et permet de penser conjointement le vivant et les oeuvres culturelles, dans un chassé-croisé qui se joue en deçà de la coupure entre nature et culture.

Se tournant vers la mort, Ari Gandsman et ses collaborateurs offrent un article original ancré dans des entretiens réalisés avec des activistes du droit de mourir, montrant que ces derniers se préoccupent plus d’un art de vivre et de mourir que de technique biomédicale. La difficulté de l’insaisissable expérience de la mort est donc en quelque sorte défiée par les activistes, qui soutiennent qu’une existence authentique se fait en prenant conscience de sa fin. Les auteurs signalent comment ces préoccupations se rapprochent d’une phénoménologie heideggérienne de « l’art de mourir » et d’une version éthique des relations entre soi et l’autre telle que développée dans la tradition phénoménologique de Lévinas.

Demeurant sur la question existentiale soulevée par ces deux derniers philosophes, Albert Piette propose pour sa part une anthrofocalisation sur la singularité de l’individu au fil des instants, qui échappe à une anthropologie qui s’intéresse aux pratiques sociales et culturelles variées. Pour aiguiser l’attention portée dans l’observation des phénomènes et dans leur analyse, il propose la phénoménographie ; en l’occurrence, une méthode de la phénoménologie qui consiste à capter une graphie de l’existence in situ, voire de l’existence humaine en coprésence avec des êtres, humains ou non, vivants ou non, telle qu’elle apparaît et disparaît sans cesse.

Toujours dans des préoccupations existentielles, ici celles éveillées par l’étranger, Romuald Évariste Bambara nous fait réfléchir à cette notion à partir d’instances vécues au Burkina Faso et par-delà. Il s’inspire pour cela de la phénoménologie de Waldenfels centrée sur la notion de l’étranger et qui puise chez Lévinas. Ce dernier récuse notamment toute philosophie qui tend à figer le sujet, à déterminer une essence éternelle à l’être. Cela résulte en une phénoménologie de l’étranger, voire de l’identité, en continuelle émergence.

Les articles de David Le Breton, de Julie Laplante et Marcus Sacrini, ainsi que celui d’Évelyne Micollier démontrent de leur côté comment il y a tout intérêt à se préoccuper de la densité phénoménale dans le domaine de l’anthropologie de la santé. Le Breton le fait en explorant une anthropologie de l’expérience qui puisse permettre de rendre compte du ressenti de la douleur chronique. Pour ce faire, il puise dans les travaux de Good, de Lévinas, de Ricoeur, et peut-être de manière plus notable, de Canguilhem. Bien que rarement associé à la phénoménologie[22], Gérard (2010) note à quel point tous les écrits de Canguilhem concernant la médecine comportent une tendance phénoménologique, notamment en manifestant une affinité constante avec Merleau-Ponty. Canguilhem fait d’ailleurs écho à Merleau-Ponty lorsqu’il signale que « la pensée du vivant doit tenir du vivant l’idée du vivant » (Canguilhem 1975 : 13), dessinant ainsi certaines traces vers une phénoménologie de la vie (Barbaras 2008 : 12). Pour leur part, Laplante et Sacrini repoussent les limites de l’anthropologie médicale en s’aventurant dans une anthropologie aux saveurs des phénoménologies merleau-pontienne et deleuzo-guattarienne. Ces dernières permettent de se situer à la fois plus près de la philosophie et des pratiques des médecines jamu javanaises ainsi que dans l’entre-deux humain-plante, soit au niveau des affects potentiels pouvant faire oeuvre d’efficacités thérapeutiques, ici comprises comme lignes de fuites. Micollier explore à son tour une anthropologie du corps qui résonne de phénoménologies en provenance à la fois d’Europe et du monde taoïste et du qìgōng, et ce, tant au niveau méthodologique que théorique. Son étude des pratiques martiales croise celle de la santé et son approche du corps de souffles, de vapeurs et de forces de vie en perpétuel devenir puise autant chez les maîtres côtoyés que chez Merleau-Ponty et Latour, en passant par Husserl, Heidegger, Csordas, Lock, Leder, Hsu et Ingold. Ainsi, illustrant les thèmes noués entre anthropologie et phénoménologie en matières de corps en mouvement, l’auteure montre en quoi l’un et l’autre immergent dans le lifeworld.

Enfin, c’est en s’immergeant d’un bain à l’autre dans un mouvement nous propulsant encore plus vers l’avant que David Jaclin nous ramène aux restes ou à l’écume des mondes, voire dans l’enchevêtrement des mo(n)des affectifs à la fois produit et producteur de mo(n)des partagés. Sur fond d’anthropocène, l’auteur dessine une anthropologie de la vie qui soit transpécificatrice et qui porte alors attention à l’émergence de « mondes propres » (Umwelts), démultipliant la Terra incognita phénoménologique ouverte par Von Uexküll. Il invite à comprendre les ressorts de l’expérience vivante, humaine et non humaine, et d’en cartographier les mouvements afin de pouvoir mieux appréhender les vitesses transformationnelles d’une époque troublée. Cette exploration phénoménologique du vivant dirige notre attention sur l’importance des processus informationnels et communicationnels qui donnent forme à la vie et vie aux formes. C’est dans le partage d’une réalité phénoménologisable entre organismes vivants diversifiés, soit entre êtres en devenirs mais aussi dans un étant des devenirs, que se fait alors l’enquête anthropologique.

Nous voyons, sous l’angle de la phénoménologie, une anthropologie vivante en mouvement, plongée dans la douleur, l’existence, l’art, le rêve, la connaissance, la rupture, imprégnée des réalités de l’imagination et de l’esthétique. Nous abordons, en effet, au coeur du présent numéro, sous un regard phénoménologique, une anthropologie de l’homme en mouvement, de l’homme qui se dirige vers la mort dans la vie ; nous exposons des anthropologies existentiales et de l’étranger, des anthropologies rhizomiques et taoïstes. Certains articles se veulent plus théoriques (Van Vliet et Piette), d’autres mènent sur des terrains canadiens (Gandsman et al.), français (Le Breton), africains (Bambara) et asiatiques (Micollier, Jaclin, Laplante et Sacrini). Tous ces articles se situent aux croisements de phénoménologies et d’anthropologies. Inspirés par la phénoménologie, les auteurs cherchent à y approfondir leur anthropologie, et inversement. Ou encore, ils suivent des parcours marqués par des expériences vécues, lesquels joignent anthropologies et phénoménologies qui émergent du milieu. Parcourant rivières et aires de plantes et animales de l’Océan Indien autour et sur les îles de Java et dans la partie malaisienne de Bornéo, découvrant des mouvements corporels en Chine et à Taïwan, s’enrobant dans l’art, pénétrant le ressenti de la douleur, de la rencontre ou de l’instant, les thèmes abordés sous la perspective phénoménologique en anthropologie touchent autant la souffrance que la force vitale, le mouvement que le repos, les arts que les sciences et, bien sûr, ils touchent l’anthropologue et l’humain et non humain au coeur des expériences de ces phénomènes qui émergent de manières continuellement renouvelées au fil des vies. Enfin, un entretien de Tim Ingold avec Julie Laplante vient dessiner l’un de ces parcours sillonnant le monde de la phénoménologie dans la vie et l’oeuvre d’un anthropologue.