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D’abord noyés de façon périphérique dans quelques chroniques d’époque et enfouis dans les registres des mairies et des paroisses avant d’être popularisés en 1964 par Édouard Glissant dans le fameux chapitre 5 de son Quatrième siècle, les questionnements liés à la problématique des noms donnés aux esclaves, et singulièrement à la suite de l’abolition de l’esclavage aux Antilles françaises, font aujourd’hui florès : recherches en archivistique et en onomastique, dépouillement des « registres d’individualité » (en Martinique) et des « registres des nouveaux libres » (en Guadeloupe), établissements de répertoires, études littéraires, travaux, expositions, colloques, conférences, etc., ne se comptent plus (de même que sur les insularités connexes de Maurice et de La Réunion). Historiens, linguistes, anthropologues, statisticiens et autres spécialistes de la littérature antillaise se sont emparés de ce sujet à forte charge symbolique, mais aussi hautement sensible, concret et affectif pour les descendants actuels des générations serviles.

Dans cette trace issue d’une thèse, l’ouvrage de Vincent Cousseau – agrégé d’histoire et maître de conférences à l’Université de Limoges, en France –, de par son titre, laissait augurer une avancée complémentaire d’autant plus significative que son étonnant début d’intitulé, « Prendre nom aux Antilles », biaisant d’entrée le principe du nom reçu, donnait à penser. La lecture de l’ouvrage, présentant cette thématique du XVIIe siècle à l’Abolition de 1848, dévoile cependant que l’auteur, privilégiant le terrain martiniquais, ne traite pas des noms entendus en tant que patronymes, mais propose une analyse des prénoms comme nouvelle grille de lecture globale d’une société créole antillaise née de l’exploitation esclavagiste. Derrière la nouveauté bienvenue de cette approche, cette indistinction entre nom et prénom directement dans le titre (comme dans nombre de libellés de chapitres et paragraphes) reste malgré tout gênante. L’auteur s’en explique, certes, dans son premier chapitre, mais même si nous savons que les prénoms (comme les surnoms) servaient à ces époques de noms de substitution commodes (notamment pour les esclaves exclus de patronymes), ce choix prête d’emblée à confusion. La remarque, qui ne pouvait être occultée, n’entrave cependant pas le plaisir de la lecture de ce livre important s’adressant à un public universitaire et plus particulièrement aux historiens, sociologues et anthropologues s’intéressant aux facteurs d’identités et d’appartenances.

Préfacé par Danielle Bégot, historienne des Antilles, l’ouvrage, d’une belle tenue esthétique et graphique, serti qui plus est d’un remarquable travail de synthèse et d’écriture, est fort bien construit et très sérieusement documenté. L’auteur respecte des protocoles méthodologiques rigoureux et s’appuie sur un corpus de sources impressionnant, exigeant et d’une grande variété, annonçant le dépouillement, entre autres, de 31 401 actes de naissance et de baptême. Le cadre théorique avancé est toujours bien suivi et l’auteur reste en général prudent, n’hésitant pas à convertir certaines lignes de force en hypothèses, relativement à la complexification reconnue du sujet. En fin de volume, il nous offre un registre précis des sources consultées, une bibliographie généreuse, éprouvée, et d’utiles annexes, notamment sur les noms/prénoms dominants au cours des époques – les libellés souffrant toujours ici de l’indistinction lexicale entre nom et prénom soulignée plus haut.

L’ensemble se décline très méthodiquement en trois parties, rythmées chacune par trois chapitres et leurs paragraphes. La première traite méticuleusement de l’étayage de la société coloniale à travers la reconstruction historique d’une généalogie de la société martiniquaise que l’auteur décrypte significativement comme un « chaudron colonial » (p. 102). Cette excellente synthèse, qui sert de soubassement au thème, sans doute un peu longue par rapport au sujet annoncé (un tiers de l’ouvrage qui n’aborde aucunement la question des noms), livre des apports conséquents menant à relativiser et tempérer la division binaire Blancs/esclaves traditionnellement avancée. La fine description des différents niveaux de populations établies aux Antilles, en insistant sur l’importance grandissante desdits « Libres de couleur » de plus en plus nombreux et socialement influents au seuil de l’Abolition, brouille alors « les frontières de couleur et de statut » (p. 128) et permet de démontrer avantageusement que la société antillaise, loin d’être « une juxtaposition d’ethno-classes homogènes » (p. 128), présente une réalité peu cohérente et loin d’être figée.

La deuxième partie aborde de façon résolument statistique l’étendue et la diversité des corpus et des systèmes de prénomination en usage au cours de ces trois siècles, tant chez les esclaves et les affranchis que chez les colons et les Blancs créoles. De ces pages fouillées et austères traitant du « stock des noms », on pourra cependant se demander si l’auteur ne surestime pas, voire ne sacralise pas trop les données statistiques en vue de dresser des faits d’histoire considérés comme avérés. Aussi en déduit-il, sans doute un peu trop vite, que « peu avant l’abolition, la nomination servile n’est plus aux mains du maître ou de son représentant » (p. 236).

Quant à la troisième partie, plus anthropologique (au sens large plutôt que disciplinaire), elle se mesure, selon la lecture de l’auteur, à la question du nom (lire : prénom) en tant qu’expression des appartenances – qu’il aborde tant dans les vecteurs d’influences religieuses et culturelles, que dans les modalités du cheminement des prénoms entre pratiques d’innovation et de mode débouchant sur différents usages chez les esclaves et les libres. Cette section propose notamment des sources variées d’inspiration et de procédés d’extension des prénoms, qui ne sont pas sans rappeler de façon frappante (bien que l’auteur ne semble pas pencher en faveur de cette hypothèse) les processus mis en oeuvre pour la dation de patronymes qu’il fallut trouver pour les nouveaux libres dès l’Abolition (Chanson 2008).

Cette présentation faite, il est toujours difficile d’évaluer un ouvrage reposant, comme toute recherche, sur la probité et l’objectivité d’un travail au demeurant de haute tenue académique et dont on ne peut que saluer l’avancée originale proposée quant à cette thématique de la prénomination. Mais bien qu’exemplaire à plus d’un titre, il ne peut échapper aux quelques remarques positivement critiques que pourrait lui adresser un lecteur averti.

On relèvera d’abord que certaines généralisations et affirmations restent surprenantes de par leur inexactitude. Par exemple, lorsque l’auteur exclut des noms à références chrétiennes ceux de Colombe, Lydie, Osée et Noémie (p. 325, note 9) ; ou lorsqu’il voit dans l’interprétation du nom Seth (p. 203) celui d’un des dieux égyptiens maléfiques, oubliant qu’il pourrait plutôt bien être, en contexte catholique, celui, biblique, du fils d’Adam et d’Ève né après le meurtre d’Abel ; ou encore, là où les jumeaux sont précisément craints et vénérés – comme c’est également le cas en Haïti –, il affirme au contraire, comme « trait culturel d’Afrique », la grande méfiance des esclaves envers les naissances gémellaires « qui ravaleraient l’humanité au monde animal » (p. 235).

On relèvera ensuite ce constat frappant : aucune référence bibliographique ou en note ne mentionne la littérature créole antillaise contemporaine, de surcroît martiniquaise (Glissant 1964 n’est pas même cité !), un matériau anthropologique étrangement ignoré dans la mesure où la question lancinante du nom à l’époque servile y est pourtant éloquemment abordée. Une absence qui dit bien ce fossé trop souvent constaté entre les disciplines historique, endolittéraire et anthropologique, les historiens étant plutôt enclins – malgré les précautions annoncées – à donner un fort crédit herméneutique aux seuls matériaux écrits « historiques », bruts, souvent unilatéraux et forcément décapés des contextes tout simplement humains de leur rédaction. Ce que les auteurs créoles cherchent précisément intuitivement à combler.

Cela dit, s’il faut résolument souligner que la force incontestable de cette étude, en sus de sa lecture novatrice, est de faire large place aux Libres de couleur, cassant ainsi ce dualisme colons européens-esclaves africains en vue d’apporter une vision plus objective et éclairante d’une société beaucoup moins compartimentée qu’on ne le présente habituellement, une interrogation centrale demeure : celle concernant la thèse même défendue par l’auteur, de la prénomination entrevue à la fois comme « miroir du fonctionnement social et culturel » et comme « résultante des structures familiales et sociodémographiques, que ce soit dans les processus de choix ou dans les modalités de transmission » (p. 22) – autrement dit comme marqueur d’appartenance (« chaque prénom est un marqueur social et culturel », p. 21). Car cette interprétation n’apparaît pas toujours pertinente. Si les patronymes, de par leurs réseaux de transmission, peuvent servir, dans nombre de cas, d’indicateurs de ce type, est-il véritablement possible de déduire, hier comme aujourd’hui du reste, que l’étude des prénoms, au-delà des phénomènes de mode et de « couleur culturelle » – par ailleurs sujets à l’analyse sur toutes les aires de recherches – fonctionne tel un révélateur de lignes d’appartenance et même de « sentiments d’appartenance » (p. 23) ? Une interrogation certes paradoxale face à un travail académique d’une telle ampleur, mais qui ne peut être éludée. Les Pierre, Marie, Élodie ou autres Quentin, tout comme les Vladimir et Mustapha, ne peuvent-ils pas se retrouver dans toutes les niches des appartenances sociales ? Et d’autant plus dans un monde de plus en plus métissé ?

Il reste que ce regard original sur les populations et les sociétés antillaises sous l’Ancien Régime, de par la perspective inédite qu’il génère à propos d’une histoire sociale insulaire trop marginalisée, restera sans aucun doute l’une des études les plus notables et incontournables parues à ce jour, en terrains antillais, touchant la thématique du nom.