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Citons quelques propos incisifs du vieux maître-devin, Tseembu Madila, attestant la pérennité de la divination de type chamanique en pays Kwaango, au sud-ouest de la République démocratique du Congo : la majorité de la population comprend les Yakaphones ou Yaka qui, aujourd’hui, comptent quelque 800 000 personnes. Voici d’abord le contexte de ces propos. Début 1991, Dirk Dumon de la VRT (Radio-télévision belge de la Communauté flamande) m’avait invité à coordonner un projet de film scientifique relatif aux différents types de guérisseurs au Kwaango (Dumon et Devisch 1991). Mi-septembre, après que l’équipe venait de filmer la phase finale essentielle de l’initiation de Maama Tseembu (à l’âge de 26 ans, mère de trois enfants) lui octroyant le statut de devineresse-chamane, nous avons invité le maître-devin Tseembu Mwalungu (initié autour de 1940) à un bref dialogue filmé avec nous :

Question : Maître, que pense-t-on de vous, devins ?
Maître-devin : Les Yaka disent : l’oracle nous manquerait s’il n’existait plus. La devineresse ne nous dit-elle pas ce que nous devons faire en cas de maladie ? Et les membres des églises – chrétiennes, pentecôtistes – qui nous déprécient, tout comme les communes de guérison au nom de l’esprit sacré, ne cessent de dire : rejetez les cultes d’affliction et de guérison, c’est du péché. Mais ne tombent-ils pas malades, eux aussi ? Tout compte fait, qui serait alors à même de m’expliquer pourquoi je tombe malade et pourquoi je dois mourir ?
Question : Et un médecin ne peut-il pas vous aider ?
Maître-devin : À l’hôpital ne nous dit-on pas : traitez le patient d’après les coutumes de notre peuple ?

Dumon et Devisch 1991 : séquence finale

Participant aux pratiques quotidiennes des Yakaphones et à leur quête de bonne santé et de résonance avec tout ce qui vit, je me suis graduellement orienté vers les pratiques rituelles de guérison. J’y ai appris combien les affligés et leur groupe familial cherchent en premier lieu à agir sur l’origine et le contexte de la maladie invalidante ou de l’adversité récurrente. À cette fin, tout en surgissant des rêves et de l’intuition onirique du devin ou de la devineresse, l’examen divinatoire offre une lecture obligée, en principe contestable, des dimensions intercorporelle, sociale et morale de l’affliction. Cette lecture emphatique du malheur concerne les mondes ambivalents des ancêtres, des esprits de cultes d’affliction (tel que ngoombu), ainsi que des « manigances ensorcelantes de la nuit ». La divination, tout particulièrement, se donne comme but d’offrir pareil discernement par une démarche herméneutique plutôt que causale. À vrai dire, l’acuité du discernement divinatoire (ngoombu) concernant le destin affligeant la famille des consultants relève d’une finesse de perception « héritée à la naissance par la voie des mères » (yibutukulu). C’est en effet de sa perspicacité exceptionnelle – discernement à même de démêler promptement une problématique singulière sans information verbale préalable – que l’oracle tient son autorité. Notons que les Yaka qualifient cet art de féminin, voire de maternel, du fait qu’il émane d’une intuition lucide de la vie, du vivre humain et de sa vulnérabilité. La vie est perçue comme émergeant des « entrailles du monde » (ngoongu), à savoir de l’insondable profondeur de l’origination qui, incessamment, traverse les couches de l’humain, du social et du monde local, tant de son énergie vitale que d’une certaine opacité.

En revanche, aux yeux du missionnaire âgé d’origine belge qui, en mars 1971, me conseilla le groupement Taanda pour mon séjour de recherche, la divination ne pouvait être qu’objet de damnation. Je l’entends encore me dire, tout assuré : « Si j’arrivais à éradiquer la croyance en la divination, le pays Kwaango serait désormais au Christ ». Donc, cet idéal préjudiciel de l’oeuvre missionnaire coloniale m’était encore vanté, onze ans après l’indépendance politique du pays.

Une réflexivité auto-anthropologique s’est affinée chez moi au cours de quatre décennies de rencontres interculturelles (Devisch 2011, 2018 : chap. 2). En ce qui me concerne, l’analyse des diverses compétences cognitives des Yaka continue à remettre en question les perspectives métaphysiques et éthiques eurocentrées axées sur une subjectivation du monde et du sujet autocentré et singulier. C’est la métaphysique que j’avais faite mienne à travers ma langue maternelle et la version moderniste du christianisme. Puis, lorsque j’étais étudiant jésuite, cette vision de l’homme a été au centre de ma formation académique en philosophie et en anthropologie sociale. Mais, voulant m’engager à coeur ouvert dans l’univers de vie des Yaka, et prévenant les écueils des présomptions culturelles eurocentrées, ma recherche anthropologique ne s’est pas faite comme jésuite. Aujourd’hui, dans les régions kwaangolaises où dominent les églises pentecôtistes bien hostiles à ce qu’elles appellent du paganisme, les consultations divinatoires se font de nouveau à l’écart du regard public, comme à l’époque des missionnaires coloniaux.

Approche endogène

C’est dans la rencontre assidue avec des autorités dans le groupe-hôte que j’ai cherché à apprendre de l’intérieur la structuration de la langue et de la culture locales. La première année, mon attention se tournait particulièrement vers la construction et le codage de l’espace et du temps, adressant le jeu des relations physiques et intersubjectives (Devisch 1993, 2011 ; Devisch et Brodeur 1996). La recherche s’est déroulée en parallèle avec une participation à la vie quotidienne dans le groupement Taanda (comprenant quelque 1 300 personnes) au Kwaango du nord. Elle a eu lieu de janvier 1972 à octobre 1974, ainsi que pendant deux brefs séjours en 1991. De 1986 à 2003, j’ai entrepris des séjours annuels de recherche – bien qu’avec une participation réduite aux activités quotidiennes – de trois semaines ou davantage chez les Yaka établis dans des bas-quartiers de Kinshasa, où ils sont autour d’un demi-million.

Je suis bien conscient du privilège dont j’ai pu bénéficier en rencontrant – très régulièrement et dans un esprit de réflexivité et de véracité – des chefs de famille, des juges coutumiers, de même que des prêtres-guérisseurs de cultes d’affliction et de guérison, ainsi que des devins et devineresses. Ils furent mes principaux interlocuteurs pour l’investigation en profondeur et l’approche endogène.

Mon effort autocritique de compréhension endogène s’inspire de la phénoménologie expérientielle et intersubjective de Merleau-Ponty (1964). Dans l’accueil sensible à l’expérience donnée, et désireux comme je l’étais d’apercevoir la résonance entre mondes visible et invisible, j’ai veillé à ajuster mon approche multisensorielle – multimodale ou cinesthésique – du corps animé et pulsionnel. Par l’être dans le monde et l’action du corps, le monde est transformé, incorporé, tout comme les effets de l’affection et des compétences cognitives se voient corporéisés. Impliqué dans les rythmes et les mouvements de la vie quotidienne, avec les tâches en groupe liées à la survie dans les vastes savanes du Kwaango, le corps devient mondain et le monde corporel ou corporéisé. C’est la phénoménologie de Merleau-Ponty qui ouvre à l’ontologie de la chair, c’est-à-dire à l’ontologie des affects, émotions, habitus et mouvements modelant le corps vécu subjectivement comme une impressionnabilité. La chair (luutu) contribue à la constitution du « sujet » (muutu) par lequel se développe une incorporation ou internalisation du monde régulant ce qui s’éclot entre les êtres et les objets d’usage courant, ou l’habitus et les mouvements régis par la temporalité autochtone dans le monde (local) du vivant (n-totu).

Portant sur les données de la vie et de la guérison, la divination et les autres modalités de connaissance imaginative ou de compréhension intuitive (ngiindu, -yiindula) du monde, y compris de l’interconnexion des êtres et des objets usagers, se gardent de dissocier le vivre et le monde, la matière et la pensée, l’extériorité et l’intériorité, le visible et l’invisible. Pareille compréhension, de type phénoménologique, saisit l’être dans son monde du vivant, et cela particulièrement à partir du rapport réversible entre le regard et la vue, le toucher et le tangible, le sensible et le sentant.

Chemin faisant, ma recherche se focalisait sur les savoirs érudits (-baandza) et les modes de connaissance (ngiindu), et surtout sur l’heuristique endogène s’appliquant à percer, du dedans de la propension (yikuma, hangululu) des choses, l’énigme du non représentable, de l’indicible et de l’incompréhensible (-pfweetisa, ma wufweeta) du corps humain, du corps social, du corps-sujet intersubjectif et du corps sociopolitique, tout comme du corps cosmocentré ou du monde local du vivre humain. Cette interconnexion des divers champs de l’univers local du vivant est ressentie dans la rythmicité et la résonance homogènes (-niingasana). En témoigne la tradition comprenant les institutions, les formes de symbolisation, incluant l’héritage intergénérationnel des « dettes de la nuit ». La tradition constitue un horizon avant tout lumineux qui nous devance, et dont le tressage qualifie les rapports largement insaisissables entre mondes visible et invisible (Devisch 2018 : chap. 1). C’est dans cette perspective que je m’interroge sur la variété de pratiques rituelles destinées à endiguer les forces « de la nuit » susceptibles de bloquer la réciprocité vitale entre membres de famille.

Me familiarisant avec les huit devins dans le groupement Taanda et ses environs, j’ai été impressionné par leur compréhension intuitive du problème soumis à l’oracle de type chamanique (ngoombwa weefwa). Ce dernier n’est consulté qu’en cas de détresses graves, comme les maladies et les décès angoissants. Les consultants s’adressent, de préférence, à une devineresse ou un devin vivant à une journée de marche ou plus, hors du cercle des rumeurs. À leur arrivée, sans mot dire, ils font une halte auprès de la devineresse, qui aussitôt commence la première phase de l’oracle. Celle-ci consiste à « saisir le problème pour lequel ils sont venus ». Si la devineresse dit vrai, les consultants l’approuvent laconiquement tout en lui remettant le substitut symbolique (yiteendi) du malade ou du défunt : c’est un morceau de tissu ou d’argile de kaolin qui a été en contact avec le corps de l’affligé. La devineresse poursuivra l’oracle le lendemain matin, sur la base de son rêve, de sa sensorialité aiguë et de son contact avec le substitut symbolique.

Se développe alors une sorte d’empathie (-baandza bakweenu) charnelle (la chair étant à comprendre au sens de Merleau-Ponty 1964) entre la devineresse et le vécu du client ou des consultants. La scrutation que la devineresse effectue à l’arrivée des consultants perçoit le motif, le mobile ou le but de l’acte maléfique soumis. Cette compréhension immédiate, émergeant dans le corps de la devineresse en transe et puis dans le rêve nocturne, se profile comme une aperception interne doublée d’un discernement (-kana, lukanu) à la façon d’une « perspicacité ou connaissance immédiate au niveau du coeur (comme siège des préoccupations de maintien de la réciprocité) » (-mona mu mbuundu). L’oracle proprement dit s’élabore le lendemain matin. Par sa perception aiguë, la devineresse désigne alors l’innommable déchirement qui a eu lieu dans la famille et entraîné l’affliction.

Au retour de la consultation, les palabres familiales, les pratiques rituelles et l’appel à la réconciliation initiée par l’oracle assurent la revivification des affligés et la reprise des structures institutionnelles et symboliques. La famille et son monde du vivant sont amenés à se revivifier à la façon d’une gestation et d’une renaissance, signifiées par le tambour à fente.

Prenons un moment de recul pour examiner un double trait capital de l’oralité. Une première caractéristique porte sur la temporalité propre à cette culture de l’oralité à même d’innover la tradition ancestrale. Cette caractéristique d’innovation contredit les écrits ethnographiques coloniaux concernés par la seule temporalité d’une modernité orientée vers le développement économique et administratif. Leurs écrits préjudiciels caractérisent les populations peu alphabétisées comme étant rétrogrades, attachées aux valeurs du passé et d’une tradition obsolète. Au contraire, en étudiant en détail les rituels funéraires et les cultes de guérison, ainsi que l’articulation de l’oracle divinatoire et son accueil par le conseil familial, il m’est apparu que, dans leurs efforts de conciliation entre personnes, groupes et mondes, les notables ne cessent de s’inspirer de façon inventive « de ce que les ancêtres ont légué » (bambuta basiisabwa). Autrement dit, la tradition les devance comme un horizon qui rend possible une reprise, aux aspects innovateurs, des institutions et des structures symboliques.

La deuxième caractéristique à pointer dans la culture de l’oralité est le fait qu’elle implique un contact direct qui se vit premièrement au niveau intercorporel et multisensoriel. Lors des premiers mois dans le groupe-hôte, j’éprouvais le rapprochement comme courtois mais néanmoins fuyant et assez désorientant. Je ne comprenais que petit à petit ce qu’on me disait, mais, à ma surprise, les paroles exerçaient un vif impact sur mon corps, m’affectant tantôt de gaieté, de gratitude, voire d’enchantement, tantôt de désarroi, de malaise, de tension, voire de peur. Chemin faisant, le contact et la thématique se diversifiaient et se clarifiaient davantage. La première année, ceux qui étaient proches de moi et sentaient mon intention me recommandaient la rencontre avec un bon nombre d’experts rituels, du fait de leur compréhension sagace « des différends et des agissements qui relèvent de la nuit ». Ces experts m’étaient décrits comme insaisissables et forts, vivant hors du commun : ils demeureraient toute une semaine chez tel client, chef de lignage ou notable, et puis chez tel autre, pour leur fabriquer des objets-recours de défense et de contre-attaque ensorcelante. Mais j’ai attendu plus d’une année avant de chercher à rencontrer l’un ou l’autre, en fait jusqu’à ce que ma maîtrise de la langue et qu’une disposition respectueuse dans le contact puisse m’octroyer quelque autorité en dépit de mon jeune âge.

Dans mon approche de la divination en Afrique noire, ma poursuite d’une épistémologie adéquate n’a cessé de s’affiner depuis ma participation à la International Conference on Recent African Studies qui s’est tenue à Leiden, au Centre des études africaines en 1979 (Devisch 1985). Puis, John Pemberton m’amena à creuser la signification dense du tambour à fente, appelé aussi tambour à lèvres (Devisch 2000). Des trois contributions aux ouvrages collectifs consacrés aux diverses formes de divination en Afrique, deux offrent l’analyse détaillée d’une consultation (Devisch 2013, 2015) ; l’autre contribution (Devisch 2012) examine diverses modalités et approches de la divination en Afrique noire. Un autre essai (Devisch 2013) concerne un jeune homme en fin d’études à l’Université de Kinshasa ; deux rêves rapportés à valeur d’oracle révèlent à quel point son ambition effrénée d’obtenir un diplôme « dans la tradition du Blanc » s’avère maudite, ne pouvant mener qu’à la mort.

Afin de clarifier l’approche adoptée ici, venons-en à la critique que Knut Myhre (2006) a faite de mon analyse sémantique et de mes termes de « médiumnique » et de « voyant » (notions que je trouvais déjà obsolètes du temps de cette critique). Développant une perspective cognitiviste inspirée des Investigations philosophiques de Wittgenstein (2005 [1956]), Knut Myhre analyse le discours divinatoire en milieu chagga du district Rombo, dans la région du Kilimandjaro en Tanzanie du nord-est. Myhre aborde la divination comme une expression qualifiée de la grammaire et des termes mentaux par lesquels les membres de la société concernée élaborent « une forme d’enquête qui constitue une connaissance du monde » (Myhre 2006 : 313). Selon cet auteur, les récits du devin chagga, pour autant qu’ils signent une lecture pragmatique, fonctionnent comme des jeux de langue visant à réorienter des subjectivités et des formes de vie sociale et pratique des Chagga. Vue à partir de ma présente approche phénoménologique, sa lecture m’apparaît vider la scrutation de l’ailleurs invisible des esprits et des forces que l’oracle poursuit à partir des rêves du devin et de son intuition perspicace concernant la conduite des consultants. De par son épistémologie eurocentrée, Myhre exclut toute approche, phénoménologique en particulier, de la divination qui dévoilerait l’intention implicite ou la dimension subverbale d’un ensorcellement entre parents proches. Néanmoins, l’approche phénoménologique dans la ligne de Merleau-Ponty me permet de clarifier la compréhension intuitive et sensorielle que la devineresse développe, par le flair et le vécu dans la chair et le rêve, du problème soumis. La perspicacité de cette compréhension intuitive comme voie de co(n)naissance ne me force pas à en parler en termes de voyance. J’ai formulé dans d’autres essais (Devisch 2012, 2013, 2015) une évaluation plus circonstanciée de l’approche cognitiviste et pragmatique.

J’admets que, en ce qui concerne la divination, il n’y a pas de termes exempts de présomptions ethnocentriques et eurocentrées : c’est ainsi que j’utilise le terme d’« esprit » avec réticence, et ce, pour désigner la dimension qui institue l’expérience de contact, certes ambivalente, avec l’ailleurs invisible. Dans cette même acception occidentalocentrée, le sorcier abuserait de cette expérience de contact en la manipulant pour y enfermer sa victime qui, se sentant trop exposée ou déjà affaiblie, se paralyse dans l’envie et la méchanceté fantasmées à venir de ses parents et de ses proches.

L’énonciation divinatoire acéphale

L’oracle divinatoire suit une tradition suggérant une optique et des énonciations spécifiques. Alors, abordons cette spécificité par une brève présentation d’une consultation de l’oracle (documentée dans Dumon et Devisch 1991 ; et approfondie au paragraphe 2.4) : une femme, veuve depuis trois semaines, accompagnée de son père classificatoire et de son oncle ainsi que d’un père classificatoire du défunt (apportant le fusil que le défunt avait reçu en prêt), ont marché toute une journée pour se rendre chez la devineresse au village de Yibwaati, au Kwaango du Nord. À leur arrivée en soirée, les consultants s’adressent à la devineresse en lui transmettant sans mot dire le morceau de tissu et de kaolin qui a été en contact avec le corps du défunt et lui sert de substitut. La devineresse, Maama Tseembu Madila, ne connaît pas ces gens ; peu après leur arrivée, la consultation s’entame par une brève entrevue. Ne disposant d’aucune information préalable, c’est grâce à sa perspicacité qu’elle doit, tout en commençant dans un langage rythmé et passablement mythique, révéler la nature du cas. Par le battement du tambour à fente (Devisch 2000) et par ses chants, elle invite l’esprit ngoombu à l’emporter en transe et à inspirer l’oracle.

Coo coo coo, wee wee, weefwa, weefwa ngoombu.

Coo coo coo ; écou écou, écoutez bien, écoutez ngoombu.

Écoutez ce que j’ai appris dans mon sommeil et en route.

Moi Tseembu, écoutez-moi : j’ai vu [les objets-forces] makana et tsaambwa mbuumba.

Dites au ngoombu pourquoi vous êtes venus :

Est-ce pour des affaires du pouvoir dans la famille ?

Dites-le clairement et sans hésitation, pourquoi vous êtes ici :

Auprès de moi, ici dans ce lieu, chez la devineresse.

Pour que je puisse annoncer,

Ce que j’aurai déjà appris dans mon sommeil,

Ce qui pousse le défunt à venir ici.

Dites-le clairement et sans hésitation.

Écoutez ngoombu.

Il suit vos traces : les traces de votre complot.

J’ai perçu les traces du vol de chèvres et de produits agricoles.

Ils [les voleurs, s’apprêtant à ensorceler] se sont cachés derrière un culte d’affliction [tout en faisant semblant de protéger le bien-être de l’affligé].

Écoutez l’oracle : car il dit la vérité. Écoutez l’oracle.

De quoi est-il mort ? D’enflures et d’inflammations sur tout le corps.

Approuvez cette explication.

(Les consultants acceptent. Maama Tseembu Madila se retire alors jusqu’au lendemain matin. La session matinale débute en réitérant l’exploration tâtonnante qui a eu lieu en soirée à l’arrivée des consultants. Au matin, l’attention des consultants se trouve de nouveau aiguillonnée par la transe-possession du devin, ou du moins par un semblant de possession. Alors, une grille de lecture aidera la devineresse à creuser la portée physique, sociale et cosmologique du malheur soumis.)

Tseembu : Coo coo coo ; écou écou, écoutez bien, écoutez ngoombu.
Écoutez ce que j’ai appris dans mon sommeil… [le plus souvent réitérant encore davantage l’entrevue de la veille]
À votre demande et sous votre responsabilité, je me charge de la tâche confiée.
Alors, déposez un objet de valeur dans le panier de l’oracle. Donnez-moi de la force.
Je vois à l’Est des hommes sans défense et des femmes qui n’accouchent que d’albinos et de nains.
Dans mes rêves de nuit et de jour, je perçois beaucoup de problèmes.
Sachez que je ne mange pas[1] le grillon messager des défunts : il est mon égal.

Père du défunt : Il y a des afflictions dans notre famille. Dites-nous pourquoi, afin de cerner le problème.

Père de la veuve : Déplie la couverture et regarde si elle est intacte.

Tseembu : La couverture semble en bon état.
Dans mon sommeil, j’ai perçu les traces du vol de chèvres et de produits agricoles.
Ils se sont cachés derrière un culte d’affliction.

(La devineresse imite le chien de chasse qui a repéré sa proie.)

Tseembu : De quoi est-il mort ? D’enflures et d’inflammations sur tout le corps.
Approuvez cette explication.
Ne mettez pas en doute la véracité de mon oracle.
J’ai vu en rêve que le défunt était un chef de famille.
Ce fusil est celui du défunt. Il l’a reçu de son oncle, le frère de sa mère.
Tué par votre malfaisance, il n’est pas mort de maladie mais par votre complot.
Il a accepté le prêt d’un fusil [mais a omis de le remettre ou de récompenser pour le prêt]. Il s’est livré ainsi à l’ensorceleur.
Vous avez conjuré une malédiction sur lui.
Toi, le frère de la mère, tu lui as donné le fusil en prêt.

Veuve : Mon mari avait dit que celui-ci voulait attenter à sa vie.

Oncle : Ce n’étaient que des mots [pour réclamer le prêt] : les mots, peuvent-ils tuer ?

Tseembu : Faut-il que j’ouvre ton coeur à l’aide de mon herminette [qu’elle exhibe] ?

Oncle : En tant que frère de la mère, j’ai en tout cas des droits sur sa vie.

Tseembu : Vas-tu continuer à nier [ta complicité dans cet ensorcellement meurtrier] ?
Ce sont les forces maléfiques de vous, oncles maternels, qui l’ont conduit à la mort.
Mais tu as fait comme si ce n’était qu’une simple maladie :
Causée par des esprits d’un culte transmis dans cette famille.
Ce ne sont pas les esprits qui ont tué.
Vous, frères de la mère du défunt, vous êtes des sorciers et vous l’avez tué.
Offrez du sang sacrificiel aux ancêtres afin de prévenir leur revanche.
Vous, pères de la veuve, demandez aux frères de sa mère,
Des chèvres et des porcs en compensation de sa mort.
Admettez cette explication.

(Suit une discussion animée entre les différents groupes d’intérêt. Tseembu insiste sur une confirmation de l’oracle.)

Examinons l’imaginaire collectif relatif à l’oracle et son optique de base. Commençons par la question épineuse, notamment que l’oracle porte sur l’ailleurs largement soustrait au dire. Les esprits et les forces ensorcelantes, étant invisibles, réfèrent essentiellement à cette expérience de contact avec l’ailleurs. Traitant de cette expérience, l’oracle opère une interconnexion entre la réalité de « l’ici », de texture visible, et l’ordre de « l’ailleurs » invisible ; la réalité de l’ici, dans l’ordre du réel yaka, concerne essentiellement la quête de santé et d’entente dans la famille affligée. Notons que par son diagnostic, l’oracle transforme le problème de nature physique, sociale et cosmologique en un effet d’intrusion opérée par l’ailleurs non localisable. L’ailleurs des esprits et des forces dites de la nuit est dépourvu de spatialité, de contenance ou d’étendue. L’ailleurs s’avère sans volume confiné ou présence perceptible, voire sans support physique ; l’ailleurs est intangible, inclassable et énigmatique. De fait, les devins et les prêtres des cultes d’affliction et de guérison ne posent pas l’esprit et les forces comme une apparition à contenance palpable, ni comme un vécu s’exprimant en représentations, voire comme une instance discursive.

Dans l’imaginaire populaire, l’ailleurs invisible foisonne d’esprits ancestraux et d’esprits de cultes, ainsi que de forces ensorcelantes. La notion d’esprit et de forces prend effet en rapport avec ce qui institue l’expérience que fait l’individu d’un changement soudain et extrême, affectant la résistance ou la convalescence, ou encore l’anxiété face à une malédiction. Pensons aussi au souvenir d’une personne décédée qui tantôt s’efface, tantôt se revivifie auprès des descendants. Les esprits et les forces relèvent de l’ordre de l’affect, tel que l’angoisse, la haine, la rage, l’être possédé. L’affection est une expérience corporelle non consciente, d’une intensité sensuelle et sensorielle sublinguale sur laquelle l’individu a très peu de contrôle. Elle peut avoir une influence sur les rêves, les fantasmes et les fantaisies de la personne affectée. Cette dernière a du mal à mettre l’affection en mots, bien qu’elle peut y référer en spécifiant le contexte et les marques de l’expérience corporelle, sensuelle, tout comme les images oniriques. En outre, cette dimension qui institue l’expérience de l’ailleurs se trouve facilement substantivée par une nomination et une représentation qui ouvrent la voie des croyances mythiques.

Premièrement, les Yaka et bien d’autres Bantous font référence aux esprits des aïeux, en l’occurrence aux aïeux masculins du patrilignage qui, après deux ou trois générations, sont remémorés comme ancêtres (au singulier : khita, khulu, m-fu). Leur réminiscence durable agit de la manière la plus vivante qui soit et selon un mode personnel couvrant trois ou quatre générations. Elle définit les positions structurales des descendants du même lignage. Afin de les rendre imaginables ou représentables, l’imaginaire collectif confine les esprits dans l’autel des ancêtres du lignage. Les quelque quatre à six arbres particuliers entourés d’une haie, à verdure durable, commémorent les grands chefs de générations de souche agnatique luunda établis dans ce lieu depuis l’immigration. Les ancêtres d’origine matrilinéaire koongo sont évoqués par des bûches fourchues gardées dans une maisonnette. Dans les deux cas, l’autel ancestral comprend une boule d’argile de kaolin cachée dans le sol, en témoignage des sources primordiales. L’autel se trouve en face de la maison du chef de lignage. Dans les moments de crise, c’est à lui de sommer les ancêtres de contribuer aux sources reproductrices de la communauté et du milieu de vie. En outre, c’est aux anciens qu’incombe de faire barrière à la sorcellerie et d’obstruer les destinées fatales de souffrance, de conflit et d’horreur dans la famille.

Deuxièmement, les esprits propres à un culte (phoongu) d’affliction et de guérison ont un nom et une histoire de descendance à travers les mères (Devisch 1993 : 147-160). En effet, les afflictions congénitales sont associées à l’un ou l’autre culte. Les esprits du culte héréditaire sont mis à contribution par les prêtres guérisseurs qui tentent également de les amadouer, car ces esprits, de nature ambivalente, sont aussi capables d’affliger sournoisement d’autres membres de la famille. Les esprits d’un culte sont évoqués dans un autel érigé près de la maison du prêtre-guérisseur, du patient initié et du chef du segment lignager matrilinéaire au sein duquel l’affliction se transmet. L’autel comprend une boule d’argile de kaolin au pied de l’arbre propre au culte ; l’initié a soin de garder les statuettes et les objets-forces protecteurs (terme générique : n-kisi) gardés en bas du lit. À ma connaissance, les devins et les prêtres-guérisseurs de cultes affichent un rapport relativement neutre ou désenchanté face aux esprits du culte.

Troisièmement, les gens redoutent l’ensorcellement ou l’envoûtement (buloki, busiingi ye buwaangi) opéré par des esprits ancestraux en furie après la plainte d’un chef de famille, ou bien par les forces fougueuses (ngaandzi) que le sorcier malfaiteur (n-loki) manipule. La notion de forces évoque une dimension de l’existence humaine qui n’est ni volontaire, ni intentionnelle. Les forces comprennent un ensemble peu différencié d’agents invisibles, indomptés et ambivalents, en jeu au niveau de la connexité entre personnes et mondes. L’imaginaire collectif considère que certaines personnes intrépides sont capables de déployer une capacité d’animer, voire de subjectiver et d’envoûter un objet en le chargeant de velléités d’actions, d’intentions ou de forces de défense et d’attaque (binwaanunu, mateenda). Pareil objet-force peut contaminer la victime ciblée par les intentions dépravées de son maître.

Les maléfices auxquels l’oracle renvoie sont, quant à eux, de par leur nature même, retirés du regard social. L’oracle en parle en termes de forces de la nuit et les évoque par une perle rouge, ou par un petit morceau de fard rouge foncé ou de charbon de bois, évocateurs respectivement du sang versé ou d’une contrariété redoutable. Mais les oracles nous enseignent que l’accès à ces forces relève d’une capacité qui est soit innée ou héritée de mère à enfant, soit léguée en louage temporaire par des experts. Pareil louage s’effectue par la transmission d’armes sorcellaires amalgamant des forces de défense et d’attaque faites de mixtures de cendres de substances, plantes, reptiles ou insectes toxiques, agressifs et abjects, désormais non identifiables. C’est selon les besoins du client que l’expert compose ses mixtures sinistres. La variété de contenants et de substances constitue un fatras hétéroclite. De tous points de vue, contenant et contenu se montrent rebelles à composer avec l’ordre des signifiants ; autrement dit, ils s’effectuent dans la violation du sens. De même, l’octroi des forces dont il est question ici ouvre un flux de dons et de contre-dons « dans le sang » difficile à faire cesser. Il est certain que l’expérience incontrôlable du mal, des maléfices, de l’infortune ou de la mort laisse l’individu et la famille avec un sentiment de l’étrange, du non-maîtrisable, de l’incompréhensible, de l’innommable et de l’angoissant. Le membre fragilisé et exaspéré, appartenant à une famille victime d’afflictions non maîtrisables, finit par s’adresser à la devineresse en tant que dernier recours. Approfondissons davantage cette métaphysique de l’innommable. Les Yaka ne développent pas de notion du merveilleux, du miraculeux et ne conçoivent pas d’êtres angéliques. Étant donné que le rapport avec l’ancêtre et les cultes, voire avec les forces ensorcelantes relève du domaine de l’expérience partagée et domestiquée en commun, il n’est pas question d’un surnaturel, d’un au-delà du naturel ou du monde. L’effectivité de la présence des esprits et des forces se marque dans le corps et son monde. Il n’y a non plus d’effort, voire de prétention à contrôler le domaine de l’innommable par la seule parole de raison.

En outre, ce qui frappe dans l’étude de la divination est l’effet transmodal entre affects, phantasmes, images, sensorialité, signifiants. Par exemple, il s’opère une transmodulation entre l’angoisse et l’étonnement des consultants, s’étendant sans doute à leur expérience auditive de la voix du devin et surtout du ton, ainsi qu’à la transmission d’énergie aux consultants en concordance avec leur expérience intérieure. Pareil effet est en résonance avec l’ouverture étagée de l’oracle vers d’autres mondes et perspectives, ainsi que vers des articulations rituelles produites ou évoquées que voici : la devineresse se coiffe d’une calotte faite de la peau de loutre-musaraigne, de potamogale ou d’hermine ; son chant évoque le coq qui annonce le lever du soleil. Cette ouverture multisensorielle (visuelle, olfactive, auditive, tactile, motrice) accompagne l’entrée en transe en union avec l’esprit ngoombu, s’ouvrant à la connexion transmodale combien saisissante entre mondes visible (de l’univers du vivant) et invisible (des esprits et des forces).

Compréhension intuitive par le flair et le rêve

C’est son flair aiguisé ou nez fin (fiimbu) qui aide la devineresse à dépister la malfaisance dans l’univers local du vivant. Mais c’est le rêve diurne ou nocturne (-lota, ndosi) qui, pour sa part, offre un certain accès à l’ailleurs ambivalent sous le forme du mal que le consultant soumet à l’oracle. Autrement dit, le rêve de la devineresse fait un voyage dans l’ailleurs et sa profondeur afin d’y accéder à quelque compréhension onirique (-mona mu ndosi) du cas soumis. L’ailleurs ténébreux et impalpable est l’insondable profondeur des origines tels que la source d’eau, le premier quart de lune, la couvaison, et surtout l’essor de vie foetale enveloppée dans le corps maternel et les rencontres primordiales avec les bruits du corps maternel et les berceuses.

Dans le même ordre, l’imaginaire populaire reconnaît deux aptitudes de perception aiguë relative à l’affligé : celle qu’a la devineresse dans le rêve et le contact sensoriel, d’une part, et celle du flair qu’a le chien, d’autre part (au Kwaango n’existe que le chien de chasse). Le rituel d’initiation au culte ngoombu équipe et destine la devineresse à dépister l’origine et les traces de l’affliction. Ainsi, le crâne d’un chien réputé pour ses excellentes capacités à tracer le gibier est apprêté de manière rituelle pour protéger et renforcer le flair de la devineresse. Elle est désormais instituée dans son rôle d’anti-sorcier (documentée dans l’avant-dernière séquence dans Dumon et Devisch 1991). Par contre, dans les contes pour enfants et les chants de danse, la conduite du chien inspire une manière allégorique de caractériser les formes humaines d’embrouillement, d’intrusion et de harcèlement sexuel. En effet, le chien figure comme le compagnon intime mais gourmand du chasseur : il lèche le sang du butin abattu, tout comme il dort sur le lit inoccupé de son maître. C’est dans le rire ou les moqueries que sa conduite est évoquée comme obscène et incestueuse (reniflant sans gêne le bas du corps des gens, se léchant lui-même entre ses pattes de derrière, ou copulant avec celle qui l’a mis bas). À cet égard, pour les Yaka, la conduite du chien peut évoquer la quintessence de l’horreur. Pourtant, la devineresse n’hésite pas à dépister la malfaisance et le malfaiteur, et ce, à la façon du chien de chasse bien dressé. Donc, traversant des frontières normatives et sémiotiques, la devineresse apparaît dotée d’une disposition suspendue entre liberté et contrainte, transgression et désir ambivalent, docilité et insubordination.

Résumons : l’oracle fait fonction d’articulation entre le corps sensoriel et le langage, entre les affects et les signifiants, entre le repli libidinal sur soi et l’identification du sujet avec l’esprit d’un culte d’affliction ou de guérison, voire avec les esprits ancestraux. L’oracle vise une élucidation de l’affliction, suivie d’une recomposition de l’histoire constitutive de l’identité de l’affligé. Le rêve se déploie comme un des déclencheurs de l’accès à l’ailleurs. De façon générale, le sommeil et le rêve s’identifient d’abord avec l’univers de la nuit, de la lune et de l’ombre (yiniinga) de l’affligé. Toutefois, le dire de la devineresse inspirée par le rêve n’offre pas de représentation ou d’image de l’esprit, ni aucune référence spatiale ou proprement historique traçable. Alors que la devineresse et ses objets de culte sont affectés, voire animés, par l’esprit ngoombu, elle ne se positionne pourtant pas comme l’encorporation de l’esprit, ni comme sa déléguée.

La lune et le kaolin avivent la compréhension qu’on peut avoir de l’ailleurs invisible

Sollicitée à dévoiler les « affaires de la nuit », la devineresse cultive une correspondance intime et suivie avec le cycle lunaire. La documentation muséologique de Jean-Sébastien Laurenty (1968 : 139) montre que dans les sociétés voisines des Yaka, notamment des Yombe, Sundi et Bembe au Bas-Congo, le tambour divinatoire arbore la forme du croissant lunaire. En effet, la lune est une apparition de ngoongu, à savoir les entrailles de la terre constituant les sources primordiales de l’univers local du vivant. C’est le point de jaillissement se renouvelant sans cesse et d’où émergent les puissances de gestation et de régénération de l’univers local du vivant. Les mythes évoquent combien le monde de l’origine est en constante émergence vivifiante. Il est délimité par les trajets diurnes et nocturnes du soleil et de la lune. Ces trajets sont vus comme parallèles aux cours des grandes rivières.

La nuit, à la façon d’une rivière souterraine qui le conduit à travers le monde des esprits ancestraux et des cultes, le soleil se ressource auprès des sources du monde local du vivant, ngoongu, d’où il rejaillira le matin. Selon la conception partagée, le soleil émerge à l’aube à la source de la grande rivière Kwaango qui irrigue toute la région (la population de l’ouest fait référence au Kwaango, les habitants plus à l’est parlent de la Waamba). Le point culminant du parcours du soleil a lieu quand il étend sa masse d’eau en ébullition sous la forme de l’arc-en-ciel couvrant l’environnement local et le fertilisant par sa pluie.

La transition qui se produit à la nouvelle et à la pleine lune est une apparition complémentaire de ngoongu : la nuit, la couleur blanche de la pleine lune étend la lumière et ses vertus de ressourcement à tout l’univers pour le régénérer. Lorsqu’au dernier quart de lune, le soleil couchant embrase la lune de sa couleur rouge, l’imaginaire populaire y voit une étreinte entre le soleil et la lune. La lune obscure connote la menstruation ou la fin de la fécondité. Par contre, les activités et les moments cruciaux de la vie de l’individu et du groupe se déroulent autour de la pleine lune. C’est alors qu’au grand matin, la communauté locale accueille les jeunes initiées dans leur statut physique de femmes prêtes pour le mariage, ou encore les nouveaux circoncis comme acquérant le statut de jeunes hommes. Au cours de son périgée diurne dans le sous-sol, la pleine lune s’enduit de l’argile blanche des entrailles de l’univers local. À son apogée, elle chasse l’obscurité de la nuit. Alors, par une veillée et des danses ininterrompues du soir au matin, le groupe résidentiel célèbre la victoire du règne du jour sur les forces de la nuit.

Par la voie du rêve et de la transe, la devineresse fait valoir les qualités de la lune qu’elle a corporéisées. À la nouvelle lune, elle oint son visage de kaolin (-yebala pheemba). Se préparant pour l’oracle, elle applique des traits de kaolin autour de ses yeux, sur la fente dentée des grands cauris qu’elle porte sur le front lors de la consultation de l’oracle, ainsi que sur son tambour, en déclamant : « Que la nouvelle lune et le kaolin portent bonheur au culte, que je l’ouvre à la lumière ». Elle veille la nuit de pleine lune, en chantant, entre autres : « J’annonce la lune qui éclate de clarté, afin que cette lumière jaillisse aussi en moi et que j’aiguise mon flair pour qu’en retour j’avive l’intelligence ou l’illumination de la lune ». La pleine lune est dénommée katsumbwa, littéralement : celle qui fait le saut, le virement.

Le tambour à fente et les signifiants subverbaux

La devineresse initie les diverses étapes de l’oracle par son battement rythmique du tambour, qu’elle accompagne de chants en vue de se mettre dans une disposition propre à mener l’oracle. Voici nos questions. Les signaux qu’émet le tambour effectuent-ils une communication crédible avec l’ailleurs invisible des esprits et des forces informes ? Comment alors concevoir le message et l’auteur de ces signifiants subverbaux, en-deçà des représentations, effectuant l’entrée en contact avec l’ailleurs innommable ? Dans le même ordre d’idées, comment comprendre l’aptitude du rêve à entrer en communication avec les esprits, et à déceler le message issu de l’entrelacement avec l’ailleurs ? Qui, ou quelle instance anime ces forces qui, à leur tour, plongent la devineresse en transe ?

Rappelons que l’oracle se développe dans le registre corporel sensoriel à partir d’une intuition perspicace et surtout d’une compréhension onirique qu’acquiert la devineresse (en état de sommeil ou de transe) de l’ailleurs, bien que ce dernier voile les résonances des divers mondes. La vision du rêveur visite une pluralité d’expériences selon de multiples perspectives. Faisant fi des catégories conventionnelles et par l’effet d’une transmodulation entre le flair, l’écoute, la vision et la sensibilité oniriques plongées dans la détresse du client, la devineresse semble percevoir un spectacle sublingual ; il est fait d’affects ambivalents qui, offusqués, auraient sans doute fait alliance avec les esprits ou les forces de la nuit en vue d’une rétorsion ou d’une vengeance : pensons à l’attirance et l’emballement, l’attachement et la bienveillance, ou à leurs contraires comme l’anxiété et l’horreur, la haine et la rancune, ou encore l’aversion et la rage.

Entamant l’oracle par le battement rythmique de son tambour, puis l’accompagnant par la récitation d’énoncés mythologiques cryptiques, la devineresse sonde la réverbération entre les êtres et les forces de l’ici et ceux de l’invisible et de l’ailleurs. Elle scrute le passé qui perdure dans le présent, tout comme elle décrypte le futur apparaissant tel un déploiement ou devenir, voire une renaissance. Au rythme de l’inspiration onirique et de la transe-possession, ainsi que de la récitation, l’oracle examine de façon tâtonnante la détresse du client en l’exprimant dans les termes de l’imaginaire collectif : il démêle l’influence des esprits ancestraux et des esprits d’affliction et de guérison, mais aussi des forces ensorcelantes.

Cette quête et cette expressivité suggèrent le lieu à partir duquel l’oracle s’énonce : c’est effectivement à partir de, et à travers son corps déployant une capacité débordante pour entrer en résonance sensitive et vitale avec l’affliction du client : le battement du tambour ainsi que les trois cauris à fente attachés sur une peau de loutre-musaraigne (petit mammifère insectivore qui entre aussi dans l’eau), que la devineresse porte sur le front ou comme calotte crânienne ; les cauris sont appelés « l’oeil de ngoombu » (diisu dyangoombu), attestant que l’oracle, dans la jouissance et la souffrance, est issu de la bouche vaginale animée du rythme basal : il s’agit du rythme, transmetteur de vie, de la communion conjugale et de la maternité.

L’oracle du tambour à fente parle le langage utérin au sens propre : il capte le message des entrailles du monde, habité par la communauté affligée, et le développe en signifiants. En ajoutant des paroles au battement rythmé du tambour et à la phonation inchoative, l’oracle émet le message à partir d’une matrice et d’une bouche vaginale, et cela dans un rapport quasi maternel avec le client. Le chant divinatoire énonce ce rapport de la façon suivante : « Ah maman, je frappe mon tambour pour qu’il se confie à mon gros vagin » (Yeebeetaka n-kooku maama, kangwaana phenya mbuta). C’est ainsi que le tambour, à la façon d’un nouveau-né, est porté sur le bras gauche, à savoir le bras féminin. Étant surmonté d’une tête, le tambour et son message prendraient ainsi une dimension androgyne. De fait, l’oracle génère la vie que le client recherche.

Cette capacité régénératrice de la parole divinatoire est comparée au suc récolté de l’inflorescence du palmier (se développant plus tard en grappes de noix de palme) et qui, fermenté, se transforme en un vin très prisé. L’idéal prescrit que le reclus « se nourrit exclusivement de vin de palme ». La devineresse-recluse s’en sert dans la fente de son tambour. Le vin de palme situe la réclusion et l’oracle dans le temps de la fermentation et de la maturation. C’est aussi le temps euchronique du sommeil et du rêve inspirant l’acuité de vision et la compréhension perspicace, mais aussi des processus de fécondation et de gestation.

Au regard de la culture, tout ce que le tambour et l’art divinatoire évoquent concerne des sources d’énergies non domestiquées, à savoir la nuit, les esprits, la poule qui couve, la communion orgasmique et la fermentation, ainsi que la couvaison, la parturition et la transe-possession, désoccultant le malheur et l’ailleurs fugitif des esprits et des forces. Ces effusions ou ces blocages d’énergie fournissent l’idiome usuel par lequel la divination parle de l’affliction et des zones troublantes de l’imaginaire collectif. L’oracle est la porte entre le cosmologique et le social : ayant lieu en retrait de la vie communautaire diurne et aux moments de transition cosmologique (coucher et lever du soleil, nouvelle et pleine lune), l’oracle mobilise l’ardeur du corps, des affects, de la jouissance, tout comme l’adhérence des consultants à une étiologie à base d’images et de signifiants qui appellent et conduisent les partis en conflit à surmonter la crise par des propos et des actes rituels de réconciliation.

Le déroulement d’une consultation

Tel que rapporté au début de cette seconde partie, la consultation de l’oracle entame sa première phase, peu après l’arrivée des consultants. Ayant sommairement accueilli ces derniers, la devineresse incorpore et devine le cas, principalement par le contact sensoriel et l’intuition perspicaces ainsi que par l’échange de quelques propos avec eux. Entrant en transe, modulée à la fois par un déhanchement rythmé avant de s’accroupir, puis par le battement de son tambour et la phonation inchoative « coo coo coo » (évocatrice de la poule qui pond un oeuf et le couve jusqu’à l’éclosion), la devineresse entame et, puis entrecoupe son diagnostic de propos mythologiques concernant l’aube de toute vie dans l’univers du vivant. Ensuite, elle examine quelques questions fixes à réponse affirmative ou négative (dont une forme typique est rapportée par De Beir 1975 : 124-125). Les consultants se joignent à cette interrogation. Celle-ci parcourt un registre étiologique énonçant les principaux types possibles de malheurs et de perturbations sociales châtiant, par exemple, un vol, un acte de sorcellerie ou une violation de droits propres à la lignée utérine ou aux alliés. Les réponses que les consultants donnent à ces questions aident la devineresse à cerner les coordonnées, avant tout sociales, du problème porté devant l’oracle (-kwaata ngoombu). En reprenant les refrains, les consultants se trouvent concrètement impliqués, voire même amenés à l’introspection. Satisfaits d’une ébauche de définition pertinente du problème, ils peuvent ajouter quelques informations et puis offrir un premier paiement.

La seconde phase de la consultation, proprement étiologique, n’a lieu que le lendemain matin, laissant la devineresse puiser dans ses rêves. Parmi les images oniriques, un nombre concernent les faits et gestes des oncles, leurs soins rituels dépravés, une initiation reçue, une malédiction, un ensorcellement. Ensuite, la devineresse applique une grille étiologique (-ta ngoombu) aux données obtenues par son flair et sa perception sensorielle de la disposition des consultants, ainsi que par le dialogue succinct avec les consultants. Cette grille consiste à allouer la part de responsabilité aux différents segments de la famille qui ont partie liée avec l’affaire et à déterminer le mode d’intervention au niveau des trois corps : physique, social et cosmologique.

La brousse : l’extra-territorialité de la séance divinatoire

À la vue d’une devineresse-novice, les gens rient spontanément et se mettent à plaisanter avec elle. Qu’il me soit permis de rapporter ici un évènement fascinant mais déroutant qui a aiguillonné mon intérêt pour la divination. Au troisième mois de mon travail de terrain, j’ai été bouleversé par la visite dans ma case de paille que me réserva une devineresse-novice. Sans suivre de sentier, elle sortait de la brousse près de chez moi. La novice portait une peau de loutre-musaraigne avec trois cauris comme calotte crânienne ; pour le reste, elle n’avait que le bas-ventre couvert par quelques haillons et une fourrure de hyène : cet animal nocturne se nourrit principalement de charognes, broyant les os et produisant des excréments de couleur blanchâtre, couleur évocatrice de vie. Comme la novice s’approchait sans crier gare pour me flairer et me toucher, la sensualité de ce contact désarmant m’apparut d’une hasardeuse franchise. Aux dires des témoins, elle ne cessa d’inspecter le teint de ma peau qui lui évoquait, disaient-ils, la couleur blanche associée aux ossements des ancêtres. De plus, l’assistance réagissait par des rires et des plaisanteries (-mokasana) afin d’apprivoiser en quelque sorte la scène. Ils se comportent de la même façon que les consultants face à la devineresse consultée entrant en transe. Alors, l’aîné des consultants, avec flegme, fait mine de capter de sa main le souffle de la devineresse afin de le lui remettre dans le nez pour la calmer.

Une atmosphère joviale similaire prédomine lors du deuil d’une devineresse, enterrée au carrefour dans la savane près du village. C’est aussi le lieu où la devineresse-novice entre en transe, généralement en s’identifiant à la poule qui y cherche sa nourriture et rentre pour continuer une couvaison dans une case habitée. L’activité divinatoire de la devineresse est décrite par l’expression : « Lorsqu’elle se déplace vers la savane » (ho weedi mutseki). C’est au croisement de sentiers entre le village et la brousse que, pour attirer l’esprit ngoombu et les consultants, la devineresse construit une structure pyramidale en appuyant l’extrémité des branches l’une contre l’autre : les branches proviennent de l’arbre n-kwaati, dont le bois très dur est capable de survivre aux feux de brousse annuels.

Dans la pratique, les consultants en région rurale marchent une bonne journée pour arriver en soirée à la demeure de la devineresse choisie, et ce, lors d’une phase de lune croissante. Consulter l’oracle s’appelle : « Partons dans la savane pour consulter l’oracle » (Tweenda mu tsekya ngoombu). Les abords du village forment le lieu privilégié de la séance divinatoire. Pour l’imaginaire collectif, la savane en bordure du village, et particulièrement le carrefour qui y mène, est le lieu (liminal, subsocial et ambivalent) caractérisant la démarche des consultants et le déroulement de l’oracle. C’est aux abords du village et de la savane que l’imagination populaire situe la manifestation non orientée du désir du sujet stimulé par le désir de l’autre, en particulier à l’occasion des danses du soir soustrait au regard normatif des anciens du village.

Il importe de caractériser deux animaux, visiteurs de cet espace liminal, qui ont ici une portée symbolique dans l’imagination populaire. Si un chien d’un village voisin pénètre plusieurs fois dans la savane frontalière d’une même maison, évoquant ainsi une intrusion sexuelle si ce n’est sorcellaire, le maître de maison est en droit de demander réparation au maître du chien. Il y a aussi la poule couveuse et le coq, animaux domestiques et bipèdes qui traversent les divisions spatiales et temporelles de base, chantant au lever du soleil, sautant sur le toit, entrant dans la maison et s’y cachant sous le lit ou dans un coin, passant enfin de l’espace villageois à la savane ou la forêt. L’image de la poule sur le point de pondre, ou du coq dont le chant annonce le lever du soleil, inspirent l’image de l’éclosion des aptitudes divinatoires dans la devineresse-novice. Le matin de son initiation finale, au bord du village et de la savane, l’initiée se comporte à la façon d’un animal prédateur ; de ses dents, elle arrache la tête d’un poulet qu’elle vient d’attraper (scène documentée dans Dumon et Devisch 1991).

En associant la consultation de l’oracle au caractère liminal de la poule couveuse et du coq chantant, tout comme de la savane qui se régénère après les feux de brousse annuels, l’imaginaire collectif perçoit dans la devineresse et l’oracle la capacité homéopathique qu’a l’affliction de tourner le maléfice impliqué contre lui-même, de manière autodestructive.

L’axiome de la réciprocité équitable et de la source régénératrice

L’oracle est une clarification de l’ici afin d’accéder aux sources régénératrices situées dans l’ailleurs opaque. Selon l’ontologie des Yaka, la vie, la santé et la guérison ne seraient possibles que grâce à l’interrelation et à la réverbération, de nature organique, mobilisatrice et vivifiante. Cette interrelation relie les êtres, les esprits (ancestraux, cultuels et totémiques) et les forces non domestiquées, ainsi que les actions et le cours des choses affectant l’univers visible d’ici et l’écho ou le reflet de l’ailleurs énigmatique (comme analysé en détail dans Devisch 2015, et 2018 : chap. 5). Au fondement de cette impulsion se trouve ngoongu, la poussée des sources primordiales du monde local qui sans cesse revivifient les êtres et les choses utiles dans le monde local. La scrutation effectuée par l’oracle contribue à débloquer la réciprocité équitable animant les rapports (d’ordre physique, sensoriel, social ou moral) entre parents et descendants, familles et groupes résidentiels, genres et générations, pratiques quotidiennes et pratiques rituelles, monde de l’ici et monde de l’ailleurs. L’oracle est la voix conjointe des êtres et agents habités, par exemple, par l’envie et la rancune, la colère et la haine, l’agression et l’horreur. L’oracle explore les réminiscences de malheurs et de zones d’ombre indicibles dans l’histoire familiale, ainsi que les sursauts dans l’imaginaire social relatif aux esprits ancestraux ou aux esprits d’affliction. Il explore en outre les angoisses face à un ailleurs adverse ou insolite.

Au regard commun, l’oracle est la voix de l’interconnexion sociale. Il est en effet destiné à mettre fin, du moins pour quelque temps, à l’affliction et au désarroi dans la communauté locale, et particulièrement dans la descendance utérine. L’oracle attribue l’origine du malheur à une grave méconduite visant à faire du tort à un parent matrilinéaire proche : pensons au vol ou à l’abus sexuel perpétré dans la maison conjugale même, voire à un acte d’ensorcellement condamné d’avance par une malédiction fatale. Le déclencheur de l’affliction, l’oracle le situe dans le domaine ambivalent de l’errance du désir poussant le sujet à suivre aveuglément son envie qui conduit à la malveillance et à la détresse. De la sorte, l’oracle ouvre à l’affligé, à sa famille et à leur mode de vie une piste leur permettant de convertir le désarroi et l’anxiété en un goût de vivre retrouvé. Ainsi, il offre au rituel de guérison qui s’ensuit une chaîne façonnable entre l’essor du mal déclenchant une affliction, d’une part, et la neutralisation de la malfaisance et le relèvement de l’affligé, d’autre part.

L’étiologie divinatoire ne paraît pas, loin de là, hantée par les discours moraux coloniaux ou missionnaires qui, soit condamnaient et punissaient la transgression par une amende et un renvoi au village censé être « pauvre », soit la chargeaient comme péché grave et perte de la grâce divine. Empreints de modernité rationnelle, ces discours exogènes visaient l’élévation du converti en quête d’autonomie : l’individu moderne, dit « évolué », était appelé à se distancier de sa culture sociocentrée, et particulièrement de la solidarité égalitariste dans la famille, désormais déclassée. Pour sa part, en tant que voix du sens existentiel que le malheur donné revêt pour le groupe, la devineresse développe une investigation herméneutique et sociocentrée plutôt que proprement historique, moralisatrice et égocentrée.

C’est bien l’énonciation divinatoire, et non l’affligé ayant la position de sujet, qui confirme le verdict. Par exemple, l’imputation de sorcellerie est d’abord une tentative pour contenir, dans une figure ou une procédure institutionnelle, ce qui échappe de soi à la figuration et à la règle sociale. La parole divinatoire met en forme la masse informe des situations anxiogènes et des épisodes traumatiques qui paralysent les consultants. Elle fournit aux existences infortunées des victimes une articulation qui débloque la quotidienneté fade et déroutée. Elle assimile ensuite ce drame, qui est vécu dans les phantasmes et l’imaginaire social, à l’univers épique du mal. L’oracle ne s’engage nullement dans une quête spéculaire de la vérité : il ne cherche pas à dégager un ordre objectif de faits, ni à vérifier ou arbitrer les témoignages et les arguments apportés par la famille affligée venue consulter. L’oracle fonctionne sur la base d’un dispositif de l’axiome de base, notamment de la réciprocité probe et de la source régénératrice. Il élabore un rapport tout particulier avec les consultants qui, dans le processus de la scrutation divinatoire, retracent la mémoire-en-acte de l’aube de la vie et ouvrent un horizon propice à l’histoire familiale élucidée.

Il se peut que l’oracle repère l’axiome éthique de base auquel la malédiction fatale a fait appel. Cet axiome s’énonce de la manière suivante : « S’il est vrai que quelqu’un vole et vole [sans raison et en récidive], alors qu’il tombe malade et reste malade » (Kaamba, yiba wuyiba, yakoonda beela, wubeela). L’axiome évoque l’application inéluctable de la sanction, si vraiment il y a eu transgression du principe d’échange ou de réciprocité personnalisée qui soutient la reproduction heureuse de la vie dans la famille concernée.

L’étiologie divinatoire évite de se muer en un discours moralisateur d’obligations et de valeurs. L’axiome métaphysique élémentaire s’affirme dans l’acte d’énonciation illocutoire qui recèle et recouvre les traces et les ébauches de signifiance émergente relative à la réciprocité fondamentale ressentie dans la propension de l’ordre des choses aux niveaux physique, social et cosmologique. Il ne s’agit donc pas d’un ordre éthique érigé en Loi par la palabre des autorités de la famille, le chef du village ou l’État, ni par le Dieu chrétien gravant dans la pierre le Décalogue remis à Moïse. L’énonciation divinatoire s’érige comme un acte de connaissance des axiomes fondamentaux du vivre des consultants dans l’univers du vivant. Selon la perspective étiologique de l’oracle ou de la palabre organisés par les autorités de la famille, il n’est question de règle ou d’interdit que lorsqu’un parent souffre d’un tort reconnu comme préjudiciable à l’univers de vie local et, plus concrètement, aux intérêts des membres. Autrement dit, c’est par la voie de la palabre appropriée ou de l’oracle qu’un acte maléfique (vol, abus sexuel, intrusion ou autre violation) est jugé illicite et outrageux. L’étiologie divinatoire, tout comme la malédiction et la palabre de crise, consistent à soumettre le récit du méfait à la règle fondamentale de l’échange. Tout comme le don et l’échange conditionnent la transmission « genrée » de la vie, centrée autour des fonctions génésique et nutritionnelle bien personnalisées, ils sous-tendent la vie familiale et sociale, ainsi que les fonctions corporelle et pratique, affective et réflexive, festive et symbolique, rythmant et revigorant la résonance entre mondes visible et invisible.

La séance divinatoire se termine par un verdict et une prescription. Une partie est accusée de sorcellerie ou d’une infraction ayant réactivé la malédiction d’antan. La prescription consiste en un sacrifice, un dédommagement, un oncle à contacter, un culte à organiser. La partie mise en cause organise une chasse au gibier dont l’issue sert de présage pour confirmer ou, au contraire, démentir la véracité et l’autorité de l’oracle.

Je postule que ce sont l’énonciation illocutoire de l’oracle et le compte-rendu solennel lors de la palabre de crise organisée par les notables de la famille – suivie par le bon augure de la chasse fructueuse organisée au terme de la palabre – qui s’attestent en actes performatifs permettant de démêler et de domestiquer un sort aveugle. Ne s’agit-il pas là, en effet, d’un dire instigateur sans tête connue ou sans sujet du dire qui s’assume comme protagoniste ? Autrement dit, adressant le décès ou l’affliction en question, qu’est-ce qui inspire un tant soit peu le conseil des aînés de la famille à dénoncer le malfaiteur sournois, et à dire leur compréhension de l’ailleurs innommable impliqués ? N’est-ce pas une trace suggérée pour ouvrir une voie vers la pacification, le ralliement familial et l’avenir dès lors propice ? L’oracle ne contribue-t-il pas à faciliter que l’affligé et ses proches puissent continuer la vie en commun dans un bien-être au-delà du conflit et de l’affliction fatale ? Ce sont les sources primordiales, sommées par l’oracle et le conseil des aînés, et rendues présentes par le tambour à fente, qui sans cesse régénèrent l’univers local du vivant et situent les rapports avec l’ailleurs dans l’ère des origines.