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Cet article propose une étude ethnographique de la mobilisation sociale pour l’eau, bien commun qui a eu lieu en Italie en 2011. En juin de cette année, un référendum a été organisé pour demander aux électeurs s’ils souhaitaient annuler deux décrets ratifiant la privatisation de la distribution de l’eau potable. Le mouvement social qui a promu le référendum (Forum Italiano dei Movimenti per l’Acqua)[1] s’est mobilisé pour sensibiliser la population à l’importance de la gestion publique de l’eau tout au long du printemps 2011. Dans la région alpine du Trentin, au nord-est de l’Italie, l’une des associations fondatrices du réseau né de la mobilisation a élaboré une opération de sensibilisation, organisant des soirées informatives et des marches, village par village, vallée par vallée. Le discours qu’elle a développé en faveur de la gestion publique de l’eau présentait une vision alternative de l’économie. Pour soutenir son action, elle a invité le leader du peuple U’wa de Colombie, déjà connu pour sa lutte contre les compagnies pétrolières, et un jeune activiste colombien à se joindre à elle.

Cet article analyse, d’une part, la façon dont le discours sur l’eau, bien commun a été élaboré au sein de cette association, que j’appellerai association A. Tissant des arguments renvoyant à la crise du néolibéralisme, aux pratiques traditionnelles alpines de gestion des biens communs et à l’expérience des peuples andins, ce discours informe sur les dynamiques de « globalisation de l’ethnicité » (Cunin 2006b) dans des sociétés contemporaines en transformation. D’autre part, prenant l’exemple de cette association, cet article étudie la façon dont le discours altermondialiste remet en question la notion de « service public » et ses transformations récentes, notamment sa privatisation.

L’article aborde d’abord les enjeux du référendum italien de 2011 en lien avec les notions de « bien commun » et de « service public ». Après avoir introduit les pratiques traditionnelles de gestion collective des biens communs des aires alpines, il présente le discours des acteurs de la mobilisation pour l’eau au Trentin qui y font référence. Il analyse ensuite les arguments utilisés dans la construction du discours militant et notamment la valorisation des traditions, qu’elles soient celles des « communautés locales » ou des « peuples autochtones ». Pour terminer, l’article examine les différentes façons dont le concept de « l’eau, bien commun » interroge le service public.

Le référendum italien de 2011 : l’eau à la confluence de la réflexion sur le commun et le service public

Le choix d’un terrain de recherche italien est particulièrement intéressant pour la réflexion sur le bien commun, car l’Italie a été l’un des centres d’impulsion du débat sur le commun et est un terrain d’expérimentation de formes de gestion commune de ressources ou de lieux qui résonnent avec les réflexions menées dans le milieu altermondialiste (Hardt et Negri 2012). Celles-ci fédèrent des luttes contre la privatisation généralisée et promeuvent l’idée d’un « autre monde » solidaire et anticapitaliste, basé sur une « démocratie des biens communs » (Shiva 2002, 2005) et orienté vers une société de coopération et de partage (Bollier 2014).

Tout d’abord, une précision terminologique s’avère nécessaire. La littérature pionnière sur les biens communs, qui se déploie au cours des années 1980–1990, faisait une distinction fondamentale entre propriété publique (« possédée et gérée par l’État »), propriété privée (« possédée et gérée par un individu ou une société ») et propriété commune (« possédée et gérée conjointement par un groupe local d’usagers ») (Feeny et al. 1990). Le terme ressource commune (common-pool resource) (Ostrom 1990) permettait en outre de faire une distinction entre la ressource en soi et le régime de propriété par le biais duquel les droits sur celle-ci sont exercés.

En France, la réflexion sur les biens communs a été introduite récemment par plusieurs ouvrages issus de collaborations entre des juristes, des philosophes et des sociologues. D’une part, ces travaux soulignent que l’existence de ressources qui doivent être considérées comme communes, car nécessaires à la survie de l’humanité ou des communautés locales, nous oblige à concevoir différemment la propriété sur le plan juridique (Parance et de Saint Victor 2014)[2]. À partir d’une critique juridique, ils contribuent ainsi à l’élaboration d’une troisième voie, entre la privatisation et la nationalisation. D’autre part, ces études proposent d’adopter la forme substantive le commun plutôt que l’adjectif communs relativement à des biens pour l’ériger en principe politique fondamental. Le commun imposerait de faire de la participation à la gestion des ressources communes le fondement de l’obligation politique, mais aussi la base d’une nouvelle société auto-instituée qui prendrait la forme d’une fédération et non pas d’un État-nation unitaire et centralisé (Dardot et Laval 2014).

Les distinctions entre « propriété », « ressource » et « régime d’exercice des droits » ne sont pas communes à l’ensemble des travaux académiques et disparaissent souvent dans le discours militant (Wagner 2012). Le commun devient ainsi une ressource gérée en commun sans que l’on s’attarde aux régimes de propriété dans lesquels elle s’inscrit.

Le référendum organisé en 2011 en Italie visait à s’opposer de façon marquée au processus de privatisation de l’eau se poursuivant dans le pays depuis les années 1990. À la fin du XIXe siècle, la législation du jeune État italien considérait l’eau comme une ressource de propriété publique dont l’usage répondait à l’intérêt général. Dès 1934, l’approvisionnement en eau potable devenait un droit universel : chaque commune avait l’obligation d’acheminer les eaux pures vers ses habitants, à l’aide d’infrastructures payées par l’État qui en restait le propriétaire. La commune, pour sa part, s’occupait de la gestion des infrastructures, soit directement (in economia) soit par le biais de sociétés municipalisées. Face aux problèmes de bilan de ces sociétés, dès les années 1990, des modifications législatives ont été introduites pour faire en sorte que les entreprises municipales de gestion de l’eau, les aziende speciali (« établissements spéciaux »), se transforment en entreprises à capital mixte public-privé, où le public détient la majorité. La legge Galli de 1994, en outre, prévoyait que l’usager/client assure le remboursement du capital investi dans le service de l’eau intégré[3] en tarifiant son utilisation. En dépit de ces modifications législatives, jusqu’à aujourd’hui, ce sont environ les trois quarts des sociétés municipales du pays qui sont restées exclusivement à capital public.

Le dernier décret sur le service de l’eau (Decreto Ronchi) émane du gouvernement Berlusconi de 2009. Il établissait que le service de l’eau devait être attribué, par des marchés publics, à des sociétés mixtes ayant un associé du secteur privé dont la participation ne soit pas inférieure à 40 %. Une gestion totalement publique ne pouvait être qu’exceptionnelle et approuvée après une procédure d’évaluation de l’autorité compétente. Ce décret établissait aussi que les organismes de gestion déjà en fonction cesseraient leurs activités fin 2011, à moins qu’elles ne vendent à un associé du secteur privé au moins 40 % de leurs parts.

Ainsi, en deux décennies, un processus associant la modernisation du service public à son externalisation et l’efficacité à la privatisation a mené au détricotage progressif du service public de l’eau en Italie. De droit universel dont la gestion relevait de l’intérêt général, le service de l’eau est devenu un service commercialisable par des entreprises à capital mixte. Le traitement et l’acheminement de l’eau pouvant être facturés aux usagers, l’eau urbaine se défait de son statut de bien commun pour devenir non pas une marchandise, mais un bien de club, puis un bien de club ouvert (c’est-à-dire avec une vocation de service universel, bien que payant) (Barraqué 2014). Si le service de l’eau a été en partie privatisé, en Italie, l’eau en tant que ressource demeure un bien public. Les eaux (fleuves, torrents, lacs, sources et glaciers, à l’exception des eaux minérales et thermales qui sont octroyées sous la forme de concessions à des particuliers) appartiennent à l’État en tant que ressources dont l’utilisation répond à l’intérêt général. L’État en délègue ensuite la gestion aux organismes publics territoriaux comme les Régions, les Provinces ou les Communes. Avec le décret Ronchi, la gestion était censée passer des mains des organismes publics territoriaux à celles des sociétés à capital mixte. Dans le Code civil italien, l’eau est donc une res communis omnium. Ce terme, dérivé du droit romain et considéré par certains juristes comme le précurseur du concept de « bien commun », peut être traduit par « une chose commune à tous » (Fiorentini 2010). Il désigne une chose appartenant à toute la communauté, qui se situe hors de la sphère commerciale et qui ne peut pas être l’objet de droits individuels. L’expression demanio (« domaine public », en français) est utilisée en italien pour renvoyer à ce type de biens publics appartenant à l’État qui, en dépit du débat qui agite la communauté des juristes, sont souvent confondus avec des biens communs.

Une mobilisation pour la collectivisation du service de l’eau

En Italie, des comités territoriaux, des mouvements citoyens, associatifs et syndicaux pour la défense du service public de l’eau ont commencé à se former dès 2004 pour « récupérer les biens communs », selon le mot d’ordre popularisé depuis la mobilisation antimondialisation de Gênes en 2001 (Dardot et Laval 2014). En plus d’une « expropriation des services collectifs » (le tiers des services étant entre les mains de sociétés à capital mixte), ces mouvements constataient d’importantes augmentations des tarifs de l’eau depuis 2000 (+100 %) et une diminution des investissements d’environ 50 % par rapport aux années 1990 qui a conduit à une détérioration du service.

En mars 2006, les différents mouvements pour la remunicipalisation de l’eau se réunissaient pour la première fois à Rome et fondaient un réseau couvrant tout le pays : le Forum Italiano dei Movimenti per l’Acqua. Son but était de projeter la question de l’eau sur le devant de la scène nationale, en dépassant les particularismes des problématiques locales. Regroupant plusieurs mouvements, le Forum était consolidé par la participation de juristes comme Stefano Rodotà, Alberto Lucarelli et Ugo Mattei. Il mettait ainsi en place une loi d’initiative populaire, dont les points-clés étaient la tutelle de la ressource, sa qualité, le retour à la collectivisation du service de l’eau et sa gestion par le moyen d’outils de démocratie participative. Bien que cette loi ait reçu l’appui de plus de 400 000 signataires, elle n’a jamais été discutée par le Parlement.

Le décret Ronchi a été, pour ainsi dire, la goutte qui a fait déborder le vase. Après l’entrée en vigueur de ce décret, en 2011, le Forum et les comités locaux ont fondé le comité référendaire Due Sì per l’Acqua Bene Comune (« Deux oui pour l’eau, bien commun »)[4] qui a récolté des millions de signatures lui permettant de présenter un référendum visant l’abrogation dudit décret. Le choix du nom du comité indique déjà la superposition conceptuelle de la ressource, de la propriété et du régime d’exercice des droits, qui sont dès le début subsumés par l’utilisation du terme bien commun. En effet, le mouvement référendaire introduit deux raccourcis : l’un entre la ressource-eau (qui appartient déjà à l’État) et le service de l’eau (qui est privatisé) ; l’autre entre bien public et bien commun. Le référendum proposait en effet de ramener le service de l’eau dans le domaine juridique du secteur public et pas nécessairement du commun, même si, du point de vue des militants, cela aurait été la meilleure manière de le gérer.

La campagne référendaire du Forum s’est accompagnée d’une action diffuse de sensibilisation et d’information relative à la thématique de l’eau et des biens communs (cette expression est davantage utilisée en Italie que celle de commun, qui prévaut au contraire dans le monde francophone). Le Forum considère l’eau comme l’emblème de tous les biens communs et l’inscrit dans un contexte de revendications sociales et de transformation économique mondiale. Ainsi, certains militants ramènent la genèse des revendications concernant la collectivisation de l’eau à la célèbre « guerre de l’eau[5] » de Cochabamba en l’an 2000. S’inscrivant dans le cadre sémantique des luttes populaires contre la puissance des gouvernements, des multinationales et des industries extractives, l’eau devient le symbole des luttes pour la démocratie directe ainsi que le symbole de la participation des citoyens aux processus de prise de décision et à la contestation de la privatisation. Au cours des années 2000, la guerre de l’eau de Cochabamba inspira de nombreux autres mouvements pour la collectivisation de l’eau, entre autres celui de Berlin.

D’autres militants du Forum s’inscrivent plutôt dans le cadre sémantique de l’écologie et font référence aux exemples de remunicipalisation de l’eau d’autres villes européennes comme Paris ou Berlin. Ces expériences sont d’ailleurs considérées comme des jalons d’une dynamique mondialisée. Ainsi, la présidente de la société municipale qui a repris la gestion de l’eau de Paris en 2008 a été sollicitée pour témoigner de l’expérience parisienne en Colombie, à Berlin[6] et en Italie, à l’occasion des référendums qui s’y sont tenus entre 2009 et 2011. Cependant, la municipalisation du service de l’eau de Paris n’est pas née d’un mouvement citoyen comme en Italie, en Allemagne ou en Colombie, mais d’une volonté politique (Petitjean 2015) visant la rationalisation des dépenses, la gestion durable et la justice sociale (Sinaï 2014).

Au cours des années 2000, les mouvements pour la collectivisation de l’eau se mettent en réseau et partagent à la fois leurs référents politiques et leurs modalités de fonctionnement. Ainsi, par un travail de théorisation commun et transnational, l’eau apparaît comme le bien commun par excellence. Nécessaire à la vie de chaque être vivant et répondant à l’intérêt général, elle justifie l’action collective dans un objectif de respect des ressources naturelles, de justice sociale et de démocratie participative. Comme l’écrit Ugo Mattei, elle évoque la construction simultanée d’un bien et d’un collectif (Mattei 2011). Dans une dynamique similaire, en juillet 2010, l’Assemblée générale de l’ONU reconnaît l’accès à l’eau potable comme un droit humain. Cette décision ne fait que consolider l’assise morale des mouvements citoyens pour la collectivisation de l’eau.

Les 12 et 13 juin 2011, environ la moitié de la population italienne (soit 27 millions de personnes) a voté, exprimant à 95 % la volonté de ramener la gestion de l’eau dans le domaine public (question référendaire no 1) et d’exclure le profit du service de l’eau (question référendaire no 2). Le résultat du référendum a été considéré par certains intellectuels comme un évènement de « portée révolutionnaire », ramenant le droit aux biens communs dans le cadre des droits fondamentaux du citoyen (Dardot et Laval 2014). Cependant, ce résultat a été largement ignoré par les municipalités italiennes qui, à l’exception de Naples[7], ont préféré garder le statu quo d’avant le référendum. De plus, aucune mesure législative nationale n’a été promulguée pour recollectiviser l’eau ou pour déduire dans le calcul de la tarification du service le quota pour le remboursement du capital investi.

En Italie, d’importantes différences régionales dans l’administration du service de l’eau subsistent en fonction de l’histoire et des pratiques locales de gestion de l’eau. Ainsi, aujourd’hui, dans le Trentin, chaque commune possède son aqueduc et le service de l’eau est régi par des entreprises municipalisées.

La gestion des biens communs dans l’aire alpine

Les études classiques de l’anthropologie alpine, s’inscrivant dans la matrice de l’écologie culturelle, ont mis en exergue le fait que la rareté des ressources et la dureté du milieu alpin imposent à ses habitants une forme de production mixte : l’agropastoralisme (Burns 1963). Celui-ci présente des problèmes de planification qui nécessitent d’être résolus et gérés à l’échelle collective (Rhoades et Thompson 1975 ; Guillet 1983), notamment au sein d’assemblées de village et de conseils de famille (Wolf 1957, 1972). Ces derniers sont chargés, d’une part, d’établir le calendrier des tâches agricoles et de l’élevage et, d’autre part, de gérer les travaux d’intérêt général comme l’entretien des systèmes d’irrigation, la construction de sentiers, etc. Les assemblées qui s’occupaient de la gestion des biens communs dans la région alpine portaient différents noms : on les appelait consortages dans le Valais (Schweizer 2010), regole ou vicinie dans l’Italie du Nord-Est (Albera 2011). Ces instances ont structuré l’organisation sociale villageoise jusqu’à l’époque moderne. Elles prenaient en charge la gestion du travail et des biens collectifs sur la base de droits et de devoirs attribués à la population « originaire[8] » et définis par des règlements écrits (les regole, dans le cas du Trentin). Si les droits concernaient l’utilisation des biens et des aménagements communs, les devoirs engageaient les habitants à participer aux travaux collectifs comme la corvée. En tant que membres d’une regola, les habitants du village étaient à la fois propriétaires et gestionnaires des biens collectifs ou communs. Les alpages, les infrastructures hydrauliques et les forêts étaient donc utilisés et gérés en commun, ainsi que les sentiers, les fours à pain, les moulins à farine, la scierie du village, les aménagements d’alpage.

Partout dans l’arc alpin, des systèmes de canaux pour l’irrigation des terres de haute montagne ont été observés depuis le Moyen Âge (Carrier et Mouthon 2010). Le canal est appelé ru dans le Val d’Aôte, bisse ou suonen en Valais, waale dans le Tyrol, léc’ dans la région du Trentin (Scheuermeier 1997). Historiquement, le réseau des canalisations était géré par la communauté locale et entretenu lors de corvées collectives annuelles (Bodini 2002). La distribution de l’eau était supervisée par le gardien des canaux. Avec l’annexion du Trentin à l’Italie, l’eau devint propriété de l’État, mais jusqu’aux années 1950 sa gestion resta l’apanage des regole : chaque famille savait par coeur quand c’était son tour d’utiliser l’eau, suivant une rotation appelée la röda dal achjua (Scheuermeier 1997). Seul l’aquaröl ou fontanaro (« fontainier »), qui était le gardien des canaux et des fontaines qui approvisionnaient les villages, possédait la clé pour ouvrir et fermer les vannes du canal principal pouvant acheminer l’eau dans les canaux secondaires desservant les prés privés. L’aquaröl, choisi par la regola parmi les chefs de famille, s’occupait du bon fonctionnement de l’installation et de son nettoyage périodique. Les sanctions pécuniaires pour le fontainier qui n’exécutait pas sa tâche comme il le fallait s’ajoutaient aux sanctions sociales, soit le déshonneur et la perte du sentiment de solidarité avec le village (Caprini 2011).

Au cours des années 1950, des entreprises municipalisées ont supplanté les regole, assurant une gestion directe du service de l’eau. À cette époque, d’importants travaux pour l’épuration et l’acheminement de l’eau sont réalisés : la construction d’aqueducs et de canalisations permet d’acheminer l’eau courante à l’intérieur des maisons. Jusqu’à la fin des années 1950, en effet, la majorité des habitants devait s’approvisionner en eau à la fontaine du village. L’eau destinée à l’usage domestique était transportée par les femmes plusieurs fois par jour, les services étant situés à l’extérieur de la maison. La lessive se faisait au lavoir du village et seules les maisons des familles aisées disposaient d’un puits privé.

L’État italien a essayé de limiter les droits des regole dès le début du XXe siècle, les considérant comme des archaïsmes dans l’optique de la rationalisation de la propriété foncière. Cependant, l’utilisation collective des terres persiste aujourd’hui encore dans certaines régions montagneuses. Au Trentin, une province qui jouit d’une autonomie au sein de la nation italienne, les regole ont été généralement remplacées par les Amministrazioni Separate di Uso Civico (ASUC)[9]. Instituées en 1952, les ASUC gèrent de façon autonome les propriétés collectives s’inscrivant dans le cadre des usi civici[10]. Les ASUC sont des assemblées dont les membres sont élus par tous les chefs des familles « originaires[11] » de la communauté, celle-ci pouvant recouvrir le territoire d’une ou de plusieurs communes. L’assemblée gère les biens communs, qui comprennent les canaux et les terres de propriété collective et indivisible (domani collettivi). Ces terres sont constituées en majorité de forêts, d’alpages et d’aménagements d’alpage. Chaque village a ses domani collettivi, qu’il peut choisir de gérer par le biais d’une assemblée (comme les ASUC) ou de confier à la municipalité. Aujourd’hui, 54 % du territoire de la province autonome de Trente relève des usi civici.

En vertu de la loi de 1952, les ASUC étaient soumises au contrôle administratif et économique de la mairie de leur commune, à laquelle elles devaient apporter une contribution économique annuelle. En revanche, depuis la loi provinciale no 6 du 14 juin 2005, les ASUC jouissent d’une autonomie administrative, comptable et financière, n’étant plus soumises au contrôle de la mairie. Cette loi considère les biens d’utilisation collective à la fois comme des éléments fondamentaux pour la vie et pour le développement des populations locales, et à la fois comme un instrument de protection de l’environnement, de la culture, du patrimoine et du paysage agro-sylvo-pastoral trentin. Les usi civici, qui comprennent à la fois les domani collettivi et leur mode de gestion par le biais des ASUC, sont considérés par les partisans de l’autonomie du Trentin comme faisant la particularité de la culture locale.

Le modèle alpin de gestion des biens communs a été rendu célèbre par le travail de l’économiste Elinor Ostrom, Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action (1990). Ostrom apporte des contre-exemples à la thèse de la tragédie des communs de Garret Hardin, qui postulait que laisser des espaces dédiés à l’utilisation commune aurait un effet désastreux sur les ressources (1968). Parmi ses cas d’étude, on retrouve le régime foncier communal des forêts et des pâturages du village suisse de Törbel étudié par l’anthropologue américain Robert Netting (1972, 1976). S’appuyant sur ces travaux, Ostrom montre que l’exploitation de ressources communes peut s’avérer durable quand elle est réalisée indépendamment des influences des marchés et de l’État, comme dans des petites communautés caractérisées par des liens d’interconnaissance directe.

D’autres études anthropologiques illustrent le fait que, souvent, les systèmes locaux de gestion, l’usage et la connaissance qui se développent autour de l’eau relèvent du commun (Casciarri et Van Aken 2013). L’eau se révèle dès lors un élément central dans la structuration des rapports sociaux et politiques. Elle illustre non seulement la relation de l’homme à son environnement, mais aussi les modes d’accès et d’organisation du territoire, les relations de pouvoir, les systèmes de valeurs des sociétés (ibid.). Une lecture anthropologique de la gestion de l’eau, y compris dans sa dimension technique (gestion des canaux, tours d’irrigation, corvées, etc.), permet donc d’appréhender l’enchevêtrement de différentes dimensions du social, allant bien au-delà des questions liées à la ressource en soi (Aubriot et Riaux 2013).

La mobilisation au Trentin : les arguments du discours militant et leur réception par les participants

Au printemps 2011, j’ai réalisé trois mois d’observation participante dans le cadre de la mobilisation organisée par le comité Due Sì per l’Acqua Bene Comune au Trentin, en suivant notamment les activités de l’association A. J’ai pris part aux marches de militants et citoyens qui parcouraient les sentiers des montagnes en cortège, arborant les drapeaux de la mobilisation référendaire, ainsi qu’aux soirées d’information organisées dans les centres culturels et dans les salles des fêtes de nombreux villages de montagne. J’ai également interviewé les organisateurs de ces activités ainsi que les participants.

Je n’ai pas milité au sein du comité référendaire, je n’ai pas participé à l’élaboration du discours de l’association A et je n’ai pas pris la parole lors des soirées ou des marches. Cependant, je n’ai pas réalisé mes observations à partir d’une position neutre, si tant est que cela soit possible. Mes idées politiques m’ont amenée à partager l’opinion de certains sur la nécessité de recollectiviser le service de l’eau et à me lier d’amitié avec certains des participants au mouvement. J’ai donc eu à la fois une posture d’outsider et d’insider. Je partage la conviction de ces anthropologues qui considèrent qu’il n’y a pas de frontières clairement dessinées entre les groupes ni de registres identitaires monolithiques enjoignant au chercheur d’être complètement détaché de son terrain (Müller 2015). Je pense en revanche que, par le biais d’une perspective réflexive, il est possible de remettre en question et d’analyser une dynamique à laquelle on a participé en développant un attachement affectif.

Le comité référendaire trentin était formé par différentes composantes : l’association A pour la coopération internationale entre l’Italie et l’Amérique latine sur le thème de l’eau, des cellules de partis de gauche, des syndicats, des comités de citoyens de différentes communes, des citoyens sans « étiquette ». Chacune de ces composantes s’était jointe au mouvement avec une sensibilité différente, mais faisait front commun avec les autres en raison de la cause de la recollectivisation du service de l’eau. Les membres des comités locaux étaient plutôt concernés par les problématiques de leur territoire et la défense de la spécificité des pratiques locales de gestion collective de l’eau, en résonance avec une culture territoriale et familiale. Les représentants des partis et des syndicats, en revanche, étaient plus intéressés par un discours politique, notamment par la critique du gouvernement Berlusconi et des différentes actions pour la privatisation qu’il entreprenait. L’association A s’inscrivait davantage dans le mouvement altermondialiste, pointant l’objectif sur la défense des ressources naturelles, et premièrement celle de l’eau, ainsi que sur les luttes sociales mondialisées, en portant une attention particulière à l’Amérique latine. Ces composantes avaient une connaissance inégale des pratiques de gestion de l’eau dans le Trentin. Si les comités locaux se battaient pour préserver l’institution des aqueducs communaux, l’association A faisait davantage référence aux pratiques locales de gestion de l’eau pour étayer son discours contre le système néolibéral dans la perspective d’une lutte sociale mondialisée.

Les soirées d’information organisées par l’association A sur tout le territoire trentin présentaient les enjeux du référendum à la fois à l’échelle nationale, à l’échelle locale et à l’échelle internationale. Outre la privatisation du service de l’eau, les soirées abordaient le problème local de la captation de l’eau de source par les multinationales pour la commercialisation des eaux minérales et celui de l’assèchement des fleuves en raison du fonctionnement des centrales hydroélectriques. La présence de deux activistes colombiens invités permettait d’inscrire le référendum italien dans le cadre d’une dynamique mondiale. Ces deux invités étaient Julian[12], militant d’une importante association écologiste colombienne, et Rodrigo, représentant du peuple autochtone U’wa qui est engagé depuis plusieurs années dans la lutte pour la préservation de son territoire. Ce dernier, chaman, chanteur et « leader[13] » de son peuple, est un personnage célèbre dans le milieu écologiste transnational. Il a aussi reçu un important prix international pour son engagement dans la lutte de son peuple contre les entreprises qui veulent accaparer l’eau, le pétrole, les minéraux et le gaz de son territoire.

Les soirées suivaient un schéma similaire. D’abord, les militants de l’association présentaient les enjeux du référendum sur le plan national et local tout en établissant des parallèles avec les enjeux des luttes pour la collectivisation de l’eau en Amérique latine. Un débat était ensuite ouvert, débat auquel participait Julian avec l’objectif de mettre en perspective la convergence des luttes pour l’eau de par le monde. La soirée ou la marche se terminait avec une intervention de Rodrigo reliant l’aspect politique et l’aspect spirituel de la question de l’eau. Le même schéma était repris lors des marches, qui comprenaient un moment d’échange et de réflexion sur des thématiques référendaires avec les membres de l’association A, Julian et Rodrigo. Lors des marches et au cours des soirées, le public était invité à participer et à témoigner des pratiques familiales liées à la gestion collective de l’eau. La vente d’un ouvrage collectif et d’un DVD, publiés par l’association et réunissant les contributions de journalistes et d’activistes militant pour l’eau, entre Italie et Amérique latine, parmi eux Julian, était proposée lors de chacun de ces évènements.

Le discours de l’association se fondait sur trois arguments. Le premier, d’ordre politique, faisait référence à la crise systémique du capitalisme et du néolibéralisme et à la nécessité de trouver une solution de rechange à la fois politique, écologique et éthique. Dans ce cadre, réinscrire le service de l’eau dans le domaine public répondrait donc non seulement à la satisfaction de l’intérêt général, mais aussi à la nécessité de moraliser l’économie. Le deuxième argument, découlant du précédent, évoquait les luttes que les peuples autochtones andins mènent contre les multinationales pillant leurs ressources. Celles-ci étaient considérées comme un exemple à suivre en matière de contestation civile et le rapport à la nature des peuples andins, comme un modèle alternatif et durable de « bonnes pratiques » en matière de préservation des ressources. Esquissant un parallélisme entre cette tradition et les traditions des populations andines, le troisième argument faisait référence à la tradition trentine de gestion des biens communs. La tradition, alpine et andine, était donc présentée comme expression de durabilité et de sagesse, ainsi que des valeurs de communauté et de solidarité.

Federica, l’une des fondatrices de l’association A, rappelait :

En échange de leur soutien financier, les grands instituts internationaux imposent aux États [...] des mesures de libéralisation et donc de privatisation de services et de ressources fondamentaux. La course à l’accaparement des biens communs commence[14]. [Les multinationales se partagent le butin de l’eau, à la fois dans les pays du Sud et dans les pays industrialisés. C’est] un processusd’extermination ciblée du secteur public et d’agression contre un bien commun fondamental qui trouve une première opposition justement dans ces lieux où les cultures indigènes et andines, étroitement liées à la défense des territoires et des éléments naturels, survivent encore. [La lutte pour l’eau des populations sud-américaines] nous a fait remettre en discussion notre être politique occidental, dont les pivots sont l’individualisme et le pouvoir, pour retrouver un sens commun de la lutte, basé sur l’horizontalité et la participation [...] et pour essayer de construire un parcours partagé entre Italie et Amérique latine dans lequel la spiritualité, que nous croyions avoir perdue, devenait aussi une partie intégrante de l’élaboration politique[15].

Ainsi, le concept de « bien commun », développé en lien avec l’eau et sa gestion collective, illustre la vision de ce que devrait être la charpente d’une société, des valeurs sur lesquelles elle se fonde. Les biens communs ne seraient donc pas seulement un rempart au libéralisme effréné, ils renverraient à des valeurs morales qui nous sont transmises par la tradition des peuples autochtones : le collectif, la solidarité, la participation et la spiritualité.

Le discours de Federica établissait en outre un lien étroit entre la tradition et l’intégrité du territoire, ainsi que l’équilibre de l’homme et de la nature, d’une part, et entre la tradition et une vision « sociale » de l’eau, d’autre part :

[Dans le Trentin] les traditions locales de gestion collective de l’eau, pendant des siècles, ont visé à garder le territoire intact afin de pouvoir y prendre ce qui sert pour une économie de subsistance et de conservation [...]. Les sources andines sont comme les fontaines trentines, les fontanieri sont comme les regantes[16]. C’est la même conscience forte de l’eau comme bien commun; une vision de l’eau [qui est], justement, sociale.

Le discours des militants associatifs italiens était complété par celui de Julian, jeune militant de Bogotá. Ses interventions visaient à établir un lien sur le plan international entre la privatisation de l’eau dans différents pays et la nécessité de lutter pour la gestion publique de ce bien commun, à la fois pour préserver la planète et pour créer une société mondiale qui s’inscrive en dehors des logiques de marché. Si la privatisation est mondialisée, la lutte doit l’être aussi :

Mon rôle dans cette mobilisation est de parler de l’expérience de mobilisation et de sensibilisation que nous avons eue lors du processus du référendum pour inscrire l’eau comme un droit fondamental dans la Constitution colombienne depuis 2006–2007[17]. J’ai essayé de montrer à la population italienne que le problème de l’eau va bien au-delà de la différence entre pays. C’est une problématique qui touche différents endroits du monde, [et qui concerne] les privatisations, l’utilisation de l’eau comme une marchandise et non pas comme un bien commun. [...] Nous avons essayé de montrer qu’il y a une relation : les entreprises voulant la privatisation, principalement européennes, qui font ce type de processus en Colombie ou dans d’autres endroits d’Amérique latine commencent en même temps à impulser les privatisations en Europe même. C’est un problème qui affecte conjointement plusieurs pays dans le monde et beaucoup de populations de la planète.

Les interventions de Rodrigo, qui clôturaient les soirées, étaient vouées à consolider la dimension mondiale des luttes pour l’eau. Elles commençaient par le récit de la lutte de son peuple contre les entreprises voulant l’exproprier des ressources de son territoire et se terminaient par des considérations d’ordre spirituel et par des chants sacrés. Rodrigo illustrait l’importance du territoire et de la relation à la Terre-Mère et à la montagne pour son peuple : « La nature est notre mère, il est impossible de la vendre », disait-il pour clôturer chaque intervention. Paré de son accoutrement traditionnel – chapeau de végétaux et de plumes, colliers de coquillages et de graines – et s’accompagnant d’une maraca et d’un coquillage dans lequel il soufflait, à la fin de chaque soirée, Rodrigo se connectait avec l’esprit de la montagne, à la fois au Trentin et en Colombie.

La spécificité du Trentin en matière de gestion collective des ressources n’était pas toujours présente à l’esprit des participants au mouvement local avant les soirées de sensibilisation initiées par l’association A. Celles-ci leur ont permis de redécouvrir certaines pratiques anciennes de leur territoire dont ils avaient déjà entendu parler en famille, mais qu’ils ne connaissaient pas véritablement.

Alberto, 42 ans, est ouvrier et représentant syndical dans une usine textile. Il habite un petit village de montagne où la gestion collective des terres est institutionnalisée par les ASUC. Il explique que celle-ci ne lui était pas apparue comme quelque chose d’important jusqu’au moment où il a pris part à la mobilisation pour l’eau, bien commun :

J’ai participé à la mobilisation parce que j’étais contre les politiques de privatisation des gouvernements de centre-droite, de Berlusconi, plus que pour l’eau. L’impulsion est née d’une réunion sur comment on pouvait s’activer à récolter les signatures pour le référendum dans un village de ma vallée [...]. Il y avait une discussion parce qu’ici chaque commune a son aqueduc ; la privatisation semblait une chose loin de nos petites logiques, qui pouvait ne pas nous concerner. Mais nous avons découvert des choses qui peuvent se relier à l’expérience de l’association avec l’Amérique du Sud, des choses que nous avions laissées tomber – comme l’eau, par exemple, parce que nous avons grandi avec des générations qui tiennent pour acquis ce qu’il y a. En nous réunissant, nous avons redécouvert des traditions qui désormais appartiennent au passé. Nous les avons découvertes par des témoignages de personnes qui nous racontaient quel était le rapport des villageois à l’eau dans le passé. Ici, il y avait le fontainier [...]. Sinon, on tenait pour acquis que l’eau a toujours été dans les maisons… Parce que dans les années 1950, chaque commune a fait son réseau d’eau. Mais toutes ces choses anciennes avaient été oubliées. Moi, en famille, j’entendais parler des usi civici, « la gestion du territoire par les chefs de famille », qui sont une coutume dans les différentes communes. Les territoires [sont] administrés par la population. Surtout les forêts, pour le bois, les pâturages. Et, ensuite, il y a la question des regole, les villages de la Val Rendena qui appartiennent à la communauté des regole. Nous avons un peu compris les usi civici ; il est apparu au grand jour ce qui était quelque chose de normal pour les personnes un peu plus âgées et [ce] à quoi nous n’avions jamais donné d’importance. [...] Ayant une situation différente, spécifique, par rapport au reste de l’Italie, nous avons trouvé plus de sens dans certaines choses. Avant, on n’y prêtait pas attention. C’est pour cela qu’amener ici l’expérience de Rodrigo, c’était une forme de récupération, [pour] voir comment nos ancêtres ou des générations non loin de nous avaient eu cette même sensibilité que nous avons perdue par la suite.

Lucia, une jeune femme de 30 ans engagée dans différentes causes politiques et écologiques, vit et travaille à Trente, le chef-lieu de la province. Sa participation à la mobilisation a donné un nouveau sens à son agir politique :

J’ai participé à la collecte de signatures à la demande d’amis. Ça regroupait des comités locaux et c’était très intéressant parce qu’ici on s’occupe d’habitude de ce qui se passe en ville, mais avec la collecte on allait dans les communautés des vallées, dans les villages des vallées. Nous nous sommes trouvés dans une situation où peut-être [les villageois] n’en savaient pas beaucoup sur le référendum, mais [où] ils avaient des connaissances très approfondies sur l’eau et sur les problématiques qui lui sont liées ; ils en savaient même plus qu’ici, à Trente. Il y avait beaucoup de comités, dans les vallées : je n’ai jamais vu une chose de ce type. À Trente, on ne parlait pas beaucoup de la culture des biens communs, mais dans les comités locaux, oui ; pas spécifiquement de l’eau, mais de la gestion du bien commun, oui. Ici, elle est très développée, surtout dans les Valli Giudicarie, [où] ils ont des aires à disposition de la communauté, les usi civici. On en a beaucoup parlé, et aussi du fait que dans certaines communes la gestion de l’eau avait toujours été publique et donc ils racontaient ce que faisaient leurs grands-parents. Mon impression est que les comités se sont développés davantage dans les villes et moins dans le reste de l’Italie, tandis qu’ici les choses ont bougé aussi dans des vallées, où c’était inattendu. Moi, la gestion des biens communs, je ne la connaissais que de façon vague : mon père ne m’a jamais parlé de façon approfondie de l’utilisation commune des choses, même s’il est originaire des Valli Giudicarie, parce que dans sa zone il n’y avait pas cette situation.

Pour les personnes qui ont participé à la mobilisation, il s’est donc agi de redécouvrir les pratiques locales de gestion des ressources communes, dont elles connaissaient l’existence, mais auxquelles elles ne s’étaient pas intéressées auparavant. La redécouverte de ces pratiques traditionnelles a contribué à consolider la participation au mouvement même. Il s’agissait dès lors non seulement de s’opposer à un énième projet de privatisation émanant du gouvernement Berlusconi, comme l’explique Alberto, mais aussi de préserver une tradition locale du commun délaissée par les nouvelles générations qui, tout à coup, entrait en résonance avec la représentation du commun promue par les mouvements altermondialistes globalisés des années 2000.

« Biens communs », « traditions » et « communautés » : des concepts pour repenser le service public ?

Dans leur critique du néolibéralisme et dans leur appel à la moralisation de l’économie, l’association A et les participants au mouvement référendaire faisaient référence à deux concepts sur lesquels il convient de s’arrêter : la « tradition » et la « communauté ».

La tradition était valorisée en elle-même, réifiée en tant que patrimoine transmis au sein des familles. Les traditions alpines étaient idéalisées et lissées par le discours de l’association A, qui les présentait comme éloignées de toute forme de conflit ou de compétition. Alors que les comités locaux avaient adhéré au mouvement référendaire pour préserver la spécificité de leurs pratiques de gestion de l’eau, résolument inscrites dans le secteur public, les militants issus du chef-lieu, et notamment l’association A, redécouvraient la tradition alpine de gestion des biens communs. Celle-ci était évoquée pour étayer la thèse de la sagesse des savoirs ancestraux des communautés locales de par le monde, qui sont fondés sur le partage et sur la durabilité des ressources.

Tout en évoquant les pratiques locales, le comité trentin Due Sì per l’Acqua Bene Comune ne se proposait pas, en 2011, de récupérer ces usages ni de les patrimonialiser. Nous sommes ici dans le registre d’une action politique née en réaction au décret sanctionnant la privatisation du service de l’eau et non pas dans le cadre d’une démarche identitaire comme cela arrive dans d’autres zones de l’arc alpin, avec des pratiques similaires de gestion de l’eau. Dans le Valais, par exemple, les bisses et les savoirs qui leur sont liés, aujourd’hui exposés dans un musée, font l’objet d’un projet d’inscription au registre du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO.

Dans cette perspective de critique politique, la tradition des peuples andins, elle aussi présentée dans sa dimension réifiée comme mode de relation à la nature, était convoquée et érigée en modèle pour la construction d’un monde meilleur. En Italie comme chez l’élite intellectuelle de Colombie, le rôle d’« exemples à suivre » des indigènes, hérité en vertu de la sagesse dont ils seraient porteurs, est un élément de la critique de la vie moderne et de la culture occidentale (Sarrazin 2006). En lien avec cette critique, les mouvements altermondialistes épousent souvent la valorisation de l’ethnique et du localisme particularistes portés par les mouvements de peuples « minoritaires », fussent-ils en Europe. Le concept essentialisé de « tradition » occupe une place centrale dans ce processus. Valorisée, indissociable du concept d’« authenticité », la tradition explique que les populations qui sont reconnues comme peuples autochtones par les institutions nationales et internationales (Bellier et al. 2017) protègent des connaissances et des valeurs considérées comme un patrimoine culturel. C’est en ayant conscience de ces représentations et des enjeux qui les sous-tendent que Rodrigo utilisait le terme patrimoine dans ses interventions, en rapport à la fois avec les ressources de son territoire et avec les connaissances de son peuple. La reconnaissance sur la scène internationale, par la construction de la catégorie peuple autochtone, transforme une appartenance localisée en identité ethnique mondialisée. Il s’agit d’un processus de mobilisation d’une nouvelle ethnicité qu’on observe à l’échelle de la planète depuis les années 1980. Cette nouvelle ethnicité se fonde sur « la construction d’une identité transnationale avec la référence à la catégorie “peuple autochtone” et l’adoption d’un langage commun idéalisant l’universalité des valeurs collectives » (Bellier 2006 : 99). La lecture constructiviste que l’anthropologie fait de la notion d’« ethnie » (Barth 1969 ; Amselle et Mbokolo 1985) se heurte aux classements identitaires utilisés sur la scène politique transnationale. Mais, alors que l’ethnicité a toujours été imaginée dans une logique de localisation, par la convergence des revendications indigénistes et écologistes dans un contexte globalisé, elle paraît aujourd’hui se déterritorialiser et s’inscrire dans un espace transnational (Cunin 2006a).

C’est dans cette perspective qu’il faut analyser l’utilisation du terme communauté, lui aussi réifié, dans le discours des militants trentins. La communauté apparaît comme la forme d’organisation sociale qui précède l’État, à la fois chronologiquement et en matière de valeur, et comme la forme d’organisation sociale qui devrait suivre l’État. En effet, d’une part on regarde la communauté des peuples autochtones ou des villages alpins, porteuse de traditions et de valeurs ancestrales, comme un modèle. D’autre part, on prône comme alternative à l’institution de l’État néolibéral une forme d’organisation sociale édifiée sur la capacité à « faire communauté », en entendant par là une collectivité sociale fondée sur la solidarité, sur l’égalité et sur la participation démocratique ; une communauté où le commun ne concerne pas seulement les biens, mais aussi les modalités de l’agir social, qui se basent sur la coopération et l’horizontalité.

Le discours de l’association A et des militants interviewés semble trouver sa cohérence dans l’assemblage de référents théoriques mondialisés relevant de domaines différents. Ceux-ci puisent à la fois dans les analyses d’activistes et d’intellectuels altermondialistes des cinq continents, dans les luttes écologistes et dans les catégories issues des grandes organisations internationales comme l’ONU et l’UNESCO. Ainsi, pour contester le système néolibéral, le mouvement trentin mobilisait les catégories peuple autochtone, tradition et communauté. Ce sont à la fois les catégories théoriques de référence et les modes de militance qui sont globalisés, notamment grâce à la mise en réseau des acteurs de la contestation altermondialiste, à la présence des mêmes activistes dans les différents forums mondiaux et à l’usage intensif des réseaux sociaux.

Ce travail de bricolage entre des références issues d’horizons conceptuels différents s’accompagne d’une utilisation vague du terme bien commun, qui fait apparaître des superpositions entre le bien commun, le bien public et le bien collectif. Ce dernier, ainsi qu’on en fait l’expérience dans le Trentin par les usi civici touchant les terrains communaux et les canalisations, relève d’une alternative à la propriété privée qui ne coïncide pas avec la propriété publique (à savoir, appartenant à l’État). Selon le Code civil italien, la propriété collective appartient à un groupe de personnes, dont le nombre est souvent indéfini, qui sont soumises à des formes de droit et d’usage particulières (les droits d’uso civico). Seul un sous-ensemble de la nation peut donc jouir du bien collectif. La jouissance du bien public, par définition, revient en revanche à la société tout entière.

Le discours de Lucia illustre la confusion entre ces différentes catégories, notamment la confusion entre les régimes de propriété et de gestion de l’eau, d’une part, et le service de l’eau, d’autre part. Si l’eau est un bien public (un patrimoine commun de la nation, pas d’une communauté spécifique), le service de l’eau peut être un service public ou non. Cette confusion produit un manque de précision sur le plan des revendications qui n’est pas le fait de tel individu ou de telle organisation, mais qui a été observé à une échelle plus large en lien avec les luttes en faveur des biens communs. Certains auteurs affirment donc que les mouvements altermondialistes s’approprient la catégorie bien commun plus comme un imaginaire pouvant engendrer une réponse émotionnelle positive immédiate que comme une catégorie juridique ou économique clairement définie (Wagner 2012).

Ces mouvements font référence à l’eau comme bien commun dans des situations où son existence juridique entre dans la catégorie bien public sous le contrôle étatique ou dans celle de propriété privée sous la forme de concession accordée par l’État. Le terme bien commun est utilisé de manière large pour indiquer toute forme de bien public ou d’intérêt général et pour revendiquer une gestion égalitaire et citoyenne des ressources, contrairement à leur marchandisation et privatisation.

Le discours militant paraît imprégné d’un élément d’idéalisation des traditions locales (des communautés, des peuples autochtones). Ces dernières, en particulier, sont présentées comme étant toujours fondées sur une gestion démocratique et collective des ressources, sans que cela soit effectivement le cas. Les propositions du mouvement se heurtent à un problème d’échelle quand il s’agit de penser l’harmonisation du modèle de gestion communautaire des biens communs à l’échelle nationale et donc de repenser le service public. Si la gestion communautaire et participative des biens communs est réalisable au niveau d’une communauté de village caractérisée par des interactions fondées sur l’interconnaissance, qu’en est-il de ce mode de gouvernance dans un périmètre plus vaste, comme celui d’un État ? C’est ici que la question du commun, en entendant par ce terme à la fois les biens communs et leur mode de gestion, fondé sur la participation citoyenne (Hardt et Negri 2012 ; Dardot et Laval 2014), interroge la notion de « service public ».

Cette dernière a été, jusqu’à aujourd’hui, la forme sous laquelle on a pensé toute action servant l’intérêt général pour garantir une égalité d’accès, une continuité de service et une mutabilité technique. La genèse politique et juridique du concept de « service public », d’origine française et élaboré au moment de la Révolution française (Rosanvallon 1990), renvoie à l’idée de « bon gouvernement » développée notamment en Italie au Moyen Âge. Dans la tradition politique italienne, c’est l’autorité publique qui doit gérer le bien commun (Todeschini 2008), non pas au sens d’une « ressource », mais plutôt au sens de « l’intérêt général ». D’une part, le discours développé au sein du mouvement trentin pour l’eau, bien commun mène à repenser sur de nouveaux frais le service public en réévaluant le rôle des communautés locales dans la gestion des services d’intérêt général. En syntonie avec les travaux d’Ostrom, il semble suggérer que seules les communautés locales peuvent réussir à gérer l’utilisation des ressources naturelles à long terme, là où l’État et le marché échouent.

Sans que cela soit dit explicitement, en valorisant le rôle des communautés, il s’agirait de déléguer la régulation des conflits et la règlementation liées à l’usage et aux usagers des ressources à des instances représentatives aux dimensions intermédiaires entre l’individu et l’État, implantées à l’échelle locale, à l’image des anciennes regole et des ASUC d’aujourd’hui, des organisations reposant sur la représentation directe des habitants et se situant en dehors des lois du marché. Ce faisant, ce discours propose non seulement de nouvelles formes de gestion des ressources, mais aussi de nouvelles formes de gouvernance. Restent floues, cependant, la définition des frontières d’une communauté et la description de leur mode de fonctionnement.

Conclusion

L’étude de la gestion du service de l’eau en Italie permet de conjuguer la dimension mondiale et la dimension locale des rapports sociaux et politiques (Casciarri et Van Aken 2013). L’analyse du discours tenu par le mouvement trentin pour l’eau, bien commun relie conceptuellement le local au mondial sur deux points. Le premier concerne l’emboîtement de la dimension locale de la gestion de l’eau dans une communauté spécifique et de la dimension mondiale du commun, d’une part, et du concept de « service public », d’autre part. Le second niveau renvoie à la façon dont le discours du mouvement trentin a été construit. Faisant appel à la fois à la tradition alpine et à la tradition andine de gestion de l’eau, il participe à la globalisation de l’ethnicité, affranchissant celle-ci de son ancrage local pour l’inscrire dans une dynamique mondialisée.

À partir de ces références à des traditions locales réactualisées à l’heure de la mondialisation, le mouvement trentin pour l’eau, bien commun n’évoque pas seulement les biens communs au sens de « ressources » : il inscrit ces derniers dans le cadre d’une démocratie participative ; ainsi, le commun, ce n’est pas seulement le bien, mais aussi la façon dont il est géré, c’est-à-dire par le moyen de la participation des citoyens. De façon plus générale, la notion de « bien commun » développée par ce mouvement ne se borne pas à remettre en cause la dégradation progressive de la notion de « service public ». Elle propose d’aller au-delà de cette notion même telle que nous la connaissons pour la refonder, en condensant dans celle-ci à la fois la ressource (commune) qu’il faut gérer, le service qu’il faut octroyer et de nouvelles formes de gouvernance de celui-ci. Le service public, en matière d’eau, serait donc entendu comme une série de microservices d’eau gérés par des communautés locales en vertu de mécanismes de démocratie participative.

Pour le mouvement trentin, le bien commun – troisième catégorie juridique à la définition encore floue et inspirée par l’expérience alpine de la gestion des propriétés collectives – permettrait de dépasser la dichotomie entre bien public et bien privé. Par le biais d’une gestion participative de ce bien, l’État concèderait aux citoyens des droits de prestation, mais aussi des parts de sa souveraineté sur des biens d’appartenance collective (Lucarelli 2011). L’exemple d’une nouvelle façon d’imaginer la gestion de l’eau, qui a été proposée par les mouvements sociaux italiens, donne au service public la dimension de commun politique grâce à la participation active des citoyens-usagers tout en l’affranchissant de la tutelle exclusive de l’État. Ainsi, il contribue à repenser sur de nouveaux frais le service public par le biais des concepts de « gouvernance polycentrique » et de « systèmes de gouvernance multiscalaire et distribuée ». Cette nouvelle façon d’imaginer le service public laisse cependant en suspens la question des communautés d’usagers, de leurs limites, de leurs compétences, de leur fonctionnement.

Cette nouvelle lecture du service public conduit nécessairement à repenser la souveraineté de l’État et son rapport avec les collectivités territoriales. En rappelant qu’outre la gestion par des droits de propriété individuels ou par l’État, il peut exister un troisième modèle en vertu duquel les communautés gèrent collectivement des ressources, la réflexion sur les biens communs ou le commun développée par ce mouvement pousse à remettre en question les fondements juridiques de la modernité (Parance et de Saint Victor 2014), à savoir les rôles de l’État, de la propriété, du marché, ainsi que celui du service public.