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En publiant Le pouvoir vient d’ailleurs. Leadership et coopération chez les Inuits du Nunavik, Caroline Hervé examine la construction du leadership chez les Inuit du Nunavik depuis les années 1970. Cet ouvrage est issu de sa thèse de doctorat (2013, Université Laval et EHESS). Hervé apporte un éclairage nouveau sur l’organisation politique de ce peuple très étudié qui a pourtant longtemps été considéré sans pouvoir.

L’auteure situe son travail dans le sillage des critiques adressées à l’anthropologue français Pierre Clastres concernant le « pouvoir impuissant », tel qu’il l’a formulé (Clastres 1974 : 20). Elle s’appuie notamment sur l’idée développée par Balandier (1978 ; 1984 : 49), Muller (1975 : 6) ou encore Adler (1982 : 154), qui est que le pouvoir est constitué d’une double nature : il est tout à la fois exercé et éprouvé. L’auteure montre le fonctionnement des dynamiques de pouvoir et, notamment, la dimension très politique de la coopération. Chez les Inuit, les relations de pouvoir se lisent, en effet, d’abord et avant tout à travers les relations d’entraide. Certains individus exercent du pouvoir sur d’autres tout en devant faire preuve de réciprocité envers le groupe. Ainsi, le pouvoir est créateur de solidarité. Partant du constat qu’il y a différentes conceptions du terme leader chez ses interlocuteurs, Hervé déconstruit cette notion et porte un regard distancié sur le phénomène du leadership. Elle analyse les notions de « chef » et de « leader » en anthropologie et leur préfère le terme figure de pouvoir afin d’attirer l’attention sur une position sociale et ses dimensions économiques, politiques et sacrées, pas sur un titre. Ainsi, ce sont les actions des individus et les discours de légitimation du pouvoir qui sont étudiés dans cet ouvrage.

La dimension interdisciplinaire de cette recherche croisant anthropologie et histoire et se plaçant dans les écoles de pensée de l’anthropologie historique et de l’ethnohistoire est visible dans la méthodologie employée. La composition du livre reflète cette méthode en deux temps. La première partie s’appuie sur une ethnographie multisites. L’enquête de terrain a été menée dans différentes communautés du Nunavik : Ivujivik, Puvirnituq, Kuujjuaq, Kangiqsujuaq, Inukjuak et Kangiqsualujjuaq. La réflexivité, c’est-à-dire l’analyse par le chercheur des relations qui le lient au groupe étudié et de la position qu’il y occupe, a été un outil de mise à distance critique important dans cette recherche, mais a aussi été un mode d’accès à la connaissance. Par exemple, c’est en analysant une situation vécue comme frustrante pour elle lors de l’enquête de terrain que Hervé met en évidence une stratégie basée sur l’entraide et ayant pour but de réactualiser la position sociale d’un individu dans la société inuit (p. 87). La seconde partie s’appuie sur un dépouillement de différentes archives d’organismes et d’institutions inuit et non-inuit, ainsi que sur des échanges publiés sur les réseaux sociaux.

Ayant pour but de repérer, dans les récentes transformations politiques, des continuités culturelles et de mettre au jour la persistance d’une ontologie inuit, le livre traite des relations de pouvoir, du niveau interpersonnel à celui de la gouvernance régionale. Ainsi, la première partie de l’ouvrage s’intéresse aux relations de coopération et d’entraide et explore en finesse les interactions pour déceler les enjeux de pouvoir au sein de relations quotidiennes. La seconde partie étudie les transformations du pouvoir au niveau local et régional au Nunavik au 20e siècle, jusqu’au référendum sur la création du gouvernement régional du Nunavik de 2011. Ces relations de pouvoir reposent sur le partage des richesses et la cohésion sociale, sur le choix du groupe de suivre son leader, et non sur une forme d’autorité coercitive dont ce dernier serait muni. Ainsi, les modalités d’exercice du pouvoir inuit se heurtent aux hiérarchies descendantes imposées par la société canadienne qui structurent les entreprises et les institutions. Le « leadership », au Nunavik, est une notion exogène qui circule et que les différents acteurs se réapproprient.

Le pouvoir vient d'ailleurs est paru au Canada en 2015, édité par les Presses de l’Université Laval, et en France en 2017, aux Éditions Hermann. Sa lecture donne à voir l’attachement profond de l’auteure pour son sujet et l’attention portée aux relations humaines tissées durant cette recherche. Hervé propose une relecture de l’histoire politique du Nunavik. Toutefois, celle-ci se limite à une étude locale, sans envisager la dimension internationale malgré la visibilité de certains leaders inuit à cette échelle.

Cet ouvrage vient compléter la littérature existante, qui est composée, d’une part, d’études sur les relations de pouvoir et les figures de pouvoir en anthropologie juridique et, d’autre part, de monographies sur des aires géographiques restreintes, d’études sur les récentes transformations politiques dans l’Arctique et, enfin, de biographies de leaders. Enfin, la bibliographie s’avère des plus utiles. Ainsi, cette lecture sera pertinente pour les chercheurs et les étudiants s’intéressant au champ des études inuit, leur permettant de comprendre le contexte actuel de la gouvernance du Nunavik. Traitant également des relations interpersonnelles, cet ouvrage à l’écriture claire profitera à toute personne amenée à se rendre dans les communautés inuit.