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L’ouvrage de Julien Bonhomme et Julien Bondaz traite de la rumeur en contexte sénégalais, plus précisément de celle ayant couru au début de l’année 2010 au sujet d’un mystérieux personnage qui aurait distribué des offrandes de viande et d’argent à bord d’une voiture, et dont les bénéficiaires seraient morts par la suite. On parla alors de « l’offrande de la mort ». Par le biais du bouche-à-oreille et de conversations impromptues dans les lieux publics, la rumeur s’était répandue dans tout le pays. Les démentis des autorités, pour la contrecarrer, ont eu l’effet inverse, à savoir augmenter son audience. Les médias, quant à eux, se sont illustrés par « un travail d’ambiguisation du message » (p. 58), contribuant ainsi à créer un climat social empreint de soupçons et de clameurs accusatrices.

Comme genre, la rumeur, d’après Bonhomme et Bondaz, naît lorsqu’il y a une asymétrie entre une histoire que l’on entend beaucoup et des faits que l’on ne voit jamais. Il y a une « disjonction entre connaissance perceptive et connaissance par ouï-dire qui est d’autant plus saillante dans les discours qu’elle correspond aux manières mêmes de désigner la rumeur en wolof. Elle n’est alors qu’une “parole” (“wax”), voire une “simple parole” (“wax kese”) » (p. 69). Pourtant, les auteurs y voient un phénomène bon à penser pour comprendre certaines problématiques en Afrique contemporaine, notamment la reconfiguration du champ religieux et symbolique, les sociabilités urbaines, les logiques médiatiques, la violence et la justice populaire.

La portée heuristique de la rumeur de l’offrande de la mort remet spécifiquement en question l’aspect problématique de l’aumône au Sénégal. Les auteurs précisent que, dans l’islam, elle ne se réduit pas à un simple transfert matériel entre un donateur et un donataire. Selon les cas, elle peut être vectrice de bénédiction, de conjuration, de propitiation et d’expiation pour le donateur. La rumeur vient alors révéler les contradictions entre la politique gouvernementale de répression de la mendicité et les normes religieuses qui prônent la charité envers les mendiants. De fait, si les mendiants acceptent l’offrande par nécessité, le donateur mystérieux, au contraire, d’après les interprétations populaires, veut s’enrichir davantage par son offrande « magique » ou « sorcellaire ». L’aumône religieuse renfermerait par conséquent une double contradiction, « celle entre des mendiants indésirables et une charité dont les donateurs ne peuvent se passer, mais aussi, de manière corrélative, celle entre le désintéressement apparent des donateurs et leur intéressement réel » (p. 166). On a ici un cas d’enchâssement de l’économie dans la religion dévoilant un capitalisme prédateur. La rumeur devient alors à l’image d’un apologue, brodant autour de jugements de valeur sur les rapports antagonistes entre les riches et les pauvres.

Dans leur analyse, les auteurs font une actualisation critique des théories maussiennes sur le don. Ils suggèrent qu’en faisant intervenir la dimension verticale, c’est-à-dire la relation à Dieu, l’offrande religieuse pose une limite aux travaux de Marcel Mauss qui appréhendent le don uniquement dans sa dimension horizontale, soit la réciprocité et l’échange. Or, ici, dans l’offrande, les rôles sociaux du mendiant et du marabout s’inscrivent au contraire dans

un circuit du don religieux qui est plus radicalement asymétrique, car il ne peut se boucler qu’en passant par une relation verticale avec Dieu, au-delà des relations horizontales entre les hommes : cette verticalité renvoie à l’incommensurable distance qui sépare les fidèles de Dieu ; un point sur lequel l’islam insiste avec force et qui interdit de penser le circuit du don religieux sur le modèle de la réciprocité entre les hommes.

p. 198

La rumeur de l’offrande de la mort dévoile finalement un paysage religieux sénégalais dominé par l’islam, mais où les traditions préislamiques participent aussi de diverses sortes de chevauchements et d’accommodements. Elle s’accorde par ailleurs à un imaginaire de fiction se nourrissant des films d’horreur produits principalement au Nigéria. Les auteurs la caractérisent alors comme un fait social total tant elle traduit à la fois et d’un seul coup différentes problématiques indissociablement économiques, politiques, morales et religieuses.

Outre le sujet qu’il aborde, l’originalité de ce livre tient à sa richesse ethnographique. On est frappé par la finesse dans la présentation des détails d’observation, des témoignages, des écrits de journaux ou des déclarations dans les médias se rapportant à un phénomène à priori difficile à cerner. Le livre de Bonhomme et Bondaz offre ainsi un portrait très éloquent de la société sénégalaise contemporaine.