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[D]ans toutes les sociétés la mort fait l’objet d’un travail de production d’un imaginaire social et culturel que prolonge un ensemble de rites d’initiation et de pratiques symboliques et finalement la mort se retrouve socialisée et adaptée aux exigences de la société qui la pense et la vit.

Godelier 2012 : 45

En 2021 l’« opinion publique » française semble souscrire à l’idée qu’accélérer la survenue de la mort puisse être une solution dans le cadre d’agonies difficiles. Pour autant, depuis les années 1970, moment où sera discutée politiquement pour la première fois l’autorisation de réaliser des euthanasies — c’est-à-dire la possibilité pour un médecin de provoquer la mort d’une personne à sa demande —, les gouvernements successifs ont préféré plébisciter une médecine palliative non euthanasique.

Pour répondre aux situations de fin de vie difficiles, le législateur permet les sédations profondes et continues (article L1110-5-2 de la Loi no 2016-87 du 2 février 2016). Celles-ci vont plonger les personnes qui en font la demande dans un coma artificiel tout en supprimant les suppléances (à l’exception des antidouleurs) afin de ne pas ralentir la survenue du décès. Ce type de sédation sera requalifié, par les partisans d’une mort provoquée, en « euthanasie déguisée » (entretien de Valentin Ehkirch avec Jean-Luc Romero, Le Parisien, 12 juillet 2018). Il est vrai que la différence entre les deux peut être ténue : chaque fois, à la suite d’une injection, la personne malade ne reprendra pas connaissance et décèdera. Seul le temps entre l’injection et le décès semble différencier les pratiques. Pourtant l’une est légale, l’autre non. Pourquoi accepter la sédation continue et refuser l’euthanasie ? Pourquoi accepter de rendre inconsciente la mort à venir et refuser de la provoquer ? Pourquoi la France s’y refuse-t-elle quand de nombreux pays occidentaux ont dépénalisé l’euthanasie ou le suicide assisté ?

Michel Foucault, à travers son analyse historique de l’organisation des mécanismes de pouvoir, montre comment nous passons d’un « faire mourir » à un « laisser vivre ». D’une société de prélèvement où le pouvoir est « avant tout droit de prise : sur les choses, le temps, les corps et finalement la vie ; [culminant] dans le privilège de s’en emparer pour la supprimer » (Foucault 1976 : 179) on passe progressivement depuis l’âge classique à une société d’accumulation. Le pouvoir change de forme et devient « un pouvoir destiné à produire des forces, à les faire croître et à les ordonner plutôt que voué à les barrer, à les faire plier ou à les détruire » (ibid.). Pour autant, si nous pouvons saisir la logique qu’il y a à ne pas « faire mourir » pour accumuler les richesses produites par les vivants, est-ce bien raisonnable d’espérer que celui qui meurt soit en mesure de produire une quelconque richesse durant son agonie ?

France Norwood, comparant les pratiques euthanasiques des Pays-Bas et des États-Unis, montre que les arguments développés sont « enraciné[s] dans les normes culturelles et historiques qui façonnent la pensée, les sentiments et les actes […] en fin de vie » (Norwood 2011 : 28). Notre texte, à partir d’une approche socioanthropologique, souhaite alors interroger les normes culturelles mises en avant dans les arguments qui se confrontent à travers, d’une part, les positions des partisans de l’euthanasie et, d’autre part, celles des professionnels du soin ne plébiscitant pas cette solution en France. Dans une première partie, nous le ferons en nous intéressant aux stratégies argumentatives développées, offensives ou défensives, autour de ces positionnements, puis, dans une seconde partie, il s’agira d’interroger les différentes conceptions de la personne défendues par les partis en présence.

Cet article s’appuie sur des données empiriques provenant d’une cinquantaine d’entretiens avec des soignants et d’une dizaine avec des sympathisants de l’aide active à mourir, d’observations issues d’un terrain ethnographique long[1] dans trois unités de soins palliatifs (USP) appartenant à autant d’hôpitaux du quart nord-est de la France, de la participation à des conférences et débats publics ainsi que d’un travail d’analyse de la documentation journalistique, grise ou militante, sur la fin de vie. La recherche dont est tiré ce texte porte plus particulièrement sur les USP et non sur l’euthanasie. C’est pour mieux comprendre les soins palliatifs en France que nous nous sommes intéressé aux arguments développés par ceux qui souscrivent à des solutions alternatives dans le cadre de la fin de vie.

La fin de vie en France en 2021

Ces solutions voient les tenants d’une mort provoquée — euthanasie, suicide assisté — s’opposer, au nom de la liberté, aux tenants d’un laisser mourir dans le cadre d’un accompagnement palliatif, au nom du soin. S’ils s’opposent, c’est à partir de différents registres d’arguments. Les partisans de l’euthanasie, notamment à travers leur association — l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) —, dénoncent des situations de fin de vie qu’ils jugent inacceptables quand les soignants de soins palliatifs s’appuient sur leurs pratiques et expériences médicales et paramédicales. Il en résulte des répertoires communicationnels différents.

Maintenir une position dominante

Au tournant du millénaire, en France, les soins palliatifs — soins actifs visant à soulager les douleurs physiques et les souffrances psychologiques, sociales et spirituelles de la personne malade en fin de vie — sont institués sur le plan politique comme étant la solution à favoriser à l’approche de la fin de vie (Castra 2003) : ils sont devenus un droit de la personne malade (article 1a de la Loi no 99-477 du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs[2]) ; l’abandon et l’acharnement thérapeutique ne sont pas des voies alternatives envisageables ; l’euthanasie et le suicide assisté sont interdits. La Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) — société savante  — est reconnue d’utilité publique.

Le segment[3] palliatif, composé des professionnels médicaux et paramédicaux partageant une même vision du soin, a réussi à faire établir sa « prestation comme la réponse à un besoin et [sa] compétence comme nécessaire à la bonne réalisation de sa prestation » (Paradeise 1985 : 18). C’est en valorisant des compétences médicales et paramédicales dans l’accompagnement des personnes en fin de vie que ce segment du soin a su démontrer son utilité sociale et a été en mesure de « construire les conditions sociales d’insubstituabilité » de ses compétences (id. 1987 : 42). En un mot, il est devenu indispensable.

Cependant, force est de constater que, même s’il s’agit d’un droit, toute personne malade ne peut bénéficier d’un accompagnement palliatif. Malgré quatre plans successifs de développement de l’offre palliative depuis 1999 en France, « le maillage territorial au niveau national reste inégal » (Cousin et Gonçalves 2020 : 14). À cette ineffectivité de fait, il convient d’ajouter que les soins palliatifs ne sont présentés comme étant l’unique solution que dans le cadre d’un contexte social et politique donné qui les institue ainsi. Ce contexte peut évoluer et l’approche palliative perdre ses prérogatives. Pour pallier ces incertitudes, un travail politique est mis en oeuvre par les promoteurs des soins palliatifs. Leurs associations catégorielles vont se servir de la nature professionnelle et médicale — « donc » scientifique — des soins palliatifs pour alimenter leur « entreprise morale » (Becker 1985) : un besoin a été identifié en fin de vie (celui d’apaiser les douleurs et souffrances) ; la science médicale peut y répondre. Une approche particulière du soin sera alors proposée, dans laquelle le malade est toujours une personne — c’est-à-dire non réductible à sa pathologie —, personne qui ne peut pas perdre sa dignité, celle-ci étant considérée comme ontologique. Cette définition du soin n’est pas statique et le corpus théorique, clinique et éthique, hérité des précurseurs anglo-saxons puis français, est travaillé afin d’en proposer une adaptation continue aux situations rencontrées et à leur résolution. Ainsi, quand l’Association pour le droit de mourir dans la dignité rétorque aux tenants des soins palliatifs qu’on peut mal mourir en France, en ressentant de la douleur, en étant seul, fortement dégradé… ces derniers reconnaîtront des situations d’indignité, situations qui font perdre à la personne en fin de vie son sentiment de dignité. Il en découle la nécessité d’accompagner la personne malade dans sa globalité : « À côté du biologique, il y a toute la dimension psychosociofamiliale » (Denis, médecin, USP, entretien), à laquelle nous ajouterons la dimension spirituelle.

Ce travail argumentatif est d’autant plus important pour le segment que les tenants de la légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté développent une entreprise morale alternative.

Ambiguïtés

En effet, bien qu’elle soit encadrée sur le plan légal, la définition de la fin de vie — comme période dont on ne doit pas accélérer l’advenue — continue à s’élaborer, en partie, sur le plan macrosocial. Ce qui est licite et ce qui ne l’est pas sont toujours discutés, mis en débat, font l’objet de controverses : la loi n’est promulguée que pour un temps, jusqu’à ce que de nouveaux arguments viennent modifier les rapports de force : « La norme n’intègre des conflits que momentanément arbitrés et […] les oppositions demeurent […]. La divergence des intérêts et leur affrontement ne cessent pas avec la promulgation d’un texte » (Lascoumes 1995 : 410). Des groupes sociaux aux intérêts divergents vont se mobiliser et entrer en lutte : les tenants des soins palliatifs et ceux de l’euthanasie[4]. Réussir à faire entendre sa voix nécessite des ressources dont ces deux groupes d’acteurs ne sont pas pareillement dotés. Si la légitimité légale et professionnelle est du côté du segment palliatif, celui-ci voit contester sa situation de pouvoir (ibid.), c’est-à-dire sa capacité à imposer ses catégories de pensée et ses intérêts. Et cela, notamment parce que le mouvement euthanasique a développé des stratégies visant à toucher le champ politique par le biais de « l’opinion publique » (Bourdieu 1973). Ainsi des malades incurables en fin de vie ou non, ressentant de la douleur ou non, recevant des soins palliatifs ou non, demandant une euthanasie ou un suicide assisté ou encore un ultime traitement pour prolonger une vie vont voir leur situation mise en lumière dans différents médias. Certains de ces « cas » peuvent faire grand bruit dans la sphère sociale et se transformer en « affaire », souvent plus médiatique que judiciaire. L’« inefficacité » de la loi, sa non-adéquation avec des cas particuliers sera alors dénoncée. Face à l’ampleur sociale que prennent ces situations émotionnellement et humainement difficiles, l’État ne peut rester sans rien faire et, de manière régulière, différentes instances seront saisies — Inspection générale des affaires sociales ; Conseil économique, social et environnemental ; Comité consultatif national d’éthique — et diligenteront des études pour proposer, le cas échéant, de modifier la loi. Presque tous les rapports portant sur la fin de vie commencent par un rappel de l’actualité : « L’actualité récente a relancé le débat sur l’opportunité de légiférer sur le droit d’une personne à demander qu’on mette fin à ses jours. Ce débat, aussi médiatique et émotionnel soit-il, focalisé sur une situation d’une extrême rareté, a le mérite de nous interpeller » (de Hennezel 2003 : 5).

Depuis 1999, le législateur a toujours abordé avec prudence les questions portant sur la fin de vie. Il s’appuie sur les solutions palliatives déjà mises en oeuvre et s’il apporte des modifications au cadre légal, c’est en en respectant systématiquement l’esprit : pas d’euthanasie, pas d’obstination déraisonnable, respect des droits des personnes malades. L’inefficacité de la loi actuelle n’est alors pas reconnue ; elle reste le cadre adéquat d’organisation des soins en fin de vie. Seule son ineffectivité, c’est-à-dire sa mauvaise connaissance et application, est admise.

Nous observons cette méconnaissance à partir de la manière particulièrement imprécise dont les différents acteurs (soignants, militants, journalistes, citoyens, politiciens) vont se saisir des termes des lois et des textes qui les accompagnent. En l’espèce l’ambiguïté est reine. La cause en est la polysémie des termes, le flou des formules, mais aussi une certaine exagération des commentateurs, voire une mauvaise information[5]. Ainsi, une mort digne est-elle une mort provoquée ou une mort accompagnée ? S’agit-il d’euthanasie ou d’abstention thérapeutique ? De faire mourir une personne qui le réclame ou de provoquer la mort sans l’assentiment du patient ? De soulager en faisant mourir ou en combattant la douleur ? Si on entre dans le détail des textes, tout ceci est explicité, mais ce n’est pas le cas quand, comme la plupart des citoyens français, on se contente des commentaires qu’il en est fait. Dès lors le débat public s’élabore à partir de termes identiques qui trouveront des définitions différentes en fonction de la catégorie d’acteurs qui s’en saisit et de l’entreprise morale à laquelle ses définitions participent.

La maîtrise des mots et de leur définition est fondamentale dans ce débat. Sur la base d’un même terme ou d’une expression, l’action politique puis médicale pourra prendre des chemins diamétralement opposés, soit en tentant de soulager les douleurs et souffrances de la fin de vie, soit en accélérant le décès.

Maîtrise symbolique

Si la loi cadre la pratique médicale en fin de vie, il y a une différence entre son esprit et son application, différence creusée sans cesse par les détracteurs de la loi et par les personnes malades ainsi que leurs proches quand l’hôpital et la médecine sont incapables de répondre à leurs questions à l’approche de la fin de vie. Différence que le segment palliatif travaille à combler.

La stabilité actuelle, depuis deux décennies, des normes du bien mourir repose sur tout le travail scientifique, clinique et politique, donc normatif, réalisé par les tenants du mouvement palliatif entre 1980 et 1999 (Castra 2003). Leur position étant établie par la loi, elle va nécessiter pour se maintenir une action essentiellement défensive : puisque les soins palliatifs sont légalement la solution, ils peuvent « se contenter » de le rester. La stabilité est alors dynamique et, comme nous l’avons vu plus haut, le mouvement palliatif préserve sa place dans le domaine de la fin de vie par la production continue d’arguments en réponse aux positions alternatives. Ce travail de maintien de l’adéquation entre l’offre palliative et les différents cadres — légaux, professionnels — qui organisent le soin dans cette période de l’existence permet d’en conserver la « maîtrise symbolique » (Paradeise 1985 : 24).

Cette maîtrise symbolique permet d’être le cadre de pertinence (Cefaï 1996) d’interprétation de la fin de vie comme problème public. Il faut être persuadé

que le problème public [de la fin de vie en ce qui nous concerne] est construit et stabilisé, thématisé et interprété dans les cadres ou les trames de pertinence qui ont cours dans un horizon d’interactions et d’interlocutions. Son existence se joue dans une dynamique de production et de réception de récits descriptifs et interprétatifs ainsi que de propositions de solution.

Ibid. : 47

C’est ce cadre que les concurrents de l’approche palliative tentent de pénétrer. N’ayant pas de position institutionnelle établie, les partisans de l’euthanasie doivent réaliser un travail beaucoup plus offensif qui interroge sans cesse la pertinence des soins palliatifs comme unique voie alternative à des décès compliqués. L’univers de la fin de vie est alors traversé de récits concurrents visant à définir un problème public et ses solutions. Les narrations ne sont pas correctes ou incorrectes dans ce cadre, elles ne sont pas vraies ou fausses, elles doivent être convaincantes[6]. Arguments logiques et paralogiques se confrontent, soulignant la dimension politique des différentes visions de ce que doit être la fin de vie.

Nos observations en unités de soins palliatifs nous le montrent, il n’existe pas une bonne manière « naturelle » de mourir, juste des définitions différentes de ce qu’est une « bonne mort » : certaines personnes malades souhaitent mourir vite, d’autres le plus tard possible ; certaines souhaitent être entourées, d’autres veulent se retirer en elles-mêmes ; certaines veulent être soulagées, d’autres endurer les douleurs, etc. Dans ce contexte, la question qui se pose à la société française est la suivante : doit-elle avoir une approche hétéronormée de la fin de vie et mettre l’accent sur la liberté des citoyens de choisir leur mort ou alors proposer une approche commune à tous, nécessairement coercitive, mais garante d’une certaine égalité entre les individus ? Des problèmes sont alors soulignés par les différents acteurs de la fin de vie, mis en récit à partir d’arguments de nature hétérogène (scientifique, pratique, morale, éthique, idéologique, émotionnelle, économique), médiatisés dans la sphère publique et présentés comme réclamant des solutions. Arguments objectifs et subjectifs sont travaillés ensemble pour construire une narration susceptible d’emporter l’adhésion du plus grand nombre. Du fait des caractéristiques des deux groupes d’acteurs sociaux en présence, la rhétorique éthique reposant sur des arguments scientifiques et cliniques appartiendra plus aux tenants des soins palliatifs, alors que l’argumentation émotionnelle sera principalement mise en oeuvre par les défenseurs de l’euthanasie afin de déstabiliser les premiers en déclenchant une indignation partagée dans la sphère sociale : « Si nous ne faisons rien, la France va se retrouver seule en Europe occidentale à avoir une loi de fin de vie qui contraint, qui impose et organise la mort de faim et de soif comme seule échappatoire à l’acharnement thérapeutique » (ADMD 2021[7]).

Si les défenseurs de l’euthanasie développent des stratégies visant à dénoncer des situations qui seront présentées comme indignes, c’est que l’argumentaire scientifique leur est plus difficile à mobiliser. Non pas qu’ils ne possèdent les capacités intellectuelles nécessaires, mais plutôt que même si leur partie la plus organisée — l’Association pour le droit de mourir dans la dignité — compte quelques médecins, la grande majorité de ses membres ne peuvent se prévaloir d’une expertise en ce domaine. Privés de cet argument qui attribue la compétence aux tenants des soins palliatifs, ceux de l’euthanasie vont alors élaborer une stratégie visant à construire « un “intolérable” [en tant que] lieu où la loi des hommes, qu’elle soit ou non écrite, s’oppose à toute justification possible de l’acte commis » (Bourdelais et Fassin 2005 : 8).

Aux arguments palliatifs soutenant une rhétorique de la relation entre besoin et science en fin de vie — ce qui rend légitime une approche professionnelle, donc palliative, de la fin de vie —, les partisans de l’euthanasie vont opposer une morale alternative interrogeant la puissance que s’arroge la médecine française. Ils mettent en question la pratique médicale en s’appuyant d’une part sur les débats et législations des pays voisins quand ils font un pas en direction de l’aide active à mourir, mais surtout, d’autre part, sur les « affaires » d’euthanasie qui éclatent régulièrement. Pour obtenir l’attention publique et tenter de renverser le rapport de force, ils vont mettre en oeuvre, pour le dire comme Daniel Cefaï, des opérations de sélection, de focalisation, d’argumentation et de dramatisation du problème qui les occupe : « Des situations sont arrachées à leur particularité et à leur concrétude, et acquièrent valeur d’illustration ou d’exemple, de preuve ou de témoignage » (Cefaï 1996 : 54). Il s’agit de « désingulariser » (Boltanski 1990 : 343) des cas particuliers pour en faire une généralité afin que tout un chacun puisse s’identifier à la situation dramatique qui est dénoncée et réclamer une modification de la loi.

De ce travail argumentatif de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, publicisé grâce à différents médias (Hintermeyer 2011), naît une situation intolérable : on peut mal mourir en France, car les personnes malades sont privées de faire ce qu’elles souhaitent de leur propre corps en fin de vie. L’État et la médecine les obligent à vivre leur agonie, même quand celle-ci est perçue comme une période indigne, inutile et douloureuse tant sur le plan physique que psychique. Pourquoi obliger celui qui meurt à vivre cette période, demandent les sympathisants de l’Association ? Pourquoi ne pas lui permettre de mourir rapidement et sans douleur afin d’abréger ce temps difficile pour la personne malade et ses proches ?

Malgré l’efficacité de ce travail auprès de l’opinion publique, le législateur refuse de légaliser des solutions provoquant la mort des personnes malades. Pour répondre aux situations les plus complexes, la loi propose d’effectuer des sédations profondes et continues jusqu’au décès. Il s’agit de plonger la personne malade dans un état d’inconscience et de la priver de différentes suppléances (au premier rang desquelles on trouve l’hydratation et l’alimentation selon les recommandations de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs, recommandations de référence pour le ministère de la Santé). Le décès interviendra alors naturellement, la vie n’étant pas ici interrompue par une action humaine. Celle-ci se contente de suspendre, ce qui empêche la mort d’advenir.

Conceptions de la personne

La solution palliative portée par l’État français ne convainc pas tout le monde. La sédation terminale sera alors dénoncée par les tenants de la mort provoquée :

En France, on ne peut pas demander : « Donnez-moi la mort ». On nous propose une sédation, mais c’est une hypocrisie ! C’est une euthanasie déguisée, lente et douloureuse. On fait mourir les gens de faim et de soif et ça peut durer des semaines ! L’euthanasie se fait en douceur et rapidement. C’est mieux pour la personne et pour son entourage. Au moins la personne est partie comme elle voulait.

Anne, 55 ans, ADMD, conférence publique, 2019 (notes de terrain)

La dénonciation faite ici participe bien de la construction de l’intolérable — on s’y représente un temps long et douloureux où l’on meurt de faim et de soif —, mais elle soulève aussi des questions sur le rejet de la sédation profonde et continue.

Thierry (adhérent à l’ADMD, 42 ans, entretien) nous permet d’aller plus loin. Pour lui, les lois « privent les citoyens de leur ultime liberté en leur imposant le choix de la sédation profonde, et donc trop souvent une longue agonie, de la souffrance. Tout ça à cause d’un acharnement thérapeutique ». De manière explicite, il fait un lien entre l’ignominie d’une telle fin de vie et l’activité médicale.

Être vivant sans être en vie

Tous les militants de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité et les adhérents rencontrés développent une crainte d’être dépossédés, à l’approche de leur mort, de leur autonomie par une médecine toute-puissante et de ne plus avoir voix au chapitre en ce qui concerne leur fin de vie (Horn 2010) : « Le pouvoir médical n’est pas un vain mot. La loi Claeys-Léonetti (2016) conserve le pouvoir dans les mains des médecins. Elle refuse de redonner la liberté de choix à l’individu. Ce qui fait que, quand la personne malade ne peut plus s’exprimer, le médecin va faire d’elle ce qu’il veut » (Christine, 60 ans, militante ADMD, conférence publique, 2019, notes de terrain).

La défiance des promoteurs de l’euthanasie envers la médecine provient d’une conception du médecin comme homo economicus (Batifoulier et Gadreau 2005). Celui-ci est pensé comme cherchant à répondre à ses seuls intérêts professionnels. Il a la capacité de le faire car les positions respectives du médecin et du patient sont radicalement asymétriques : la compétence est médicale quand la vulnérabilité concerne la personne malade. La déontologie, l’altruisme qui sont censés guider la pratique médicale restent théoriques tant l’information n’est pas répartie équitablement : « Le comportement du médecin devient alors emblématique de la possibilité de tricherie, de ruse, de duperie et d’opportunisme » (ibid. : 5).

Cette défiance face à la médecine s’inscrit dans une histoire récente, celle de la médecine biotechnologique « qui s’efforce de donner du temps au malade, de prolonger sa vie sans espoir de guérison » (Castra 2020 : 177). Beaucoup de Français ont vu des proches, parents ou grands-parents, mourir dans des conditions difficiles (Courtas 1991). Les expériences et craintes d’une mauvaise mort — longue, douloureuse, dans un état fortement dégradé — sont alors très présentes. On rend ici responsables, parfois à juste titre, les médecins d’avoir entrepris des traitements dont les résultats font douter de leur intérêt. On attend beaucoup de la médecine et si ces attentes sont déçues, on peut se mettre à estimer que la compétence médicale n’a pas été utilisée à bon escient : le traitement de la dernière chance, celui sur lequel reposent tous les espoirs de la personne malade et de ses proches, peut alors, s’il s’avère inutile, être perçu comme une expérimentation médicale subie par le patient ou encore comme une obstination déraisonnable (un « acharnement thérapeutique » dans le vocabulaire de l’ADMD). C’est dans cette tension que, à la fin du XXe siècle, début XXIe, le combat en faveur de l’euthanasie évolue : « Il s’agit aussi de refuser une forme d’activisme médical déshumanisant, qu’il s’exerce sur des grabataires ou sur des condamnés, voire de refuser par avance une prolongation en état végétatif chronique » (Carol 2004 : 302).

Le refus est toujours le même aujourd’hui. Ainsi, à propos de sa mère, Irène (adhérente à l’ADMD, entretien) nous dira : « Elle a mis presque une semaine avant de mourir. À quoi ça sert ? Je me suis juré de ne pas être comme ça, à la merci du personnel hospitalier ». Être « à la merci », c’est ne plus décider pour soi, c’est perdre son autonomie, ce qui va à l’encontre des attendus du processus d’individuation (Elias 1987) qui travaille l’ensemble de la société.

[Pour le mouvement euthanasique] il s’agit d’être soi et à soi jusqu’au terme de son existence : la logique de propriété et de souveraineté sur son corps et sa vie est poussée à son terme. C’est en somme une libre disposition de soi qui est revendiquée et qui trouve son ultime point d’application dans la décision d’en finir avec sa propre vie

Castra 2020 : 188

Dès lors, quand le corps ou l’esprit s’affaiblissent, quand on ne se reconnaît plus, quand la dégradation confère à la déchéance, un dernier acte de maîtrise de soi serait de décider du moment de sa mort (Hintermeyer 2003 ; Castra 2004, 2020) : « Chacun doit pouvoir choisir sa fin de vie. Notre corps est à nous, notre vie est à nous, c’est à nous de décider. Quand on sera un poids pour tout le monde… La vie, c’est le plaisir. Quand je ne pourrai plus profiter de tout ça, ce n’est plus la vie » (Anne, 55 ans, ADMD, conférence publique, 2019, notes de terrain).

« [C]e n’est plus la vie », nous dit Anne. Ainsi, pour les militants de la légalisation de l’euthanasie, on peut être vivant sans être en vie. L’individu connaît alors une forme de mort sociale — biologiquement vivant, il est considéré ou se considère comme déjà mort (Charlier et Hassin 2015) — et peut souhaiter mettre son statut biologique au diapason de son statut social. Être responsable de soi, de son état physique et psychique entraîne, la maladie venant, un sentiment d’échec : on n’a pas su rester en bonne santé. Cette représentation de ce qu’est une personne engage une « perception de soi comme individu isolé » (Castra 2004 : 189). Si on trouve bien ici des motivations altruistes — ne pas être un poids —, la décision doit être celle de l’individu et elle l’emporte sur toute autre considération.

Ainsi Anne, la militante de l’ADMD citée ci-dessus, nous raconte la mésaventure d’une autre militante : cardiaque, elle avait fait de ses enfants les dépositaires de son testament de vie, demandant expressément à ne pas être réanimée en cas de problème médical. Une crise survint en présence de ses enfants et ceux-ci décidèrent d’appeler les secours qui, efficaces, firent repartir son coeur. Et Anne de conclure : « On ne peut faire confiance à personne, même pas à sa famille. Si vous ne voulez pas être réanimé, prenez un militant ADMD comme personne de confiance ». La vision que l’Association développe de l’autonomie décisionnelle est, pour reprendre les termes de Nathalie Rigaux, isolationniste : « L’autre ne doit pas intervenir dans le processus décisionnel visant l’autonomie : sa contribution risque d’aliéner le sujet, de le rendre étranger à lui-même » (Rigaux 2011 : 109).

« Être soi et à soi », écrivait Michel Castra, c’est-à-dire libre de toute attache sociale et de ne pas prendre en compte les avis des proches. Si la fin de vie n’est plus une vie, si elle n’a aucune valeur pour la personne concernée, alors une mort provoquée devient enviable. Tandis qu’« un sentiment d’insignifiance personnelle gagne le malade quand il devient ou se croit une charge pour sa famille ou l’équipe soignante […] toute valeur déserte la relation au monde » (Le Breton 2017 : 85). Les professionnels des unités de soins palliatifs vont, eux, tenter de sortir/préserver les personnes malades de cette mort sociale en faisant de la fin de vie (Castra 2003) une période à part entière de l’existence, période qui a un sens en elle-même.

Être un mourant en vie

Pour les professionnels des soins palliatifs, dans le cadre spécifique des unités de soins palliatifs, « le malade va conserver un sens à sa vie jusqu’au bout » (Jean-Christophe, médecin, USP, entretien), c’est-à-dire jusqu’à son décès. Les soignants vont dès lors travailler à la préservation ou à la réfection du sens de l’existence. Cela passe par la prise en charge des douleurs physiques et des souffrances psychiques ou spirituelles afin que la personne malade soit libre d’investir le temps qui lui reste. Les soignants vont alors inviter le malade à se recentrer sur sa vie pour trouver du sens à partir de ce qu’il a vécu.

Deux catégories d’éléments sont ici repérables. Une première regroupe ceux qui servent à combattre le sentiment d’indignité et que les soignants vont repérer afin d’accompagner la personne malade au risque de la complication médicale, voire du décès. Ainsi en est-il dans le cas de ce pompier de Paris pour qui « être debout, c’est être en vie » (Myriam, infirmière, USP, notes de terrain), que l’équipe soutiendra dans son désir de reprendre la marche alors que son ostéoporose fait craindre une plus que probable fracture au kinésithérapeute du service. C’est encore le cas pour ce critique gastronomique pour qui, selon les soignants, manger donne du sens à la vie. Il recevra une alimentation solide malgré une probabilité très importante de fausse-route pouvant entraîner une mort par étouffement, mais pour Sandrine, psychologue de l’unité de soins palliatifs, « [l]ui donner à manger, ce n’est pas le tuer : “Si je meurs en mangeant, au moins, je meurs dans la vie.” Ce n’est pas aller plus vite dans la mort, mais vivre sa vie comme il l’entend, en allant vers la mort la moins inacceptable. »

Une seconde catégorie d’éléments vise, toujours dans le but de conserver le sens de l’existence de la personne malade, à inscrire cette dernière dans un cercle qui la dépasse, cercle composé des proches. Ici, il s’agira davantage d’achever l’oeuvre faite « en réglant ses affaires » (Niels, médecin, USP, notes de terrain) que d’entamer de nouveaux projets. Si vivre au passé n’est pas très enthousiasmant pour nos civilisations occidentales habituées à se projeter dans le futur, c’est une tentative de préserver celui qui meurt — le mourant — en ne l’obligeant pas à un face-à-face avec sa propre mort.

La dimension eschatologique des traces que nous laissons est importante : avoir eu des enfants, par exemple, c’est se survivre à travers sa parenté (Déchaux 1997). Cependant, l’intérêt pour la famille ne sert pas uniquement la personne malade, mais aussi les proches (Schepens 2020) :

Organiser les choses, c’est quoi ? […] Dès l’instant où l’on sait que l’on va mourir, on peut imaginer que le malade — et c’est souvent comme ça — va investir le temps qu’il a devant lui pour dire des choses à ses gamins, qui sont des choses fondamentales pour que les gamins puissent continuer à vivre normalement.

Niels, médecin, USP, entretien

Les unités de soins palliatifs prennent en charge les situations complexes, mais complexes essentiellement sur le plan familial — c’est-à-dire quand la mort à venir risque d’avoir des effets délétères sur ceux qui restent (Roudaut 2012) en générant des deuils compliqués ou pathologiques. Le soin est alors croisé, dans le sens où le malade et ses proches sont incités à s’occuper les uns des autres. L’accompagnement de la personne malade, disent les professionnels des USP, « contribue sans doute au travail de deuil, à l’allégement d’une des sources de culpabilité post mortem qui tiendrait entre autres dans le fait de n’avoir pas su, ni pu faire… » (Des Aulniers 1994 : 76.)

Malgré l’injonction palliative de s’inscrire dans un ensemble de proches, la personne ne se dissout pas dans le collectif. En cela les mouvements palliatifs et euthanasiques se situent bien dans le même processus d’individuation, mais l’individu qui en ressort n’est pas identique. Isolé dans un cas, il est, en unité de soins palliatifs, une entité singulière s’appuyant sur de multiples relations sociales et, en particulier, familiales.

Des conceptions différentes de la personne

L’Antiquité grecque a forgé deux concepts distincts pour parler de la vie : « bios » et « zôê ». La zôê, c’est la « vie nue » (Agamben 1997), la « simple corporalité biologique » (Lafontaine 2014 : 25), la vitalité qui anime le corps organique. La bios, c’est la vie subjective, c’est l’existence (Cretin 2013). La « vie nue », nous dit Giorgio Agamben, peut être détruite (les embryons surnuméraires lors d’une fécondation in vitro, l’embryon non désiré ou non viable lors d’une interruption volontaire de grossesse ou d’une interruption médicalisée de grossesse). L’État français autorise alors la destruction de la vie à condition que celle-ci ne soit pas liée à une existence. C’est ici que l’on comprend mieux les réticences des soignants des soins palliatifs par rapport à l’euthanasie et leur soutien à la sédation terminale.

À propos d’un homme inconscient du fait de sa pathologie, inconscience dont il ne sortira pas avant son décès, Céline, médecin dans un service de soins palliatifs, dira lors d’une réunion d’équipe : « Je ne comprends pas. Quand on regarde les analyses de cet homme, on trouve un taux de potassium hallucinant : il devrait être mort. » La logique scientifique — à partir de tel taux de potassium, un arrêt cardiaque se produit — est ici en défaut. Qu’est-ce qui empêche cet homme d’être mort ? D’un point de vue symbolique, son inconscience semble le réduire à sa zôê. Plongé dans le coma, sa conscience a été abolie. Pourtant, les soignants invitent les proches à garder un contact avec le malade inconscient : « On ne sait pas s’il vous entend, mais vous pouvez continuer à lui parler, à le toucher » (Élise, médecin, USP, s’adressant à la famille d’une personne inconsciente [notes de terrain]). Les pratiques sont alors ici diamétralement opposées à celles qu’on pourra observer dans une chambre mortuaire (Baudry 2006). Quand dans la seconde on expulse le mort du monde des vivants pour le mettre à sa place dans le monde des morts, en unité de soins palliatifs on va inciter les proches à maintenir un contact avec la personne malade. Celle-ci n’est pas encore morte et le temps qui la sépare de son décès n’est pas qu’un temps d’attente, n’est pas que le temps que le corps se mette en conformité avec ce qui l’anime. Les soignants des unités de soins palliatifs considèrent la personne, même inconsciente, comme étant dotée d’une vie subjective (bios) qui nécessite d’être stimulée.

Dans les situations de sédation, les questions que posent les proches aux soignants portent souvent sur le délai restant avant le décès. Les réponses sont incertaines, car à l’approche de la mort la médecine n’a vraiment plus aucune certitude ; cependant on repère dans les paroles échangées entre proches et soignants un même leitmotiv, qui établit la responsabilité de la personne malade : « Le malade non “douloureux”, y compris dans le coma, il décède à un temps qui lui appartient » (Jean-Christophe, médecin, USP, entretien). C’est lui qui décidera, dans une certaine mesure, du moment de sa mort. S’il ne meurt pas, c’est qu’il est en attente — en attente d’une autorisation — « Vous pouvez lui dire que vous êtes prêt, vous pouvez l’autoriser à mourir » (Adeline, infirmière, USP, s’adressant à des proches [notes de terrain]) — ou d’une dernière rencontre. Ainsi les décès surviennent souvent, selon les soignants, après la visite d’un membre de la famille avec lequel la personne était fâchée ou encore qui vit trop loin et se dépêche d’arriver… Bref, toujours pour les soignants d’unités de soins palliatifs, la mort arrive généralement quand la personne malade a pu se mettre en règle avec ses proches. Dans le cas contraire, elle pourra résister à la mort, mettant pendant un temps à mal les certitudes médicales, jusqu’à ce que la bios ne puisse plus suppléer à la zôê. C’est en tout cas ce qu’indique la recherche en soins palliatifs quand elle montre que les personnes meurent statistiquement en l’absence de leurs proches, mais après leur visite, « comme si la majorité des patients gardaient la maîtrise de ce temps. Ceci est un argument majeur de plus en faveur de la persistance d’un “sens” de la fin de vie jusqu’au bout » (Sales et al. 2016 : e36).

Pour les soignants d’unités de soins palliatifs, la bios est toujours présente, jusqu’au décès. Si l’inconscience rend la communication plus difficile et oblige à passer par d’autres canaux, en revanche, elle ne signe pas la fin de l’existence. Le mourant est encore en vie. C’est « toujours » l’individu qui décide du moment de sa mort et celle-ci arrivera quand le tissu familial sera le plus affermi possible : « Ce que l’on gère en fait à travers le souci de la “bonne mort” des morts, c’est la bonne vie des vivants » (Augé 1995 : 73). Il n’y a pas de vie nue pour les unités de soins palliatifs et respecter l’autonomie de l’individu consiste à ne pas provoquer sa mort, car il s’agit là d’une prérogative de la personne malade : « C’est le malade qui décide quand il lâche prise » (Didier, médecin, USP, notes de terrain).

Pour conclure

Parce qu’ils détiennent la position dominante dans le monde des soins palliatifs français, les opposants à une solution euthanasique élaborent à partir de différentes disciplines, scientifiques (médecine, biologie, psychologie) ou non (éthique, philosophie), la configuration narrative (Cefaï 1996) de la fin de vie : ils en produisent le sens actuel ainsi que les questions essentielles et les réponses à y apporter. La loi confie au segment palliatif le mandat d’être la réponse aux besoins des personnes malades et de leurs proches dans le cadre de la fin de vie. Cependant, puisque ce monde se présente comme étant la solution, ayant cette responsabilité, le voici sommé de prendre en compte les situations d’agonies problématiques soulevées par les tenants de l’euthanasie.

Pour autant, le mouvement d’individuation qui traverse les sociétés occidentales produit des individus qui souhaitent conserver la maîtrise d’eux-mêmes. Les tenants de l’accompagnement exclusif et ceux de l’euthanasie se rejoignent ici : c’est à la personne malade qu’il revient de décider du moment de sa mort, soit en réclamant une aide active à mourir, soit en lâchant prise.

Les solutions concernant la fin de vie proposée par le mouvement palliatif sont plus en adéquation avec le cadre politique mis en oeuvre par l’État français. Celui-ci s’est constitué, depuis l’âge classique, à partir de l’idée de préserver la vie. Il lui est alors plus aisé de laisser mourir que de faire mourir. Le débat n’est pour autant pas clos et nous assistons à une lutte de valeurs entre les partisans de la mort accompagnée et ceux de la mort provoquée. Les positions défendues par l’Association pour le droit de mourir dans la dignité comme par la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs sont idéologiques dans le sens où elles reposent sur un ensemble d’idées qui expriment à la fois les intérêts des différents acteurs en présence (patients, professionnels…), mais aussi des visions différentes du monde. Derrière les stratégies communicationnelles, ce sont deux conceptions de la personne (Lenclud 2009) en fin de vie qui s’affrontent : être vivant sans être en vie (mort sociale) ou être en vie sans être vivant (un mourant) ?