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Emanuel Guay et Lauréanne Dussault-DesrochersNancy Scheper-Hughes[1], vous avez mené de nombreuses recherches en anthropologie médicale au cours des quatre dernières décennies. Vous avez notamment étudié les liens entre la dislocation sociale et les problèmes de santé mentale dans les espaces ruraux irlandais (Scheper-Hughes 1979), les déterminants sociaux de la violence au Brésil et en Afrique du Sud (id. 2004a) et les activités liées au trafic illégal d’organes (id. 2004b). Pouvez-vous nous en dire plus sur les étapes qui ont marqué votre cheminement ? Quels moments considérez-vous comme des tournants dans votre carrière de chercheure ? Avez-vous observé certaines transformations dans votre praxis au cours des années ?

Nancy Scheper-HughesJ’ai commencé à travailler en anthropologie médicale avec l’objectif d’ouvrir cette approche à des perspectives plus critiques, qui iraient au-delà du rôle de médiation entre les patients et les médecins qui a été assigné traditionnellement aux chercheurs dans cette discipline. Ce rôle de médiation est important, et je pense que la traduction est une composante centrale de notre travail en tant qu’anthropologues, mais j’ai tenté d’élargir l’horizon de notre discipline pour nous aider à mieux comprendre comment la santé, la mort et la maladie ne sont pas seulement liées à des facteurs biologiques, mais aussi à des enjeux politiques et à des inégalités structurelles au sein de nos sociétés. J’ai aussi voulu mettre en lumière la diversité des manières par l’entremise desquelles les individus, à travers le monde, définissent la mort, la souffrance et la guérison et en font l’expérience.

En ce qui concerne ma trajectoire et les principales étapes de ma carrière, je suis née en 1944 dans une famille d’immigrants tchèques et j’ai grandi à Brooklyn. J’ai étudié dans un lycée catholique. Là-bas, une des religieuses m’a demandé ce que je voulais faire de ma vie. Je lui ai dit que je me voyais quelque part en Amérique latine, en train de discuter et de passer du temps avec les gens. Elle m’a répondu : « Merveilleux ! Tu vas devenir une missionnaire ! », mais je savais déjà que ce n’était pas ce que je souhaitais faire. Je voulais comprendre ce qui préoccupe les gens au quotidien et ce qui leur tient à coeur, et j’ai découvert que l’anthropologie me permettrait de faire cela.

Une première étape importante dans ma carrière fut de travailler avec Hortense Powdermaker, que j’ai rencontrée au Queens College et que j’ai ensuite suivie comme assistante de recherche à l’Université Berkeley en 1969. Hortense était, à bien des égards, une « anthropologue publique », à une époque où cette approche était peu commune. Elle a écrit dans des journaux comme le New York Times à différentes occasions. Je pense que cela a influencé mon propre rapport à l’anthropologie, en m’invitant notamment à interpeller des publics au-delà du monde universitaire avec mes travaux. Il vaut aussi la peine de mentionner que j’ai été très impliquée politiquement dans les années 1960, notamment avec les Peace Corps au Brésil entre 1964 et 1966, puis avec le mouvement pour les droits civiques dans la ville de Selma, en Alabama, entre 1967 et 1968.

Une autre étape importante a été mon travail de terrain en Irlande, qui a mené à la publication de Saints, Scholars, and Schizophrenics: Mental Illness in Rural Ireland (1979). Je travaillais dans une toute petite communauté isolée à l’ouest de l’Irlande, qui soutenait fortement l’IRA [Irish Republican Army ; Armée républicaine irlandaise]. Je me suis intéressée au fait que de nombreuses personnes qui vivaient là-bas n’allaient pas à l’hôpital, même lorsqu’elles étaient malades, et qu’elles souhaitaient mourir à la maison. Mon travail de terrain m’a finalement poussée à examiner les liens entre la pression sociale exercée sur les membres de cette communauté, notamment en ce qui concerne l’accès à la terre, et la forte prévalence des troubles de santé mentale parmi ceux-ci. Le livre qui en a découlé a provoqué une controverse importante, et j’ai dû entreprendre plusieurs démarches pour tenter de me réconcilier avec les participants qui ont été blessés par la manière dont j’ai dépeint leur vie (id. 2000).

Un changement majeur dans ma pratique a eu lieu durant mes quatre séjours sur le terrain dans le nord-est du Brésil entre 1982 et 1989, pour un total de quatorze mois de travail ethnographique qui ont mené à la publication de Death Without Weeping: The Violence of Everyday Life in Brazil (1992). Je n’étais pas impliquée politiquement lors de mon terrain en Irlande ; je n’ai pas proposé aux participants de les aider à résoudre certains problèmes ou de soutenir des causes qui leur tenaient à coeur. Au Brésil, beaucoup de participants me connaissaient déjà en raison de mon implication dans les Peace Corps et, au début de ma recherche sur la santé reproductive, on m’a rapidement dit : « Si tu restes ici, tu dois travailler avec nous et nous aider à régler nos problèmes avec l’eau, les épidémies, l’électricité, etc. » J’étais réticente au début puisque je me percevais comme une anthropologue traditionnelle, qui n’est pas autorisée à prendre position politiquement, mais j’ai finalement accepté de les soutenir plus activement. J’ai alors commencé à passer la moitié de mes journées à travailler avec les membres de la communauté, en les aidant à obtenir différentes ressources et à défendre leurs droits. Ce type de travail m’a permis de bâtir des relations de confiance plus fortes avec les participants et j’ai senti que je pouvais échanger plus ouvertement avec eux. J’ai aussi commencé à comprendre que je n’étais pas obligée d’être « seulement une chercheure », mais que je pouvais aussi être une companheira [compagne] pendant et après mon travail de terrain.

Mon tournant vers une anthropologie plus engagée a été renforcé par un terrain que j’ai mené à Boston dans les années 1980. J’ai travaillé avec des patients autrefois institutionnalisés, avec un diagnostic de schizophrénie, dans la cinquantaine ou la soixantaine, et laissés à eux-mêmes après la fermeture des asiles. J’ai alors commencé à défendre l’idée d’une psychiatrie publique en m’inspirant des propositions du psychiatre critique Franco Basaglia (Scheper-Hughes et Lovell 1986), tout en promouvant une « anarchie bienveillante », que nous pouvons définir comme « l’acceptation d’un certain degré de désordre, de non-sens, de chaos dans le discours, la pensée et les actions de l’individu psychotique » (Scheper-Hughes 1983 : 13), afin de faciliter la réinsertion sociale des patients.

Une autre transformation importante s’est produite en 1999, après avoir fondé Organs Watch, une organisation consacrée à la recherche sur le trafic international d’organes humains, avec trois autres professeurs. Le travail que j’ai mené avec Organs Watch a été un exercice très intense d’anthropologie publique, par l’entremise duquel j’ai collaboré avec diverses organisations que j’aurais sinon cherché à éviter, y compris le FBI. Ce travail a aussi entraîné des poursuites contre plusieurs trafiquants d’organes en Israël, en Europe, aux États-Unis et en Afrique du Sud tout en me poussant à réfléchir en profondeur aux zones grises éthiques en anthropologie : sous quelles conditions pouvons-nous mener des recherches avec des personnes impliquées dans des activités criminelles ? Quelles sont nos obligations dans de tels contextes ? À qui devons-nous rendre des comptes lorsque des crimes sont commis par nos participants ? Ce sont tous des enjeux, parmi plusieurs autres, auxquels j’ai dû faire face en travaillant avec Organs Watch (id. 2004b).

Un dernier élément qui mérite d’être mentionné ici est le travail de terrain que je mène à Taos, au Nouveau-Mexique, depuis plus de quarante ans (Scheper-Hughes et Stewart 1983). J’ai commencé à travailler avec des communautés autochtones à Taos vers la fin des années 1970, après avoir obtenu un poste à la Southern Methodist University de Dallas, au Texas. Je rencontrais régulièrement des femmes de ces communautés, mais cela a pris quelques années avant qu’elles ne me fassent suffisamment confiance pour que je puisse véritablement entreprendre des recherches avec elles. Cela constitue une leçon importante pour les anthropologues, et plus largement pour les ethnographes : notre travail est un engagement à long terme. Il nécessite de la patience et du respect pour le rythme et les sensibilités des personnes et des communautés avec lesquelles nous travaillons, afin de nous assurer que ce que nous faisons ne leur cause pas de tort.

E. G. et L. D.-D. — Vous avez beaucoup écrit à propos de l’éthique entourant l’anthropologie médicale (Scheper-Hughes et Lock 1987). Vous avez notamment appelé au développement d’une anthropologie médicale critique qui poserait un « défi aux enjeux de pouvoir et aux relations économiques qui influencent et dénaturent chaque lien médical dans les sociétés post-industrialisées, et particulièrement dans les sociétés capitalistes » (Scheper-Hughes 1990 : 191). Comment la médecine et les sciences sociales peuvent-elles s’inspirer mutuellement ?

N. S.-H. — Il y a d’importants chevauchements entre la médecine et les sciences sociales. Plusieurs thèmes, comme le corps, la mort, la souffrance et la guérison, sont amplement étudiés dans chacun de ces domaines, qui travaillent parfois ensemble, par exemple avec l’étude des déterminants sociaux de la santé ou en anthropologie médicale. J’ai aidé à lancer le programme conjoint en anthropologie médicale offert par l’Université de Californie à San Francisco, qui est une école de médecine, et par l’Université Berkeley. Ce programme fonctionne à merveille pour le moment. Bien qu’il soit pratiquement impossible de faire de l’anthropologie et de la médecine exactement au même moment, je suis convaincue que ces deux approches peuvent s’inspirer mutuellement. Dans les deux cas, il y a effectivement des personnes qui adoptent une approche « pieds nus » [« barefoot anthropology[2] »] (Farmer 2004 : 318) et qui sont guidées par un désir de produire et de partager des connaissances qui peuvent être utilisées afin de mieux conjuguer avec différents maux sociaux. Un autre lien entre les deux disciplines est le souci de comprendre plutôt que de juger les individus, ainsi qu’un effort pour découvrir la valeur de chaque personne, même celles auxquelles nous n’aurions pas spontanément accordé du temps ou de l’attention. Deux exemples de cette « herméneutique de la générosité » (id. 1992 : 235) méritent d’être mentionnés ici.

Le premier exemple est l’ouvrage Against Humanity: Lessons From the Lord’s Resistance Army (2018), rédigé par l’un de mes étudiants, Sam Dubal. Sam, disparu tragiquement en 2020, a entamé une recherche ethnographique en 2012 dans le nord de l’Ouganda avec d’anciens membres de l’Armée de résistance du Seigneur (Lord’s Resistance Army [LRA]), qui est accusée par la Cour pénale internationale (CPI) de nombreux crimes contre l’humanité, incluant le recrutement forcé de soldats et les mariages contraints dans ses propres rangs. Dans son livre, Sam soutient que le concept d’« humanité » est souvent utilisé, particulièrement dans le cas de l’expression « crime contre l’humanité », comme une manière de déclarer que certains individus sont inhumains et n’appartiennent donc pas à l’humanité. Ce constat devrait nous inviter, selon Sam, au développement d’une médecine et d’une anthropologie « anti-humanistes », qui reconnaîtraient « l’existence et la légitimité de formes de vie se situant à l’extérieur de certaines limites morales historiquement et politiquement construites » (ibid. : 217-221).

Le deuxième exemple est directement lié à mon travail avec Organs Watch. J’ai témoigné pro bono contre un homme qui a été ensuite reconnu coupable de participation à un vaste trafic illégal d’organes et qui est détenu dans une prison en Israël. J’ai demandé aux autorités de la prison si je pouvais avoir un entretien avec lui. Il a d’abord refusé fermement de me rencontrer, puisque j’avais témoigné contre lui, mais après plusieurs semaines d’essais, il a finalement accepté. Après de nombreux entretiens, j’ai compris que son interprétation de ses actes et ma propre interprétation étaient deux réalités très différentes. Malgré le fait qu’il a commis des crimes terribles, j’ai commencé à voir une âme en lui. Ce désir de réellement comprendre les autres ainsi que les manières dont les personnes donnent un sens à leur vie est l’un des plus importants outils méthodologiques et éthiques pour ceux qui travaillent en médecine, en anthropologie et plus largement en sciences sociales.

E. G. et L. D.-D. — Vous avez souligné, dans vos travaux, l’omniprésence de la violence et la fragilité des relations humaines dans plusieurs contextes (Scheper-Hughes 2008 ; Auyero et al. 2015), en proposant des concepts tels que les « génocides invisibles » (Scheper-Hughes 1996 : 889 ; voir aussi Scheper-Hughes 2008) et le « continuum de la violence » (Scheper-Hughes et Bourgois 2004 : 19 ; Auyero et al. 2015). Vos contributions peuvent être associées, à certains égards, à une « anthropologie du sujet souffrant », qui a été critiquée par Joel Robbins dans un article influent. Robbins y soutient effectivement que ce type d’anthropologie ne prête pas suffisamment attention aux « différentes manières dont les personnes organisent leurs vies personnelles et collectives afin de contribuer à une certaine idée qu’elles se font du bien, [les anthropologues devant alors] étudier ce que cela signifie de vivre au moins une partie du temps à la lumière d’un tel projet » (Robbins 2013 : 457). Pensez-vous que votre travail sur la violence et la souffrance peut jouer un rôle dans le développement d’une « anthropologie du bien » (ibid.) ?

N. S.-H. — La souffrance est devenue un thème central en anthropologie dans les années 1990, entre autres avec les travaux de Paul Farmer, Veena Das, Arthur Kleinman et Margaret Lock (Kleinman et al. 1997). Je crois que plusieurs facteurs méritent d’être considérés ici pour comprendre ce virage vers ce que Sherry Ortner a nommé une « anthropologie sombre » (Ortner 2016).

L’un de ces facteurs est que l’anthropologie a traversé une crise de légitimité profonde dans les années 1980 avec la reconnaissance du rôle des anthropologues dans la mise en place et la reproduction du système colonial à l’échelle mondiale, et ce, depuis les débuts de la discipline (Fassin 2008 : 8). L’une des manières de résoudre cette crise, selon Robbins, a été de se concentrer sur la souffrance et le traumatisme comme des conditions universelles, des expériences qui peuvent être vécues par tout le monde et qui permettent donc aux anthropologues de laisser tomber la notion de « l’autre » et ses sous-entendus colonialistes (Robbins 2013 : 454). Un autre facteur important à considérer ici, qui n’a été mis en évidence ni par Ortner ni par Robbins dans leurs articles respectifs, est que ce virage en faveur de la souffrance comme objet d’étude a été promu en grande partie par des anthropologues médicaux et des médecins formés en anthropologie. La médecine et l’anthropologie médicale sont toutes deux interpellées par la souffrance physique et psychologique, et ceux qui travaillent dans l’une ou l’autre de ces disciplines veulent apporter un soutien et être présents lorsque des personnes sont malades, blessées ou mourantes. La plupart des anthropologues médicaux que je connais sont également impliqués en tant que militants et veulent soutenir autant que possible les personnes avec lesquelles ils collaborent pour leurs recherches.

En gardant à l’esprit ce contexte plus large, je pense qu’une des manières par lesquelles mon travail sur la souffrance et la violence peut contribuer à une anthropologie du bien est l’attention accordée aux vies menées après la violence, aux stratégies pour rendre la réconciliation possible et apprendre à lâcher prise, afin de nous ouvrir à d’autres façons d’être et de nous lier aux autres. Un exemple basé sur mes recherches en Afrique du Sud pendant la transition démocratique post-apartheid (Scheper-Hughes 2004a : 41-45) peut être pertinent pour illustrer mon propos ici.

Le Cap était une ville très tendue au début des années 1990, avant l’élection de Nelson Mandela. Le 25 août 1993, une étudiante américaine, Amy Biehl, a été lapidée et poignardée à mort dans le township de Gugulethu par une foule de jeunes en colère qui criaient : « Mort au colonisateur ! » Je suis allée aux funérailles d’Amy. J’ai aussi participé à une manifestation appelant à l’unité interraciale dans la lutte contre l’apartheid. En juillet 1999, j’ai rencontré Ntobeko Peni et Easy Nofemela, qui avaient été reconnus coupables du meurtre d’Amy Biehl et qui ont ensuite obtenu l’amnistie pour leur rôle dans sa mort. Ntobeko m’a demandé si je pouvais organiser une rencontre entre le père d’Amy, Peter Biehl, et eux, afin qu’ils puissent lui expliquer ce qui s’était passé.

Quand j’ai appelé Peter, il a d’abord été très brusqué. Il m’a dit : « Nancy, c’est un plan complètement fou ; pourquoi tu fais ça ? Est-ce seulement pour pouvoir écrire un article et le publier dans les journaux ? » Il a ensuite parlé à sa femme, Linda, qui lui a répondu qu’Amy aurait voulu qu’il rencontre les deux garçons. Quand Peter, Ntobeko et Easy ont finalement été réunis, le choc a été immense. Durant presque une heure, personne ne voulait parler. Peter s’est levé en disant qu’il n’en pouvait plus. J’ai donc pris les devants et je lui ai expliqué que Ntobeko et Easy étaient profondément désolés de ce qui était arrivé, que cet acte avait détruit leur vie et qu’ils souhaitaient que Peter les pardonne parce qu’ils le percevaient comme un véritable héros.

Ntobeko et Easy ont alors commencé à parler ; ils en ont dit un peu plus à propos d’eux-mêmes, de leurs rêves, de leur désir de contribuer à l’amélioration des conditions de vie en Afrique du Sud, et surtout à quel point ils regrettaient que cet événement se soit produit. Un miracle est alors survenu : Peter a offert aux deux garçons un emploi à la Fondation Amy Biehl, qu’ils ont accepté avec enthousiasme. Pendant vingt ans, ils ont travaillé avec Peter et Linda. Lorsque Ntobeko et Easy se sont mariés et ont respectivement fondé leur famille, Peter et Linda sont devenus parrain et marraine de leurs enfants. Ntobeko et Easy ont tous deux obtenu des diplômes et vivent toujours à Gugulethu. Le miracle, ici, c’est que la violence n’a pas été la fin de l’histoire. Tout le monde a travaillé ensemble pour permettre que quelque chose d’autre émerge de cette situation terrible : une réconciliation, une certaine idée du bien malgré le deuil, les larmes, la douleur. C’est une histoire parmi d’autres, mais je la trouve à la fois importante, déchirante et inspirante. Je rédige d’ailleurs un livre avec Linda Biehl actuellement.

E. G. et L. D.-D. — Vous avez appelé au développement d’une « ethnographie suffisamment bonne » qui vise à mettre en lumière les différentes formes de souffrance sociale imposées à des populations marginalisées à travers le monde, et particulièrement dans le Sud global, en exhortant les chercheurs à agir comme des témoins actifs plutôt que d’être de simples spectateurs (Scheper-Hughes 1992 : 28). Comme vous l’avez soutenu avec une formule frappante :

Être témoin, l’anthropologue comme companheira, suppose une voix active et positionne l’anthropologue à l’intérieur des événements humains en tant qu’être sensible, réflexif et moralement engagé, une personne qui va « choisir son camp » et porter des jugements, bien que cela aille à l’encontre du non-engagement anthropologique en matière d’éthique et de politique. Bien entendu, l’absence d’engagement était en soi une position « éthique » et morale. Le spectateur sans peur doit rendre des comptes à la « science » ; le témoin a des comptes à rendre à l’histoire.

Scheper-Hughes 1995 : 419

Pouvez-vous nous en dire davantage sur les « ethnographies suffisamment bonnes » ?

N. S.-H. — La notion d’« ethnographie suffisamment bonne » n’est pas liée seulement à la souffrance. Mener une ethnographie « suffisamment bonne », c’est d’abord adopter une attitude ouverte, accepter que nos questions de recherche ne correspondent pas nécessairement aux priorités des communautés avec lesquelles nous travaillons, et être prêts à changer nos questions afin de respecter les limites et les préoccupations de ces mêmes communautés. Quant au témoignage, il devrait résulter d’un dialogue étroit avec les communautés ; elles ont le droit de ne pas souhaiter que leur douleur ou leurs difficultés soient exposées publiquement ou de demander que cette douleur et ces épreuves soient présentées d’une manière qui ne les embarrasse pas ou ne contribue pas à leur stigmatisation.

L’approche « suffisamment bonne » a un côté éthique, mais aussi méthodologique. Elle nous invite à trouver un équilibre entre, d’une part, la collecte de données statistiques et, d’autre part, une analyse qualitative et critique des conditions dans lesquelles nos participants mènent leur vie. Par exemple, dans mes recherches au Brésil, j’ai dû à la fois collecter des données sur le nombre de bébés décédés chaque année et analyser la manière dont ces décès étaient interprétés par les familles, dans un contexte social marqué par une violence structurelle et politique extrême (id. 1992). L’équilibre pragmatique entre les données quantitatives et qualitatives, entre les statistiques et l’analyse critique (Bourgois 2002), est une composante importante d’une approche ethnographique suffisamment bonne.

E. G. et L. D.-D. — Les deux dernières décennies ont été caractérisées par de nombreux débats sur les manières d’augmenter l’impact public des recherches menées en sciences sociales (Burawoy 2005 ; Beck et Maida 2015). Quels conseils aimeriez-vous partager avec des ethnographes qui souhaitent interpeller des publics au-delà du monde universitaire ?

N. S.-H. — J’ai partagé quelques suggestions sur cet enjeu dans mon article « Anthropologist as Court Jester [L’anthropologue comme fou du roi] » (Scheper-Hughes 2016). Je pense que nous devons notamment éviter d’adopter un style d’écriture impénétrable et nous assurer que nos travaux sont accessibles à un large public. Nous devons aussi nous assurer d’être disponibles pour soutenir les communautés marginalisées et profiter de la liberté dont nous disposons en tant qu’intellectuels pour nous impliquer dans des actions radicales plutôt que de gaspiller cette liberté à des « arguments inutiles ou obscurantistes » (ibid. : 88). Nous devons également nous assurer de ne pas rendre seulement des comptes au milieu universitaire, mais aussi aux communautés avec lesquelles nous collaborons. Pour ma part, je n’ai jamais tout à fait quitté l’Irlande, l’Afrique du Sud ou le Brésil. Les liens que j’ai tissés durant mes terrains demeurent, et ils ne devraient pas être oubliés ni négligés. Je suis profondément convaincue que l’anthropologie est un engagement pour la vie — nous ne sommes pas des journalistes. Nous avons véritablement l’obligation, dans la mesure de tout ce qui est possible, de maintenir des relations avec nos participants.

E. G. et L. D.-D. — Vous avez énoncé dix règles à suivre pour la nouvelle génération d’anthropologues. Parmi ces règles, vous avez inclus la flexibilité, l’humour, le dialogue, la capacité à admettre ses erreurs et l’adoption d’une approche expérimentale, tant pour le travail de terrain que, plus largement, dans la vie (id. 2017). Dans le contexte actuel, marqué par la pandémie de COVID-19 et une aggravation des inégalités, souhaiteriez-vous changer des éléments de cette liste ou en ajouter ?

N. S.-H. — Si je pouvais ajouter une règle supplémentaire, à la lumière de la pandémie et des autres crises que nous traversons actuellement, je pense que ce serait l’importance d’entretenir un « espoir radical ». J’ai entendu parler de ce concept pour la première fois dans un ouvrage écrit par John Lear, Radical Hope: Ethics in the Face of Cultural Devastation (2008). J’ai été ravie par l’idée que nous devons persister malgré la souffrance, que nous devons chercher à nous comprendre mutuellement et nous soutenir face à la mort, au deuil et à la douleur. La pandémie de COVID-19 est une catastrophe qui a mis en évidence les inégalités dans nos sociétés tout en les aggravant. Je pense toutefois que nous ne devrions pas seulement nous concentrer sur les difficultés qui accompagnent cette pandémie, mais aussi repenser nos manières d’être, de travailler et de prendre soin des gens autour de nous. Ce désir pragmatique de nous reconstruire et de rebâtir les mondes que nous habitons est également présent dans le livre d’Anthony Wallace, The Death and Rebirth of the Seneca (1970). Je souhaite sincèrement que la nouvelle génération d’anthropologues cultive cet espoir radical, car il nous permet de développer une bien meilleure compréhension de nos vies et de notre environnement.

E. G. et L. D.-D. — Dans quelles directions vos recherches se dirigent-elles actuellement ? Quelles questions souhaitez-vous approfondir dans les prochaines années ?

N. S.-H. — Outre le livre avec Linda Biehl que j’ai mentionné précédemment, je travaille sur un mémoire à propos de l’anthropologie, de son évolution au cours des dernières décennies et de son impact sur ma propre vie. Je suis fermement convaincue que l’anthropologie et le travail de terrain nous changent, qu’ils nous font voir le monde et faire les choses différemment. Un recueil d’essais pour souligner la vie et l’oeuvre de Sam Dubal ainsi qu’un livre intitulé The Rebel Body, qui sera une sélection de certains de mes essais préférés, devraient aussi paraître éventuellement. Je rédige également un article sur la réconciliation et d’autres stratégies qui peuvent être utilisées afin de surmonter les traumatismes et la violence. Une enquête ethnographique sur la souffrance doit effectivement étudier ses causes, ses conséquences, et dénoncer les forces sociales qui permettent sa reproduction, mais elle doit aussi mettre en lumière les vies qui peuvent être menées malgré les différentes formes de souffrance auxquelles nos participants sont exposés ou au-delà de celles-ci. Cette possibilité représente, selon moi, l’une des stratégies les plus prometteuses pour mener des recherches ethnographiques militantes à l’heure actuelle.

E. G. et L. D.-D. — Nous vous remercions sincèrement pour votre temps et pour vos réponses à la fois généreuses et éclairantes !

N. S.-H. — Ce fut un plaisir et, surtout, merci à vous pour votre intérêt !