Corps de l’article

Introduction

Dans nombre de pays, diverses associations religieuses participent souvent à la prestation de soins et de services sociaux, aux côtés de l’État et des organisations non gouvernementales (ONG) séculières. Toutefois, tous ces groupes ne partagent pas nécessairement les mêmes logiques distributives. Tout comme l’aide humanitaire séculière, toutes les traditions religieuses véhiculent une certaine éthique du don et de l’entraide ; elles ont notamment leurs propres conceptions des types de bénéficiaires qui méritent de recevoir de l’assistance et des manières « appropriées » de donner. Par exemple, l’approche humanitaire qui domine le milieu de l’aide internationale s’ancre dans une vision universaliste de l’aide et fait du « corps souffrant » — qui transcende les différences de classe, de religion ou d’appartenance nationale — son principal objet d’attention (Calhoun 2008 ; Fassin 2010). C’est la commune humanité des personnes vivant la souffrance physique et psychologique qui motive son action. Dans les traditions hindoues, les principaux bénéficiaires du don religieux (dana ou daan) sont plutôt les ascètes et les renonçants qui rejettent le monde matériel pour se consacrer à leur quête spirituelle. L’objectif principal du daan n’est pas nécessairement d’alléger la souffrance humaine, mais plutôt de purifier le donateur (Parry 1986 ; Bornstein 2012a ; Eck 2013). Du côté de l’islam, la distribution de la zakat, l’aumône obligatoire que les musulmans sont tenus de verser chaque année, traduit aussi des priorités différentes. Comme indiqué dans le Coran (9:60), la zakat n’est pas destinée à la collectivité ni à toute personne en souffrance : elle doit plutôt être réservée pour certaines catégories spécifiques de bénéficiaires[1]. Comment ces différentes traditions du don sont-elles encadrées dans les États séculiers modernes ? Subissent-elles des transformations et, si oui, comment maintiennent-elles leur légitimité ?

Cet article aborde les rapports entre religieux et politique en s’attardant à l’encadrement des pratiques philanthropiques par l’État séculier indien. Plus spécifiquement, j’examine comment différentes organisations philanthropiques musulmanes passent d’une approche sélective de l’aide à une approche universaliste pour s’ajuster au contexte légal et politique dans lequel elles évoluent. En montrant comment ces organisations naviguent entre les exigences de l’État et leurs propres principes en matière d’utilisation et de distribution des dons, cet article démontre la façon dont les tentatives de régulation du religieux façonnent, mais seulement en partie, de nouvelles traditions religieuses d’entraide[2].

Les données de cet article proviennent de recherches ethnographiques réalisées auprès d’une vingtaine d’associations philanthropiques musulmanes principalement établies à Lucknow, la capitale de l’Uttar Pradesh, et, dans une moindre mesure, à Delhi[3]. Lucknow est un site particulièrement intéressant pour l’étude de ces associations parce que la ville compte une importante minorité musulmane et occupe une place unique dans l’histoire de l’islam en Asie du Sud. En effet, dans le district de Lucknow, les musulmans représentent une portion plus importante de la population (21 %) que dans le reste du pays (14,2 %) (GOI 2011). Par ailleurs, la ville a longtemps été un des centres importants de la culture, des arts et de la vie intellectuelle perso-islamiques des XVIIIe et XIXe siècles et demeure un lieu important pour la vie sociale et politique des chiites et des sunnites (Robinson 2001 ; Susewind et Taylor 2015). Comme c’est désormais le cas dans de nombreuses autres régions du nord de l’Inde, il existe, proportionnellement, une disparité économique de plus en plus marquée entre la population musulmane et le reste de la population (GOI s. d.). Un pourcentage plus élevé de musulmans occupe des emplois non qualifiés ou s’investit dans l’économie informelle (GOI 2006, 2013). Par ailleurs, en raison notamment de la montée du nationalisme hindou et des discriminations croissantes envers les musulmans, on observe une ghettoïsation urbaine de plus en plus prononcée des hindous et des musulmans dans plusieurs villes du nord et de l’ouest de l’Inde (Gayer et Jaffrelot 2012 ; Chatterji et al. 2019). Dans ce contexte, de plus en plus de regroupements et d’ONG se forment pour venir en aide aux populations musulmanes défavorisées et pour défendre leurs droits en tant que minorité religieuse. Entre 2014 et 2018, j’ai eu l’occasion de rencontrer plusieurs fondateurs, employés et bénévoles d’organisations philanthropiques musulmanes. Les constats de cet article émergent d’entrevues avec les membres de ces organisations, mais aussi d’interactions plus informelles et d’observations réalisées lors de ma participation aux activités caritatives de ces organisations.

Après avoir abordé la question de la flexibilité des traditions religieuses, je brosserai un portrait de la gouvernance de la philanthropie en Inde et de l’émergence d’une notion de philanthropie moderne « publique » ou « universaliste » se voulant distincte des formes coutumières, religieuses du don. À l’aide de quelques exemples ethnographiques, l’article présentera ensuite la façon dont différentes organisations philanthropiques musulmanes reconfigurent leurs pratiques du don pour correspondre à ce cadre, tout en tentant de préserver leurs principes religieux d’entraide.

La malléabilité des pratiques religieuses du don

Bien qu’il y ait peu de recherches sur les nouvelles pratiques du don dans les organisations philanthropiques musulmanes indiennes à proprement parler, un nombre croissant d’études se penche désormais sur la malléabilité et la variabilité des pratiques caritatives associées à différentes traditions religieuses à travers le temps et l’espace (Barnett et Gross Stein 2012 ; Sezgin et Dijkzeul 2015 ; Benthall 2016 ; Rudnyckyj et Osella 2017 ; Feener et Wu 2020). De prime abord, les pratiques caritatives et le sens qui leur est attribué varient souvent à l’intérieur d’une même tradition religieuse. Par exemple, les interprétations entourant la collecte et la distribution de la zakat dans l’islam font l’objet de toutes sortes de débats. Bien que le Coran spécifie huit catégories de bénéficiaires, les frontières précises de celles-ci et leur application dans le monde contemporain sont interprétées de différentes manières dans la jurisprudence islamique. Certaines catégories, telles que la zakat donnée aux esclaves en vue de leur affranchissement, ont notamment un sens plus ambigu aujourd’hui et sont moins couramment utilisées (Benthall 2012 ; Singer 2013). De plus, savoir si les catégories de bénéficiaires pouvant recevoir la zakat s’appliquent également aux non-musulmans est une question qui est aussi débattue. Plusieurs soutiennent que la zakat ne doit être donnée qu’aux musulmans (à tout le moins, dans le cas de certaines des catégories), mais certains estiment tout de même que les catégories « pauvres » et « miséreux » mentionnées dans la neuvième sourate peuvent inclure n’importe quelle personne dans le besoin, sans égard à son appartenance religieuse (Benthall et Bellion-Jourdan 2003 ; Atia 2013).

En plus des variations au sein d’une même tradition religieuse, les contextes historiques et politiques dans lesquels les pratiques du don ont lieu mènent également souvent à la création de nouvelles interprétations et façons de faire (Feener et Wu 2020). Les études analysant les nouvelles formulations de l’éthique du don et de l’entraide dans les États séculiers contemporains proposent à ce sujet des constats différents. Si certaines suggèrent que l’encadrement des pratiques caritatives dans ces États peut contribuer à créer une distinction entre un domaine privé et traditionnel du don religieux et un domaine public et moderne de la philanthropie non religieuse (Bornstein 2012b), d’autres études, à l’instar de cet article, mettent plutôt l’accent sur les adaptations de l’éthique du don religieux dans les États séculiers modernes. Dans son étude sur les waqfs (dotations inaliénables) en Turquie, Gizem Zencirci (2015) souligne notamment les profondes transformations de la charité religieuse dans ce pays et sa fusion avec les formes modernes et séculières d’aide sociale mises de l’avant par l’État turc[4]. L’auteure démontre comment les discours dominants sur le développement et les nouveaux modèles de gouvernance de l’État turc ont contribué à une reconfiguration de l’institution du waqf islamique turc. Autrefois des institutions religieuses privées, les waqfs ont été — et se sont — transformés en ONG contribuant à la prestation de services sociaux aux citoyens turcs, soutenant ainsi les efforts de modernisation et de poursuite du développement économique de la Turquie. Une littérature croissante documente également la « néolibéralisation » des pratiques caritatives islamiques et d’autres traditions religieuses (Osella et Osella 2009 ; Atia 2013 ; Iqtidar 2017). Ces écrits démontrent comment les pratiques philanthropiques se professionnalisent et mettent les dons au service d’une meilleure intégration des plus démunis à l’économie de marché. S’attardant plus spécifiquement au cas des organisations philanthropiques musulmanes internationales basées en Europe, Jonathan Benthall (2012), Ajaz Ahmed Khan (2012) et Marie Juul Petersen (2016) montrent aussi que certaines d’entre elles deviennent de plus en plus flexibles dans leurs conceptualisations de la zakat et de sa distribution parce qu’elles évoluent dans le milieu des grandes organisations humanitaires internationales séculières qui ont comme principe fondamental l’universalité de l’aide.

Dans la même lignée, cet article suggère que, pour répondre aux exigences de l’État séculier indien et s’ajuster aux conditions politiques contemporaines, l’éthique caritative des organisations musulmanes indiennes se transforme et brouille — en partie, à tout le moins — les distinctions entre charité religieuse et séculière. Les organisations islamiques ne se cantonnent pas à une sphère distincte du religieux. Au contraire, elles développent une notion de l’entraide « universelle » correspondant aux principes de la philanthropie séculière moderne et publique mis de l’avant par l’État. Simultanément, ces organisations perpétuent tout de même des traditions du don spécifiquement islamiques. Les exemples présentés dans cet article montrent donc que, loin d’être rigides, les traditions religieuses du don intègrent toujours de nouvelles logiques et manières de faire, sans toutefois se prêter complètement aux réformes et aux cadres que l’État leur impose.

Gouvernance de la philanthropie et organisations philanthropiques musulmanes en Inde

Comme ailleurs dans le monde musulman, les musulmans indiens ont développé des traditions du don et de l’entraide très élaborées, englobant notamment la collecte et la distribution de la zakat et de la sadaqa (aumône volontaire). Jusqu’à récemment, les donateurs versaient leur aumône principalement aux mosquées, aux madrasas (écoles religieuses) et directement aux personnes dans le besoin. Les waqfs représentaient aussi l’une des formes communes de la charité musulmane en Inde (Kozlowski 1985 ; Beverley 2011). À Lucknow, où j’ai effectué la majeure partie de mes recherches ethnographiques, les waqfs étaient principalement établis par des familles plus fortunées faisant partie de la noblesse locale (Jones 2011).

Bien que ces pratiques caritatives persistent, elles sont désormais aussi accompagnées de formes plus professionnalisées et institutionnalisées de collecte et de distribution des aumônes religieuses. En effet, depuis la fin des années 1980 et des années 1990, un nombre grandissant d’ONG musulmanes se forment et participent elles aussi au processus de circulation et de distribution des dons. Comme ailleurs dans le monde, leur émergence concorde avec la période de libéralisation économique, de transformation du rôle de l’État et d’expansion du secteur non gouvernemental qu’a connue l’Inde au début des années 1990 (Corbridge et al. 2012). La plupart de ces organisations ont été fondées et sont menées par des personnes appartenant à la classe moyenne ou à l’élite, qui sont soit des membres du clergé soit des citoyens, des retraités ou des entrepreneurs. Elles offrent généralement du soutien financier ou matériel aux orphelins, aux veuves, aux personnes âgées et aux personnes démunies. Certaines soutiennent également des établissements scolaires ou de santé et prodiguent une aide humanitaire d’urgence à la suite de catastrophes naturelles ou causées par l’homme. Ces organisations appartiennent à différentes branches de l’islam, mais celles qui ont été suivies pour cette recherche sont principalement sunnites et sont pour la plupart liées à des degrés plus ou moins élevés au mouvement deobandi, un courant réformiste de l’islam en Asie du Sud qui cherche à assainir l’islam des influences externes et à revenir à une interprétation plus stricte et littérale des principes islamiques (Metcalf 2014 ; Ingram 2018). Le travail de ces organisations ne représente toutefois pas une simple poursuite des pratiques du don qui avaient et ont toujours cours hors de ce milieu associatif. Un aperçu du cadre légal et politique dans lequel elles s’inscrivent permet de mieux saisir en quoi celui-ci façonne, du moins en partie, de nouvelles conceptions de l’entraide.

Comme l’Inde est un État séculariste et que la Constitution indienne protège la liberté de pratiquer une religion (article 25) et de gérer les affaires religieuses (article 26), les communautés religieuses sont libres de gouverner leurs propres institutions religieuses et éducatives sans, en théorie, l’interférence de l’État. Ce contexte juridique implique entre autres que les institutions religieuses telles que les temples, les sanctuaires et les waqfs peuvent être régies par des systèmes de lois propres à chaque tradition religieuse. Par ailleurs, ceux qui versent leurs aumônes et autres dons à ces institutions n’ont généralement pas droit à des déductions fiscales. Une grande partie des dons caritatifs transitent ainsi par les temples ou les mosquées ou de personne à personne et restent assez peu réglementés. Ils forment, en quelque sorte, une économie du don religieux en marge de l’État (Appadurai et Appadurai Breckenridge 1976 ; Bornstein 2012b ; Eck 2013).

Bien qu’elles collectent aussi des dons religieux, plusieurs organisations caritatives islamiques contemporaines — tout comme bien d’autres ONG religieuses — sont enregistrées auprès de l’État. Celles sur lesquelles porte cette recherche étaient presque toutes enregistrées en vertu de la Loi sur l’enregistrement des sociétés (Societies Registration Act [1860]), l’une des lois nationales les plus courantes pour l’encadrement des ONG[5]. La plupart d’entre elles avaient également demandé et obtenu un certificat d’exonération fiscale (certificat 80(G)) permettant aux donateurs de bénéficier de déductions fiscales. En s’enregistrant ainsi, les organisations doivent se conformer aux règles qui régissent toutes les autres ONG, qu’elles se considèrent comme religieuses ou non. Concrètement, cela signifie entre autres que les organisations caritatives ne peuvent pas travailler seulement au profit d’une caste ou d’une communauté particulière et que leurs activités caritatives doivent servir l’intérêt public général.

Comme expliqué ailleurs (Larouche 2019), Ritu Birla (2008, 2018) et Erica Bornstein (2012b), deux auteures ayant travaillé sur la gouvernance de la philanthropie en Inde, suggèrent que c’est à partir des XIXe et XXe siècles que l’État indien a commencé à établir des distinctions entre la philanthropie « moderne » — se rapprochant plus des formes d’aide humanitaire séculières qui apparaissaient au XIXe siècle en Europe — (Calhoun 2008 ; Bornstein et Redfield 2011) et la charité « coutumière » ou traditionnelle, essentiellement associée au monde religieux. Avant cette période, ces distinctions étaient beaucoup moins évidentes. Comme mentionné en introduction, les logiques caritatives religieuses en Inde ont longtemps été très distinctes de l’approche humanitaire séculière occidentale qui donne une place centrale à l’universalité de l’aide. Par exemple, dans ses recherches sur les fiducies (trusts) établies par les parsis de Mumbai — des communautés originaires de la Perse (Iran) et pratiquant le zoroastrisme —, Leilah Vevaina démontre que les dons caritatifs des parsis servaient essentiellement à soutenir les membres de la communauté et à solidifier les liens entre ceux-ci (Vevaina 2018). De même, dans les communautés musulmanes, les dons religieux individuels versés aux madrasas, aux mosquées et directement aux personnes dans le besoin combinaient généralement des objectifs sociaux visant une population plus large et des objectifs familiaux privés. Lorsqu’interrogés sur leurs façons de déterminer à qui verser leurs dons, la plupart des résidents musulmans à qui j’ai parlé indiquaient qu’ils suivaient les principes islamiques sur le sujet et priorisaient donc les membres de la parenté admissibles aux dons, puis les personnes liées à la famille, les voisins dans le besoin, et ainsi de suite[6]. Par conséquent, ces dons servent à des fins sociales en ce sens qu’ils sont offerts à des personnes dans le besoin, mais ils sont également étroitement liés à la parenté et aux réseaux communautaires.

L’adoption d’une série de lois réglementant les organisations caritatives et religieuses à partir de la fin du XIXe siècle a toutefois instauré de nouvelles conceptions du don et de l’entraide qui expliquent en partie les orientations actuelles des organisations philanthropiques islamiques. Plusieurs de ces lois, issues du colonialisme britannique, ont établi des frontières entre la philanthropie « moderne », fondée sur l’idée d’une relation contractuelle formelle entre les donateurs et les bénéficiaires, et les traditions religieuses « coutumières » du don, fondées sur les liens de caste, de communauté ou de religion (Haynes 1987)[7]. Ces lois ont également établi une distinction claire entre le bien-être privé (familial) et le bien-être public (Birla 2008 ; Bornstein 2012b), introduisant de ce fait la notion d’un « public abstrait » dans le domaine caritatif. Les lois fiscales actuelles encadrant les ONG reposent en partie sur cette notion de « public », dénué de marqueurs religieux, ethniques ou de caste. La Loi sur l’impôt sur le revenu (1961) prévoit ainsi que les organisations travaillant au profit d’une caste ou d’une communauté en particulier ne peuvent se voir accorder un certificat 80(G), le certificat qui permet aux donateurs des organisations d’obtenir des déductions fiscales pour leurs dons (ICNL 2021)[8].

Le cadre juridique colonial et postcolonial a donc considérablement façonné le champ de l’action caritative en Inde. Bien que, comme l’affirme Bornstein (2012), une partie substantielle des dons religieux relève désormais du domaine de la religion et des affaires privées et échappe aux lois sur les dons caritatifs, les organisations philanthropiques musulmanes dont cet article traite occupent une position plus ambiguë sur ces axes religieux-séculier et public-privé en étant officiellement enregistrées. Comme illustré dans la prochaine section, elles adoptent également le discours de l’universalité de l’aide, en concordance avec les principes de la philanthropie séculière moderne définis par l’État.

Au-delà du cadre légal progressivement mis en place depuis la colonisation britannique, le contexte politique indien contribue également de manière très importante au façonnement du champ de l’action caritative. Pays à majorité hindoue, l’Inde a connu une montée du nationalisme hindou à partir de la fin des années 1980, ce qui a eu des répercussions importantes sur l’espace accordé aux minorités religieuses, en particulier aux musulmans, la plus importante minorité religieuse du pays. Dans la logique majoritaire du nationalisme hindou, la notion d’un public « universel », « séculier » ou « abstrait » tend de plus en plus à être confondue avec celle d’un public hindou. Les formes d’expression de la différence sont donc de moins en moins tolérées. L’action caritative appropriée, dans ce contexte, devient celle qui peut être bénéfique pour le groupe majoritaire.

L’encadrement des ONG et des formes de don et d’entraide jugées appropriées dans le domaine public depuis l’élection du Bharatiya Janata Party (Parti du peuple indien) en 2014 reflète, en partie, ce tournant idéologique. En effet, depuis l’arrivée de Narendra Modi au pouvoir, on constate une surveillance et un contrôle accru des activités des ONG, notamment par le biais d’un resserrement des lois encadrant leur financement. Dès son premier mandat, le gouvernement Modi a entrepris d’appliquer plus strictement la Loi sur la règlementation des contributions étrangères des ONG (Foreign Contribution Regulation Act [2010]), qui stipule que ces organisations ont besoin d’un certificat (FCRA) accordé par l’État pour recevoir du financement international. Des milliers d’ONG se sont ainsi vu retirer leur certificat dans les dernières années. Alors que la raison principale évoquée par le gouvernement pour l’instauration de ces nouvelles mesures était la diminution de la corruption et des irrégularités dans le secteur non gouvernemental, certaines organisations ont plutôt perdu leur certificat en raison d’activités jugées « anti-nationales » (allant à l’encontre des intérêts de la nation). Des organisations telles que Greenpeace ou la Ford Foundation, mais aussi plusieurs organisations locales militant pour les droits des minorités religieuses, ont ainsi perdu la possibilité d’obtenir du financement étranger[9]. Instaurée par un parti sympathique aux mouvances nationalistes hindoues, cette nouvelle application de la loi suscite donc de la crainte parmi les organisations oeuvrant auprès des populations musulmanes et autres minorités et celles-ci prennent d’autant plus de précautions dans leur travail, comme ce sera démontré dans les sections suivantes.

Des dons pour tous : les pratiques des organisations philanthropiques musulmanes indiennes

Comme au sein d’autres organisations philanthropiques musulmanes ailleurs dans le monde, les points de vue des employés et bénévoles que j’ai rencontrés sur la possibilité d’offrir la zakat à des personnes d’une confession religieuse différente étaient généralement partagés. Toutefois, une tendance assez marquée parmi les membres de ces organisations était d’insister tout de même sur l’universalité de l’aide et des pratiques du don de leur organisation.

D’un côté, certains d’entre eux considéraient que les textes sacrés ne spécifiaient pas que la zakat devait être versée seulement aux « pauvres » et « miséreux » musulmans et qu’ils pouvaient donc faire autrement. Ces intervenants estimaient que la zakat devait d’abord être distribuée à la famille immédiate et aux voisins avant d’être donnée à la communauté plus largement, mais que les notions de « voisinage » et de « communauté » laissaient une place considérable à l’interprétation. Plusieurs considéraient que les notions de « voisin » et de « communauté » pouvaient englober des personnes de confession différente. Par exemple, si un voisin immédiat dans le besoin est hindou ou chrétien, il devrait, selon eux, être tout de même admissible à la zakat.

À ce sujet, l’un des coordonnateurs de l’une des plus grosses organisations musulmanes au pays me disait que les règles de distribution de la zakat peuvent être interprétées comme étant soit sélectives soit universalistes, selon les perspectives. Toutefois, il insistait sur le fait que le critère le plus important pour octroyer de l’aide était de soutenir les personnes les plus dignes et les plus dans le besoin.

L’idée d’une « humanité » commune a aussi été évoquée de manière récurrente par plusieurs membres d’organisations. Pour la fondatrice de l’une des plus vieilles associations de femmes musulmanes de l’État de l’Uttar Pradesh, il était crucial d’affirmer le caractère universaliste des activités de son association. Lors de notre première rencontre, elle m’a expliqué sa position ainsi :

Je vais dire les vraies choses : je travaille pour l’humanité. L’association travaille pour l’humanité depuis les années 1930. Je ne travaille pas juste pour les musulmans, mais pour tous ceux qui viennent me voir. Même des personnes appartenant à la communauté hindoue et à la communauté chrétienne viennent nous voir et nous travaillons pour elles. Nous travaillons pour ceux qui sont dans le besoin.

À l’instar de cette fondatrice, pour plusieurs, c’est l’approche universelle du don et le fait d’appartenir à une même « humanité » qui priment les différences religieuses.

Du côté des quelques employés et bénévoles qui estimaient que la zakat devait être donnée en priorité aux musulmans, l’éthique universelle du don religieux était justifiée autrement. Plusieurs expliquaient par exemple que les organisations philanthropiques recevaient de multiples formes de dons et que les dons sous la forme de la zakat ne représentaient souvent qu’une mince fraction de leurs revenus. Ainsi, si la zakat devait être réservée à des catégories de bénéficiaires spécifiques, toutes les autres donations reçues pouvaient être distribuées de manière beaucoup plus souple. Dans l’ensemble, une organisation pouvait donc, selon eux, adopter une vision universaliste de l’aide tout en respectant les prescriptions coraniques concernant la zakat. Les propos de Z., le fondateur d’une organisation philanthropique très active à Delhi, illustrent cette position :

Vous savez, la zakat ne représente qu’une petite partie de nos fonds. En fait, sur l’ensemble des dons que nous recevons, moins de 50 % correspondent à la zakat ! La plupart de nos fonds proviennent de dons à buts précis. Par exemple, les gens vont nous donner de l’argent pour former des étudiants à la fonction publique. C’est pourquoi nous gérons maintenant un institut de formation consacré à la réussite des examens de la fonction publique. […] Nous offrons beaucoup d’aide d’urgence ; nous avons soutenu les victimes du tsunami, les personnes déplacées en raison des inondations au Bihar ; nous sommes aussi intervenus après les tremblements de terre au Cachemire. Nous sommes une organisation charitable pour toute l’Inde [all India charitable organization] : peu importe les personnes dans le besoin, nous sommes là pour offrir du soutien.

D’autres membres d’organisations philanthropiques affirmaient à l’inverse qu’ils pratiquaient une forme d’aide sélective, mais ne considéraient pas que leur approche entrait en contradiction avec la notion d’aide « publique » ou « universelle ». Ce sont les motifs utilisés pour justifier l’approche sélective qui expliquent cette absence de contradiction. En effet, les bénévoles préférant privilégier l’aide aux musulmans justifiaient cette position à l’aide d’arguments socioéconomiques plutôt que religieux. Par exemple, lors d’une rencontre avec M., un homme d’affaires dirigeant un organisme de bienfaisance, celui-ci m’a ouvertement affirmé que les services de son organisation étaient destinés exclusivement aux musulmans défavorisés. Cependant, il a insisté pour m’expliquer que son désir d’oeuvrer auprès des musulmans n’était pas motivé par la religion, mais plutôt par le fait que les musulmans représentaient le groupe le plus économiquement défavorisé dans son quartier. En ce sens, le processus de sélection basé sur des « évidences socioéconomiques » s’apparente davantage à l’approche humanitaire séculière et universaliste axée sur le corps souffrant qu’à une approche religieuse axée sur l’appartenance confessionnelle du bénéficiaire potentiel.

La logique consistant à prioriser l’aide aux musulmans parce qu’ils sont les plus pauvres était également appliquée par la Fiducie communautaire[10], une petite organisation dirigée par des femmes retraitées, anciennement médecins, professeures d’université ou femmes au foyer, et provenant toutes de milieux assez aisés. L’organisation gérait un petit dispensaire et soutenait financièrement les habitants d’un petit bidonville situé non loin du vieux Lucknow et peuplé principalement de familles musulmanes. Chaque semaine, les membres de l’organisation coordonnaient également une distribution de biens et de fonds, durant laquelle les personnes démunies du quartier venaient présenter leurs besoins dans l’espoir de recevoir des dons. Lors de l’une de ces distributions, au cours du mois du ramadan, j’ai remarqué que les personnes démunies demandaient à l’organisation de leur donner leur « part » (hissa). J’ai alors demandé à la trésorière si cette « part », un don alimentaire généralement offert pour rompre le jeûne durant le ramadan, devait nécessairement être donnée à une personne pratiquant le jeûne et, donc, musulmane. La trésorière a répondu par l’affirmative, en ajoutant que tout don religieux devait être donné à des musulmans. En entendant notre conversation, T., la coordinatrice, est intervenue d’un ton autoritaire pour préciser que les dons religieux n’étaient en fait pas réservés aux coreligionnaires. Elle a poursuivi en disant que la raison pour laquelle l’organisation avait décidé de servir principalement les musulmans était parce qu’ils faisaient partie des groupes les plus défavorisés sur le plan socioéconomique en Inde. « Regardez autour de vous », a-t-elle ajouté, sur la défensive, en désignant la foule qui mendiait pour obtenir de l’argent dans le local de l’organisation. « Ne voyez-vous pas à quel point il est nécessaire de travailler pour les musulmans ? » À l’instar de M., T. invoque donc également des justifications socioéconomiques « séculières » plutôt que des principes religieux pour expliquer ses orientations. Le fait que T. réagisse de la sorte devant moi, anthropologue étrangère, n’est pas un élément anodin. Cette situation reflète aussi la volonté des organisations de véhiculer une « image » inclusive et universaliste, peu importe les pratiques d’aide actuelles. Je reviendrai sur cet élément ultérieurement.

La tendance à mettre l’accent sur la marginalisation économique plutôt que sur l’identité religieuse était aussi manifeste dans les documents officiels et les outils promotionnels des organisations tels que les sites Web, les dépliants, les rapports annuels et les statuts constitutionnels. Les termes minorités (sans précision liée à la religion ou l’ethnicité) ou personnes économiquement défavorisées étaient systématiquement privilégiés pour désigner les bénéficiaires des dons des organismes. Un autre exemple illustre bien cette tendance. Une fois, Maulana I., avec qui j’avais développé de bons liens à Lucknow, m’avait demandé de l’aider à préparer les statuts constitutionnels et le certificat d’enregistrement d’une organisation philanthropique qu’il était en train de fonder. Maulana I. était très actif dans la communauté musulmane locale et voulait utiliser son influence auprès des jeunes musulmans pour les inciter à faire du bénévolat. Afin de fonder une organisation officielle, il avait obtenu une copie des documents d’une autre organisation philanthropique musulmane et comptait les adapter pour obtenir son enregistrement en vertu de la Loi sur l’enregistrement des sociétés (1860). Comme les documents étaient rédigés en anglais et que Maulana I. maîtrisait mal cette langue, il a sollicité mon aide pour être bien au fait du contenu des documents. Il avait deux préoccupations principales. Premièrement, il voulait s’assurer que les buts et objectifs énoncés de l’ONG étaient suffisamment « progressistes » (il voulait que son ONG se consacre spécifiquement au soutien à l’éducation au lieu de distribuer des dons sans objectifs précis comme le font, selon lui, les musulmans qui donnent leurs aumônes de façon informelle). Deuxièmement, il voulait s’assurer que le document indiquait bien que son ONG était « séculière » et non seulement destinée aux musulmans. Les buts et objectifs des statuts constitutionnels de l’ONG devaient spécifier que l’organisation travaillerait pour le bénéfice de tous les citoyens indiens, une préoccupation similaire à celle observée chez la plupart des autres fondateurs d’organisations.

En toute probabilité, cette insistance des bénévoles et employés des organisations philanthropiques sur la nature « universelle » de leurs pratiques du don est en partie stratégique. Concrètement, les organisations étaient pour la plupart toutes situées dans des quartiers majoritairement musulmans et rares étaient les occasions où des personnes appartenant à une autre confession religieuse venaient leur demander du soutien. Cette configuration de l’aide en pratique n’est pas particulière aux organisations musulmanes. Les relations du don et de l’entraide en Inde se forgent souvent à l’intérieur d’une même communauté religieuse, d’une même caste ou d’un même groupe ethnique (Osella 2018 ; Vevaina 2018). Les fondateurs des organisations étaient très au fait de cette particularité indienne et plusieurs n’y voyaient pas d’enjeux.

Toutefois, l’éthique universaliste du don et de l’entraide mise de l’avant permet entre autres aux organisations de satisfaire aux exigences du cadre légal leur permettant d’offrir des déductions aux donateurs et de ne pas devenir la cible du nationalisme hindou. Comme les musulmans forment une minorité souvent contrainte de prouver son allégeance à la nation indienne, il est probable que le principe de fournir des soins à « tous les Indiens » ait une résonance particulière dans le milieu des organisations philanthropiques musulmanes. Ces organisations sont souvent accusées d’être « communales », « anti-nationales » ou contre les valeurs séculières de l’État, et elles s’efforcent donc de cultiver stratégiquement une image publique positive et inclusive pour les médias, les autres organisations et, accessoirement, les chercheurs comme moi. En plus d’être dépeints, par les mouvements nationalistes hindous, comme formant une minorité « menaçante » et mettant à risque l’unité nationale, les musulmans doivent aussi composer avec la suspicion collective à leur égard depuis la lutte au terrorisme à l’échelle internationale. La méfiance et la surveillance dont font l’objet les communautés musulmanes dans le monde entier depuis les vingt dernières années alimentent par ailleurs la rhétorique antimusulmane des réseaux nationalistes hindous qui y voient une preuve additionnelle de la « menace » musulmane. L’extrait de cette entrevue avec H., la directrice d’une organisation pour les femmes musulmanes, reflète bien les répercussions de ces perceptions négatives. H. raconte :

Un jour, j’ai demandé du financement à la Ford Foundation ; il y avait une longue liste de questions à répondre… Finalement, ils m’ont dit non parce que mon organisation avait l’air trop « communale ». Je ne suis tout de même pas Al-Qaida ! C’est la même chose avec UNICEF et USAID : ils refusent tous. En un mot, notre travail est considéré comme controversé.

Face à cette méfiance, la directrice doit fournir des efforts supplémentaires pour mettre en évidence le caractère inclusif de son organisation et minimiser le fait qu’elle travaille principalement auprès de femmes musulmanes. Pour des raisons stratégiques similaires, l’utilisation d’arguments socioéconomiques, fondés sur des données empiriques, pour justifier le maintien de liens d’entraide intrareligieux semble donc plus acceptable aux yeux de certains membres d’organisations (comme T.) dans le cadre de l’État séculier indien et du contexte géopolitique national et international actuel. À l’inverse, l’invocation de motifs religieux est perçue comme pouvant renforcer les préjugés courants selon lesquels les organisations caritatives islamiques sont moins séculières et moins enclines à contribuer à la collectivité indienne. Cet « universalisme stratégique » s’apparente à ce que Khan (2012) constate dans son étude sur Islamic Relief Worldwide (Secours islamique mondial), une organisation humanitaire internationale basée au Royaume-Uni. Celui-ci indique qu’une partie considérable des donateurs estiment que la zakat qu’ils versent à l’organisation devrait être exclusivement distribuée aux musulmans. Toutefois, en raison des préjugés et perceptions négatives des musulmans en croissance depuis les attaques contre le World Trade Center en 2001, plusieurs désirent aussi que l’organisation s’investisse dans des projets humanitaires ne ciblant pas exclusivement des populations musulmanes afin de contribuer à la construction d’une image positive de l’islam et des musulmans dans le monde. Islamic Relief Worldwide ne restreint d’ailleurs pas ses activités au monde musulman et distribue de l’aide humanitaire dans différents contextes, comme après le tremblement de terre de 2010 en Haïti[11].

Il ne faudrait toutefois pas interpréter ces discours des employés et bénévoles sous le seul angle de la stratégie. L’éthique du don et de l’entraide de ces organisations n’est pas statique et s’ajuste en fonction de contraintes légales et politiques, mais aussi au gré des discours mondiaux contemporains sur l’aide humanitaire, des interactions avec d’autres organisations religieuses et séculières et des rapports avec chaque bénéficiaire. Les divergences dans les approches et les stratégies déployées par les organisations démontrent plutôt le caractère dynamique des traditions religieuses, qui se recomposent en fonction des contextes historiques et politiques.

Conclusion

L’objectif de cet article était d’aborder les rapports entre religieux et politique en examinant certains ajustements de l’éthique religieuse du don et de l’entraide dans l’État séculier moderne indien. J’ai montré que le cadre légal et fiscal balisant l’action caritative religieuse et séculière a en partie contribué à l’émergence de nouvelles conceptions du don, se rapprochant des perspectives universalistes de l’aide humanitaire. Les organisations philanthropiques musulmanes voulant offrir des avantages fiscaux à leurs donateurs choisissent ainsi de s’enregistrer et de respecter les termes de l’État. Par ailleurs, j’ai également démontré qu’avec la montée du nationalisme hindou l’espace réservé aux pratiques distinctives des minorités religieuses se réduit peu à peu, forçant les organisations à mettre de l’avant leur caractère inclusif, même si toutes reconnaissent implicitement que les liens d’entraide en Inde se tissent le plus souvent au sein de communautés religieuses ou basées sur la caste. Les organisations philanthropiques musulmanes ont ainsi développé de nouvelles justifications et logiques distributives ; elles privilégient notamment les interprétations universalistes de la zakat, mettent l’accent sur une conception plus large du don religieux musulman, au-delà des règles précises de la zakat, et justifient leurs pratiques caritatives en fonction d’arguments socioéconomiques plutôt que religieux. Au-delà du domaine strictement religieux, ce sont ainsi les formes d’entraide et de solidarité qui se transforment.

Toutefois, ces adaptations de la tradition religieuse ne représentent pas des ruptures ; elles ne signifient pas que la charité islamique pratiquée au sein des structures institutionnelles régies par l’État se sécularise complètement et que les aspects distinctifs de l’aide islamique s’effacent. En fait, les employés et bénévoles des organisations continuent de promouvoir les principes fondamentaux de la charité islamique tels que la distribution de la zakat à des bénéficiaires faisant partie de catégories spécifiques. Certains privilégient simplement une interprétation universaliste de ces catégories alors que d’autres utilisent d’autres types de dons pour les non-musulmans. La majorité des dons continuent d’être distribués aux communautés musulmanes dans le besoin et les raisons de s’engager dans ces organisations musulmanes reflètent également les mêmes préoccupations spirituelles et sociales qui motivent les autres manières de donner (par le biais de mosquées ou de madrasas ou directement aux personnes dans le besoin). Par ailleurs, si les modèles d’entraide mis de l’avant par les organisations philanthropiques musulmanes plaisent aux employés et aux bénévoles que j’ai rencontrés, plusieurs choisissaient malgré tout de ne pas donner la totalité de leur zakat à l’organisation dans laquelle ils étaient impliqués. Ils divisaient plutôt leur aumône entre différents destinataires : une partie allait à l’organisation tandis que l’autre était distribuée personnellement aux personnes dans le besoin ou donnée dans les mosquées. En fait, l’espace croissant occupé par les ONG en Inde n’a pas fait disparaître les modes de don plus informels. Certains bénévoles et employés estimaient que leurs dons pourraient leur procurer une plus grande récompense divine s’ils étaient distribués directement à des parents et des voisins proches dans le besoin. D’autres préféraient simplement poursuivre les pratiques coutumières de dons familiaux qui ont précédé la constitution de la plupart des organisations philanthropiques musulmanes formelles. Plusieurs bénévoles me rappelaient également que l’aumône dans l’islam est un « droit des pauvres » et que, en donnant à l’extérieur du cadre des ONG, ils cherchaient à mettre l’accent sur une pratique du don gratuit et désintéressé, qui ne procure pas nécessairement de déductions fiscales.

Les exemples présentés dans cet article invitent donc à prêter davantage attention aux rapports de force entre religieux et politique dans les États séculiers modernes. Si la gouvernance de la philanthropie façonne de nouvelles logiques d’entraide religieuse, celles-ci conservent tout de même leurs trajectoires uniques.