Corps de l’article

Introduction

Les recherches universitaires récentes ont abordé la question fondamentale de l’aide humanitaire, où un spectateur impartial est ému au point d’intervenir contre la souffrance humaine lointaine. Cet humanitaire moderne a reconfiguré des éléments du christianisme et a été historiquement institutionnalisé par l’intermédiaire de formations impériales et libérales (Barnett 2011 ; Fassin 2012[1]). Mais cette histoire soigneusement révisée a rendu difficile l’analyse de la charité religieuse contemporaine, soit parce qu’elle ne préserve pas la laïcité normative de l’humanitaire (la charité religieuse apparaît alors comme insuffisamment universelle), soit parce qu’elle élude totalement cette force normative (la charité religieuse se situe alors en dehors des circuits du pouvoir mondial). Peter Redfield et Erica Bornstein, entre autres, ont noté des modes distincts de charité, d’assistance, de soins et de don conçus par différentes traditions religieuses, où les critères qui définissent ostensiblement « l’humanitaire » (par exemple l’humanité, la neutralité, l’immédiateté, etc.) ont à peine besoin d’être relevés. Ils poussent les anthropologues à historiciser les prétentions à l’universel de l’humanitaire et son orientation séculaire plutôt que de prendre ses principes pour argent comptant (2011 : 7). Au contraire, l’enchevêtrement du séculier et du religieux dans les projets d’aide brouille les séparations catégorielles et exige une attention plus spécifiquement ethnographique pour distinguer les orientations en matière de temps, de hiérarchie, de motivation, de souffrance, d’échelle, d’agir, et autres choses (Scherz 2014 : 5[2]). Ainsi que j’en suis moi-même venu à le réaliser lors de mon travail de terrain auprès d’oeuvres humanitaires musulmanes dans l’ombre de la guerre en Syrie, nous devons porter attention au rôle des multiples temporalités divines et inhumaines ; aux linéaments théologiques de l’obligation, de la compréhension mutuelle et de la sympathie ; aux relations complexes et médiées entre les donateurs et les donataires ; aux politiques et à l’éthique du jugement et du malheur ; et à bien d’autres choses encore[3]. Et lorsque le discours humanitaire se diffuse dans la langue de la solidarité religieuse et de la compréhension mutuelle, le corps collectif de cette communauté religieuse ne devrait être ni négligé ni tenu pour acquis.

Mon travail de terrain ethnographique portait sur des projets musulmans de soutien aux réfugiés syriens en Jordanie et au Canada. Durant plus de quinze mois, en 2018 et 2019, j’ai assisté aux cours de religion donnés dans un camp de réfugiés dans le désert jordanien ainsi qu’à ceux prodigués dans un camp d’été pour des enfants réfugiés mis sur pied par des groupes musulmans à Edmonton ; j’ai observé les dîners du ramadan servis sous les tentes des campements à la frontière jordano-syrienne et des formations à la gestion financière offertes à des familles nouvellement arrivées au Canada. Dans tous ces sites, mes interlocuteurs, d’obédiences politiques et religieuses diverses, me citaient régulièrement un hadith canonique (l’une des paroles du prophète Mahomet) pour définir leur travail : « Les croyants ressemblent à un corps dans leur amour, leur compassion et leur affection mutuelle. Lorsque l’un de ses membres se plaint, le reste du corps réagit par l’insomnie et la fièvre[4] » (al-Nawawi 2017). Même les organisations professionnelles et internationales islamiques d’aide, qui dissocient soigneusement leur mandat humanitaire d’une mission explicitement islamique, impriment ce hadith sur leurs prospectus et leur matériel promotionnel. Il autorise leurs activités charitables et les justifie ; on me l’a cité pour expliquer le sentiment de compréhension mutuelle des musulmans à travers le monde qui anime la communauté religieuse (oumma) des croyants. En parallèle, les travaux universitaires sur l’islam et l’humanitaire mentionnent régulièrement ce hadith comme référence de la façon dont la religion peut pousser aux attachements transnationaux (voir par exemple Bellion-Jourdan 2003).

Le corps collectif de la communauté religieuse est présent de façon manifeste dans le travail humanitaire musulman. Mais l’oumma peut-elle se lire comme étant plus qu’un moyen rhétorique d’identification idéologique ? Cet article trace d’abord le contour du problème de la conceptualisation de l’oumma en tant que communauté non territoriale dans les termes des sciences sociales séculières, dans lesquelles l’étude des réfugiés et de l’humanitaire a longtemps été sous-tendue par un nationalisme méthodologique (Malkki 1995, 1996). Il examine ensuite brièvement le champ de l’aide humanitaire musulmane en Jordanie avant de se tourner vers quelques formations particulières de l’oumma, à partir de mon travail de terrain mené en 2018. Plutôt que d’exposer la différence entre un idéal théologique et des réalités géopolitiques, une anthropologie politique renouvelée de la religion peut considérer de façon plus productive l’oumma à travers les expressions de sa perte. La présence-absence ambiguë de l’oumma (son apparition sous la forme de la disparition) problématise également la division analytique du religieux et du politique.

Entre théologie et géopolitique

Le mot arabe umma renvoie lexicalement à une voie, un cours, une manière de se conduire, et, par extension, aux personnes qui suivent cette voie ; au corps collectif qui suit un certain cours ; et donc à une communauté (Lane 1863 : 90). Le sens que donne le Coran à l’oumma est générique : chaque communauté a reçu un « message » divin (Coran 16:36) ou une « mise en garde » (Coran 35:24) lui rappelant la divine promesse et la menace de l’arrivée du jugement divin. Les communautés peuvent s’aveugler quant à la vérité de leurs propres actions, ce qui exige une révélation divine. Et elles peuvent être divisées intérieurement, comme lorsque certains, dans la communauté, respectent le message divin tandis que les autres ne le font pas. Cependant, malgré leur scission, elles devraient rester soudées : « L’humanité n’était qu’une seule communauté, puis elle a divergé » (Coran 10:19). Et parmi la multitude des communautés, chacune ayant son « terme prévu » (Coran 10:49) et son « rite » déterminé (Coran 22:34), la récompense finale distingue les musulmans. La communauté « qui se rend [ummatan muslimatan] » accomplit la supplication d’Abraham (Coran 2:128) « en appelant le bon, en imposant le bien et en interdisant le mal » (Coran 3:104). Au lieu de n’être qu’une simple communauté parmi d’autres, la communauté qui reçoit ici le message divin hérite, à travers la finalité de la révélation coranique, d’une mission singulière : « Aussi Nous avons fait de vous une communauté du milieu, pour que vous puissiez être témoins de l’humanité et que le Messager puisse témoigner pour vous » (Coran 2:143).

Ces thèmes — l’unité et la transmission d’un mandat divin, le témoignage et la justice — se retrouvent sur les sites humanitaires de mon travail de terrain. Quelques-uns de mes interlocuteurs réformistes insistaient sur le fait que l’unité de l’oumma relevait d’un mandat divin et qu’elle devait aussi être cultivée au cours de l’histoire — par exemple au moyen des oeuvres charitables. « C’est la conscience [wa‘iyy] dont nous avons besoin aujourd’hui », me disait l’un d’entre eux. Mais l’accent mis sur l’oumma en tant que corps politique ne résulte pas seulement du ressentiment islamiste, c’est-à-dire une réaction à la division postcoloniale du monde et à la division séculière du religieux et du politique. Même dans les débuts de l’histoire islamique, ces versets coraniques avaient manifestement une incidence politique[5]. Aussi, lorsque mes interlocuteurs insistent sur le rôle politique de la Communauté religieuse, ils ne font pas qu’inventer une version islamique de la souveraineté populaire (March 2019) : on peut comprendre par là qu’ils rappellent (aujourd’hui, dans un monde globalisé et postcolonial) des aspects de cette vision politique des premiers temps, centrée sur la Communauté.

Les recherches universitaires sur l’oumma portent souvent sur les premières articulations coraniques ou islamiques avant de se tourner vers le monde contemporain. L’oumma est-elle un fait ou une aspiration ? Elle procure certainement un « symbole affectif » aux politiques musulmanes modernes, en opposant une unité idéale aux différences qui dispersent. Mais elle est également instrumentalisée par différents gouvernements et organismes non gouvernementaux. Une étude récente sur le sujet considère « l’identité » et « l’instrumentalité » comme deux « registres » concurrents de l’oumma (Piscatori et Saikal 2019 : 1, 7 ; voir aussi Jomaa 2021). Cela nous incite quelque peu à prendre en compte son ambivalence conceptuelle. (Comme nous le verrons plus loin, ma réflexion sur les figures contemporaines de l’oumma vise à discerner certaines de ses modalités sans adopter un mode d’analyse diagnostique, entre idéal pur et réalité souillée.) D’un côté, en tant que communauté politique en relation symbolique avec une institution historique (le califat), le concept d’« oumma », au cours de l’histoire, recouvrait un régime éthico-juridique ayant hérité d’une mission qui n’était rien de moins que la découverte de la loi divine. D’un autre côté, les catégories juridiques islamiques s’appliquant au territoire ne correspondaient pas aux limites de sa communauté sociologique, opposant au contraire le domaine de la guerre (dār al-ḥarb, où les musulmans ne disposent pas du minimum de sécurité faisant en sorte qu’on ne risque pas de les assassiner pendant leur sommeil ou de les dépouiller de leurs possessions) au domaine de l’islam (dār al-islām, où est appliquée la loi de Dieu) (Fadel 2010). Ce régime juridique était donc à la fois personnel et territorial, en ce sens qu’il s’appliquait aux comportements entre musulmans où qu’ils se trouvent et aux comportements entre toutes les personnes se trouvant sur une terre sous autorité musulmane.

Quelle est la vie de l’oumma après la disparition de ses institutions politiques, la division de sa loi à l’époque coloniale entre tribunaux étatiques de la charia et codes civils nationaux, et la consolidation postcoloniale des nouvelles frontières territoriales ? Mes interlocuteurs considèrent qu’ils font partie de l’oumma musulmane, comme ceux qui suivent une certaine voie, un certain chemin. Ils se tiennent dans l’ombre du système de l’État-nation, sans simplement le présupposer ni l’exclure[6]. Et ils soulèvent la question de l’oumma — de sa responsabilité mutuelle, de ses relations et de son autorité — en termes explicitement extraterritoriaux, internationaux et intratemporels. Tamim al-Barghouti (2008) a affirmé que les mouvements islamiques non étatiques ne pouvaient se comprendre que dans la perspective d’une large « culture politique » dans laquelle les organisations non souveraines et non territoriales se considèrent elles-mêmes responsables de l’oumma dans son ensemble. Selon une conception similaire, comme je le montre plus loin, mes interlocuteurs présentent la vie actuelle de l’oumma comme étant accordée par le divin, mais pas garantie par l’histoire (Li 2021).

Les chercheurs en sciences sociales pourraient soutenir que mes interlocuteurs expriment, de façon symptomatique, les tensions qui régissent la vie politique islamique de nos jours. Cemil Aydin, par exemple, insiste sur le fait que oumma est un terme proprement théologique qui ne fait aujourd’hui que perpétuer « l’illusion » d’une unité géopolitique musulmane. Aydin soutient que le terme historique umma ne peut pas se traduire dans le monde musulman moderne et mondialisé — car, écrit-il, ce dernier n’a pas existé avant le milieu du dix-neuvième siècle. Vivre dans le dār al-islām, pratiquer l’islam, voire appartenir à l’oumma, n’a jamais été une identité première ; celle-ci, au contraire, a toujours été médiée par les « liens impériaux et les réalités locales[7] ». Faisal Devji (2016) avance un argument similaire, estimant que l’idée d’une oumma musulmane unique est non seulement insincère (déroutant ses politiques), mais dangereusement antipolitique (excluant les musulmans des politiques dans lesquelles ils pourraient autrement s’engager). Et Olivier Roy écrit que la mondialisation de l’islam a déterritorialisé la religion à tel point que les néo-fondamentalistes recherchent une « nouvelle oumma » purifiée[8]. Aussi des historiens et des politologues ont-ils avancé que le langage de l’oumma a été profondément transformé par la grammaire séculière de l’État-nation, à tel point que « l’oumma » a été redéfinie pour se conformer aux catégories modernes de « nation » ou de « société ».

De tels arguments laissent penser que continuer à utiliser la rhétorique de l’oumma en étant indifférent à ces transformations serait naïf au regard de l’histoire. Une telle façon critique et historiciste d’en rendre compte en resterait méthodologiquement au niveau de ce que le linguiste français Émile Benveniste appelait le plan de l’énonciation historique (le récit). La narration s’y déploie de manière impersonnelle, délimitant ses objets de façon contextuelle sans l’intervention du locuteur dans le récit. Par contraste, ce bref article part de ce que Benveniste a appelé le plan de l’énonciation discursive (le discours), où l’intérêt réside non pas dans la voix impersonnelle de l’histoire (qui retrace la transformation de l’oumma depuis le domaine de la théologie jusqu’à la science moderne de la géopolitique séculière), mais dans l’ensemble des relations entre le locuteur et son interlocuteur, réunis par l’acte d’énonciation. La signification historique de tels échanges est plus difficile à déterminer, précisément parce qu’elle se produit par le dialogue, la dimension intersubjective du langage, entre des éléments qui sont d’égale importance pour le dialogue ; et aussi parce que le temps du présent est constamment perturbé par l’énonciation discursive elle-même et ne peut donc pas être simplement stabilisé par une référence au contexte historique (Mosès 2001).

Je suis donc moins intéressé par la recherche du noyau vigoureux de l’oumma, qui perdure à travers ses reconstitutions historiques, de la théologie à la géopolitique, que par le suivi, sur le plan ethnographique, des diverses manifestations de l’oumma qui se produisent toujours dans le dialogue, le débat et la contestation ou dans ce que Talal Asad (2003) appelle une partie d’une tradition discursive, où le présent n’est pas simplement le terrain vide de la mise en scène de la progression téléologique du passé au futur. Au contraire, insiste Asad, « dans la tradition, le “présent” est toujours au centre ». Mais la tradition n’est pas définie par le présent. Par conséquent, bien que la grammaire de l’État-nation puisse avoir en partie réquisitionné le langage de l’oumma dans notre ère séculière, nous devons également « prêter attention à la manière dont le temps présent est séparé, mais aussi inclus dans les événements et les époques » pour percevoir la façon dont « les agents habitent consciemment différentes sortes de temps en même temps et essaient d’enjamber le fossé entre […] l’expérience et l’espérance » (ibid. : 222-223). Bien que les chercheurs en sciences sociales puissent dire que l’oumma est une « communauté imaginée », exactement, au même titre qu’une nation, Asad remarque que « le point crucial n’est donc pas qu’elle soit imaginée, mais que ce qui est imaginé suppose des modes distinctifs d’être et d’agir » (ibid. : 197). Puisque l’oumma était évoquée dans tous les sites humanitaires de mon travail de terrain, j’ai commencé à m’intéresser non seulement à la façon dont les déclarations portant sur l’unité de la Communauté sonnaient creux, mais aussi à la forme de ces affirmations. Plutôt que de lire l’oumma comme un idéal théologique souillé par une realpolitik cynique, j’ai été frappé par son sens spécifique. En effet, à maintes reprises, lorsque les travailleurs humanitaires ont rappelé le hadith selon lequel les croyants sont comme un corps souffrant, on m’a indiqué les formes de douleur qu’il signalait[9]. Je me tourne à présent vers l’une des expressions de la perte après avoir étudié le champ de la charité islamique et de l’aide aux réfugiés syriens en Jordanie.

Islam et aide aux réfugiés syriens en Jordanie

En Jordanie, au niveau régional, l’accueil des réfugiés syriens, tel que rapporté sur le portail du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), nécessitait un financement annuel de 1,1 milliard de dollars américains en moyenne entre 2013 et 2018 — alors qu’il y avait en moyenne un déficit de 376 millions de dollars américains durant ces mêmes six années[10]. Il n’y a tout simplement pas assez de fonds pour fournir les programmes de santé, d’éducation, d’aide financière et autres comme cherche à le faire l’UNHCR. Le rapport d’une ONG, la Fondation Friedrich-Ebert-Stiftung, indique :

Cette lacune dans l’aide humanitaire est comblée par les organismes caritatifs islamiques et les organisations communautaires. Leurs procédures pour les programmes d’aide humanitaire sont simples et informelles, et il est facile d’obtenir leur assistance — surtout dans les villages ou les zones où la sécurité pose problème.

Hasselbarth 2014 : 6

De telles associations et organisations locales sont souvent moins formelles (ayant par exemple moins de contraintes bureaucratiques), ont différentes façons d’accéder aux réseaux locaux (par l’intermédiaire des associations religieuses du voisinage, par exemple) et ont accès à différentes sources de dons de charité (comme des aumônes et des dons de charité de riches donateurs étrangers). En 2013, par exemple, année où les programmes de l’UNHCR en Jordanie étaient déficitaires de 240 millions de dollars américains, des organisations islamiques basées en Arabie saoudite, au Koweït et au Qatar ont procuré près de 140 millions de dollars américains d’aide humanitaire en coordination avec des organismes caritatifs islamiques locaux (UNHCR 2015 ; Ababsa 2017). De telles organisations (en Jordanie comme ailleurs) offrent aux réfugiés des programmes de rattrapage en éducation (y compris en éducation religieuse), viennent en aide aux orphelins, distribuent de l’argent et de la nourriture et procurent des traitements médicaux. Elles agissent fréquemment en coordination avec des organismes d’aide nationaux et internationaux et des associations caritatives locales.

Toute cette activité humanitaire musulmane génère d’autres questions qui lui sont propres. Toujours dans le rapport publié par la Fondation Friedrich-Ebert-Stiftung, on lit plus loin : « Les acteurs humanitaires et les réfugiés s’inquiètent de plus en plus du fait que certaines de ces organisations caritatives ne proposent pas seulement une aide humanitaire, mais aussi une réflexion religieuse et politique, voire conditionnent leur aide à la religion ou à l’affiliation politique des réfugiés. » (Hasselbarth 2014 : 6.) Par exemple, en se basant directement sur des préceptes juridiques islamiques, nombre de ces organisations réservent des allocations spéciales aux familles des martyrs, à savoir les femmes et les enfants de ceux qui se sont fait tuer en protestant contre le régime de Bachar al-Assad ou en le combattant. De telles activités charitables sont perçues comme étant à la fois trop politiques et trop religieuses (et ne respectant manifestement pas la neutralité et la laïcité propres au travail humanitaire). D’où l’inquiétude répandue dans le secteur de l’aide humanitaire que le rapport de la Fondation Friedrich-Ebert-Stiftung signale quant à savoir si elle est justifiée ou non. Bien que je n’aie pas partagé cette inquiétude, j’étais désireux de comprendre comment les conceptions plus largement réformistes de ces organisations islamiques influençaient leurs activités caritatives. Au cours de mon travail de terrain en Jordanie, j’ai fini par passer de nombreuses heures à étudier les programmes et à interviewer les bénévoles de telles organisations charitables.

Comme le souligne le rapport, les organisations caritatives islamiques « comblent certainement les lacunes » de l’aide humanitaire internationale. Mais parler de « combler un vide » maintient la perspective séculière du régime d’aide internationale, qui ne perçoit que la façon dont l’islam se rend disponible pour des projets humanitaires. Cette conclusion passe totalement à côté de la manière dont, pour nombre de mes interlocuteurs, l’islam révèle de manière variée ces sites humanitaires comme des occasions de pratique religieuse. C’est en partie pour cette raison que cet article n’étend pas la critique anthropologique caustique de l’humanitaire aux organisations auprès desquelles j’ai effectué mon travail de terrain[11]. Je ne veux pas dire par là que les pratiques caritatives musulmanes devraient être exemptées de telles critiques ; en fait, il est souvent difficile de savoir ce qui les distingue de leurs homologues, et des études récentes nous ont aidé à comprendre comment la pratique de l’islam sur de tels sites s’entremêle à de puissantes formations économiques et politiques (Atia 2013 ; Salehin 2016 ; Tobin 2016 ; Zencirci 2020). Mais en mettant de l’avant leur complicité avec le néolibéralisme ou des politiques identitaires, par exemple, de telles analyses peuvent occulter le travail théologique différent de ces pratiques. Plus précisément, le fait de recourir aux paradigmes politiques familiers de l’État et du marché peut obscurcir la façon dont des acteurs religieux reconfigurent les catégories politiques.

Communauté à la frontière

Au début de l’été 2018, j’ai demandé au directeur d’une organisation caritative d’Amman quelle était sa conception de l’oumma. Le cheikh Zayed Hammad est le directeur de la Jam‘iyyat al-Kitab wal-Sunna (Association du Coran et de la pratique prophétique, nom qui signale déjà son engagement méthodologique dans la réforme islamique). J’avais déjà passé de nombreuses heures avec lui au cours de mon travail de terrain en Jordanie, essayant de comprendre comment il articulait la mission de la réforme islamique avec le travail caritatif qui avait fait la renommée de la Jam‘iyyat. Elle était à l’origine une organisation culturelle consacrée à des programmes de renouveau islamique ; les spécialistes de l’islam en Jordanie notent qu’il l’a dirigée pendant une période plutôt turbulente sur le plan politique, marquée par une surveillance étatique étroite, où son activisme s’est distingué des ailes djihadistes et quiétistes du salafisme en Jordanie. (Abu Rumman 2014 : 164-176 ; Wagemakers 2016 : 206-221 ; 2017). Puis est arrivée la crise syrienne (al-azmeh al-suri) et il a radicalement élargi la sphère d’action de son organisation, l’orientant vers une mission humanitaire. Depuis, il a réduit le spectre de ses activités, surtout en raison de la lassitude des donateurs (ce qui se produit fréquemment dans tous les types d’organismes humanitaires, en Jordanie mais aussi au Liban et au-delà), mais elle demeure l’une des plus grandes organisations d’aide islamique du pays. Elle paie des traitements contre le cancer, recueille des orphelins, enseigne le Coran et distribue de la nourriture (Saether 2013 ; Hasselbarth 2014 ; Iqbal 2022).

Je l’avais interrogé au sujet de l’« oumma » durant de précédentes conversations, mais cette fois je mentionnai spécifiquement la célèbre formule (hadith) du Prophète disant que les croyants sont comme un corps. Le cheikh Zayed savait de quel hadith je lui parlais, et il l’a terminé à ma place puisque j’avais oublié la tournure exacte à la fin (l’insomnie et la fièvre). « Oui », me dit-il, « et souviens-toi aussi d’un autre hadith au sujet de l’oumma : “Ma communauté (oumma) est comme la pluie, on ne sait pas laquelle est la meilleure, la première ou la dernière.” » Lorsque je lui ai demandé comment il comprenait la référence aux croyants qui sont un « corps » dans le premier hadith, il a ri et m’a dit que c’était facile à comprendre, en notre époque de tourments :

Le hadith dit déjà ce qu’il signifie : les fidèles se préoccupent mutuellement les uns des autres. Mais ce que les gens ne comprennent pas, en général, c’est comment remplir leurs obligations les uns envers les autres. Malheureusement, même les activistes islamiques [islamiyyum] ne perçoivent pas comment leurs réponses à la souffrance peuvent être compromises. 

Le hadith décrit une situation d’affliction, mais les formes contemporaines de réactions renferment elles-mêmes leur propre corruption : « Par exemple, les humanitaires ne respectent pas toujours la dignité de la personne qu’ils aident. »

« Que voulez-vous dire ? », lui demandai-je. Je voulais qu’il m’explique davantage sa façon de voir la communauté islamique. « Je pense aussi au verset du Coran qui dit que “vous [les musulmans] êtes la meilleure communauté [oumma]”… ». Il reprit le reste du verset : « ...la meilleure communauté née des hommes [kuntum khayra ummatin ukhrijat lil-nas] » (Coran 3:110). Il me dit :

Écoute, nous devons finir de lire jusqu’à la fin du verset. Il continue : « ta’muruna bi-l-ma‘rufi wa tanhawna ‘an al-munkar [vous ordonnez ce qui est bien et interdisez ce qui est mal]. » Connais-tu le cheikh égyptien al-Sha’rawi ? Il a l’une des plus subtiles façons de comprendre ce verset. Pour lui, la première phrase est conditionnelle à la seconde, ce qui fait que le sens est « vous serez la meilleure des communautés si vous imposez ce qui est bien et interdisez ce qui est mal. » Cela ne se produit pas tout seul. Mais quand on pense aux autres hadiths au sujet de l’oumma : « Le jugement [fitna] de ma communauté est l’abondance… » ; « La destruction de mon oumma est dans le meurtre de l’un par l’autre… » Et regarde autour de toi les terres des musulmans : nous avons l’abondance, mais nous sommes dans la pauvreté ; nous sommes une oumma, mais nous avons consacré les frontières Sykes-Picot et nous nous entretuons. Nous ne pouvons même pas arrêter les massacres qui se déroulent à cinquante kilomètres d’ici.

Je me suis souvenu de son amertume quelques semaines plus tard lorsque le régime syrien et ses alliés russes ont bombardé le sud de la Syrie, pilonnant sans relâche la région de Daraa, la ville qui avait été la première à se soulever en 2011 avec l’appel révolutionnaire à ne pas vivre dans la peur. Une sorte de cessez-le-feu avait duré près d’un an, pendant lequel les forces de défense locales avaient mis en place des administrations civiles et des cliniques de santé. Mais le 19 juin la campagne du régime syrien pour subjuguer le pays s’était tournée vers ce gouvernorat du sud. Des dizaines de milliers de personnes ont fui en direction de la frontière la plus proche, cherchant un abri où elles le pouvaient et un peu de sécurité devant l’horreur qui tombait du ciel. Finalement, près d’une centaine de milliers de personnes ont atteint la frontière de la Jordanie, en quête d’aide ou d’un passage sûr. Mais le gouvernement a déclaré que cette frontière resterait fermée puisque la Jordanie était déjà épuisée et appauvrie. Les médias sociaux commencèrent à se remplir de malédictions, de supplications, d’imprécations, les gens réalisant à quel point ils avaient été abandonnés par le système mondial, levant leur index vers le ciel, invoquant Dieu dans un appel ou une condamnation. Les activistes de Jordanie avaient lancé un fil Twitter — mot-clic iftahu l-hudud [ouvrez les frontières ! nous couperons notre pain en deux] — en critiquant vertement cette décision. Mais le gouvernement a tenu bon, disant qu’il n’admettrait pas (ne pouvait pas admettre) davantage de réfugiés.

La même semaine, j’ai participé à une réunion organisée par une ONG d’aide internationale à Amman. Étant donné les nouvelles qui avaient fait les gros titres pendant des jours, je m’attendais à ce que mes interlocuteurs annulent cette réunion ou qu’ils la reportent, pensant que pendant cette crise ils seraient trop occupés à apporter de l’aide à la frontière pour rencontrer un anthropologue qui les avait appelés à tout hasard. Mais, au contraire, ils étaient prêts à m’accueillir à mon arrivée et m’ont fait entrer pour prendre le thé avec leur directeur national. Je lui ai posé mes questions habituelles — au sujet de leurs programmes, de ce qui motivait leur travail, des liaisons de leurs infrastructures avec des organisations caritatives religieuses —, puis je ne pus m’empêcher de lui demander ce que cette ONG allait faire pour la centaine de milliers de personnes qui se cachaient dans le désert au nord. Le directeur fut un peu surpris par ma question : « Écoutez », me dit-il, « je ne peux rien faire pour elles. Elles sont de l’autre côté de la frontière, ce qui signifie qu’elles relèvent de la branche de Damas de notre organisation. » (Bien entendu, la branche de Damas avait pratiquement disparu au cours de la guerre, et certains commentateurs ont souligné comment le régime d’Assad avait fait une arme de l’aide humanitaire [voir Martínez et Eng 2016 ; Leenders et Mansour 2018 ; Wieland 2021].) « Si les frontières s’ouvrent, alors nous pourrons aider, par le biais de nos services d’urgence, mais jusque-là… Si nous pouvions leur fournir de l’aide, cela devrait se faire par l’intermédiaire de l’armée jordanienne, et c’est contre nos principes. » Il fit un geste en direction des quatre affiches sur papier glacé accrochées au-dessus du canapé de cuir sur lequel il était assis. Neutralité, indépendance, universalité, humanité. « Ce sont nos principes », dit-il, « et ils signifient que nous devons apporter l’aide nous-mêmes ou passer par l’un de nos partenaires établis. »

La responsable des relations avec les médias pour les opérations de la Jordanie assistait à la réunion : « J’ai entendu dire que des armes ont été passées en contrebande aux rebelles au moyen d’une caravane d’aide », dit-elle. « Voilà », ajouta le directeur, « et nous savons déjà qu’une milice antirégime se cache parmi les personnes déplacées. Alors qu’arriverait-il s’ils ouvraient effectivement la frontière et que des terroristes s’échappaient pendant que les civils se précipitaient de l’autre côté ? »

Exactement au même moment, des milliers de personnes à travers la Jordanie avaient commencé à envoyer de l’aide au nord du pays. Vêtements, couvertures, parapluies pour se protéger du soleil, eau en bouteille, couches pour bébés, médicaments, ainsi que des camions remplis de pain envoyés par des boulangeries — tout cela finissait en tas dans un terrain vague de la ville de Ramtha. Lorsque je me suis renseigné en Syrie, un kilomètre plus loin, on m’a dit qu’autrefois c’était une vieille place où les pèlerins turcs en chemin vers la Mecque se reposaient, mais à ce moment elle servait de stationnement. Et les colis continuaient d’arriver, envoyés par des petites entreprises et des familles qui regardaient les informations. Le cheikh Zayed, directeur de la Jam‘iyyat al-Kitab wal-Sunna, a organisé une série de réunions avec des représentants du gouvernement. En l’espace de quelques jours, il avait conclu un accord avec le gouvernement selon lequel l’aide recueillie par des particuliers passerait la frontière dans des camions mis à disposition par l’armée jordanienne.

Sur la place où s’accumulaient les envois charitables, j’ai vu un autre de mes interlocuteurs filmer un vidéo avec son téléphone portable pour l’envoyer à des personnes éloignées. Il dit :

En ce jour béni, les camions sont arrivés de toute la Jordanie. De Mafraq, d’Irbid, de Jerash. C’est comme le hadith du Prophète : « Personne n’est un croyant quand son voisin a faim. » Nous demandons à Dieu de soulager les affligés, d’accepter nos martyrs au paradis, de protéger les vulnérables, de récompenser nos frères en Syrie et en Jordanie. Il n’y a pas de division dans les coeurs des fidèles, dans leur compassion mutuelle. Les coeurs des fidèles traversent cette frontière où nous sommes. (Les larmes lui vinrent aux yeux.) C’est la signification du hadith du Prophète au sujet de l’oumma : les fidèles sont un seul corps ; quand un seul membre a mal, tout le corps souffre d’insomnie et de fièvre.

Pour Tahir Zaman (2016), au lieu de concevoir l’oumma à grande échelle, les universitaires devraient la rechercher dans les pratiques de construction de la communauté islamique à travers l’aide mutuelle entre voisins. Si l’on considère, par exemple, le travail de la Jam‘iyyat al-Kitab wal-Sunna, il est difficile de nier l’efficacité de l’oumma. La communauté islamique prend place dans l’espace d’un monde dont les termes sont déjà largement définis pour elle (par exemple, les États-nations des frontières Sykes-Picot), mais nous sommes loin d’avoir tourné la page de cette grammaire. Plus généralement, c’est un message d’unité qui imprègne le discours de l’islam contemporain, mais il peut être neutralisé intensivement et de multiples façons. Mes interlocuteurs insistent sur le fait que bien qu’ils aient été affligés par les aléas de la prospérité et les ravages de l’assassinat autant que par l’imposition de frontières coloniales et la guerre civile, les fidèles n’ont pas simplement cessé d’être un seul corps. Au lieu que ce soit la communauté qui garantisse la vie de la tradition, comme l’expose Alasdair MacIntyre dans son ouvrage sur la vertu (1981), ses défaillances se révèlent être des modes de la tradition de la communauté islamique. Bien que le cheikh Zayed ait une conception spatiale des terres des musulmans, il invoque non seulement leur masse géopolitique, mais aussi le sentiment d’une image mortifiée qui révèle sa corruption et sa douleur. « Le Coran nous dit que nous pourrions être la meilleure communauté de l’humanité », disait-il en riant amèrement, « si nous imposions le bien et condamnions le mal. Mais en leur absence, nous n’avons ni justice [‘adl] ni prospérité [i‘mar]. »

Le hadith au sujet des croyants qui ne font qu’un corps était traditionnellement lu comme un exemple [mathal] et une comparaison [tashbih] encourageant la solidarité dans les bonnes oeuvres. L’érudit médiéval syrien Yahya ibn Sharaf al-Nawawi écrit dans son commentaire de ce hadith qu’une formule telle que celle-ci « amplifie explicitement les revendications légitimes des musulmans les uns envers les autres et les incite à la compassion mutuelle et à la solidarité dans tout ce qui est sans péché et non répréhensible » (al-Nawawi 1972 : 16:139-140, §2586). Cela explique pourquoi le cheikh Zayed est passé immédiatement de l’image affective d’un corps aux obligations qu’il implique, notamment au sein de la fraternité des croyants. Un message d’unité traverse le secteur de l’aide humanitaire islamique, mais son cadre de référence est ambigu. Il est difficile de dissocier la force et la signification de ses formes symboliques de leur absence[12].

Au moment où les nouvelles des campagnes de bombardements et d’abominables tortures en Syrie parvenaient jusqu’aux sites de l’aide humanitaire, les déclarations d’unité islamique paraissaient absurdes. Mais là aussi la perte de la conscience de sa communauté dévoile un autre point de vue sur le présent dévasté : « Nous sommes détruits, exactement comme ceux qui vivaient avant nous », avait conclu le cheikh Zayed, faisant écho à l’injonction coranique de voyager à travers le pays pour découvrir les ruines de ceux qui vivaient avant. « N’ont-ils pas voyagé sur la Terre et observé comment ceux qui les ont précédés sont arrivés à la fin ? Ils étaient plus forts qu’eux et ont laissé des traces plus solides sur la Terre ; pourtant Dieu les a condamnés pour leurs péchés et il n’y avait personne pour les protéger de Dieu. » (Coran 40:21.) Assister à la ruine de la Communauté revient à reconnaître sa place — la place de chacun — aux côtés des autres peuples qui ont disparu de la surface de la Terre, détruits à la fin par Dieu auquel on ne peut échapper. « Par la mort, les yeux se retournent, et ce retournement, c’est l’autre côté, et l’autre côté, c’est le fait de vivre non plus détourné, mais retourné… » (Blanchot 1968 : 173-174.) Voir la Communauté en ruines, c’est habiter un futur antérieur, voir dans la vie présente comment elle aura disparu du royaume des vivants, et ainsi avoir un aperçu de sa « ressemblance cadavérique », ce qui est déjà le cas. « Tout doit périr sauf Son Visage » (Coran 28:88).

La forme de la perte

Mes interlocuteurs ont hérité de la sensibilité de l’unité musulmane, leur compassion mutuelle (comme dans le hadith) les laissant dans la douleur de l’insomnie et de la fièvre lorsque l’un des membres est souffrant, en l’absence de justice [‘adl] ou de prospérité [i‘mār], même après les projets enthousiastes du panislamisme du début du vingtième siècle (Ozcan 1997) et les confessions divergentes du post-islamisme de la fin du vingtième siècle (Bayat 2013). Mes interlocuteurs admettent que la Communauté n’est pas florissante, qu’elle ne dispose pas de la souveraineté qui lui est propre (ce qui signifie au minimum la capacité de protéger sa propre intégrité). Plutôt que d’écarter le discours de la solidarité religieuse en tant que dispositif rhétorique d’identification idéologique ou de démontrer les multiples façons dont l’idéal d’unité musulmane est complètement miné, il pourrait être plus fructueux de réexaminer les figures affectives de la douleur et de la perte à travers lesquelles s’articule ce sentiment de compassion mutuelle. Dans le corps souffrant collectif des musulmans, les croyants ont un devoir de responsabilité qui ne tient pas compte des frontières souveraines. L’autorité de l’oumma est à présent diffuse, et peut-être l’a-t-elle toujours été ; mais elle se définit simplement par l’affection mutuelle, par son habitude de se plaindre de la destruction contemporaine.

La crise frontalière de l’été 2018 a démontré l’efficacité des organisations caritatives religieuses dans un secteur humanitaire qui est paradoxalement entravé par les principes mêmes d’indépendance et d’universalité qui étaient censés garantir son impartialité. Lorsque le cheikh Zayed a coordonné l’acheminement de l’aide d’urgence à travers la frontière territoriale avec la Syrie, travaillant avec l’Organisation caritative hachémite de Jordanie[13] pour autoriser une opération de secours étroitement contrôlée dans des camions militaires, il n’a pas seulement comblé une lacune dans l’ordre mondial souverain des États-nations. Comme l’a souligné l’un des évaluateurs de cet article, ce n’est pas seulement l’État qui régit les frontières de la pratique religieuse : les acteurs religieux aussi transforment et brouillent continuellement ces frontières. En coordination avec les représentants de l’État, et dans un vif contraste avec les organisations humanitaires qui se sont trouvées dans l’impossibilité de s’en approcher, le cheikh Zayed a reconfiguré de façon pragmatique cette frontière souveraine en espace de mise en pratique de l’oumma. L’oumma franchit les frontières territoriales sans les tenir pour acquises ni les exclure.

Au lieu de déclarer la perte historique de la solidarité panislamique et sa séquestration séculaire dans le domaine proprement privé de la pratique éthique, une anthropologie politique renouvelée de la religion pourrait noter comment la perte est une forme de la vie actuelle de l’oumma[14]. L’oumma, à la frontière jordano-syrienne, n’a ni justice ni prospérité, sans protection contre le brutal régime syrien et ses alliés russes et iraniens. Sa neutralisation par le meurtre et la richesse, la guerre civile et la division coloniale a fait de sa disparition continue un mode de son apparition. La plainte de l’oumma s’est fait entendre dans les prières et les malédictions prononcées des deux côtés de la frontière. Nous pouvons écouter ce discours pour la manière dont il redéfinit la violence de la souveraineté territoriale en la présentant comme étant non seulement politique, ce que les anthropologues politiques ont compris depuis longtemps, mais aussi théologique[15].