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Au cours des dernières décennies, aucun phénomène n’a sans doute fait couler autant d’encre tout en suscitant aussi peu de compréhension que le « djihad sans frontières » ou djihad « global ». Ceux que l’on appelle les « combattants étrangers », qui parcourent le monde au nom d’une communauté musulmane mondiale (l’oumma), allient apparemment ferveur religieuse, mobilité transnationale et violence d’une façon qui paraît incompatible avec la souveraineté de l’État-nation. Et cependant, l’emprise de la souveraineté, en tant que concept, sur les représentations dominantes et les cadres analytiques est si forte que l’on a tendance à ne lire les pratiques du djihad contemporaines qu’en ces termes : le djihad est soit vu comme la négation pure du concept même de « souveraineté », soit compris comme la recherche d’une version islamique de celle-ci par la prise de contrôle de l’État et l’application d’une certaine version de la charia. Un choix douteux entre l’absence et l’imitation.

Dans cet article, je montre comment certaines mobilisations transnationales au nom du djihad peuvent se dérouler selon une logique politique différente, une logique de solidarité. Plutôt que de chercher à être régis par un État — que ce soit en prenant le contrôle d’un gouvernement existant ou en faisant sécession pour en créer un autre —, ces djihads se sont plutôt efforcés d’aider leurs coreligionnaires musulmans sans gommer les différences entre eux. Autrement dit, la solidarité produit l’unité tout en sauvegardant explicitement l’hétérogénéité (ou du moins en lui attribuant un autre rôle). L’un des corollaires de la solidarité est que l’on s’engage à aider les autres sans nécessairement chercher à se joindre à eux ou à leur imposer un certain nombre de mesures. Cela ne signifie pas que les participants à chaque djihad n’ont aucune préférence ou condition à poser en proposant leur solidarité. Il s’agit simplement de prendre au sérieux le fait, qui n’a rien d’étonnant mais qui est rarement admis, que les djihads sans frontières cherchent souvent à soutenir plutôt qu’à supplanter les mouvements politiques musulmans, du moins certains d’entre eux. Et une fois que la solidarité — plutôt que la souveraineté — devient le cadre analytique de ces mobilisations au nom du djihad, de nouvelles questions et orientations de recherche, espérons-le plus productives, émergent.

Afin de démontrer l’utilité analytique de la mise en évidence de la logique de solidarité plutôt que de se concentrer uniquement sur la souveraineté, cet article est divisé en deux parties. Premièrement, il nous rappelle que les pratiques du djihad contemporaines sont politiquement hétérogènes, fait que l’anthropologie contemporaine de l’islam a eu tendance à négliger. L’un des résultats est que les solutions alternatives aux formes de violence de l’État-nation sont rarement théorisées. Afin de remédier à cette omission, cet article se penche sur la pensée de ‘Abd Allah ‘Azzam, un éminent théoricien du djihad palestinien. Il établit un lien, en particulier, entre ses écrits juridiques sur le djihad — qui mettent l’accent sur le devoir de l’individu de combattre, même si cela signifie contester l’autorité gouvernementale — et ses engagements tout aussi populaires concernant le mysticisme islamique dans ses textes sur les miracles du djihad. Ces écrits renferment les contours d’une théologie politique alternative, qui est transnationale sans être étatiste et qui penche vers la solidarité autant que vers la souveraineté. La seconde partie de l’article se tourne vers le vécu des combattants du djihad arabes durant la guerre de 1992-1995 en Bosnie-Herzégovine et les controverses concernant les règles islamiques qui régissent le mariage. Les débats modernes sur la loi islamique tiennent souvent pour acquis que l’État est le locus de l’activité — comme dans les tentatives des islamistes d’utiliser l’État pour mettre en oeuvre une certaine vision de la loi islamique ou dans celles des individus défiant l’autorité séculière de l’État pour appliquer eux-mêmes ces règles. En contraste, nous verrons comment la loi islamique façonne et régit également les conflits dans un contexte transnational non étatique — des idées qui sont devenues évidentes à travers le prisme de la solidarité plutôt que de la souveraineté.

Avant de nous lancer dans cette argumentation, il est nécessaire de rejeter deux termes couramment utilisés qui ont conjointement tant contribué à obscurcir la pensée au sujet des pratiques contemporaines du djihad, à savoir la radicalisation et le djihadisme. Ainsi que l’a fait remarquer François Burgat, la confusion analytique réside moins dans l’existence de ces deux formes de violence que dans le refus de comprendre clairement ce qui est par ailleurs « la très banale résurgence du lexique politique islamique dans les sociétés de culture musulmane et le fait qu’une culture non occidentale prétende grignoter le vieux monopole occidental d’expression de l’universel » (Burgat 2005 : 8).

Comme l’ont remarqué les spécialistes, le concept de « radicalisation » élude les questions de contestation politique en portant un regard de myope sur les questions de pathologie, souvent individualisées (Sakhi 2018 ; Fadil et al. 2019 ; Bounaga et Esmili 2020). Cela traduit souvent des inquiétudes racialisées au sujet des populations musulmanes immigrantes marginalisées (Rougier 2020). Des formes plus élaborées de la théorie de la radicalisation ont pris diverses teintes. Certaines se sont concentrées sur des tactiques spécifiques — en particulier les attentats-suicides (Khosrokhavar 2003) —, ce qui est souvent plus révélateur des préoccupations des publics occidentaux que des dynamiques politiques de la contestation (Asad 2018). La plupart des autres mettent l’accent sur le fait que le dénuement et l’exclusion que vivent les individus constituent d’importants facteurs de motivation (Truong 2017). Cette approche a le mérite de contester les notions simplistes sur le fanatisme religieux. Mais elle se base fondamentalement sur une absence ou un vide : les enjeux mêmes de la controverse politique et de la contestation ne sont jamais considérés avec le sérieux requis (Euben 2002). De plus, dans un contexte où les objectifs et les logiques politiques de certains groupes sont largement méconnus ou dissimulés sous l’étiquette de « terrorisme », une telle approche risque d’entraîner une atomisation méthodologique en subsumant la politique à la question du recrutement. Les mouvements politiques et les appareils de violence de toutes sortes — y compris les armées d’État — ont attiré et intégré des individus atomisés et traumatisés. Cependant, si la simple étude des parcours individuels des recrues de l’armée américaine ne permet pas de comprendre la politique des guerres américaines en Irak et en Afghanistan, il en va de même pour les membres des formations du djihad telles que l’État islamique autoproclamé en Irak et en Syrie.

Si le concept de « radicalisation » s’attache à pathologiser les individus, le djihadisme fait de même pour l’islam ou certains de ses sous-ensembles, comme le « salafisme ». Parmi les croyants musulmans, le terme djihad connote des formes de lutte sanctionnées par la religion, du combat armé à la purification interne (Mossière 2018), et les croyants contestent vigoureusement les usages convenus de ce terme. Mais en faisant du djihadisme une idéologie, un mouvement ou une catégorie analytique, on s’immisce de façon pernicieuse dans les débats entre croyants tout en revendiquant le statut de sciences sociales séculières. À moins que l’on ne définisse le djihadisme comme signifiant tout ce que les musulmans appellent djihad, il nous faut inévitablement prendre des décisions qui sont autant de choix implicites au sujet de l’authenticité (les exonérations passe-partout voulant que le djihadisme soit une « déformation » de l’islam constituent un exemple de ce problème, car elles tiennent pour acquis que le locuteur sait ce que devrait être l’interprétation correcte de la religion). De plus, la volonté ostensiblement bien intentionnée d’éviter l’essentialisme religieux contribue à refermer le piège : plus on cherche à définir le djihadisme de manière étroite en fonction des groupes qui jouissent de la plus grande notoriété auprès des musulmans et des non-musulmans, comme ISIS et al-Qaïda, plus la catégorie résiduelle des djihads « non djihadistes » est importante. Cela inclut les nombreuses et diverses formes de violence politique que l’on qualifie aussi de djihad, telles que la participation de l’Empire ottoman à la Première Guerre mondiale et le fait qu’il ait appelé à la révolte les musulmans des armées impériales françaises et britanniques ; les discours des deux camps lors de la guerre Irak-Iran (1980-1988) ; et les groupes cherchant à expulser l’occupant étranger pour parvenir à l’autodétermination nationale comme le Hamas et le Hezbollah. De plus, la logique qui prétend distinguer le djihad du djihadisme — ou, par voie de conséquence, les formes authentiques de l’islam des formes inauthentiques — tend à faire correspondre cette distinction à ce qui convient au consensus dominant. Elle tend un piège d’authenticité toxique dans lequel les musulmans sont soumis à l’exigence incessante et insatiable de condamner la violence perpétrée par d’autres musulmans afin de prouver leur loyauté.

Contrairement à tout ce qui précède, cet article suggère de ne pas considérer le djihad comme un problème et de se demander plutôt : dans quelles conditions le djihad peut-il être considéré comme une solution possible ? L’une des réponses est que le djihad est une tentative de remédier aux échecs de ce que l’on appelle la Communauté internationale, qui n’a pu répondre à la violence catastrophique perpétrée contre les populations musulmanes malgré ses promesses de protéger les intérêts de l’humanité. Dans les années 1990, les multiples atrocités commises à l’encontre des musulmans en Bosnie ont fait les gros titres des journaux dans le monde entier et ont mis à l’épreuve le projet émergent d’Union européenne ainsi que celui des États-Unis, qui étaient encore en train de prendre leur place de « gendarme du monde » incontesté après la chute de l’Union soviétique. De nombreux musulmans du monde entier considéraient que l’Occident était au mieux inefficace, au pire activement complice d’actes de génocide et de nettoyage ethnique, et un petit nombre d’entre eux a décidé que se joindre à cette guerre représentait une option alternative ou un complément nécessaire à la Communauté internationale. Prendre le point de départ analytique du djihad comme solution proposée plutôt que problème que l’État doit « résoudre » ne revient pas à glorifier le djihad, mais plutôt à le concrétiser comme une entreprise humaine avec ses propres contradictions, exclusions et limites. Autrement dit, il s’agit d’une condition préalable à une véritable critique, par opposition à un rejet sommaire.

Un paysage de nombreux djihads

Ayant écarté les termes qui obscurcissaient le propos, radicalisme et djihadisme, nous pouvons affirmer clairement que les invocations du djihad qui ont connu la plus grande notoriété au cours des dernières décennies sont des formes d’action armée qui ne sont pas organisées par des États et qui rassemblent des musulmans de différentes nationalités au nom de l’oumma. Notez que cette catégorisation est négative, ou mieux, résiduelle : elle ne correspond pas nettement aux distinctions qui se font au sein des traditions islamiques, qu’elles soient de nature juridique ou autre — bien que, comme nous le verrons, ces traditions demeurent extrêmement importantes pour comprendre les dynamiques internes de telles mobilisations. Cela se comprend mieux si l’on se détourne du présupposé voulant que les États-nations sont les principaux agents de la violence politique autorisée dans le monde et que l’instrument par défaut d’une telle violence, ce sont les armées composées de citoyens-soldats. Sur la toile de fond de ces présupposés, ces djihads sans frontières (notez encore une fois la négation ici) paraissent distincts sur le plan analytique et apparemment menaçants envers tous les dispositifs politiques dominants — autrement dit, on peut avancer qu’ils sont radicaux sans être nécessairement abstraits, pathologiques ou nihilistes (Devji 2005).

Cependant — et ceci est essentiel —, même les djihads sans frontières laissent entrevoir une hétérogénéité importante dans leurs logiques politiques. Nous pouvons examiner un paysage de différents projets qui ont recours à la force en soulignant trois grandes tendances. Premièrement, il y a les djihads où une population locale de musulmans est submergée par des opposants non musulmans, ce qui déclenche un appel aux musulmans du monde entier pour qu’ils viennent se joindre à eux. Le combat de l’Afghanistan contre l’Union soviétique dans les années 1980 est l’exemple le plus connu de ce phénomène ; les conflits armés en Bosnie-Herzégovine, en Tchétchénie, au Cachemire, en Somalie, en Irak et en Syrie ont suscité de semblables mobilisations. Une deuxième approche, bien plus controversée, fut celle d’al-Qaïda dans sa confrontation avec les États-Unis : de la même façon que le gendarme du monde opère dans différents pays, des opérations armées se sont également déroulées en Afrique de l’Est, au Yémen ou au coeur des États-Unis (Ould Mohamedou 2007). Combinant les aspects de ces deux approches, l’État islamique autoproclamé en Irak et en Syrie (Daech) était un projet de construction étatique qui se fondait en grande partie sur les activités de musulmans étrangers et qui autorisait également des opérations offensives à l’extérieur de son territoire, surtout en Europe.

Discerner les différentes logiques politiques à l’oeuvre sous la bannière du djihad a largement échappé à l’anthropologie de la religion. L’anthropologie de l’islam, en particulier, a pris un nouveau tournant dans la recherche anglophone sous l’influence de Talal Asad et de ses étudiants, particulièrement Saba Mahmood, en s’orientant vers l’étude des traditions discursives et des pratiques de piété (Mahmood 2009 ; Landry 2016 ; Fadil 2017 ; Meziane 2017) ainsi que vers l’étude critique de la laïcité (Agrama 2012 ; Fernando 2014). Les chercheurs de ce courant ont moins souvent exploré les politiques islamistes, à l’exception notable de Noah Salomon et de son étude complexe du Soudan de l’après-1989 (Salomon 2016). Bien que ce courant nous ait procuré de formidables outils pour critiquer les conceptions dominantes de l’islam et de la laïcité en Occident qui continuent de faire tant de mal, il a été moins utile pour ce qui est de proposer une analyse alternative des pratiques du djihad contemporaines et des mouvements politiques en règle générale. Il vaut la peine de remarquer que l’intervention d’Asad dans ce domaine s’intitule Attentats-suicides (On Suicide Bombing, en anglais), mais qu’il s’agit en réalité d’un examen minutieux des attitudes libérales occidentales vis-à-vis de ce phénomène (Asad 2018). Bien qu’il ait brillamment inversé le regard ethnographique pour examiner l’horreur que suscitent les tactiques suicidaires et ce qu’elles révèlent du libéralisme, il ne propose cependant pas de compte rendu émique des pratiques du djihad contemporaines.

Si Asad a abordé explicitement les politiques islamistes, c’était pour critiquer le fait qu’elles embrassent des projets étatiques modernes (id. 2012). Les tendances expansionnistes de l’État, l’exigence d’une loyauté absolue et la monopolisation de la violence faisaient douter qu’il puisse véhiculer une réelle vision morale. De même, Asad descend en flammes ceux qui se lancent dans une guerre contre les États-Unis au nom de l’islam dans la mesure où ils reproduisent une logique étatique : « à l’instar de leurs opposants étatiques, les terroristes sont des idéologues modernes et impitoyables » (id. 2010 : 19, traduction libre). Les arguments d’Asad rappellent utilement la coexistence de groupes qui participent au djihad, mais ils indiquent aussi la nécessité de trouver une façon de penser sérieusement le djihad en ses propres termes, et non pas simplement comme un Autre démoniaque vis-à-vis de l’État libéral ou un pâle imitateur de ce dernier. Il y a ici un écart entre les travaux d’Asad sur la violence — qui cherchent à déconstruire les distinctions désobligeantes entre le libéralisme et ses Autres — et son influence sur l’anthropologie de l’islam, qui a souligné la nécessité d’envisager sérieusement des voies alternatives au libéralisme. Que les théorisations anthropologiques les plus productives au sujet de l’islam aient été si peu utiles à l’analyse du djihad indique moins l’inadéquation de cette littérature qu’une raison de se demander pourquoi elle devrait porter le fardeau d’une telle explication en premier lieu.

Une partie du problème ici vient de la méfiance des anthropologues de l’école d’Asad à l’égard des discours politiques (Marzouki 2015 : 47-48), mais il existe aussi une impasse conceptuelle résultant de l’assimilation de la catégorie du politique à l’État et ses modes de pensée. Ainsi que l’avait observé Mahmood elle-même, « nous avons peu de ressources conceptuelles disponibles pour analyser les formations sociopolitiques qui ne prennent pas l’État et son appareil juridique comme principaux points de référence » (Mahmood 2009 : 284). Et cependant, aussi longtemps que les États existeront dans un système de relations mutuelles, il sera toujours nécessaire de réfléchir aux relations orthogonales de violence au-delà des frontières étatiques — qui ne sont ni les guerres entre États ni les guerres des États contre leur propre population.

Le problème ici n’est pas non plus exclusif à l’école d’Asad. Il est plutôt symptomatique du travail plus large sur la théologie politique, qui est encore une fois trop souvent comprise comme une théologie politique de l’État. Afin d’élargir le questionnement ici, revenons sur un exposé influent de la théologie politique et de la souveraineté. Alors que le juriste Carl Schmitt est connu pour avoir défini le souverain comme « celui qui décide de la situation exceptionnelle » (Schmitt 1985 : 15), un autre développement de sa pensée a reçu beaucoup moins d’attention, à savoir que « [l]a situation exceptionnelle a pour la jurisprudence la même signification que le miracle pour la théologie. C’est seulement en prenant conscience de cette position analogue qu’on peut percevoir l’évolution qu’ont connue les idées concernant la philosophie de l’État au cours des derniers siècles. » (ibid. : 46). Selon Schmitt, la souveraineté — la forme d’autorité qui caractérise l’État moderne — doit se comprendre comme un « concept théologique sécularisé » dont l’origine réside dans l’idée de Dieu en tant que « législateur omnipotent ». Pour lui, le pouvoir du souverain de statuer sur la véracité des prétentions au miracle représentait le plus parfait exemple de son rôle de représentant de l’autorité divine sur la terre (id. 1996 : 113-116). Cependant, la souveraineté n’est qu’un type d’autorité parmi d’autres, et les miracles peuvent se concevoir autrement que comme des exceptions.

Une lecture différente des miracles — qui met l’accent sur les dons du pouvoir transgressif venant de Dieu plutôt que sur une imitation « souveraine » du pouvoir divin d’accomplir des miracles — révèle une autre forme d’autorité qui est à l’oeuvre dans les djihads sans frontières : non pas une logique de souveraineté, mais une logique de solidarité. La solidarité se fonde sur l’affirmation selon laquelle les musulmans ont le droit de voyager et de participer au djihad ailleurs sans la permission d’aucun État, au mépris de la préférence de l’ordre juridique international pour la violence autorisée par l’État. Trop souvent, cette affirmation est présentée comme un rejet total de l’autorité de l’État ; pourtant, comme nous le verrons, il est possible de défendre ce principe radical tout en développant une approche pragmatique de la politique locale, y compris des projets d’État non islamistes.

Mais les djihads motivés par la solidarité nous obligent cependant à tenir compte d’une théologie politique qui traverse les frontières de façon très concrète. Le document cité le plus souvent comme énonçant une certaine théorie de l’autorité pour ces djihads est né sous la plume d’‘Abd Allah ‘Azzam (1941-1989), que les experts occidentaux du terrorisme qualifient de « parrain du djihad ». Né en Palestine, ‘Azzam a obtenu son doctorat en droit sacré (fiqh) à l’Université al-Azhar, a enseigné dans les universités d’Amman, de Djeddah et d’Islamabad, et est devenu un éminent défenseur du djihad afghan dans le monde arabe. ‘Azzam a créé le fameux Bureau des services[1] qui cherchait à coordonner les soutiens étrangers au djihad, y compris l’aide humanitaire et les volontaires armés. Parce qu’il travaillait en étroite collaboration avec le jeune Oussama ben Laden, ‘Azzam a souvent été décrit — au péril de l’anachronisme — comme l’ancêtre intellectuel, voire le cofondateur d’al-Qaïda.

En 1984, ‘Azzam a publié sa célèbre opinion juridique, ou fatwa, déclarant que la participation au djihad afghan était fard ‘ayn, soit du devoir individuel de tout musulman dans le monde qui en était capable physiquement, et que cela était comparable à la prière ou au jeûne durant le ramadan. De telles obligations pouvaient également être remplies sans la permission de toute autre autorité. ‘Azzam et la plupart des docteurs du fiqh s’accordaient sur le fait qu’il était fard ‘ayn pour les musulmans de se défendre contre les envahisseurs non musulmans. Cependant, l’étendue de ceux à qui incombait ce devoir suivait une idée assez vague d’affiliation territoriale localisée. Le caractère distinctif de l’argumentation d’‘Azzam réside dans l’élargissement de ce cercle d’obligation, tout d’abord aux musulmans des pays voisins, puis à l’oumma dans son entier si les envahisseurs ne sont pas repoussés. Les failles de son raisonnement quant à la manière dont une entreprise si énorme pourrait se concrétiser n’ont pas échappé aux critiques (Hegghammer 2020 : 304-305). Ainsi, bien qu’elle recoure au langage de l’obligation, la fatwa d’‘Azzam est peut-être mieux comprise dans son contexte comme conférant une autorisation, un moyen pour les musulmans de justifier leur participation au djihad alors que d’autres liens auraient autrement pu les retenir. La jurisprudence traditionnelle spécifiait que lorsque le djihad est fard ‘ayn, le débiteur, l’enfant et la femme peuvent y participer sans prendre respectivement congé du créancier, du parent et du mari. ‘Azzam cherchait à raisonner de façon analogique à partir de cette doctrine afin d’y inclure également les dirigeants (‘Azzam 1987 : 54-61). En effet, il rejetait l’une des affirmations essentielles de l’ordre légal international, à savoir que seuls les États ont le droit de faire la guerre (Zulfiqar 2018).

Mais bien que la fatwa d’‘Azzam ait donné aux individus une autonomie vis-à-vis des États en leur permettant de participer à des actes de violence transnationaux, cela ne signifie pas pour autant qu’il ait rejeté le système étatique, comme on le présume souvent. ‘Azzam intervenait au sein d’une logique de solidarité, en conservant un sens de l’autorité résolument localisé dans le djihad afghan — une lutte visant à obtenir le contrôle d’un État dans le cadre de l’ordre juridique international et s’alignant ouvertement sur les membres de cet ordre, notamment les États-Unis. ‘Azzam voulait soutenir, plutôt que déplacer, les factions moudjahidines afghanes ; il s’efforçait d’atténuer les divergences entre elles (même si ses préférences étaient loin d’être neutres) et il préférait canaliser les combattants étrangers pour qu’ils se joignent à elles plutôt que de créer une force séparée. Dans d’autres djihads contemporains également, les volontaires étrangers combattent invariablement en coopération avec certains groupes locaux qui, en fin de compte, recherchent eux-mêmes l’autorité de l’État et doivent s’accommoder de l’ordre étatique. Dans les années 1990, même al-Qaïda, l’archétype du « réseau terroriste mondial », admettait (avec une sincérité douteuse) que son statut d’hôte dans le pays lui imposait de toujours reconnaître l’autorité des talibans (Strick van Linschoten et Kuehn 2011).

Pour concilier la conception radicalement individualisée du djihad de ‘Azzam avec son soutien aux factions politiques locales recherchant un statut d’État, il faut situer la fatwa dans une théologie politique plus large. Et pour cela, il pourrait être utile de nous tourner vers le royaume mystique, car on peut avancer que l’influence d’‘Azzam en tant que juriste est éclipsée par la popularité de ses travaux sur les miracles. Le premier de ses livres au sujet de l’Afghanistan était un traité sur les miracles du djihad, Les signes du Miséricordieux dans le djihad afghan, qui a été traduit dans de nombreuses langues et publié dans de nombreuses éditions. Pour les moudjahidines avec qui j’ai discuté dans une douzaine de pays, c’étaient les écrits d’‘Azzam sur les miracles, et non ses avis juridiques, qui avaient eu la plus grande résonance. Les récits d’événements miraculeux, qui utilisent souvent le modèle d’incidents rapportés dans les débuts de l’histoire de l’islam, sont un trait omniprésent des djihads contemporains. En général, il s’agit d’histoires de martyrs dont les corps sentent le musc et qui ne se décomposent pas, d’anges qui interviennent aux côtés des moudjahidines ou de changements atmosphériques soudains et spectaculaires ayant un effet bénéfique.

Les signes du Miséricordieux dans le djihad afghan est un texte curieux associant une analyse politique et historique de la situation en Afghanistan à des récits de miracles et à des réflexions sur la nature de ces miracles eux-mêmes. Il s’inspire fortement des textes classiques sur le miraculeux, dont plusieurs appartiennent à la tradition soufie (Li 2012). Le terme arabe pour ce type de miracles dont nous avons parlé jusqu’ici est karama (pluriel : karamat), mot qui peut également signifier « dignité » ou « honneur », et qui est lié étymologiquement à la notion de « générosité ». Cet aspect de gratuité est important : les karamat peuvent être pour Dieu un moyen de renforcer la foi ou la moralité des gens, mais on ne peut gagner ou perdre de batailles par leur intermédiaire. L’existence des karamat est incontestable, mais cela ne devrait pas pousser les gens à la complaisance (al-tawakul) au détriment de leur confiance en Dieu (al-tawakkul). Et l’absence d’un tel phénomène ne devrait jamais être retenue contre quiconque pour évaluer sa piété ou sa valeur (‘Azzam 1986 : 55-56). De plus, les karamat ne constituent qu’un sous-ensemble des actes qui transgressent l’ordre habituel des choses, aussi faut-il prendre soin de les distinguer des miracles réalisés par les prophètes, d’un côté, et des actes de magie de l’autre (ibid. : 59-60). Les premiers indiqueraient des prétentions dangereuses, les seconds, du charlatanisme. Pour toutes ces raisons, on ne devrait évoquer de tels événements qu’avec précaution.

La théologie politique d’‘Azzam contraste avec l’idée de Schmitt voulant que le miracle soit le modèle de l’exception souveraine sur trois plans importants. Tout d’abord, tandis que le miracle souverain tient lieu de pouvoir centralisé exercé par un dirigeant, les miracles du djihad sont plus dispersés : il n’existe aucun « celui qui décide » dans le monde, aucun individu qui puisse recourir à ce pouvoir à volonté. Si, pour emprunter la formule classique d’Ernst Kantorowicz, la souveraineté imagine le roi comme ayant deux corps à la fois — un corps naturel mortel et un corps politique immortel —, la théologie politique de ces djihads s’exprime dans les karamat dont la présence peut être reconnue par l’intermédiaire de certains corps de moudjhahidines ou aucun d’entre eux (Kantorowicz 2019). Deuxièmement, les karamat transgressent l’ordre existant des choses sans avoir pour finalité de préserver l’ordre ancien ou d’en instaurer un nouveau. Cela fait que les moudjahidines n’ont pas à se soucier de souveraineté lorsqu’il s’agit de concilier la règle et l’exception ou de s’assurer que chaque acte de jugement extraordinaire n’en conserve pas moins un caractère légal ; en franchissant les frontières, les moudjahidines contestent les souverains sans nécessairement chercher à les remplacer ; qu’ils se battent contre des gouvernements reconnus comme en Afghanistan dans les années 1980 ou à leurs côtés comme au Yémen et en Bosnie dans les années 1990, leur position vis-à-vis de la souveraineté étatique est contingente et pragmatique. Troisièmement, enfin, les karamat n’épuisent pas la catégorie du miraculeux. L’État souverain s’efforce d’amener le pouvoir du miraculeux sur terre et d’en faire une arme, éternellement précaire, tandis que le djihad, dans le cadre établi par ‘Azzam, laisse advenir le miraculeux, le traitant comme une possibilité qui peut soudainement se condenser dans l’atmosphère. De même, cette théologie politique s’enracine dans une lecture particulière des traditions islamiques, mais elle est à peine représentative ou évocatrice de toutes les théologies politiques islamiques. L’existence des miracles du djihad laisse amplement de place à d’autres autorités qui prétendent elles aussi incarner l’islam et, de fait, oeuvrer avec lui. Lorsqu’on les lit ensemble, la fatwa d’‘Azzam sur le djihad et son travail sur les miracles peuvent nous aider à dessiner une théologie politique disséminée, transgressive et non exhaustive ; une théologie politique qui, en somme, peut fournir une justification au fait de combattre dans l’ombre d’un système d’État-nation, dans l’espace entre les dirigeants et les rebelles qui désirent les remplacer.

Mariage et madhhab

Associer la souveraineté à la solidarité nous permet de nous éloigner de certaines questions éculées au sujet du djihad — qu’est-ce qui fait qu’« ils » nous haïssent ? pourquoi sont-ils si violents ? — pour en poser de nouvelles. En particulier, cela attire l’attention sur la façon dont les différences entre les musulmans engagés dans un projet commun de violence politique — que ces différences soient raciales, nationales ou doctrinales — sont comprises et acceptées. Cela est particulièrement pertinent dans le cas du djihad en Bosnie-Herzégovine. Durant la guerre de 1992-1995 dans ce pays, le gouvernement de Sarajevo était dirigé par des nationalistes musulmans qui avaient embrassé la cause d’un État laïc et multiethnique. Cela revient à dire que leur projet politique considérait le fait d’être musulman comme la base de l’identité nationale et qu’ils accordaient moins d’importance aux questions d’orthopraxie. Dans un pays émergeant de décennies de régime socialiste, de nombreux musulmans pouvaient s’identifier très fortement comme musulmans par la nationalité, sans nécessairement pratiquer une religion. Durant toute la guerre, l’armée bosniaque allait conserver officiellement une idéologie non sectaire et compter un nombre considérable de non-musulmans dans ses rangs.

Néanmoins, un discours sur le djihad est également apparu dès les débuts de la guerre. Il est important de souligner que celui-ci s’est implanté dans les marges de la mobilisation nationaliste et que ses adhérents étaient eux-mêmes très divers : l’idée du djihad, avec sa longue et riche histoire dans l’islam, pouvait être appropriée et mobilisée par différents acteurs. Elle fut embrassée par quelques jeunes imams à Travnik, Zenica, Konjic et dans d’autres petites villes, où se créèrent des milices locales appelées « unités musulmanes ». Quelques dizaines d’Arabes, pour la plupart vétérans du djihad afghan, se joignirent bientôt à elles. La grande majorité des Bosniaques musulmans employaient le terme guerre (rat) pour parler de la violence dans le pays, et certains, à l’occasion, parlaient de « djihad » (džihad) pour signifier que leur combat était légitime sur le plan islamique. En contraste, ces activistes bosniaques et arabes employaient le terme djihad pour signifier non seulement la légitimité islamique de cette guerre, mais aussi que les combats devaient être menés selon des moyens islamiques également, en se fondant sur les notions de la piété musulmane telles que la prière régulière et la non-consommation de porc et d’alcool.

Au cours de la guerre, plusieurs milliers de musulmans du monde entier vinrent se joindre au djihad en Bosnie[2]. La plupart des volontaires étaient des Arabes et leur discours public — incluant des actes de prosélytisme et de sensibilisation — était dominé par le courant salafiste de l’islam. Bien qu’ils n’aient représenté qu’une partie minuscule de l’armée bosniaque, ils ont acquis une notoriété en tant qu’extrémistes et fondamentalistes, et beaucoup de propos sensationnalistes ont cherché à les présenter comme une extension d’al-Qaïda. Cependant, leur propre discours public mettait l’accent sur la défense de la Bosnie et ils évoquaient à peine, voire pas du tout, un « État islamique » — objectif qui, en tout cas, ne trouvait qu’un écho négligeable chez les musulmans bosniaques.

Vers le milieu de la guerre, durant l’été 1993, la plupart des combattants étrangers furent regroupés en une unité autonome au sein de l’armée bosniaque : le Détachement des moudjahidines (en arabe : Katībat al-Mujāhidīn ; en bosniaque : Odred Elmudžahedin ; ci-après « la Katiba »). Celui-ci était subordonné au Troisième Corps de l’armée et opérait en fonction d’objectifs stratégiques larges définis par le haut commandement. La décision de collaborer avec l’armée séculière bosniaque, majoritairement composée d’anciens socialistes, n’a pas fait l’unanimité. Pour affirmer son caractère proprement islamique, la Katiba fit ostensiblement montre de l’autonomie dont elle jouissait : les membres de l’unité choisissaient leurs propres chefs, levaient des fonds à l’étranger (bien qu’il semble qu’ils se soient procuré des armes localement) et avaient leur propre régime d’enrôlement et d’entraînement. L’unité prescrivait la prière régulière, interdisait l’alcool, la fornication, la viande de porc, les jurons et — contrairement aux autres unités musulmanes — le tabac. Elle exigeait de toutes les recrues bosniaques qu’elles suivent une formation islamique d’approximativement 40 jours comme condition préalable à l’entraînement militaire. Contrairement à une hiérarchie militaire conventionnelle, l’unité prenait ses décisions par le biais d’un corps consultatif (majlis al-shūrā) formé des moudjahidines les plus expérimentés.

Outre l’armée bosniaque, l’autre institution majeure avec laquelle la Katiba devait composer était la Communauté islamique (Islamska zajednica, ci-après IZ). L’IZ est l’administration centralisée semi-autonome des affaires religieuses islamiques en Bosnie, responsable des mosquées, des écoles religieuses, des dotations et des voyages pour le hadj[3]. L’IZ avait été mise en place sous la domination austro-hongroise (1878-1918) en tant que structure permettant de régir les affaires musulmanes dans un État non musulman. Les tribunaux de la charia responsables de la loi familiale islamique et des dotations continuèrent d’opérer sous le règne des Habsbourg, le royaume de Yougoslavie (1918-1943) et la domination de la Croatie fasciste durant la Seconde Guerre mondiale (Donia 1981 ; Karčić 2008 ; Greble 2014). La Yougoslavie socialiste limita sévèrement les activités de l’IZ, abolissant les tribunaux de la charia et les codes de loi musulmans personnels en 1946, interdisant le voile masquant le visage en 1950, fermant presque toutes les écoles islamiques et saisissant la plupart des dotations religieuses (Karčić 1999 ; Greble 2021). Après des décennies de restrictions sous le régime socialiste, l’IZ fut reconstituée en 1993 dans une Bosnie nouvellement indépendante et impatiente d’affirmer son autorité spirituelle sur les musulmans du pays ; dans ce contexte, elle est devenue également, quoique toute jeune, une alliée importante des nationalistes musulmans bosniaques (Larise 2015).

La consolidation d’une institution nationale représentant l’autorité islamique en Bosnie fut à la fois facilitée et contrariée par des processus transnationaux. L’IZ a consacré des efforts considérables au développement de l’idée d’une « tradition islamique bosniaque » conforme à la vision nationaliste du pays en tant que pont entre l’Europe et le monde islamique. En même temps, l’IZ a été essentielle au renforcement des liens de la Bosnie avec l’oumma. Les efforts de solidarité et l’aide financière provenaient d’ailleurs dans le monde musulman, en particulier de Turquie, d’Égypte, des pays du Golfe, de l’Iran et de la Malaisie (Bulliet et Imber-Goldstein 2002). À une génération plus jeune de dévots et de prêcheurs musulmans bosniaques frustrés de voir leurs aînés détenir toutes les sinécures, les organismes extérieurs procuraient de nouvelles idées passionnantes, sans même parler des opportunités de voyages et d’études à l’étranger. L’influence salafiste (que l’on appelle souvent péjorativement « wahhabisme », en Bosnie comme ailleurs), qui s’est fait sentir par l’intermédiaire tant des moudjahidines arabes que des organisations d’aide des pays du Golfe, a fait l’objet de débats très animés. Durant la guerre des bruits ont couru sur des travailleurs humanitaires et des combattants moudjahidines arabes qui fustigeaient les gens du voisinage pour leur consommation d’alcool et de tabac tout en disant aux femmes de se couvrir les cheveux. Le directeur du centre d’entraînement de la Katiba avait publié un tract qui critiquait plusieurs rites populaires des musulmans bosniaques, disant que ceux-ci frôlaient le polythéisme ; ce tract s’en prenait également aux religieux musulmans locaux, les accusant de laxisme, ce qui lui valut une réplique cinglante en retour. Plusieurs de ces controverses portaient sur certains points des pratiques rituelles telles que les ablutions et la prière, questions sur lesquelles les deux parties en présence pouvaient convenir d’être en désaccord. Mais le sujet de dispute le plus polarisé — qui impliquait des conflits concernant l’autorité interprétative islamique — était le mariage.

Le mariage est une dimension importante du djihad. Ainsi que l’ont noté de nombreux chercheurs, la montée en puissance des États coloniaux dans le monde musulman a souvent entraîné une redéfinition étroite de la loi islamique en tant que droit familial lié aux systèmes juridiques des États (Lemons 2019). Mais en Bosnie et sur les lieux de djihads similaires le mariage était essentiel pour constituer de nouvelles communautés transnationales, transrégionales et multiraciales. Des dizaines d’Arabes, combattant ou travaillant pour les organismes d’aide, ont épousé des femmes bosniaques (ce nombre allait s’élever à quelques petites centaines durant les années qui ont suivi la guerre) ; les moudjahidines rencontraient souvent leurs futures épouses par l’intermédiaire des Bosniaques de la Katiba qui les présentaient à leurs soeurs. Se marier dans une famille d’habitants de l’endroit permettait aux moudjahidines étrangers de s’enraciner localement et de préparer le terrain pour d’autres efforts de prosélytisme, mais cela a également causé une controverse considérable qui a mis à mal leurs liens avec la population locale.

Dans ce contexte, d’autres histoires ont commencé à courir au sujet des Arabes, en particulier au sujet d’hommes aisés des pays du Golfe qui s’empressaient de divorcer de leur femme bosniaque après avoir consommé le mariage. Cette pratique était considérée au mieux comme extrêmement licencieuse et immorale, au pire comme une forme d’exploitation sexuelle à peine légitimée par le mariage. Ces mariages peu scrupuleux ont suscité de considérables inquiétudes. Les agents officiels d’IZ à Zenica — où étaient basées la Katiba et de nombreuses organisations d’aide arabes — reçurent pour mission de recueillir des informations au sujet des mariages entre des hommes arabes et des femmes musulmanes bosniaques[4]. La Katiba était consciente de l’impact qu’avaient ces comportements sur sa réputation, mais elle reconnaissait également qu’une question juridique était en jeu. À la fin décembre 1994, Anwar Shaʿban, l’un des chefs de la Katiba, écrivit à Ṭalʿat Qasim, un leader de la Jamaa Islamiya, groupe égyptien dissident qui menait à ce moment un djihad armé contre le régime d’Hosni Moubarak[5], pour avoir son avis. Shaʿban était préoccupé par le comportement de certains des « jeunes » arabes :

Certains jeunes ont tiré parti [sfruttano, « ont exploité »] des fatwas prononcées par les docteurs musulmans, commettant des actes immoraux dans l’application de ces fatwas. En particulier la fatwa sur le mariage en ayant le divorce à l’esprit [allo scopo di fare il divorzio], comme celle ayant été attribuée à ʿAbd al-ʿAziz bin Baz. Il y a beaucoup de cas dans lesquels un jeune s’est marié à une fille bosniaque pendant une période de quelques jours ou quelques mois, après quoi le jeune s’en va et par la suite lui envoie un message disant qu’il la répudie. Ces comportements ont déformé l’image des [autres] jeunes moudjahidines qui résident en Bosnie. Pour cela, nous vous demandons de clarifier ce qui est mal et ce qui est bien en ce qui concerne cette question[6]

L’avis juridique islamique, ou fatwa, mentionné ci-dessus avait été édicté par ʿAbd al-ʿAziz bin Baz, le chef mufti d’Arabie saoudite. Il autorisait le mariage en ayant l’intention secrète de divorcer au motif que cela fournirait aux étudiants et aux autres voyageurs dans des pays non musulmans un moyen d’éviter toute activité sexuelle hors mariage (al-Rasheed 2013 : 128). Cette fatwa avait été fortement critiquée, y compris par de nombreux autres docteurs salafistes, et le fait qu’elle ait été mise en usage en Bosnie soulignait les dangers qu’il y avait à laisser à l’IZ le monopole de l’interprétation de la loi islamique. En décembre 1993, le nouveau dirigeant de l’IZ, Mustafa Cerić, consacra la seconde fatwa qu’il avait édictée depuis sa prise de fonction à la réaffirmation de l’adhésion de la communauté à la jurisprudence islamique (madhhab) hanafite. Le préambule de la fatwa fait remarquer « la fréquente occurrence des déviations vis-à-vis du madhhab hanafite dans certaines pratiques religieuses, surtout récemment, du fait du contact avec des musulmans d’autres madhhabs, que ce soit dans le pays ou en exil à l’étranger [muhadžerluk] » (Cerić 1993, notre traduction). La fatwa de Cerić était d’autant plus importante que l’IZ manquait de tribunaux ou d’autres moyens institutionnels pour faire appliquer les lois.

Savoir quel madhhab devait s’appliquer était une question particulièrement importante pour le problème du consentement au mariage. Dans de nombreux cas, des hommes arabes souhaitaient épouser des femmes ou des filles bosniaques, mais leurs pères s’y opposaient. En réponse, certains Arabes évoquaient la thèse dominante de l’école du hanafisme selon laquelle les femmes peuvent se marier tant qu’elles sont mentalement aptes, majeures et libres de toute contrainte ; l’opinion de leur père n’est pas déterminante. Un imam bosniaque que j’ai interviewé a qualifié ce comportement de « sélectif » puisque le hanbalisme, duquel se réclament beaucoup d’Arabes salafistes, affirmait-il, exige le consentement du tuteur de la femme. En même temps, les pères bosniaques qui exigeaient le droit de refuser le mariage au nom de leurs filles se trouvaient eux-mêmes répudier implicitement la position hanafite propagée par l’IZ (sans même parler des lois maritales civiles relevant de l’État). Cet éclectisme de l’argumentation ne constituait pas en lui-même un cas de « course aux tribunaux » puisqu’il n’y avait pas de tribunal de la charia susceptible de faire respecter l’une ou l’autre de ces positions. En outre, cela ne concernait pas les communautés en situation de rivalité au sein de l’État-nation, comme le montrent souvent les études sur le statut juridique de la personne et le pluralisme juridique (Benton 2002). Ici les controverses exprimaient plutôt des logiques concurrentes entre musulmans dans un espace transnational conflictuel, où les tensions sont apparues avec la tentative d’intégrer la charia à un système d’États-nations.

La Katiba se trouvait devant un dilemme : donner son aval aux tentatives de l’IZ de faire de la loi du hanafisme l’unique école de jurisprudence pour les musulmans bosniaques aurait offensé les sensibilités salafistes et encouragé indirectement le type même de divisions nationalistes entre musulmans que le détachement rejetait[7]. En même temps, la Katiba était soucieuse de ne pas s’opposer davantage à l’IZ ou aux musulmans bosniaques, sur cette question comme en règle générale. Sa réponse fut d’éluder la question doctrinale de savoir quel madhhab soutenir pour chercher à la place à exercer un plus grand contrôle sur les moudjahidines sous son commandement. À partir de 1994, la Katiba prit plusieurs mesures pour mettre un terme aux pratiques matrimoniales « immorales » : tout d’abord, des discours des moudjahidines les plus expérimentés rappelèrent à tous que leur objectif en Bosnie était le djihad, pas le mariage. Puis la Katiba adopta pour règlement que tout Arabe moudjahidine devait passer six mois en Bosnie avant d’épouser une femme du pays. Cela donnerait aux autres le temps d’évaluer son caractère et son aptitude au mariage. Enfin, le commandant en titre de la Katiba à ce moment, Abou al-Maali, décida d’exiger le consentement à la fois des parents de la femme et du commandant de la Katiba. Lorsque j’ai demandé à un moudjahidine bosniaque s’il pouvait me citer un exemple concret de cette politique, il a téléphoné à sa femme, à la maison, et celle-ci lui a rappelé l’histoire d’une « fille » (il n’a pas précisé son âge) à qui ses parents avaient interdit d’épouser un soupirant moudjahidine. La Katiba avait eu connaissance du fait que le père de cette fille avait été menacé pour obtenir son consentement, aussi Abou al-Maali l’avait-il appelé pour lui dire de lui signaler quiconque exercerait des pressions sur lui. Ce mariage n’eut jamais lieu. L’homme qui m’a raconté cette histoire admettait également que cette politique n’était pas fondée sur un argument doctrinal très fort du fiqh : « C’est vrai que cela n’est pas basé sur les règles de la charia. Mais la charia, ce sont à la fois des règles et des principes. Ce qui est important, c’est le bien. »

Les tentatives de la Katiba de réglementer les mariages avec la population locale étaient une réponse improvisée à un dilemme juridique pratique : elles cherchaient à répondre aux préoccupations de l’IZ sans endosser son projet quasi nationaliste d’autorité interprétative. En même temps, la Katiba ne se fondait pas explicitement sur la doctrine juridique islamique. Elle se reposait plutôt sur sa propre autorité en tant qu’unité militaire, sur la base d’appels à la légitimité islamique et nationale.