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La gestion des déchets à Naples et dans la région de la Campanie connaît une grave crise de 1994 (date à laquelle est décrété l’état d’urgence) à 2009 (lorsque le Conseil des ministres du gouvernement Berlusconi approuve un décret-loi mettant fin à l’état d’urgence). Lors de cette crise, communément nommée « crise des ordures », la collecte des déchets ménagers et assimilés (DMA) n’est plus effectuée; les déchets s’accumulent dans les rues de la ville et en périphérie où fleurissent les décharges sauvages qui contiennent des DMA mais aussi des déchets toxiques. À cela s’ajoute de dangereuses émissions de dioxines et des intoxications dues à une série d’incendies provoqués spontanément par les habitants exaspérés et par la mafia locale (impliquée dans le traitement des déchets) qui essaie de faire disparaître les traces de déchets toxiques. Les dommages environnementaux sont considérables : décharges sauvages, décharges non conformes, stockage d’éco-balles toxiques, pollution des sols et de l’eau, avec des conséquences graves pour les habitants, l’activité agricole et l’élevage. À l’origine de la crise napolitaine des ordures sont souvent évoqués les problèmes techniques et administratifs – retards dans la planification et la préparation de décharges adaptées, traitement inadapté des déchets urbains[1] – mais c’est surtout l’implication de la Camorra, le réseau mafieux local, qui apparaît comme étant la principale cause du problème[2].

Deux aspects de cette crise nous semblent particulièrement intéressants à analyser dans le cadre d’une réflexion sur la corruption de la démocratie : le premier aspect étant la présence d’un réseau mafieux, le second celui du traitement non démocratique de l’enjeu environnemental contemporain.

Le cas napolitain offre, d’une part, l’opportunité d’interroger le lien entre réseau mafieux et corruption démocratique. Y a-t-il corruption de la démocratie dans le cas précis de la crise des ordures à Naples du fait de la présence du réseau mafieux la Camorra ? Si c’est le cas, ce que nous allons nous efforcer de démontrer, nous verrons néanmoins s’il est pertinent de réduire le phénomène de corruption de la démocratie à l’unique présence d’un réseau mafieux. D’autre part, comme notre analyse de la corruption de la démocratie s’effectue à partir d’un cas qui pose un problème environnemental, nous orienterons aussi notre analyse de la corruption démocratique vers la question écologique. Nous chercherons à démontrer, aussi surprenant que cela puisse paraître, que la problématique de la corruption et celle de l’environnement ont une incidence l’une sur l’autre et qu’elles sont plus imbriquées qu’on ne le croit.

L’analyse de ces deux aspects dans la crise napolitaine des ordures contribuera, nous l’espérons, à questionner et à préciser le terme de « corruption de la démocratie ». Nous montrerons que sa définition la plus stricte – à savoir celle de la perturbation du système démocratique par la confusion des domaines du privé et du public – peine, selon nous, à désigner plus largement l’ensemble des pratiques, des niveaux et encore des types de corruption. En effet, une fois établi que la définition de la corruption démocratique la plus acceptée est celle de « l’abus d’une position publique en vue d’un intérêt privé », encore faut-il distinguer s’il s’agit d’une « confusion du public et du privé au niveau des normes, des représentations ou au niveau des pratiques par rapport à des normes publiques déjà différenciées »[3]. La définition que l’on donne de la confusion entre public et privé – qui engendre la désignation d’un acte ou d’un phénomène comme étant corruptif – dépend donc du point de vue que l’on adopte pour la définir. Par exemple, si l’on envisage cette confusion à partir d’une réflexion normative (normes idéales) sur ce que devrait être la séparation public/privé en démocratie, nous ne mettrons pas la même signification sous le terme de « corruption de la démocratie » que si nous l’envisageons du point de vue des pratiques par rapport à des normes publiques existantes (lois). C’est en ce sens, il nous semble, que la corruption de la démocratie peut revêtir plusieurs formes et qu’il existe plusieurs « types » ou « niveaux » de corruption de la démocratie. De ce point de vue, le cas napolitain nous semble particulièrement éclairant. Son analyse permet, en effet, de montrer que différentes formes et niveaux de corruption peuvent être présents simultanément. Nous montrerons qu’il y a corruption de la démocratie à Naples, lors de la crise des ordures, du fait des pratiques mafieuses concernant les normes publiques en vigueur (lois), mais nous soutiendrons aussi qu’il y a corruption de la démocratie parce que la gestion technocratique de la crise corrompt l’idéal démocratique de souveraineté. En ce sens, nous défendons l’idée selon laquelle il peut exister une corruption des institutions : certaines institutions existantes au sein de l’espace démocratique, du fait de leur organisation et/ou des procédures qu’elles mettent en place, gênent l’exercice de la démocratie, ce qui relève d’une forme de corruption de la démocratie[4]. Comme nous défendons ici une conception large du concept de corruption démocratique[5], nous parlerons, dans notre texte, de « formes » et/ou de « types » de corruption en précisant à chaque fois, dans le contexte de la crise napolitaine, à quelle situation renvoie la forme ou le type de corruption dont il est question[6].

Pour justifier notre propos, nous nous attarderons, dans un premier temps, sur le terme de corruption. Nous définirons les spécificités de la corruption de la démocratie et nous nous demanderons si, et dans quelle(s) mesure(s), la présence du réseau mafieux en démocratie est une forme de corruption de la démocratie. Ceci nous permettra d’établir, d’une part, qu’il y a effectivement corruption démocratique lors de la crise des ordures à Naples du fait de la présence de la Camorra et d’établir, d’autre part, que la question de la corruption dans cette crise ne se réduit pourtant pas à la présence de la mafia.

Dans un second temps, nous nous efforcerons de démontrer l’existence d’une seconde forme de corruption démocratique différente de celle causée par la présence d’un réseau mafieux. Nous analyserons la réponse du gouvernement italien à la crise napolitaine et nous verrons que celle-ci met en exergue la difficulté plus générale pour toute démocratie libérale à faire face aux questions environnementales, c’est-à-dire à fournir une réponse autre qu’administrative ou technocratique à l’enjeu environnemental. Puisqu’il tend à confisquer la souveraineté, ce phénomène nous paraîtra également relever d’une forme de corruption de la démocratie.

Enfin, nous soutiendrons qu’il existe à l’origine de la gestion technocratique des problèmes environnementaux, une certaine conception de la nature. Il nous semblera important d’analyser cette conception qui, loin d’encourager seulement une gestion technocratique, entraîne également des injustices environnementales au sein de l’espace démocratique. Ce sera alors l’occasion de nous demander si de telles injustices peuvent être considérées comme une forme de corruption de l’idéal démocratique selon lequel les mêmes avantages doivent être accordés à tous.

Corruption démocratique et réseau mafieux

Définition générale de la corruption

La corruption est une notion qui renvoie à des réalités variées[7]. On peut envisager le terme de corruption, comme l’ont fait les philosophes grecs, du point de vue de la nature des choses, en tant qu’altération progressive et inéluctable des êtres naturels. Emblématique de cette signification, le traité aristotélicien De la génération et de la corruption[8] fait de la corruption l’une des qualités fondamentales des êtres qui appartiennent au monde sublunaire[9].

Un autre sens de la corruption se rapproche du thème de la maladie. Cette signification pathologique de la corruption « sert manifestement à qualifier certaines tendances ou certains états humains, et trouve son emploi dans le champ de l’axiologie »[10]. Son emploi sert à évoquer dans le domaine moral, social ou politique l’indignité de certaines pratiques du fait de leur écart avec la norme en vigueur. En ce qui concerne le domaine politique, qui nous intéresse plus particulièrement, la corruption est comprise de manière générale, comme perversion ou, pour reprendre la métaphore médicale, comme pathologie des régimes. En ce sens, la notion de corruption permet d’appréhender la rectitude des conduites sociopolitiques individuelles ou collectives, par rapport à un cadre politique donné.

Le sujet étant ici la corruption démocratique, il convient de se demander quand, en démocratie, il est approprié de parler de corruption car le phénomène de corruption, en politique, n’est pas un phénomène qui concerne uniquement le régime démocratique. Il existe aussi, par exemple, sous l’Empire romain. Dans ce régime, le terme renvoie uniquement aux abus des puissants et ne condamne en aucun cas le clientélisme : « Il y a bien confusion du privé et du public mais la pratique n’est pas considérée comme de la corruption, c’est-à-dire comme un mal. [Le] cas du clientélisme à la romaine constitue une forme de lien social considéré comme légitime, comme l’illustre la notion de fides dans un environnemental caractérisé par l’inégalité et l’insécurité[11]. » Ainsi, même si les régimes patrimoniaux différencient le public et le privé, ils se caractérisent par la confusion de ces deux domaines et cette confusion n’entraîne pas de corruption du régime au sens où nous l’entendons. Il convient dès lors de définir quand, en démocratie, nous pouvons dire qu’une forme de conduite est corrompue. Nous dirons qu’en démocratie, il y a corruption lorsqu’il y a altération du principe de la souveraineté du peuple, c’est-à-dire lorsque le gouvernement du peuple par le peuple est compromis. Ainsi, il y a corruption démocratique lorsque la dissociation public/privé – caractéristique de l’État[12] – n’est pas respectée, quand la frontière entre la logique d’intérêt général et la logique d’intérêt privé s’estompe.

Après avoir défini ce qu’est, au sens le plus strict, la corruption d’un régime démocratique, revenons à présent au cas napolitain. Dans un premier temps, afin de savoir s’il est possible de parler de corruption démocratique du fait de la présence de la Camorra dans la région de Naples, nous allons nous attacher à définir ce qu’est un réseau mafieux et les raisons pour lesquelles son fonctionnement corrompt systématiquement le régime démocratique. Dans un second temps, une fois démontré que le réseau mafieux napolitain corrompt effectivement le régime démocratique en place lors de cette crise, nous nous demanderons néanmoins s’il est pertinent de limiter le problème de la corruption démocratique à Naples à l’unique implication de la Camorra[13].

Réseau mafieux et corruption démocratique

Pourquoi, intuitivement, la présence de la mafia implique-t-elle la notion de corruption politique, voire en est l’emblème ou plutôt le cas limite ? La mafia n’est-elle pas du pur banditisme, une forme d’organisation criminelle ? Quelles sont les caractéristiques d’un réseau mafieux et en quel sens la mafia peut-elle mettre en péril le régime démocratique ? Nous voulons nous demander si la mafia peut effectivement altérer le régime démocratique par la dynamique corruptive qu’elle met en place.

Certes, une mafia est une organisation criminelle structurée qui suppose un engagement réciproque de ses membres et un certain nombre de règles internes. En revanche, la mafia se distingue de la criminalité organisée. Comme cette dernière, la mafia a généralement un caractère violent mais pour la mafia, « ce qui ne se voit pas est encore plus décisif : ainsi la corruption et l’intimidation constituent les deux instruments ordinaires de travail de la mafia […] donc dans la logique même de la mafia, le silence est la première règle de l’action et la corruption est le premier pas qu’elle fait lorsqu’elle veut contrôler quelqu’un[14] ». Ce qui caractérise la mafia, ce n’est donc pas d’être entièrement dans la sphère de l’illégalité – comme le pur banditisme ou la criminalité organisée – mais bien plutôt d’avoir des rôles importants dans des activités de médiation sur le plan politique, social ou économique (soit à l’échelle régionale, soit à l’échelle nationale) pour interpénétrer ainsi toute la société et contrôler un territoire. Le réseau mafieux est donc un réseau de clientèle mais « d’un type particulier »[15]. Pour justifier notre propos, nous voudrions donner une brève définition du terme de clientélisme pour mieux comprendre son rapport avec la corruption. Cela nous permettra d’éclaircir ce que nous entendons par « réseau de clientèle spécifique » et d’éclairer, par rebond, ce qu’est un réseau mafieux.

Si le clientélisme se définit comme l’échange de faveurs contre des suffrages électoraux (forme de corruption fondée sur un échange social) et que la corruption se définit comme la prise de décisions contre de l’argent[16] (une forme de corruption fondée sur un échange économique), cela n’empêche pas que les deux formes de corruption soient imbriquées et que, par exemple, le clientélisme politique incite à la corruption économique (ou marchande). C’est ce qui se passe la plupart du temps puisque la corruption marchande ne peut fonctionner sans un mode de régulation, c’est-à-dire sans une certaine stabilité que permet la pratique du clientélisme : les transactions doivent êtres protégées et les contractants doivent également se protéger réciproquement contre la répression de l’État. En effet, contrairement au contrat formel, le « contrat de corruption est par essence non sécurisé et ceci à double titre : […] il s’agit d’un délit et il y a toujours risque de dénonciation à la justice avec poursuite à la clef »[17]. C’est la raison pour laquelle la corruption économique doit s’insérer « dans des chaînes de réseaux d’échanges sociaux qui constituent de véritables réseaux occultes »[18]. La confiance dans les réseaux de clientèles vient sécuriser les transactions financières. Ces réseaux permettent et renforcent la corruption économique.

Pour le sujet qui nous intéresse, il est important de préciser que ces réseaux ne sont pas forcément tous mafieux. Ils deviennent mafieux lorsqu’à cette confiance s’ajoute le possible, voire le systématique, recours à la force. Voilà pourquoi le réseau mafieux est un « réseau de clientèle d’un type particulier ». Sans être du pur banditisme, ni un réseau social corrompu lambda, puisque ses pratiques le mènent à utiliser la force, le réseau mafieux s’inscrit dans une logique qui lie corruption marchande et clientélisme parce que ses pratiques le mène à utiliser la force. Dans un régime démocratique, il infiltre les institutions et les mine de l’intérieur. Grâce à cette interpénétration, et grâce à ses rapports avec le monde politique, le réseau mafieux arrive donc à agir en toute impunité judiciaire parce qu’il monnaie son soutien à la classe politique à travers l’influence qu’elle exerce sur la société. Le réseau mafieux se situe donc à la jonction de la sphère légale et illégale. Il a besoin pour exister de la sphère politique, soutien qui lui permet, par ailleurs, de miner de l’intérieur les institutions démocratiques en remettant en cause la dissociation public/privé. Le réseau mafieux est donc bien une forme de corruption démocratique[19].

La Camorra et la corruption démocratique en Campanie

L’implication du réseau mafieux napolitain, la Camorra, dans la gestion des ordures à Naples, révélée par la crise des ordures, a mis en lumière un dysfonctionnement des institutions démocratiques dans la région de la Campanie[20]. L’implication de la Camorra dans cette crise n’est pas anodine. Sans doute son intégration dans le territoire depuis des décennies a pu favoriser sa présence[21] dans la gestion des déchets[22]. Il était facile, pour la Camorra, de trouver des terrains où enfouir les ordures :

Dans les années 80, les clans se contentaient de permettre à des entrepreneurs de déverser illicitement des ordures sur des terres dont ils étaient propriétaires. Leur action a changé de dimension lorsqu’ils ont compris que la gestion intégrale du « non-cycle » des déchets pouvait rapporter de l’argent. Les clans ne se sont alors plus cantonnés dans la gestion de décharges illicites ou dans le transport illégal de déchets toxiques; ils ont aussi pris position sur le marché des déchets avec des entreprises prête-noms insoupçonnables en apparence[23].

D’après Lucia Giuliani, que nous venons de citer, de nombreuses entreprises du nord de l’Italie auraient cédé leurs déchets industriels dangereux aux mafieux et « les intermédiaires entre les industriels et les mafieux seraient des personnes insoupçonnables insérées dans des coopératives ou infiltrées dans des institutions, capables d’influencer d’importantes décisions politico-administratives, y compris au niveau du gouvernement central, afin de détourner les financements publics vers les entreprises du clan »[24]. Le rôle de la Camorra se situe donc, comme tout réseau mafieux, – et c’est ce qui corrompt, comme nous l’avons vu dans le point précédent, le régime démocratique – à la jonction des activités légales et illégales. La Camorra possède des terres et des entreprises de traitement de déchets (versant légal) et influence les décisions publiques en faveur de ses intérêts privés (versant illégal). Cette situation permet à la Camorra de se positionner efficacement, voire d’obtenir le monopole, dans le domaine du traitement des déchets de la région napolitaine. Sa présence empêche toute autre forme de gestion de la matière détritique puisqu’elle paralyse toute initiative alternative.

S’il est indéniable que l’implication de la mafia a favorisé l’ampleur de la crise des ordures à Naples, pouvons-nous affirmer pour autant que c’est la présence de la mafia en Italie du Sud et, plus précisément de la Camorra en Campanie depuis de nombreuses années, qui est à l’origine des problèmes de corruption ? Pouvons-nous affirmer que c’est uniquement la persistance du problème méridional qui a mené à cette crise[25] ? Avons-nous affaire à une « anomalie italienne  »[26], qui ferait de l’Italie, du fait du fort ancrage des réseaux mafieux[27], un pays enclin à la corruption ? Plutôt que de nous concentrer sur l’analyse des causes proprement italiennes de la crise – ce qui nous amènerait sans doute à faire de la Camorra l’unique responsable du désastre – et pour éviter tout sociocentrisme nous voulons montrer qu’il existe, au-delà de la présence de la mafia (dont nous ne minimisons, bien évidemment, pas le rôle) une autre forme de corruption démocratique en jeu dans la crise napolitaine qui contrarie le principe de l’intérêt général. Plus structurelle que la corruption mafieuse, l’incapacité des institutions des démocraties libérales à être elles-mêmes démocratiques lorsqu’elles traitent les questions environnementales nous semble être une forme de corruption démocratique : non pas parce que ces institutions seraient systématiquement enrayées par des pratiques clientélistes et/ou de corruption marchande – nous parlerions alors de corruption institutionnalisée[28] –, non pas parce que la démocratie dans son essence serait plus sujette que d’autres régimes politiques à la corruption[29], mais parce que les institutions chargées de répondre à l’enjeu environnemental contemporain n’auraient pas effectué leur « tournant démocratique ».

En effet, la crise napolitaine souligne la difficulté pour toute démocratie libérale à faire face aux questions environnementales tout en restant dans la logique de l’intérêt général. Pour envisager cet aspect, nous analyserons la réponse du gouvernement italien au malaise napolitain parce que celle-ci nous semble être un aspect particulièrement représentatif de cette crise et illustre, parallèlement, le rapport problématique plus général entre les institutions démocratiques et la gestion des questions environnementales[30]. Nous verrons que ce rapport peut altérer le bon fonctionnement d’une démocratie et qu’il constitue, en ce sens, une forme de corruption démocratique.

L’incapacité des institutions démocratiques à répondre démocratiquement aux enjeux environnementaux : l’exemple de la crise napolitaine

La gestion gouvernementale de la « crise des ordures » à Naples

Les échecs des commissariats extraordinaires

Face à cette crise des ordures, le gouvernement italien déclare en 1994 l’état d’urgence et nomme le premier commissaire du gouvernement investi de pouvoirs extraordinaires. Le décret instituant l’état d’urgence reconnaît dans le préfet de Naples l’organe du gouvernement apte à se substituer pour tout l’ensemble du territoire à toutes les administrations locales concernées par le traitement des déchets à des degrés divers. De 1994 à 2009, 11 commissariats extraordinaires[31] se sont succédés. Ces derniers ont tous mis en place des plans pour remédier à la crise mais, comme le montre la crise encore plus aigüe de 2008, ils ont tous échoué à régler le problème de manière définitive. Pour illustrer cet échec, nous nous proposons d’étudier la stratégie du commissaire extraordinaire nommé en 2008[32]. Ce dernier, qui a eu pour mission de collecter et éliminer un million de tonnes de déchets, a voulu relever le défi en établissant un plan en trois points : réouverture de trois décharges et de quatre sites de stockage[33], remise en service des installations de « combustibles dérivés de déchets »[34] (paralysées par leur engorgement) et mise en place d’un système de tri des ordures. Mais ce plan a été un véritable échec. D’une part, il a rencontré une vive protestation des populations locales[35] et, d’autre part, il s’est avéré techniquement irréalisable[36]. Vingt jours avant la fin de son mandat, le commissaire était revenu à son point de départ  et, « les mois suivants, dans un maelström de protestations et de polémiques, on a cherché continuellement des fosses où enfouir les ordures, pendant que 25 000 tonnes de déchets restaient à ramasser dans les rues »[37].

Cette crise des ordures, qui finalement devient, entre 1994 et 2009, une « crise chronique des commissariats extraordinaires », nous pousse à nous demander pourquoi le gouvernement italien rencontre une telle difficulté à résoudre la question de la gestion et du traitement des déchets en Campanie. Est-ce la présence de la mafia qui court-circuite la mise en place des plans gouvernementaux ? Ou bien est-ce la mise en place des commissariats extraordinaires qui, en devant agir dans l’urgence et avec efficacité, favorise l’implication de la Camorra et, de fait, un phénomène de corruption démocratique ? En effet, il est vrai que les commissariats extraordinaires ont fait l’objet de plusieurs investigations judiciaires, notamment pour escroquerie aggravée et réitérée aux dépens de l’État et de fraude sur les fournitures publiques, ainsi que de faux et d’abus de fonctions[38]. Par conséquent, on peut se demander si la mise en place du régime du commissariat extraordinaire n’a pas renforcé la présence de la mafia dans les diverses phases du cycle de la gestion des déchets parce qu’il fallait trouver in extremis une réponse peu coûteuse, efficace et rapide. Si la promiscuité de certains commissaires avec le réseau mafieux est clairement une forme de corruption démocratique, nous voudrions à présent souligner l’existence d’une autre forme de corruption démocratique, certes moins probante, mais qui nous paraît tout aussi importante à définir puis à analyser.

La mise en place des commissariats extraordinaires comme solution à la crise des ordures semble illustrer la difficulté pour les démocraties libérales à répondre démocratiquement à l’enjeu écologique contemporain. Nous voudrions montrer, dans un premier temps, que la solution gouvernementale à la crise napolitaine n’est pas démocratique et, dans un second temps, faire remarquer que si celle-ci n’est pas traitée démocratiquement c’est parce qu’elle n’est pas envisagée comme un problème environnemental mais plutôt comme un problème de sécurité collective. Si l’instauration du régime des commissariats extraordinaires semble moins concerner la problématique de la corruption démocratique que la valse des commissaires corrompus, nous souhaitons, au contraire, démontrer que la gestion technocratique par l’État des questions écologiques relève d’une forme de corruption démocratique.

La mise en place des commissariats extraordinaires : technocratie abusive et corruption démocratique

Le régime du commissariat investi de pouvoirs extraordinaires en vertu de l’état d’urgence déclaré en Campanie semble se situer dans la tradition d’une gestion technocratique des problèmes de sécurité collective qui concernent notamment les problèmes sanitaires[39] et donc la gestion des déchets.

La technocratie – qu’il faut entendre par « pouvoir des gens de métier », sans connotation péjorative a priori – est une réalité inévitable dans toute société complexe et inhérente au fonctionnement des démocraties modernes où les pouvoirs, séparés, permettent non seulement de lutter contre la perversion liée à leur mélange mais reflètent également les différentes natures des questions politiques qui se posent à une collectivité : questions administratives, juridiques ou législatives. Cette organisation concrète des pouvoirs peut cependant limiter l’expression de la souveraineté. C’est ce que la machine technocratique, par son fonctionnement, tend parfois à faire. Si la technocratie n’est pas problématique en elle-même[40], puisque l’administration est censée décharger le peuple de la gestion des questions considérées comme relevant d’un savoir-faire particulier et qu’elle consiste en une simple responsabilité administrative et technique, elle pose problème lorsqu’elle étend sa sphère d’influence à des domaines qui ne la concernent pas. Ce qui est problématique, c’est donc sa « perversion – ou pour reprendre un terme classique de la philosophie politique, sa corruption »[41].

Sans entrer dans les détails de l’analyse finement menée par Nicolas de Longeaux[42], et s’il est délicat, comme il le souligne, de définir un critère qui nous permettrait d’établir à quel moment précis la technocratie devient abusive[43] et corrompt alors la démocratie, nous pouvons néanmoins considérer qu’elle le devient lorsque les administrations (chargées de gérer des questions de plus en plus complexes) s’autonomisent par rapport au pouvoir législatif, « du fait de leur spécialisation et de leur technicisation, et finissent par prendre d’elles-mêmes des décisions impliquant des choix de valeurs importants et non nécessairement consensuels »[44]. À ce moment-là, la technocratie devient abusive et met en péril l’idéal démocratique puisqu’elle étend son domaine et sa prise de décision à des questions qui ne relèvent pas de sa compétence et confisque, de ce fait, la souveraineté. Par ailleurs, il convient de préciser, comme le fait Nicolas de Longeaux, que le développement de la technocratie (et l’apparition de la technocratie abusive) n’est pas lié au caractère démocratique des institutions – ce qui laisserait supposer que les institutions démocratiques sont corruptibles par essence – mais à la complexification des problèmes collectifs[45] qui se présentent à elles et qu’elles échouent à traiter démocratiquement.

D’après Nicolas de Longeaux, il revient aux questions écologiques de mettre clairement en évidence cette technocratie excessive, cette dernière devenant abusive lorsqu’elle se charge de gérer les problèmes environnementaux. Les questions écologiques nous montrent le caractère problématique d’une séparation entre choix de valeur et choix technique. Elles mettent en exergue que les solutions technocratiques, en effectuant cette séparation, occultent justement le fait que les choix techniques impliquent des valeurs et vice versa[46]. La gestion administrative ne se limite alors plus à son domaine de compétence et prend des décisions concernant des valeurs, choses sur lesquelles elle n’est pas censée intervenir. Pourquoi la technocratie tend-elle à devenir abusive précisément lorsqu’elle traite des questions environnementales ? Nous pouvons évoquer deux raisons principales à ce phénomène. En premier lieu, les questions environnementales ont longtemps peiné[47] à être identifiées comme telles. Elles ont longtemps été considérées comme des questions de sécurité collective. Ces questions – « règle d’hygiène collective, organisation du ramassage des ordures, assainissement des villes, curage des fossés, etc. » – qui concernent « entre autres des intérêts publics n’étaient pas traditionnellement perçues comme devant être objet de controverse »[48]. La trivialité de ces tâches et leur ancienne gestion technocratique[49] a également pu faire oublier facilement leur « essence politique »[50]. Cette persistance de la représentation des questions environnementales comme étant des questions de sécurité collective a contribué à l’extension des domaines d’intervention de la technocratie. De plus, et c’est la seconde raison, lorsque les questions environnementales ont commencé à être identifiées comme telles – et que le domaine écologique a peu à peu émergé – ce sont les structures administratives existantes qui ont été réutilisées pour prendre en charge ces questions nouvelles, ce qui a conduit à l’extension de leurs responsabilités et de leurs pouvoirs. C’est ce que Lascoumes nomme le « recyclage des structures administratives »[51]. Or, l’utilisation d’anciennes structures pose un certain nombre de problèmes, notamment celui de la concentration de plusieurs pouvoirs contradictoires. En effet, si nous prenons l’exemple français des ingénieurs du Corps des Mines[52], on se rend compte qu’à cette structure administrative sont donnés (depuis l’émergence des questions dites écologiques) deux rôles contradictoires : celui d’édicter les normes environnementales des installations industrielles dangereuses et de surveiller l’application réelle de ces normes et celui – qui correspond à sa mission d’origine – de promouvoir le développement industriel et la gestion des industries d’État (au premier rang desquelles figurent aujourd’hui les installations nucléaires). Le recyclage administratif des services du ministère de l’Industrie vers des tâches de surveillance de l’environnement pose donc le problème de la contradiction interne de ses missions[53]. Cette extension du traitement technocratique aux questions identifiées aujourd’hui comme environnementales et sa persistance[54] nous paraissent donc être une forme de corruption démocratique puisqu’elles court-circuitent l’ouverture de ces questions à l’expression la plus large possible et confisquent la souveraineté.

Revenons à la crise napolitaine.

La gestion des déchets, longtemps considérée comme une question de sécurité collective, a été traitée de manière technocratique. Elle a donc impliqué une certaine limitation de l’exercice de la souveraineté populaire dans ce domaine. Elle a revêtu les caractéristiques d’une gestion policière, c’est-à-dire qui protège les individus contre les torts qu’ils se font à eux-mêmes ainsi que contre un ensemble de risques naturels et/ou techniques[55]. Il est d’ailleurs significatif de constater que dès l’époque médiévale les questions de pollution sont traitées de façon autoritaire et centralisée[56] par le pouvoir ou par les juges et donnent lieu à d’innombrables procès[57].

La gestion de la crise des ordures à Naples s’insère dans cette tradition de gestion technocratique que nous considérons ici comme abusive parce qu’elle n’envisage pas la situation comme un problème environnemental – avec l’aspect de revendication d’extension et d’approfondissement de participation démocratique qu’implique ce problème – et persiste dans le traitement technocratique en instaurant des commissariats extraordinaires et en confisquant la souveraineté  du peuple italien. Ceci expliquerait la non-consultation du public dans les prises de décisions et la dimension plus autoritaire que prend la crise en 2008 suite au décret-loi promulgué sous le gouvernement Berlusconi : la déclaration du statut des décharges comme étant zones d’intérêt stratégique national du ressort de l’armée[58]. Tous ces éléments nous permettent de montrer comment la gestion de la crise par les autorités gouvernementales semble corrompre – tout autant que l’implication de la Camorra dans le traitement des ordures – le régime démocratique italien.

Les limites de la démocratie libérale  et représentative ?

Il reste à comprendre comment interpréter cette gestion technocratique des questions environnementales par les institutions démocratiques. La démocratie, en elle-même, serait-elle inapte à prendre en compte les problèmes écologiques de façon démocratique ? Pour Nicolas de Longeaux, dont nous venons de développer la thèse dans le point précédent, il est tout à fait possible que la démocratie libérale soit capable de relever le défi que représentent les questions écologiques contemporaines : « S’il est clair que les problèmes écologiques sont à l’origine de préoccupations sociales et politiques qui interdisent désormais qu’on les réduise à des questions purement techniques, rien ne permet d’affirmer en revanche qu’il soit a priori impossible de les résoudre de façon satisfaisante, tout en préservant l’essentiel des modes de fonctionnement des démocraties modernes[59]. » Mais, n’est-il pas tout de même légitime de se demander si ce ne sont pas les institutions démocratiques – telles qu’elles sont établies dans les démocraties libérales et représentatives – qui sont incapables de faire face aux nouveaux enjeux environnementaux et qui mènent alors à une forme de corruption de la démocratie mettant en péril le principe de la souveraineté ? Pour Dominique Bourg et Kerry Whiteside, c’est en effet la structure même des démocraties libérales qui est à mettre en cause. Dans leur ouvrage paru en 2010, Vers une démocratie écologique[60], ils affirment que la démocratie représentative n’est pas en mesure de répondre à ce qu’ils nomment la « question naturelle ». Ils affirment, entre autres idées, que représentativité et nature seraient incompatibles parce que « la volonté de réprimer, contrôler ou transcender les caractéristiques “naturelles” est inscrite dans la structure de la pensée du gouvernement représentatif »[61]. En effet, d’après eux, les découpages territoriaux nécessaires à la logique de la représentativité sont incompatibles avec la prise en charge des questions environnementales. Ces limites territoriales qui sont censées permettre la prise en compte des spécificités locales, culturelles et historiques et faciliter l’échange d’opinion entre citoyens (indispensables pour faire le choix des représentants) ne peuvent pas inciter les populations à prendre leur responsabilité et à agir en vue de protéger les écosystèmes à l’échelle transnationale, voire mondiale. Non seulement le découpage territorial est administratif et transcende, de surcroît, les caractéristiques naturelles (il ne suit pas la logique écosystémique), mais il n’encourage pas la population à une prise de conscience environnementale. De plus, la fréquence des élections nécessaires au bon fonctionnement de la représentation en démocratie entre, d’après eux, en contradiction avec les enjeux environnementaux : ces derniers s’envisagent à une échelle de temps qui dépasse largement celle d’un mandat. Pour toutes ces raisons – spatiales et temporelles – ils proposent une alternative à la démocratie représentative qu’ils nomment « démocratie écologique ». Cette dernière sera capable de remédier aux tendances court-termistes des démocraties représentatives en mettant en place quatre types de dispositifs pour les corriger : « l’introduction de considérations écologiques dans l’ordre constitutionnel, l’extension de la définition et du rôle patrimonial de l’État, l’institution d’une “Académie du futur” et le développement de procédures participatives »[62]. Une telle refonte des institutions démocratiques aurait donc pour fonction de faire en sorte que les questions environnementales soient considérées comme telles et traitées démocratiquement, c’est-à-dire que les citoyens prennent part aux décisions qui les concernent directement.

Le débat sur la capacité des institutions démocratiques à prendre en compte les questions écologiques montre bien le fait que les démocraties libérales et représentatives peinent à répondre à l’enjeu environnemental contemporain sans corrompre l’idéal démocratique de souveraineté. Pour approfondir notre réflexion, nous pouvons aussi nous demander si la difficulté pour les institutions à répondre démocratiquement à l’enjeu environnemental contemporain ne provient pas d’une certaine « sensibilité écologique »[63]. Est-ce que ce ne serait pas une conception particulière de la nature qui guiderait les actions dans le domaine environnemental et conduirait à une forme de corruption de la démocratie ? Nous voudrions, à présent, montrer qu’une certaine vision de la nature peut fortement contribuer, d’une part, à la mise en place d’une gestion technocratique des questions environnementales (gestion qui entraîne, comme nous venons de le voir, une corruption de la démocratie) et favoriser, d’autre part, l’apparition d’injustices environnementales dont nous pouvons nous demander si, en niant le principe selon lequel les mêmes avantages doivent être accordés à tous, elles ne corrompent pas également la démocratie.

La corruption de la démocratie et la vision de la nature « extériorisée »

La vision mécaniste de la nature

La vision mécaniste de la nature – jusqu’ici dominante et, aujourd’hui, contestée – peut être évoquée dans le cadre d’une réflexion sur la corruption démocratique. En effet, l’analyse de cette représentation de la nature peut aussi expliquer en partie la mise en place d’une gestion technocratique des problèmes environnementaux et entraîner, comme nous allons le voir, des injustices environnementales. L’analyse et la critique de cette conception de la nature proviennent notamment du courant écoféministe qui est apparu dans les années 1980. Comme le souligne Catherine Larrère dans son article intitulé « L’écoféminisme : féminisme écologique ou écologie féministe », les écoféministes ont souhaité « faire entendre les voix des femmes au sein d’une éthique environnementale qui s’était jusque-là préoccupée des rapports entre l’homme et la nature, sans demander de quel homme il s’agissait »[64]. Sans préciser les différents positionnements qui constituent l’écoféminisme[65], nous pouvons dire que, de manière générale, l’écoféminisme dénonce, d’une part, la conception de la nature qui pousse à la domination et à l’exploitation de la nature et, d’autre part, met en lumière la relation entre l’exploitation et la domination de la nature par les hommes et celle de l’exploitation et l’oppression des femmes par les hommes. Pour Carolyn Merchant, cette représentation de la nature renvoie l’image d’une nature passive, extérieure et maîtrisable grâce aux prouesses techniques et aux avancées scientifiques. Cette conception, d’après elle, provient de la société occidentale patriarcale et est, en grande partie, à l’origine de la crise environnementale actuelle. Cette vision de la nature s’est développée en Europe parallèlement à ce qu’elle nomme « l’ordre mécanique » qui accompagne la science moderne[66] et qui a peu à peu remplacé l’ancienne vision organiciste de la nature. Cette nouvelle représentation considère la nature comme une machine que l’on peut contrôler depuis l’extérieur puisqu’elle est uniforme et régulière :

La nature, la société et le corps humain sont alors décomposés en parties interchangeables, qui peuvent être réparées ou remplacées depuis l’extérieur. La “solution technologique” répare un dysfonctionnement écologique, les nouveaux êtres humains remplacent les anciens pour maintenir le fonctionnement imperturbable de l’industrie et de la bureaucratie, et la médecine interventionniste échange un coeur usé, malade, contre un tout neuf [67].

Cette vision mécaniste consiste à penser la nature comme un ensemble formé de plusieurs parties qui seraient indépendantes et remplaçables. D’après cette représentation, il est donc possible de contrôler la nature et de l’envisager de manière fragmentée. La nature a pu être ainsi « extériorisée, rejetée dans le rôle passif de réservoir pour les prélèvements ou de dépotoir à déchets »[68] . Il n’est donc pas anodin que la Campanie, région agricole autrefois appelée « “Campania felix c’est-à-dire “Campanie heureuse et fertile” »[69] soit devenue le cloaque de l’Italie. En effet, cette image de la nature comme matière passive destinée à être conquise, contrôlée, démantelée aurait, d’après Carolyn Merchant, « légitimé l’exploitation des ressources naturelles et facilité le règne de “la science, de la technologie et de l’industrie”, la triade toujours mise en avant par les adeptes du progrès »[70]. Les travaux de Carolyn Merchant donnent un autre éclairage sur l’idée moderne de la domination de la nature et des pouvoirs de la science au service de l’humanité. En adoptant un point de vue différent – celui des femmes, de la nature et des plus défavorisés[71] – elle met en évidence les « ambitions dominatrices des “bourgeois conquérants”, blancs, mâles, européens »[72]. Elle montre que la question de la vision de la nature n’est pas uniquement une question de représentation mais aussi une question de rapport de pouvoir et de logique de domination. Ainsi envisagée, cette représentation de la nature devient problématique parce qu’on découvre qu’elle peut être vectrice d’inégalités entre les individus. En effet, en percevant la nature comme extérieure, passive, uniforme et régulière, le lien entre environnement et qualité de vie est inconcevable. Or, c’est justement ce que remettent en cause les écoféministes[73], et de manière plus large, le courant de l’écologie politique[74] et les travaux de justice environnementale[75]. Ils cherchent à démontrer que des groupes d’individus sont affectés différemment par les actions humaines sur la nature : « Les activités et les politiques environnementales affectent différents groupes de diverses manières; les bénéfices et les inconvénients environnementaux sont souvent répartis d’une façon qui semble injuste[76]. » Ces travaux condamnent donc la vision d’une nature extérieure aux être humains qui non seulement instaure des rapports de domination mais favorise aussi les injustices dites environnementales[77].

Les inégalités environnementales : forme de corruption de la démocratie ?

Les écoféministes du Sud et les mouvements de femmes[78] visent particulièrement à mettre en évidence la façon dont la conception dominante de la nature crée un terrain propice au développement des injustices environnementales, notamment parce que ce sont les femmes qui en sont les premières victimes. En effet, dans cette représentation de la nature, les femmes sont assimilées et ajoutées à la nature et sont, par conséquent, sous l’emprise socioéconomique et technologique des hommes. Elles montrent que les femmes, comme la nature, sont considérées comme des externalités économiques, c’est-à-dire que « le système économique les exploite mais sans rétribution »[79]. Les écoféministes et divers mouvements de femmes dénoncent cette conception qui, simultanément, aliène les femmes et exploite la nature parce qu’elle permet, d’une part, que le travail invisible – pourtant indispensable – des femmes soit impayé ou sous-payé[80] et, d’autre part, que toute la matière première nécessaire soit fournie à l’activité de l’être humain sans en payer le prix écologique. La présente critique met en évidence que cette représentation de la nature[81] favorise l’apparition d’injustices. Les conditions de possibilités d’une altération de l’environnement se trouvent réunies (la nature est extérieure, uniforme, exploitable), ce qui crée les conditions de possibilités d’une inégale répartition des avantages et des dommages environnementaux[82].

Au-delà du fait dénoncé par les écoféministes que cette conception de la nature touche particulièrement les femmes[83], cette représentation affecte de façon générale les plus défavorisés. Les individus qui sont généralement les plus touchés sont ceux dont les activités dépendent directement de l’environnement (femmes, agriculteurs, éleveurs) et qui sont souvent des populations déjà vulnérables. C’est le cas des populations des pays du Sud, mais c’est également le cas en Campanie, lors de la crise des ordures, où les activités de la population napolitaine – activités agricoles et d’élevage directement liées à l’environnement – sont touchées. Les agriculteurs de la région se retrouvent alors dans le « triangle de la mort »[84], démunis, sans travail, sans rémunération et affectés par des problèmes de santé.

Ce qui se dessine dans les réflexions écoféministes et dans les travaux de la justice environnementale, c’est une autre définition de la nature et un autre type d’environnementalisme où la nature n’est pas extériorisée. Contre l’environnementalisme dominant[85], cet environnementalisme considère que nous avons une relations d’interdépendance avec la nature, que nous en faisons partie. Dans cette perspective, LE souci environnemental et LE bien-être humain sont toujours intrinsèquement liés puisque la nature s’appréhende comme communauté[86] et les questions de pollution et de gestion des déchets sont donc aussi des questions environnementales.

Si la conception mécaniste de la nature et l’environnementalisme dominant ne permettent pas la reconnaissance de l’existence d’injustices environnementales – liées notamment à la pollution et la gestion des déchets – c’est précisément parce que se préoccuper d’environnement, c’est se préoccuper de la préservation des espaces naturels, mais pas, comme le souligne Catherine Larrère dans son article « Care et environnement: la montagne ou le jardin ? », des phénomènes de pollution de l’environnement[87]. Par conséquent, selon cette représentation, en aucun cas la nature ne peut être perçue comme étant vectrice d’injustices. Les problèmes environnementaux sont des problèmes qui se traitent séparément des problèmes de santé publique. Ceci conduit dans le cas napolitain à envisager séparément le problème d’infiltration toxique dans la nappe phréatique à Marigliano, la contamination de la mozzarella di bufala, la contamination des vergers[88], les intoxications des habitants dues au taux trop élevé de dioxines dans l’air, la baisse de la productivité agricole et le « problème environnemental » de préservation de la nature.

Cette représentation de la nature ne favorise-t-elle pas une forme de corruption de la démocratie puisqu’elle va à l’encontre de l’idéal démocratique selon lequel les mêmes avantages doivent être accordés à tous (ici, l’accès à des ressources non polluées et à un environnement sain) ? Cette interrogation revient à se demander si les inégalités socio-économiques et/ou les inégalités environnementales peuvent être considérées comme une forme de corruption de la démocratie. Si cela n’est pas forcément évident[89], envisager qu’elles le puissent devrait nous faire aborder la question de la corruption différemment des analyses habituelles[90], pour nous demander si le problème de la corruption ne pourrait finalement pas être appréhendé du point de vue du domaine de la théorie de la justice. Si les mécanismes de corruption démocratique peuvent produire des injustices, il existe des victimes de ces injustices qu’il convient de prendre en compte pour construire une société démocratique plus juste[91].

Nous avons pu voir que l’analyse de la crise des ordures à Naples révèle différentes formes et différents niveaux de corruption démocratique : corruption démocratique liée à l’implication du réseau mafieux la Camorra, corruption démocratique liée à la gestion technocratique abusive du problème environnemental et corruption démocratique liée à une conception particulière de la nature qui favorise des injustices environnementales dont souffrent les plus défavorisés. Ainsi, nous espérons avoir montré que le terme de « corruption démocratique », loin de désigner un phénomène précis qui altèrerait l’idéal démocratique, recouvre un ensemble d’actes, de pratiques et de mécanismes très divers.

Dans le cas étudié ici, nous avons pu notamment démontrer l’existence de liens entre la corruption démocratique et l’environnement. Ce questionnement sur le rapport entre la corruption de la démocratie et la nature n’est pas spécifique au cas napolitain. Il surgit régulièrement dans les problèmes environnementaux. Plusieurs études ont cherché à analyser ce point et à en donner une explication. Ces recherches théoriques et empiriques[92] n’établissent pas un rapport causal systématique entre corruption démocratique et environnement mais « montrent que les cadres institutionnels affectent la façon dont les responsables politiques répondent aux enjeux environnementaux et que la démocratie et la corruption sont deux variables importantes dans ce processus »[93]. Ces travaux visent à montrer le lien positif existant entre la démocratie et la prise en compte de l’enjeu environnemental – ils démontrent notamment que la principale cause de l’arrêt de prise de décisions dans le domaine environnemental provient de la détérioration des institutions démocratiques[94] – et montrent que le phénomène de corruption[95] nuit directement et/ou indirectement à l’environnement[96]. Le lien entre gestion des déchets et corruption démocratique n’est pas non plus spécifique à la crise napolitaine. Ce domaine où secteur public et secteur privé interagissent est aussi souvent concerné par les problèmes de corruption démocratique[97]. Le traitement des déchets étant devenu une industrie florissante à la tête de laquelle se trouvent de grandes multinationales, il n’est pas rare de voir que ces entreprises privées de secteur public optent pour une maximisation de leur profit en négligeant l’aspect environnemental. Elles oublient le caractère public de leurs activités et favorisent le phénomène de corruption démocratique.

Pour éviter de tels phénomènes qui corrompent la démocratie et empêchent une bonne gestion des questions environnementales, il nous semble, de surcroît, nécessaire que les questions qui sont encore envisagées comme des questions de sécurité collective (alors qu’elles relèvent du domaine écologique) soient entièrement reconnues comme étant des questions environnementales et soient traitées comme telles. Cette reconsidération permettrait d’initier le tournant démocratique qui peine à s’amorcer dans le domaine environnemental et favoriserait l’enrayement du mécanisme corruptif des institutions démocratiques. Ceci aurait pour conséquence une juste redistribution de la parole et permettrait à ceux – comme les habitants de la région de Naples – qui sont concernés par des problèmes environnementaux – comme celui du traitement des déchets – de prendre part aux décisions qui les touchent directement. Enfin, si la démocratisation des institutions et l’évolution des processus institutionnels en charge des enjeux environnementaux sont nécessaires, la prise en compte d’une vision de la nature autre que celle de la nature mécaniste nous paraît également importante. Ce travail de remise en question de la représentation de la nature comme étant extérieure aurait le mérite, en dévoilant les rapports de domination, de faire apparaître les injustices qui sinon restent occultées et peuvent contribuer à corrompre l’espace démocratique.