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1. Introduction. Colombie et Chili : des processus de sortie de violence très distincts, des facteurs communs dans la construction sociale de la mémoire?

Continent pionnier de la justice transitionnelle (Lefranc, 2012) mais aussi porteur de nombreuses innovations de droit international des droits humains (Van Isschott, 2015), l’Amérique latine fournit un panorama foisonnant et diversifié de processus de construction de mémoire. Au sein de ce riche ensemble, deux pays, soit le Chili et la Colombie, sont souvent évoqués comme ayant fait école, bien que de manière fort différente. Tous deux considérés comme des modèles – de transition démocratique dans le cas du Chili et de postconflit dans le cas de la Colombie –, ces pays ont pourtant vécu des processus de sortie de violence que tout semble distinguer sur le plan institutionnel, ainsi qu’en ce qui concerne les acteurs en cause et la temporalité du travail de mémoire. Pourtant, malgré ces différences importantes, leurs processus impliquent des mobilisations populaires autour de la mémoire et de thèmes liés, comme la justice. Véritable « irruption publique de la mémoire au Chili » (Doran, 2016) ou « démocratisation de la mémoire » en Colombie (Wills Obregón, entrevue, 2019)[1], les deux processus ne peuvent être compris sans situer l’apport central des populations, leurs mobilisations et innovations expressives, qui se poursuivent d’ailleurs encore, même au Chili, 30 ans après la fin de la dictature.

De nombreux travaux montrent la dépolitisation induite par les mécanismes de justice transitionnelle (Lefranc, 2002, 2012; Lessa, 2011), l’individualisation des victimes (Vanthuyne, 2009) et l’utilisation « pacificatrice » de la mémoire par la sélection de « bonnes victimes consensuelles » (Lavielle, 2015, p. 13) dans différents pays d’Amérique latine. La présente étude souhaite contribuer à ces travaux de manière complémentaire, en explorant le rôle d’une construction socialede la mémoire permettant une « repolitisation » des politiques de sortie de conflit des gouvernements chiliens postdictatoriaux et colombiens contemporains.[2] Cette construction sociale de la mémoire n’émane cependant ni directement ni uniquement d’organisations spécialisées autour de la lutte pour la mémoire, mais rassemble en fait des représentations sociales de différents types d’organisations et de mouvements très diversifiés, et ce, dans les deux pays.

C’est ainsi dans le cadre de deux recherches subventionnées,[3] portant sur la persistance de la violence en démocratie et la criminalisation des mouvements sociaux, que les extraits d’entretiens présentés dans cet article ont été recueillis. Dans ce cadre, des répondants de mouvements sociaux très divers ont été interviewés, sur la base de leur situation commune de criminalisation de leurs luttes pour les droits et leur engagement social : mouvements de femmes, autochtones et afro-descendants, étudiants, paysans, lutte pour le droit à l’habitation, écologistes, organisations des droits de la personne, mais aussi coalitions de groupes réclamant un renouvellement de la démocratie en Colombie et au Chili.[4] La criminalisation des mouvements sociaux est un phénomène qui touche un grand nombre de secteurs très divers dans plusieurs pays d’Amérique latine considérés comme des démocraties de basse intensité (Avilés et Rey-Rosas, 2017, p. 164). À des degrés différents, ces dernières s’accommodent d’une répression des mouvements sociaux et de violations graves des droits humains, mais ce ne sont pas pour autant des dictatures. La Colombie et le Chili ont ainsi recours à la criminalisation des mouvements sociaux qui consiste en des pratiques de pénalisation, d’intimidation et de violence contre les citoyens, pratiques jugées normales ou justifiées par le fait que différents acteurs, et au premier chef les gouvernements, considèrent la lutte pour les droits comme étant nuisible à la démocratie (voir Doran, 2017, p. 184). La présentation d’extraits de ce matériel d’entrevues sur la criminalisation dans divers mouvements sociaux au Chili et en Colombie permet de confirmer l’existence de facteurs communs d’un travail de construction sociale de la mémoire (Kuri Pineda, 2017) ou de mémoire sociale (Jelín, 2006) dans les deux pays.

1.1 La perspective de la construction sociale de la mémoire par les mouvements sociaux en Colombie et au Chili

C’est donc à partir de cette perspective de la construction sociale de la mémoire que cet article espère contribuer à la compréhension des luttes actuelles pour la mémoire en Colombie et au Chili et à leur rôle de repolitisation des politiques de sortie de conflit. L’analyse du rôle central de diverses organisations sociales dans la promotion de la mémoire en Colombie, et ce, même en plein coeur du conflit armé, est un phénomène analysé par de nombreux spécialistes tels que LeGrand, Van Isschot et Riaño-Alcalá, qui montrent que :

Another issue of central importance in Colombia […] is historical memory and the role it has played for many different groups, at the local and national levels, in endeavoring to make sense of the conflict and to bring justice and reconciliation. In their struggles for recognition and justice and against impunity, survivors and grassroots movements have sought historical clarification on the responsibility and repertoires of violence used against them and their communities

2017, p. 263

Ainsi, avancent ces auteurs, l’analyse de la mémoire peut émaner d’enjeux tels que la lutte contre la violence et l’impunité ou la quête pour la justice, portés par des acteurs sociaux diversifiés, qui n’excluent pas les victimes et leurs organisations mais vont au-delà de ces dernières. La présentation de notre matériel, ci-dessus, inclut d’ailleurs des organisations de droits humains, qui sont touchées par la criminalisation dans les deux pays. Le phénomène d’une appropriation sociale de la mémoire est aussi prégnant au Chili, avec la montée d’une exigence de justice (Doran, 2016) bien longtemps après la fin de la dictature : cette exigence de justice fut portée par une société fortement mobilisée pour la justice au sens large, incluant la justice en matière de droits,humains mais aussi la justice sociale (Doran, 2010a, p. 110 et suiv.; 2016, p. 207 et suiv.). Ces perspectives sont proches de celle de la construction sociale de la mémoire ou de celle de la mémoire sociale, qui sont centrées sur le rôle des mouvements sociaux dans les luttes pour la mémoire. Ainsi, selon Kuri Pineda (2017, p. 9), une perspective de construction sociale de la mémoire (« social construction of memory ») doit prendre en considération : « […] a diversity of social and political actors carry out a political and symbolic struggle in the public space in order to engrave in it memory […] »

En ce sens, cette perspective se distingue d’autres travaux centraux du champ de la mémoire comme ceux de Stern (2004, 2010) ou de Wilde (1999) qui, tout en reconnaissant l’importance d’une diversité d’acteurs, insistent d’abord sur le rôle de l’État dans l’ouverture ou la fermeture aux actions de la société qui sont vues comme des « irruptions de mémoire » et non pas comme des piliers de sa construction. Ainsi, quand Wilde (1999) étudie le cas chilien, le degré de force des irruptions de mémoire de la société dépend d’après lui de la « saison mémorielle » durant laquelle elles prennent place. Cette saison mémorielle est elle-même déterminée par les actions politiques institutionnelles qui conditionnent la possibilité des luttes pour la mémoire.

En outre, les perspectives insistant sur la centralité de la mémoire au coeur des enjeux de différents mouvements sociaux, par exemple celle proposée par LeGrand et ses collaborateurs (2017) et celle de Kuri Pineda (2017), se distinguent aussi d’autres travaux sur la mémoire qui sont centrés, en tout ou en partie, sur l’activisme des organisations spécialisées de familles de victimes (Druliolle, 2013; Collins, 2010; Jean, 2018). Éléments essentiels à la compréhension de la persistance et à l’appropriation sociale des questions de justice et de mémoire, des études ne portant que sur le travail des organisations spécialisées de victimes ou de leurs proches ne permettent pas nécessairement de comprendre l’ampleur qu’ont prise ces enjeux au sein de la société au Chili ou en Colombie. En ce sens, la notion de mémoire sociale proposée par Elizabeth Jelín apporte une perspective complémentaire en posant que la mémoire sociale et ses impacts ne peuvent être compris qu’en interrogeant plus largement les représentations sociales au sujet des questions de justice, de justice sociale et d’impunité (Jelín, 2006, p. 90 et suiv.) dans des sociétés comme l’Argentine, où l’importance symbolique de l’enjeu de mémoire est partagée par une grande partie de la société (Lessa, 2011).

Cette perspective de la mémoire sociale chez Jelín, construite à partir des représentations de la justice, de l’impunité et d’autres thèmes liés, correspond exactement à la démarche d’analyse proposée dans cet article. Nous étendons cependant cette dernière à une perspective comparée entre deux pays aux trajectoires assez distinctes, espérant ainsi apporter un éclairage spécifique aux études existantes sur l’apport des mouvements sociaux à la construction sociale de la mémoire, qui portent souvent sur un seul pays à la fois.

2. Les paramètres de la comparaison Chili-Colombie

La présente analyse se situe ainsi dans une perspective de politique comparée « pour peser ce qui est banal et ce qui est singulier, pour mettre en lumière l’originalité des contextes nationaux, chercher en même temps la constante, les lois tendancielles, les variables de signification universelle » (Dogan et Pelassy, 1981, p. 5). Toutefois, cette étude n’a pas de prétention de représentativité de l’ensemble des mouvements sociaux dans les deux pays ni de connaissance exhaustive de leur répertoire d’actions collectives ou de trajectoires historiques, lesquelles pourront cependant être abordées dans des études ultérieures. En travaillant à partir d’un matériel provenant d’organisations très variées, issu d’entretiens de type récits de vie, avec des associations d’idées et des questions ouvertes, la visée méthodologique de ce travail est centrée sur l’accès à des récurrences dans les représentations sociales, repérées et analysées grâce à un appareil méthodologique issu de l’École française d’analyse du discours (AD) (Maingueneau, 1991). Bien que les résultats de cette analyse du discours ne puissent pas être présentés dans le cadre de cet article, la méthodologie nous sert à identifier des signifiants (termes) pouvant donner lieu à des luttes pour le sens (Laclau et Mouffe, 1985; Doran, 2016, p. 53 et suiv.), c’est-à-dire qu’ils mènent à des « points nodaux » (ou des noeuds) où sont rendus visibles des débats autour de termes-clés en circulation dans l’espace social. Des extraits choisis en fonction de la présence de termes-clés communs aux deux pays seront présentés dans la troisième section de cet article. La construction de la comparaison entre les deux pays ajoute une couche de complexité, mais aussi – nous l’espérons – un certain intérêt à l’analyse, puisque les deux contextes étudiés, marqués par d’importantes différences, montrent néanmoins des représentations communes autour de termes-clés qui laissent voir une construction sociale de la mémoire.

Dans un premier temps, la comparaison des deux cas sera construite au moyen d’un survol comparé des contextes chilien et colombien quant à leurs processus respectifs de sortie de violence. Nous ferons état de la nature distincte des conflits vécus, montrant des différences, mais aussi des points communs entre les deux pays. Une seconde partie se penchera sur les principaux axes de l’analyse des entretiens effectués avec des répondants issus de différents types de mouvements sociaux qui, malgré des différences de contexte importantes, montrent des éléments communs aux deux processus de construction sociale de mémoire; nous analyserons également les impacts sociaux et politiques des propos étudiés. Une conclusion portant sur la politisation des politiques de sortie de violence par la construction sociale de la mémoire permettra de mettre en lumière des enjeux communs, telle la perpétuation de la criminalisation et de la violence en démocratie dans les deux pays.

2.1 Le contexte chilien : une amnistie pour la terreur d’État justifiée et renforcée en démocratie

Le Chili présente un cas classique de violence ou de terreur d’État (Lessa et Druliolle, 2011) durant un régime autoritaire (de 1973 à 1989) suivie par une transition née d’un pacte (en 1990) entre les élites de la société (Marques-Pereira et Garibay, 2011, p. 113), transformant ce pays en modèle pour d’autres transitions démocratiques stables et consensuelles, et ce, bien qu’ait été écartées du processus décisionnel les personnes ayant risqué leur vie dans les grandes protestas (Oxhorn, 1995) pour la démocratie ayant précipité la fin du régime. Même si l’image que l’on se fait du Chili est souvent celle d’un pays ayant accompli tous ses devoirs (Navia, 2010) de justice transitionnelle, ce cas emblématique illustre plutôt les conséquences juridiques, politiques et sociales de l’imposition d’une « blanket amnesty » (Levey et Lessa, 2015), celle-ci instaurant l’impunité totale en matière de violation des droits humains pour les actes passés. Héritée du décret-loi d’amnistie (DL 2191) de 1978[5] promulgué en plein coeur de la dictature, cette amnistie totale a fait partie des conditions de la transition démocratique. Plus encore, le transfert et la légitimation de cette amnistie en démocratie se sont faits par un récit dominant d’« accusation des victimes » (Barahona de Brito, 1997, p. 352). Ce récit, mis en circulation par les militaires eux-mêmes durant la dictature (Loveman, 1997, p. 367), soutient que le coup d’État est venu résoudre une crise politique sans issue provoquée par des mouvements sociaux trop exigeants et une polarisation politique liée à un « excès de demandes sociales ». Cette thèse est appuyée par d’importants politologues tels que Guillermo O’Donnell (1996). Partagé par l’ensemble des élites politiques chiliennes ayant négocié une transition « stable » en excluant les acteurs populaires de la démocratisation – vus comme dangereux (Doran, 2016, p. 83 et suiv.) –, ce récit d’accusation des victimes a eu pour conséquence d’assurer une certaine légitimité à la prégnance de l’amnistie, mais aussi d’imposer une réconciliation sans demande de pardon de la part des militaires pour les crimes contre l’humanité commis (Lira et Loveman, 2000).

Cette permanence de l’impunité, au Chili, pour les crimes passés était cependant loin de susciter la réprobation des experts des transitions démocratiques. Ainsi, dans son ouvrage fondateur The Third Wave: Democratization in the Late Twentieth Century Democracy, le politologue américain Samuel Huntington affirme : « [Do] not attempt to prosecute authoritarian officials for human rights violations. The political costs of such an effort will outweigh moral gains » (Huntington, 1991, p. 231). Tel que l’expliquent Sikkink et Booth Walling dans leur étude empirique des impacts bénéfiques des procès pour droits humains en Amérique latine (2007), la crainte des procès pour violations des droits humains et la préconisation de l’impunité étaient aussi généralisées au sein de la justice transitionnelle accompagnant les sorties de conflit. Bien que la justice transitionnelle soit souvent posée comme équivalente au droit international (Lessa, 2011, p. 28), plusieurs experts, dont Lefranc, sont catégoriques : « la justice transitionnelle ne fait pas progresser le droit, elle le suspend » (Lefranc, 2012, p. 3). Comme l’explique aussi Arango García (2013, p. 120 et suiv.), l’argument central de la justice transitionnelle consiste à dire qu’il est plus important de rétablir la confiance des citoyens en leur gouvernement et de renforcer la stabilité de la nouvelle démocratie en évitant les confrontations que de risquer des procès. La justice transitionnelle favorise donc plutôt un « échange » entre l’obtention de la vérité et la justice régulière, vue comme déstabilisante (Lefranc, 2012). Ayant mis en place deux commissions de vérité répondant à ces critères, au début de la transition, en 1991, ainsi que 14 ans après, en 2004, le Chili faisait figure d’élève modèle de ces théories (Joignant, 2005, p. 35).

Bien que critiquée par des spécialistes voyant l’exemplarité de la démocratie chilienne comme un « mythe » (Moulian, 1997) qui devrait plutôt être compris comme une « postdictature » (Vera-Gajardo, 2008, p. 88), les louanges récoltées par le « modèle chilien » dans le champ de la transitologie (Jaffrelot, 2000) ont permis aux gouvernements successifs, après la transition de 1990, de faire de l’exclusion de la justice un axe incontournable du projet démocratique. Tous ces gouvernements, à l’exception notable de celui de Michelle Bachelet lors de son premier mandat, de 2006 à 2010, n’eurent cesse d’adopter des lois et des mesures permettant de renforcer l’amnistie en raison des avancées du droit international, notamment à la suite de la reconnaissance de la disparition forcée comme crime à caractère permanent, qui aurait pu relancer des procès. Ainsi, en 1993, en 1995, en 1999, en 2003, en 2005, en 2009, en 2010, en 2017 et en 2018, l’amnistie s’est vue défendue et renforcée par les gouvernements en place ou par des mesures législatives émanant de l’opposition durant le premier mandat du gouvernement de Bachelet[6] au Chili, et cela était accompagné d’un discours montrant jusqu’à quel point l’accusation des victimes demeurait en vigueur. Ainsi, « la douleur de la perte d’un fils ou d’une fille, d’un frère ou d’une soeur, d’un père ou d’une mère, d’un conjoint ne s’éteint jamais. Nous pouvons seulement aspirer à apprendre à vivre avec la douleur, à éviter que cette douleur ne se transforme en haine et en soif de vengeance [...] »[7] (président Ricardo Lagos, nous soulignons).

Dans cette adresse à la nation datant d’août 2003, moment culminant de la grève générale nationale « Por un Chile justo » (« Pour un Chili juste »), convoquée par la Centrale unitaire des travailleurs (CUT) et divers secteurs sociaux pour exiger la fin de l’amnistie et dénoncer une « démocratie sans justice »[8], le président Ricardo Lagos rend ainsi la souffrance des familles des victimes équivalente à un désir de vengeance. Rappelons que tout conflit social était rendu illégitime dans ce contexte où l’accusation des victimes se référait aussi à la « surchauffe des demandes sociales » vue comme ayant conduit au coup d’État. Cette crainte des mouvements sociaux se traduit aussi dans la démocratie chilienne par une architecture légale violant les droits civils et politiques, que Haughney (2012, p. 214) désigne comme une « conception autoritaire des droits » (“authoritarianization of rights”), et qui permet la persistance de la loi antiterroriste, dénoncée maintes fois par les organisations internationales (González-Parra et Simon, 2014) pour sa facilitation de la violence d’État telle que la torture, mais aussi, plus rarement, cependant, au Chili, la disparition forcée et les exécutions extrajudiciaires de militants autochtones depuis les années 2000 (voir Doran, 2017; 2018).

Longtemps dominant, ce contexte institutionnel des plus défavorables à la justice ne parvint cependant pas à empêcher l’apparition d’un vaste mouvement social pour la justice – la « grande épopée pour la justice » (« la gran gesta por la justicia ») (Riesco, 2001), enclenchée à la suite des premiers procès transnationaux par la France et l’Espagne à la fin des années 1990. Ces premiers procès – au poids purement symbolique, puisque, au Chili, la loi d’amnistie continuait à s’appliquer – puis la spectaculaire arrestation de Pinochet à Londres sur demande du juge espagnol Baltasar Garzón en 1998 (Davis, 2003) entraînèrent un vaste mouvement d’appropriation collective de l’idée de justice – que nous appelons l’exigence de justice. Ce processus de convergence de différentes organisations et de revendications autour de l’idée de justice fut lui-même causé par un mouvement inédit d’expression publique de la souffrance (Doran, 2016, p. 172 et suiv.) qui allait libérer la parole des victimes dans l’espace public et permettre une identification large à leur souffrance partagée (Doran et Peñafiel, 1998), processus sur lequel nous reviendrons au moment de l’analyse des entretiens. Le contexte institutionnel chilien d’exclusion de la justice allait ainsi être complètement bouleversé par l’affirmation, sur la scène publique, d’une souffrance partagée entre les victimes directes de la dictature et tous ceux qui se reconnaissent dans l’oppression politique vécue, donnant lieu à une véritable explosion de la production artistique et culturelle : des concerts ou des performances de théâtre de rue accompagnent la tenue de procès internationaux de responsables de violations des droits humains; la tradition des grandes peintures murales refait surface; des veillées au flambeau sont organisées spontanément pour marquer la date de l’assassinat de martyrs populaires tombés dans l’ombre de l’occupation militaire des poblaciones ou des grandes protestas; des veillées artistiques sont réalisées devant les centres clandestins de torture de la dictature. Les funas, nouvelles pratiques de « justice directe » consistant à identifier publiquement les présumés coupables de violations de droits humains en marquant la porte de leur maison ou de leur lieu de travail et en chantant des chants de protestas, donnent symboliquement une présence centrale à l’absente « justice » ou à l’absente « mémoire » par la mise en scène spectaculaire du recouvrement simultané de la vérité. Les funas sont nées au sein du groupe H.I.J.O.S, composé au départ en majorité des fils de détenus-disparus ou d’exécutés politiques, et fondé avec la consigne « Ni pardon ni oubli! S’il n’y a pas de justice, il y aura FUNA! ». Ce groupe défend « le droit à exiger justice »[9] en accusant explicitement le gouvernement démocratique de protéger l’impunité. Leur importance sociale est devenue telle qu’on fait désormais du nouveau verbe funar un synonyme du verbe dénoncer au Chili.

À partir de ce mouvement d’expression publique de la souffrance partagée, entre 1998 et 2005, le mouvement pour la justice prit de l’ampleur et força le président Lagos à abandonner son projet d’une loi d’indulto (annulation des peines) des criminels de la dictature après 10 ans au nom de la stabilité et de la réconciliation. Cette situation allait déclencher une crise politique et sociale sans précédent au Chili, où l’ensemble des députés ainsi que de la communauté internationale et de nombreux segments de la société chilienne contestèrent ouvertement la signification de la « réconciliation », réclamant une « démocratie de justice » pour le Chili (Doran, 2016, p. 229), face à un gouvernement qui persistait à opposer justice et paix sociale.

2.2 De rares mesures institutionnelles en faveur de la mémoire durant le premier mandat présidentiel de Michelle Bachelet (2006-2010)

Ce contexte d’effervescence autour de la justice marqua la campagne présidentielle puis l’élection de Michelle Bachelet, issue de l’aile gauche du parti socialiste (Doran, 2010a, p. 12) et elle-même fille d’un prisonnier politique mort sous la torture en 1973. Durant ce premier mandat, de 2006 à 2010, non seulement la présidente tenta, en 2007, de faire passer une loi invalidant l’amnistie (Doran, 2010b, p. 18), mais son gouvernement permit aussi la mise en place des trois seules réalisations institutionnelles liées à la mémoire au Chili à ce jour. Fut ainsi inauguré, en 2010, le Museo de la memoria y de los derechos humanos (musée de la Mémoire et des Droits)humains . Issu d’une initiative particulière de la présidente et de son gouvernement – et non pas d’une mesure de réparation liée à la justice transitionnelle comme en Colombie –, ce musée fait partie d’une nouvelle génération de lieux de mémoire orientés vers la promotion des droits humains (Carter, 2013, p. 325). En cela, il s’inscrit dans la foulée de l’important mouvement pour la justice qui soutint Bachelet durant tout son premier mandat. Pensons notamment à l’adoption d’un projet de loi contre le féminicide, rédigé en collaboration avec les organisations de femmes victimes de torture durant la dictature (Doran, 2010b, p. 19). La reconversion du plus tristement célèbre site clandestin de torture de la dictature,[10] la Villa Grimaldi, devenu le Parc pour la Paix Villa Grimaldi, faisant désormais partie de l’International Coalition of Sites of Conscience (Carter, 2013, p. 329), fut aussi une réalisation marquante du gouvernement Bachelet, toujours en étroite collaboration avec les familles des victimes de la torture politique. Enfin, l’instauration d’une journée nationale des victimes de disparitions forcées – le 30 août – constitue le troisième pilier des efforts de la présidente pour répondre aux demandes populaires de mémoire et de justice dans son pays.

C’est donc à cette ouverture et à cette collaboration avec le mouvement pour la justice, unique au premier mandat de Bachelet (entre 2006 et 2010), que l’on doit les trois seules initiatives institutionnelles de mémoire qui ont vu le jour au Chili. En effet, aucun des gouvernements suivants, ni ceux de la coalition de droite nommée « Alliance pour le Chili », de 2010 à 2014 et depuis 2018, ni le second gouvernement de Bachelet, entre 2014 et 2018, n’ont suivi cette ligne, pour des raisons différentes cependant. Les deux gouvernements de l’Alliance pour le Chili du président Sebastián Piñera ont multiplié les tentatives d’annulation des rares condamnations pour violations des droits humains obtenues par les avancées du droit international; ils ont également soutenu institutionnellement des groupes se réclamant de l’héritage de Pinochet et de la dictature (Jean, 2018, p. 66). Quant à Bachelet, son second mandat a été troublé par des accusations de corruption et la crise des migrants haïtiens et vénézuéliens, événements qui ont occupé toute l’avant-scène durant ces quatre années.

Malgré la stagnation des questions de mémoire sur le plan institutionnel et la permanence de la loi d’amnistie, d’importantes mobilisations sociales multisectorielles autour de l’exigence de justice ont poursuivi leur travail de construction sociale de la mémoire. Les manifestations et expressions de souffrance partagée ont pris des dimensions de performativité qui ont pu transformer la norme sociale du « consensus » antijustice et anticonflit social. Les importants mouvements étudiants et sociaux du printemps chilien de 2011 (Peñafiel et Doran, 2017) ainsi que d’innombrables initiatives populaires en faveur de la justice et de la mémoire témoignent ainsi d’un changement culturel qui correspond, dans les termes de Laclau et Mouffe (1985), à une transformation discursive contre-hégémonique de la société chilienne autour des points nodaux de la justice et de la souffrance partagée.

Comme nous l’avons vu, ce changement venu « d’en bas » s’est déroulé sur une longue période, surgissant longtemps après la fin de la dictature; il ne parvient pas – encore – à ébranler un contexte institutionnel où l’impunité demeure la norme juridique.

2.3 Le contexte colombien : ouverture institutionnelle limitée et participation sociale et politique aux processus de justice transitionnelle

La Colombie présente d’emblée un contexte de violence beaucoup plus diversifié que celui de la terreur d’État au Chili, puisqu’il ne s’agit pas d’un régime autoritaire mais bien d’un conflit armé en démocratie. Ce conflit très long a causé officiellement 260 000 morts, 60 000 disparus ainsi que 7 millions de déplacés internes (LeGrand et al., 2017, p. 259), de même que des dizaines de milliers de violations graves des droits humains (Centre national de mémoire historique-Centro nacional de memoria histórica, 2013). Par manque d’espace, cet article s’en tiendra à la configuration de base du conflit armé et de ses acteurs belligérants contemporains dans la période actuelle, soit depuis les années 2000 : c’est-à-dire, d’un côté, deux groupes armés de guérilla à visée révolutionnaire, soit les Forces armées révolutionnaires de Colombie-armée du peuple (FARC-EP), proches du parti communiste, et l’Armée de libération nationale (ELN), de tendance guévariste (Celis, 2019, p. 18), et, de l’autre côté, l’armée colombienne défendant l’État contre la menace révolutionnaire, appuyée par des groupes paramilitaires principalement issus d’un ensemble reconnu comme les Auto-défenses unies de Colombie (AUC).

Cette configuration de base ne rend pas compte de la diversité idéologique et des variations importantes du nombre de groupes de guérillas depuis le début du conflit armé officiel en 1964 (voir Celis, 2019, p. 131). Il en va de même pour les paramilitaires, dont le nombre mais surtout le degré de collaboration formelle avec l’armée régulière – et même les pouvoirs politiques – va varier grandement selon les périodes, particulièrement à partir de 1980, comme le démontre Avilés (2006) en distinguant diverses étapes dans l’utilisation du paramilitarisme comme outil de répression « illégal » par divers gouvernements colombiens. D’importants effectifs armés issus de groupes criminels et de narcotrafiquants viennent aussi appuyer ces acteurs armés à divers degrés durant l’histoire du conflit colombien, ce qui entraîne un « brouillage politique » (Pécaud, 1997). Lavielle explique d’ailleurs que « la configuration du conflit armé colombien a rendu difficile l’émergence d’une figure de la victime » (2015, p. 3), la complexité inhérente au nombre important d’acteurs armés étant aussi renforcée par le déni du conflit (Peñafiel et Nantel, 2008, p. 209 et suiv.) de la part d’une partie des élites, notamment les partisans du président Alvaro Uribe, lequel, durant ses mandats présidentiels (de 2002 à 2010), n’utilisait que l’expression « attaques de groupes terroristes » pour désigner le conflit. Dans ces configurations difficiles, l’implication de l’armée colombienne et de l’État en général dans les violences a été en partie amoindrie en utilisant sa nature démocratique formelle et la forte tradition d’État de droit du pays, et ce, malgré des preuves accablantes comme la poursuite de la légalisation de terres accaparées par les paramilitaires après leur démobilisation officielle en 2005 (Grajales, 2016, p. 42 et suiv.). L’engagement de divers parlementaires et juristes pour tenter de dénoncer cette situation leur a souvent valu la mort ou l’exil, mais cela rend compte de l’engagement d’un large spectre de partis politiques, d’une partie importante du pouvoir juridique et de la société en général pour la recherche de la vérité et de solutions aux divers versants de la violence durant ce conflit. De ce fait, tout au long des années 2000, mais aussi bien avant, de nombreux acteurs politiques et sociaux ont cherché sans relâche à contribuer à la paix en Colombie, malgré les risques que cela entraînait pour leurs vies. Ainsi, le contexte colombien se présente d’emblée comme plus « ouvert » à une participation de l’opposition politique et sociale que celui du Chili dans la recherche de voies de sorties de violence, et ce, malgré la violence dont ont été victimes nombre de ses artisans de paix.

Ainsi, officiellement depuis 2005, avec les premiers projets de lois concernant le désarmement des paramilitaires, réclamé en Colombie mais aussi à l’étranger à la suite des massacres de plusieurs milliers de personnes commis par ces acteurs armés, un processus graduel impliquant plusieurs lois et processus de négociations différents, ayant des implications très distinctes selon les groupes armés touchés, s’est attaché à établir des mécanismes de justice transitionnelle visant la paix et la fin des violences. Il importe ici de préciser que l’évolution du droit international rend désormais quasi impossible la mise en place de « blanket amnesties » et que les premières versions des prescriptions de la justice transitionnelle, telles qu’appliquées au Chili, ont été vivement critiquées. Bien que le caractère équivoque de la justice transitionnelle par rapport au droit international et à la justice régulière demeure (Lessa, 2011, p. 28), le processus colombien a permis des avancées importantes en ce qui concerne la reconnaissance des torts des parties impliquées et les mesures de justice, au moins par rapport à des mesures partielles. Du point de vue de nombreux spécialistes, l’implication législative et la richesse des débats entourant ces différentes mesures font de la Colombie un cas unique de sortie de conflit (Doran, Claverie et al. 2019).

Ces différents mécanismes de justice transitionnelle sont bien connus pour leur centralité dans les négociations et les accords de paix avec la guérilla des FARC-EP en 2016. Ces accords historiques ont d’ailleurs non seulement impliqué au sein du processus de paix de nombreux pays garants, mais aussi un nombre inégalé d’acteurs de la société civile. De plus, la loi 1448 de 2011 reconnaissant l’obligation à l’État colombien d’offrir réparation aux victimes du conflit armé, de même que le dynamisme de nombreux mouvements, ont permis une participation centrale des victimes, notamment chez les femmes, les autochtones et les afro-descendants, dans les négociations de paix (Gruner, 2017).

Avant les accords de paix de 2016, ces lois et ces mécanismes de justice transitionnelle ont d’abord touché les groupes paramilitaires,[11] avec un processus de désarmement encadré par la loi 975, dite loi « Justice et Paix ». De fortes pressions avaient lieu face aux massacres commis contre les populations civiles (Avilés, 2006, p. 380). Bien que cette loi visant à « échanger » contre des peines réduites des aveux de paramilitaires quant au sort de leurs victimes (Daviaud, 2010) ait été limitée et critiquée à l’échelle tant nationale qu’internationale, elle permit néanmoins d’établir une vérité officielle au sujet de la violence paramilitaire, alors que les familles et les organisations osant dénoncer les exactions paramilitaires étaient souvent éliminées. C’est d’ailleurs l’ampleur « quasi inimaginable »[12] de cette violence paramilitaire qui constitue le talon d’Achille de cette loi n’ayant pu juger qu’environ 10 % des crimes contre l’humanité imputés aux paramilitaires. Toutefois, elle ouvrait enfin la porte à une certaine discussion publique portant sur la mémoire à propos de la majorité des victimes du conflit, du moins à Bogotá, certaines régions étant encore sous le contrôle quasi total des paramilitaires (Grajales, 2016, p. 42).

Une autre contribution – peut-être involontaire – de la loi Justice et Paix fut de mettre en circulation des informations à propos de liens existant entre paramilitaires et agents de l’État : cette réalité avait toujours été niée ou contournée par les différents gouvernements en place, qui arguaient que des « excès » de violence avaient pu être commis, mais qu’aucune politique systématique de violence d’État n’existait en Colombie (Grajales, 2017, p. 27). Suscitant de vives tensions, ces révélations menèrent, en 2009, le gouvernement du président Alvaro Uribe à bloquer au Congrès un projet de loi visant à offrir réparation aux victimes des paramilitaires, mais aussi des agents de l’État (Arango García, 2013, p. 125). L’élection du nouveau président Juan Manuel Santos, en 2010, permit finalement d’amorcer un virage par l’adoption d’une loi de réparation pour les victimes, la loi 1448 de 2011. Celle-ci prévoit des indemnisations et la restitution de terres accaparées durant le conflit, notamment par les paramilitaires pour des cultures extensives d’huile de palme contrôlées souvent de connivence avec des agents de l’État. La loi sur les victimes et la restitution des terres de 2011 vint ainsi ouvrir un espace – bien que limité – de discussion des complicités possibles entre les paramilitaires et l’État colombien et obligea notamment l’armée colombienne à demander pardon aux victimes.

Toutefois, de nombreux spécialistes, tels que Castillejo Cuéllar (2018), soulignent que le modèle colombien de sortie de violence repose sur un mélange paradoxal d’ouverture et de fermeture institutionnelle « sélective » à l’accueil de la mémoire du conflit colombien et continuent à le présenter comme un conflit entre groupes armés illégaux, amoindrissant le rôle de l’État. Selon Castillejo Cuéllar, les institutions de l’État colombien (armée, police et escadrons antitroubles sociaux, ESMAD) sont aussi impliquées directement dans la violence contre la population, notamment dans le cas des « faux positifs », ces milliers de Colombiens pauvres et innocents ayant été tués pour remplir les quotas de lutte contre le narcotrafic et les cartels de la drogue (Centro de Investigación y Educación Popular-CINEP, 2011). Analysant les données les plus récentes sur la période postconflit recueillies par le CINEP, Victor Barrera montre que la distribution géographique des violations des droits humains par la force publique entre 2000 et 2015 permet d’identifier clairement que certaines zones, réputées plus proches de la guérilla ou plus socialement conflictuelles, ont vu des interventions des forces publiques (souvent alliées avec les paramilitaires) beaucoup plus concentrées (Barrera, 2018, p. 18). L’auteur montre aussi que la force publique arrive en deuxième lieu, juste après les paramilitaires, pour le nombre de violations du droit humanitaire international et des droits humains. Ainsi :

Bien que, de manière générale sur le plan des violations du droit humanitaire international et des droits humains, les paramilitaires aient été l’organisation arrivant en tête (avec 10 652 violations entre 2000 et 2015), la force publique arrive en deuxième place, avec un total de 9 173 violations (pour 6 225 interventions), lesquelles se caractérisent par leur récurrence et leur impact quant au nombre de victimes (détentions arbitraires, exécutions extrajudiciaires, blessés et menaces). Par comparaison, les FARC-EP arrivent en troisième place avec 4 314 infractions

Barrera, 2018, p. 18, notre traduction

2.4 Une « démocratisation de la mémoire » : l’agentivité du Centre national de la mémoire historique (CNHM)

À défaut d’une pleine reconnaissance des responsabilités de l’État dans la violence, le contexte institutionnel, parlementaire et social colombien montre cependant une certaine ouverture à la reconnaissance plurielle des victimes, à des demandes de pardon et à des mesures de réparation : cela le distingue profondément de la classe politique chilienne, longtemps inébranlable comme on l’a vu, dans son unanimité autour de l’amnistie et du discours d’accusation des victimes. Une autre différence à souligner entre les contextes colombien et chilien est la mise en place d’une institution vouée à établir la mémoire historique du conflit, le Centro Nacional de Memoria Histórica (CNMH, Centre national de la mémoire historique, en français). Dès 2005, un groupe de mémoire historique, créé par la loi 975, avait commencé des travaux sur la mémoire, bien avant que la loi 1448 de 2011 ne consacre la création du CNMH. Comme le soulignent Riaño-Alcalá et Uribe (2016), la création d’une telle institution, vouée à l’éclaircissement de la mémoire historique en plein coeur d’un conflit armé, constitue un cas unique à la Colombie. Il s’agit, bien sûr, aussi d’une différence notable avec le cas chilien où, comme on l’a vu, il a fallu attendre le premier mandat de Bachelet, 20 ans après la fin de la dictature, pour voir apparaître des mesures institutionnelles de mémoire. Malgré leur apport certain à la question de la mémoire, ces mesures chiliennes (la création d’un musée, la reconversion de la Villa Grimaldi et l’instauration d’une journée nationale des détenus-disparus) n’avaient cependant pas du tout le même mandat de diffusion sociale de la mémoire que le CNMH en Colombie.

En effet, dès 2013 – toujours en plein coeur du conflit colombien –, le CNMH allait publier un rapport sur les mémoires en dispute, le rapport Basta Ya! [Ça suffit!]. La portée nationale et internationale de ce rapport, traduit en plusieurs langues, fut inespérée : il répondit en fait aux attentes des commissaires du CNMH, qui souhaitaient en faire un « outil de démocratisation de la société colombienne » (Wills Obregón, entrevue, 2019). En plus de produire des dizaines d’ouvrages de référence sur différents thèmes liés à la mémoire, le CNMH a aussi encouragé divers groupes de victimes tels que les autochtones, les syndicalistes et les travailleurs de la palme à faire entendre leur propre voix (Wills Obregón, Corredor et Asensio-Brouard, 2018). Comme l’indique l’ex-commissaire María Emma Wills Obregón, le respect de la pluralité et l’accueil de la dimension militante des luttes des victimes était centrale :

C’est-à-dire qu’on était comme une caisse de résonnance et une façon d’amplifier les voix qui étaient déjà là. Ce n’est pas nous qui avons créé ces voix. Ces voix étaient là et elles avaient des postures politiques, ou parfois des postures éthiques, ou bien elles venaient de différentes militances

Wills Obregón, entrevue, 2019

Cette ouverture à la pluralité des voix, aux « défis posés par la vérité », comme le disait Gonzalo Sánchez, ancien directeur du CNMH, dans un texte fondateur (2007, p. 1), allait permettre d’ébranler l’homogénéité du récit de la droite uribiste (du nom des partisans de l’ex-président Uribe), profondément opposée à la paix, au sujet du conflit : ce récit avait toujours présenté les guérillas comme des groupes terroristes et leurs supposés « alliés » civils – les mouvements sociaux – comme seuls responsables de la violence. En 2018, le congédiement quasi immédiat de toute l’équipe du CNMH au lendemain de l’élection du gouvernement d’Ivan Duque, héritier de l’uribisme et questionnant la paix (Le Monde, 2018), montre clairement que l’enjeu de la pluralité des voix avait dérangé de nombreux intérêts en Colombie. Le travail unique du CNMH constitue l’élément le plus central distinguant le contexte colombien du contexte chilien. Sur plusieurs plans, ce processus se distingue profondément du discours d’accusation des victimes au Chili. Toutefois, le rapport Basta Ya! (2013, p. 3) montre que c’est d’abord le travail de lutte contre l’impunité de la société qui a permis d’avancer dans l’établissement de la mémoire historique en Colombie. Comme l’explique aussi Lavielle (2015, p. 1), « les mises en récit publiques de la violence à partir du témoignage des victimes se multiplient depuis le début des années 2000 », soit bien avant le début du processus institutionnel de démobilisation des paramilitaires, qui a commencé en 2005. De manière générale, la littérature sur la mémoire en Colombie confirme aussi ce rôle central qu’ont eu les mouvements sociaux et les organisations de victimes et de défense des droits dans le surgissement d’une mémoire plurielle et sociale (LeGrand et al., 2017, p. 259; López et Lorenzen, 2016; Hoffmann, 2017; Celis, 2019; Calvo Ospina, 2014, p. 205). Ce faisant, ce dynamisme des luttes sociales contre l’impunité se rapproche du cas chilien, malgré l’absence d’appui institutionnel durant longtemps dans ce pays.

3. Un facteur commun en dépit des différences institutionnelles : la construction sociale de la mémoire au Chili et en Colombie

Ainsi, des différences institutionnelles distinguent les deux contextes analysés. D’un côté, le contexte chilien est marqué par une volonté politique de préservation de l’amnistie des militaires, un discours d’accusation des victimes longtemps dominant et un blocage institutionnel de la justice toujours en vigueur. La création beaucoup plus tardive des institutions et des lieux de mémoire tels que le musée et le parc de la Villa Grimaldi, ainsi que leur mandat plus restreint quant à l’éclaircissement de la mémoire historique, constituent aussi des différences importantes du cas chilien par rapport à celui de la Colombie. Dans ce second cas, non seulement nous avons des mécanismes de justice transitionnelle ne verrouillant pas la justice par une blanket amnesty, mais il est également possible d’avoir une discussion législative plus étendue au sujet de ces mécanismes et des institutions de mémoire, qui existaient avant que le conflit armé soit terminé et ont donc pu contribuer à sa résolution. À cet égard, et malgré la violence qui s’abat encore souvent sur elles lorsqu’elles dénoncent les actes commis, les victimes colombiennes voient néanmoins leur parole moins circonscrite sur le plan légal que les victimes chiliennes, ces dernières étant tenues au silence par les dispositions de différentes lois accompagnant les commissions et autres mécanismes de vérité de 1991, de 1999 et de 2004, tel qu’on l’a vu précédemment.

En dépit de ces différences importantes, les deux processus présentent aussi un élément commun central : une mobilisation sociale pour la mémoire, la justice et la vérité. Sans cette mobilisation, la circulation et l’appropriation sociale d’une mémoire diversifiée – encore fortement soumise à des tensions et à des disputes – n’auraient été possibles ni au Chili ni en Colombie, et ce, malgré la présence dans les deux pays d’institutions offrant diverses possibilités .

Les résultats des recherches présentées plus haut, portant sur la violence en démocratie et la criminalisation et touchant une grande variété de répondants issus de divers types de mouvements sociaux et de luttes pour la défense des droits, permettent de soutenir l’hypothèse de l’existence de processus de construction sociale de la mémoire et de mémoire sociale (Jelín, 2006) dans les deux pays. Rappelons que ces perspectives posent l’importance de l’analyse des représentations sociales de la mémoire, de la justice et d’autres signifiants liés au sein d’une variété de mouvements dépassant les organisations spécialisées des victimes. Cependant, comme le rappellent LeGrand et ses collaborateurs (2017) et comme on peut aussi le lire dans mes propres travaux antérieurs (Doran, 2010a; 2016), l’appropriation sociale de la mémoire dont témoignent les résultats de recherche qui seront présentés dans la prochaine section n’a été rendue possible que grâce au courage et à la persévérance de certaines familles et organisations de victimes. Dans les deux pays étudiés, celles-ci constituent des acteurs centraux et incontournables. Des organisations comme l’Association des familles de détenus disparus (AFDD) au Chili, ou le Mouvement des victimes de crimes d’État (MOVICE) en Colombie, ont constamment fait preuve d’une volonté d’intervenir sur la place publique (Doran, 2016, p. 164 et suiv.; Celis, 2019, p. 77 et suiv.) à contre-courant des politiques de réconciliation ou de justice transitionnelle voulant favoriser une « fermeture des blessures » ou des compromis stigmatisant la justice régulière. Dans les deux cas, ces organisations ont aussi eu comme position historique de rejeter toute réparation individuelle et de demander des procès en justice régulière pour les crimes commis. De plus, au Chili, l’AFDD a interpellé sans relâche les pouvoirs politiques qui accumulaient les mesures renforçant l’impunité et présenté en 1995 un projet de loi pour la justice (Doran, 2016, p. 165) qui a bouleversé la scène politique jusque-là complètement hermétique à l’idée de l’« impunité », puisque la légitimation de l’amnistie semblait assurée par le récit d’accusation des victimes.

3.1 La souffrance partagée : un point commun entre les mouvements chilien et colombien de construction sociale de la mémoire

Sans prétendre à l’exhaustivité, il est possible d’identifier différentes composantes de mouvements sociaux contribuant activement à la construction sociale de la mémoire au Chili et en Colombie. Quelques exemples issus de notre matériel de recherche, et où nous soulignerons certaines idées ou expressions, viendront illustrer cette diversité qui rend compte de la construction sociale de la mémoire. Dans le cas chilien, les acteurs sont issus du mouvement pour la justice et, en particulier, de composantes multisectorielles proches des associations de luttes étudiantes et de la jeunesse chilienne depuis les grandes grèves de 2011. Comme l’explique Peñafiel (2012a), le « printemps chilien » de 2011, avec ses mobilisations étudiantes et sociales massives, a été un puissant vecteur de réactivation de la mémoire. Pensons aussi à l’importance des étudiants au sein du mouvement de réappropriation des centres clandestins de torture et de leur transformation en casas de memoria (c’est-à-dire que d’anciens sites de torture furent récupérés pour être rouverts en tant que « maisons de mémoire »)[13] et parmi les organisations de défense des droits humains actuelles. Le travail en commun avec des survivants de la dictature ou des membres de leurs familles se fait aussi au moyen d’un volet de surveillance des droits humains et des droits civils et politiques dans les manifestations, car ces derniers sont encore largement bafoués au Chili (Universidad Diego Portales, 2015). La grave crise des droits humains (CIDH, 2020) qui s’abat depuis octobre 2019 sur les manifestants au Chili montre la permanence de graves problèmes de criminalisation de la manifestation et de violations systématiques des droits fondamentaux.

Bien que n’ayant pas vécu en dictature, les étudiants chiliens d’aujourd’hui sont aussi les fers de lance d’un renouveau universitaire autour de la mémoire (nouveaux cours sur ces thèmes, nouvelles organisations, tenue de « semaines de la mémoire et des droits humains ») ainsi que du retour des symboles de l’Unité populaire dans les manifestations (Peñafiel, 2012a; Del Pozo, 2017, p. 62). Ils jouent aussi un rôle central dans la renaissance du mouvement des « brigades muralistes » (Castillo Espinoza, 2010), un élément majeur de l’irruption publique de la mémoire au Chili. S’ajoutent également de nouvelles organisations visant à faire la promotion de la mémoire populaire par différentes manifestations expressives, telles que la Brigada de Memoria Popular (Brigade de mémoire populaire), qui publie même un agenda où sont recensés chaque année des pans méconnus de l’histoire populaire du pays, les textes étant accompagnés de photos des peintures murales récentes. La commémoration des 40 ans du coup d’État, en 2013, a aussi été empreinte de manifestations artistiques notables, y compris des films et des telenovelas témoignant d’un processus de mémoire sociale d’une grande ampleur dans la société chilienne.

En plus de cette « composante jeunesse de la mémoire », la construction sociale de la mémoire est aussi issue, au Chili, des quartiers populaires et des bidonvilles, dont les habitants s’impliquent dans le mouvement pour la justice. Cette convergence prend appui sur un imaginaire de la souffrance partagée déjà en circulation dans les quartiers marginaux et les bidonvilles chiliens (Doran et Peñafiel, 1998; Doran, 2016, p. 156 et suiv.). Cet imaginaire se fonde sur une très ancienne et forte identification des pobladores (habitants de bidonvilles et autres quartiers pauvres) à la souffrance des victimes de la dictature et à l’oppression politique en général. Comme l’expliquait, par exemple, un jeune répondant du quartier pauvre La Pintana, à Santiago :

Écoute, nous, nous ne sommes pas d’accord avec le fait que certains parlent des droits humains comme si ces derniers leur appartenaient. N’importe quel compagnon (compañero) qui ressent l’injustice est un compagnon

entrevue, Santiago, 2016[14]

Cette apparente réticence vis-à-vis de l’idée qu’il y ait des représentants officiels des droits humains montre en fait qu’il y a affirmation d’une souveraineté énonciative populaire sur la question de la justice et de la souffrance partagée, liée à l’appropriation sociale de ces thèmes et permettant que de nombreux pobladores identifient leur souffrance à celle des victimes, souvent considérées comme des martyrs. (Doran, 2016, p. 96).

En Colombie, ce dépassement de la souffrance au-delà du premier cercle des victimes et l’idée d’une souffrance partagée est aussi présente dans le discours des mouvements afro-descendants ayant participé au processus de paix de 2016 et ayant fait la promotion d’un « chapitre ethnique » (Gruner, 2017 :175) garantissant la participation active des communautés (incluant aussi bien souvent les victimes paysannes) à toute mesure visant à rétablir la vérité, la justice ou les garanties de non-répétitions. Comme l’explique un dirigeant afro-descendant:

« Nous sommes intéressés par une dimension distincte de la justice, c’est-à-dire…voici ce qui s’est passé : l’important est de savoir qui sont ceux qui se sont enrichis grâce à la souffrance des autres, à notre souffrance*. Parce que de savoir qui a tiré, qui était le commandant de quoi…c’est de la m… [sic], mais celui qui est devenu puissant par la souffrance des autres, c’est ça qui importe

entrevue, Colombie, 2017

D’autres extraits illustrantprésence la souffrance partagée mais également d’autres thèmes centraux seront aussi présentés dans les sections qui suivent. Dans le cas colombien, aux côtés des mouvements afro-descendants, les jeunes issus – ou pas – des mouvements étudiants jouent aussi un rôle de première ligne pour « défendre la paix » avec des organisations de femmes, des syndicats, des groupes d’autochtones ou de paysans. Les entrevues réalisées témoignent de l’ampleur des appuis du processus de paix aujourd’hui attaqué de toutes parts par le gouvernement du président Duque, en place depuis juin 2018, comme l’ont dénoncé des négociateurs des accords de paix de 2016 à l’ONU (El Tiempo, 11 mars 2019). Au sein de cette composante multisectorielle – dont nos répondants étudiants, femmes, autochtones et afro-descendants montrent l’étonnante unité dans une quête commune « contre l’injustice historique » et pour « la lutte de la mémoire de l’esclavage et le postcolonialisme » (entrevue, jeune leader étudiante afro-descendante, 2017) –, l’utilisation des recours juridiques et l’appropriation de mécanismes tels que la commission de vérité jouent aussi un rôle majeur. Les travaux de Van Isschot (2017) montrent ainsi l’importance historique et actuelle de l’activisme juridique des paysans pauvres, qui sont les acteurs ayant fait le plus de demandes de procès à la cour interaméricaine des droits humains dans les Amériques, malgré une pauvreté extrême et le fait qu’ils subissent une violence constante. Ces paysans pauvres ont travaillé avec diverses organisations syndicales et de droits humains, elles-mêmes persécutées sans relâche. De même, Celis analyse, elle aussi, dans son ouvrage de 2019 (p. 79 et suiv.), la transformation des luttes paysannes devant les massacres permanents et leur subversion de la « doctrine individualisante des droits humains » vers un mouvement pour la justice incluant la « défense du territoire », en alliance avec les revendications des communautés afro-descendantes, paysannes et autochtones. Tout cela sera examiné à la section suivante.

La convergence de ces mouvements et leur contribution à la construction de la mémoire tiennent aussi au phénomène de la criminalisation de la défense des droits, très ancien en Colombie. Comme l’explique Andrés Suarez, ex-commissaire du CNMH, résumant ici les résultats principaux de milliers d’entrevues individuelles de victimes, la criminalisation des mouvements sociaux en Colombie est l’une des causes du conflit :

Par des lois et une tolérance à la violence directe contre les défenseurs des droits et les leaders sociaux, la criminalisation [des mouvements sociaux] cherche à éloigner les citoyens de la participation politique : c’est une réduction de la démocratie à un pur fonctionnement institutionnel. […] La société veut que l’on discute des causes du conflit, qui incluent […] la discrimination et la violence contre le peuple afro-descendant et autochtone, la criminalisation de la protestation lorsqu’il y a des demandes sociales ou des lois qui ne sont pas appliquées, l’emprisonnement de dirigeants étudiants et leur disparition, le fait que la Colombie ait la législation antisyndicale la plus féroce d’Amérique latine et que le conflit permette aux grandes entreprises et à d’autres groupes d’engager des gardes blancs pour éliminer les personnes engagées. Tout cela sort à la lumière du jour après des années de conflit.[15]

Ainsi, tant au Chili qu’en Colombie, le travail de construction sociale de la mémoire s’appuie sur des convergences et des luttes communes avec d’importants mouvements sociaux. Goirand souligne d’ailleurs l’importance des répertoires des luttes contre l’impunité en Colombie et au Chili pour d’autres mouvements sociaux en Amérique latine (Goirand, 2010, p. 9). Cela n’est pas surprenant dans le contexte latino-américain, marqué par de nouvelles subjectivations politiques autour de la mise en commun d’un tort (Peñafiel, 2012b).

3.2 La lutte pour le territoire au coeur de la mémoire : l’engagement des communautés autochtones et afro-descendantes au Chili et en Colombie

La récupération des terres usurpées et la défense de l’environnement constituent un autre axe de mémoire important pour les communautés autochtones et afro-descendantes, axe qui traverse le matériel de recherche issu des deux pays. D’emblée, il faut souligner que des différences institutionnelles importantes existent encore, puisque la restitution des terres usurpées durant le conflit fait partie des réparations exigées par la loi des victimes de 2011 et les accords de paix de 2016 établis avec les FARC-EP en Colombie. Le Chili présente un contexte qui ne saurait être plus opposé, puisque non seulement aucune initiative législative n’a permis d’aborder la question des terres usurpées – notamment à la nation mapuche durant la dictature –, mais toute action – symbolique ou concrète – des Autochtones pour demander justice tombe sous le coup de la loi antiterroriste, car une telle action est vue comme portant préjudice au bien-être de la nation (Doran, 2018, p. 200).

Malgré des avancées législatives touchant la restitution des terres en Colombie ces dernières n’empêchent pas la violence létale et les menaces de se poursuivre contre les leaders afro-descendants, autochtones et paysans – dont plusieurs femmes – chargés de mettre en oeuvre le retour des déplacés. Ces leadersreçoivent des menaces, notamment parce que leurs communautés dénoncent la responsabilité de l’État dans la non-mise oeuvre des accords de paix (El Tiempo 2019a,b et c). Les graves connivences s’étant tissées durant le conflit entre les groupes paramilitaires et criminels et des agents de l’État n’ont pas encore été élucidées (Grajales, 2017) et semblent aussi en cause. Ce contexte de terreur est tellement présent dans le quotidien de nos répondants, en Colombie, que ces derniers ont demandé que le lieu des entretiens et le nom des organisations auxquelles ils appartiennent ne soient jamais mentionnés dans nos publications. Malgré tout, les luttes pour la défense du territoire se poursuivent et les entretiens montrent que cette dernière est au centre de la construction sociale de la mémoire en Colombie.

Pour qu’il y ait une paix stable et durable, il est indispensable de reconnaître et de faire mémoire de l’autre Colombie, cette Colombie des forêts et des jungles, des rivières, des montagnes, cette Colombie […] indienne, noire et métisse, invisibilisée, que beaucoup ne reconnaissent pas

entrevue, autochtone de la nation kankuamo, 2017

C’est que la mort n’affecte pas seulement les familles, elle affecte aussi le territoire, toute la communauté, la connaissance [le savoir]… C’est quelque chose d’immense qui inclut tout ce qu’on a souffert historiquement, nous, les communautés noire et indigène

entrevue, étudiante afro-descendante, 2017

En ce qui concerne les gens noirs, les gens indigènes [la gente negra, la gente indígena], nos territoires ont été victimes, le peuple a été victime, les droits ont été victimes

entrevue, dirigeant afro-descendant, 2017

Tous ces extraits montrent une étroite relation entre territoire, souffrance et mémoire, témoignant d’un second vecteur de construction sociale de la mémoire. Plusieurs extraits en plus de ceux présentés ici renforcent aussi l’idée de souffrance partagée, commune aux répondants des deux pays.

Dans le cas du Chili, peu de gens connaissent l’usurpation, la parcellarisation et la vente forcée –aujourd’hui documentée mais longtemps cachée par la censure durant la dictature (Samaniego, 2003) – des terres mapuches par le régime militaire. Ces terres avaient été auparavant restituées aux communautés mapuches et à d’autres communautés autochtones durant la réforme agraire parachevée par le gouvernement Allende (1970-1973); il s’agissait de mesures de justice historique. Après le retour de la démocratie, en 1990, non seulement aucune mesure de réparation de ces vols ayant condamné les communautés à une situation de pauvreté sans précédent (MIDEPLAN, 2012; Doran, 2018, p. 199) n’a été mise en oeuvre, mais, comme je l’ai mentionné au début de cette section, toutes les actions pacifiques ou directes des Mapuches pour protéger les terres perdues et l’ensemble de leur territoire contre des projets d’exploitation nocive à l’environnement sont tombées sous le coup de la loi antiterroriste (Mella Seguel, 2007; Doran, 2018, p. 200).

Face à cela, certaines communautés mapuches au Chili ont commencé, en 1997, à mettre en oeuvre des stratégies d’« occupation productive » des terres usurpées durant la dictature comme actions directes de « mémoire et justice » (Doran, 2017, 2018) Ces actions directes se sont faites par le biais de la création de communautés dites d’« occupation productive des terres » par des membres de diverses communautés mapuches, qui se sont rassemblés pour cultiver – illégalement – les terres communales accaparées et vendues à des intérêts privés durant la dictature. Aujourd’hui, ces mouvements forment de véritables sites de mémoire « en action ».[16]

D’autres communautés et réseaux de défense des droits autochtones ont créé des groupes d’appui et de surveillance des violations de droits humains ainsi qu’une plateforme de luttes communes pour la justice nommée « Justicia nada mas, pero nada menos » (ce qui signifie « Justice, rien de moins mais rien de plus! »).[17] Cette dernière soutient les efforts d’exigence de justice des communautés autochtones du Chili depuis 2010. La situation de criminalisation brime tellement disproportionnellement les droits des Mapuches que la Cour suprême du Chili a récemment révoqué les jugements et les peines de prison de huit leaders mapuches condamnés en vertu de la loi antiterroriste (Centro por la Justicia y el Derecho Internacional, 2019). Cette importante décision judiciaire survient après des années d’interpellations constantes du Chili de la part du droit international. Pensons notamment à l’arrêt 2014 du cas Catriman, rendu par la Cour interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH) et qui a fait école en montrant que même le droit à la représentation politique des Mapuches était brimé par la loi antiterroriste. (Baleizao, Hible et Leonzi, 2014).

3.3 La dénonciation de la violence d’État : un axe central de la construction sociale de la mémoire au Chili et en Colombie

Un troisième axe commun aux répondants des deux pays est celui d’une dénonciation de la violence d’État et d’une demande de justice à cet égard. Au Chili, cet axe est central, comme on peut s’y attendre en vertu de la permanence de l’amnistie pour la violence d’État passée et de la force du mouvement d’exigence de justice. Il l’est cependant aussi en Colombie, ce qui révèle que la population perçoit des lacunes à cet égard et confirme du même coup l’analyse de Castillejo Cuéllar (2018) évoquée précédemment. L’ensemble des entretiens réalisés au Chili et en Colombie témoigne ainsi d’une importante mise en cause de la responsabilité de l’État, comme priorité au-delà de tout autre mécanisme de justice transitionnelle tel que des mesures de vérité ou de réparation. Par exemple, comme l’expliquent des répondants chiliens :

Au Chili, depuis la dictature, on a maintenu le pouvoir militaire et policier sur le plan institutionnel et dans son essence, par rapport au contrôle des luttes sociales, qui continue pareil à celui en temps de dictature. Ce n’est pas parce qu’existe un Institut national des droits de la personne que les violations des droits de la personne sont pour autant beaucoup moins nombreuses : elles continuent à être presque le pain quotidien [« son casi pan de cada dia igual »]

entrevue, militant autochtone des droits humains au Chili, février 2019

Plus et plus encore de violence… et cela légitime de nouvelles semences de violences et de violences, encore plus de violences et de violences… [La répondante se tait, désemparée.] Les enfants de la communauté [mapuche] qui ont aujourd’hui cinq ans mais qui vivent et voient des violences policières dans leurs communautés depuis qu’ils ont un an, qui voient comment on les frappe et on les bat eux, leurs mères, leurs pères, leurs oncles et leurs tantes, leurs grands-parents…

entrevue, jeune répondante mapuche, membre d’un collectif de surveillance des droits humains Chili, 2016

Pour ce qui est de la Colombie, les nombreux travaux évoqués précédemment (ceux de Celis, van Isschott, Daviaud, Riaño-Alcalá, LeGrand, Grajales) montrent aussi que la violence d’État constitue une zone aveugle. Bien qu’il soit en théorie possible de poursuivre des agents de l’État colombien, cela arrive rarement et encore plus avec la création, par les accords de 2016 avec les FARC, d’une justice particulière pour la paix appelée « juridiction spéciale de paix (JEP) ». Cette instance permet à tout acteur armé n’étant pas accusé de crimes contre l’humanité de se présenter devant ce tribunal de réparation s’il confie ses crimes et les répare selon les mesures décidées par les communautés affectées.[18] À cet égard, l’importance du thème de la violence de l’État dans l’ensemble des entretiens en Colombie est révélatrice : il est notamment frappant de constater combien la non-résolution de la violence d’État – et ses aspects de connivence ou de tolérance actuelle à l’égard de la violence paramilitaire – semble même remettre en question des mécanismes centraux tels que la Commission colombienne pour l’éclaircissement de la vérité, la coexistence et la non-répétition (CEV), aussi créée dans la foulée du processus de paix de 2016. Pourtant, cette commission – tout comme la JEP – est une instance où la représentativité des communautés ethniques est assurée, de même que la parité de genre. Malgré ces avancées, dont sont conscients plusieurs répondants, c’est leur impression d’une véritable impossibilité de livrer la vérité si les militaires font partie de la CEV qui prime :

Comme nous n’avons pas été consultés pour leur commission de vérité, eh bien! Nous allons monter notre propre commission de vérité, comme peuple, avec un argument supplémentaire, car, comme c’est la commission du gouvernement, eh bien! ils ont embarqué les militaires pour qu’ils soient là et donc ce qui va arriver est que ce sont eux, les militaires, qui vont avoir le dernier mot, qui vont dire « ça oui, ça peut sortir » [être révélé] ou « ça non, il faut le modifier »… et nous, nous ne sommes pas en condition de négocier notre vérité avec eux, notre vérité, parce que nous n’aurions pas la liberté [de parole] suffisante, la liberté nécessaire pour révéler et affirmer les choses les plus dures, les plus horribles…

entrevue, leader afro-descendant, 2017

On voit donc ici combien la présence des militaires laisse craindre au répondant qu’il ne puisse pas exprimer la souffrance (« les choses les plus horribles ») et la vérité. Dans d’autres extraits tels que celui qui suit, les répondants colombiens expliquent que leur souffrance ne pourra pas s’exprimer dans une commission dirigée par des spécialistes :

Parce que la vérité n’est pas un thème de spécialistes, un thème du Dr Untel, de celui qui a les plus gros diplômes, mais c’est à la communauté [la vérité] : c’est à ceux qui portent le poids de ressentir la douleur, à la communauté entière qui sait ce qu’est ressentir cette douleur. […] La commission de vérité est pour ouvrir les blessures et les débats

entrevue collective de trois personnes afro-descendantes, leaders de différentes organisations, dont deux femmes, 2017

Cet extrait confirme aussi ce qu’avancent Lefranc (2012) et Lecombe (2009, p. 121 et suiv.) quant à la mainmise des « spécialistes » au détriment des victimes dans les mécanismes de justice transitionnelle. De plus, il semble en polémique avec deux axes centraux présentés dans l’ouvrage fondateur de la justice transitionnelle Unspeakable Truth, dePriscilla Hayner. Reprenant les idées centrales de cet ouvrage, cette dernière affirme : « la justice devrait être évitée, car elle causerait des souffrances inutiles aux victimes en les exposant au témoignage » et « chaque pays devrait être respecté dans sa volonté d’oublier le passé et de ne pas confronter les causes du conflit, de peur que le témoignage des victimes au sujet des atrocités ne cause trop de souffrance » (2001, traduction libre).

Les commissions de vérité au Chili ont suivi cette ligne, non seulement la première commission de vérité et de réconciliation (Comisión Rettig) en 1991, mais aussi d’autres initiatives beaucoup plus contemporaines, en 1999 et en 2004. Ainsi, la Mesa de diálogo (table de dialogue) mise en place en 1999 au moment où le droit international reconnaissait la disparition forcée comme crime à caractère permanent (Doran, 2016, p. 162) échangeait les aveux secrets de militaires concernant la localisation des détenus-disparus en échange d’une garantie d’impunité absolue en cas de procès internationaux. Suivit en 2004 la mise en place de la « clause du secret » pour la commission Valech sur la torture et la prison politique,[19] obligeant les centaines de milliers de victimes de torture prolongée ayant témoigné à garder le secret sur tout détail de leurs témoignages pouvant servir à identifier des militaires coupables, sous peine de poursuites judiciaires. Cette clause du secret permet aussi de garder sous clé durant 50 ans l’information recueillie dans une voûte située – ironiquement selon plusieurs – sous le musée de la Mémoire et des Droits humains du Chili.

Quoi qu’il en soit, la construction sociale de la mémoire, présente au coeur des mouvements sociaux au Chili et en Colombie, montre une opposition à cette distorsion de l’idée de vérité et à la récupération de la souffrance par des personnes n’ayant pas souffert.

Le problème est celui de tous : il doit être mis de l’avant à partir des gens, alors que, depuis toujours, il se construit à partir des élites et elles, elles ne savent pas ce qui nous arrive et ne s’y intéressent pas non plus. Et alors […] ce type d’initiative doit partir des bases, parce que ce sont les bases qui souffrent tout l’impact de la violence et quand quelqu’un meurt, ils [les assassins] attaquent nos pratiques traditionnelles et elles ne peuvent plus se transmettre de génération en génération

jeune militante afro-descendante, 2017

4. Conclusion : le rôle politique de la mémoire

Ainsi, comme le montre l’analyse des thèmes soulignés dans le matériel de recherche présenté dans les sections précédentes, il est possible d’identifier des matrices communes aux cas chilien et colombien, pourtant d’emblée si différents. Sur la base de notre matériel de recherche issu de diverses organisations sociales parmi lesquelles nous avons interrogé plusieurs personnes, il nous a été possible de tester la résonnance de l’idée de mémoire sociale (Jelín, 2006) permettant une identification plus vaste à la mémoire à partir de la souffrance et des luttes des victimes. Il appert que cette dernière est avérée tant au Chili qu’en Colombie. Nous avons ainsi vu qu’un grand nombre de secteurs et de mouvements sociaux contribuent, dans les deux pays, à une construction sociale de la mémoire portée par diverses revendications, mais surtout par des représentations communes que nous avons identifiées dans le matériel comparé. Ainsi, le matériel de recherche présenté montre une résonnance des questions de mémoire, de justice et de vérité. Celles-ci sont déployées et définies dans les entretiens par les thèmes, communs aux deux pays : ceux de la souffrance partagée, des liens entre mémoire et territoire, ainsi que de la dénonciation de la violence d’État et des mécanismes institutionnels limités, notamment ceux de la justice transitionnelle.

Les différences, en ce qui a trait au contexte institutionnel et aux politiques de sortie de violence, dans les deux pays, sont ici importantes à souligner puisque, en dépit de ces dernières, on voit que des processus de construction sociale de la mémoire similaires sont à l’oeuvre. Il est donc possible d’en tirer des conclusions comparatives. D’abord, un appui institutionnel à la mémoire, présent et actif depuis de nombreuses années dans le cas colombien avec la création du Groupe de mémoire puis du CNMH, mais absent et d’une portée plus restreinte dans le cas chilien, ne peut pas être considéré comme un facteur causal dans la construction sociale de la mémoire. Ainsi, la présence et la force des imaginaires de la souffrance partagée ou de la mémoire du territoire dans les deux pays ne peuvent pas être déductibles d’une situation institutionnelle donnée. Cela implique que les perspectives attribuant un rôle central à l’État dans la construction de la mémoire, telles que celle de Wilde (1999), ne seraient pas ici avérées.

De plus, bien que la situation de blocage institutionnel lié au maintien de la blanket amnesty et le « bâillonnement » légal de la voix des victimes au Chili diffèrent grandement de la situation colombienne, où existent des innovations en matière de mécanismes de justice transitionnelle et une participation sociale, législative et judiciaire beaucoup plus vaste et ouverte aux débats sur la mémoire et les mesures de sortie de violence qu’au Chili, les entretiens confirment que le rôle de la violence d’État demeure encore à éclaircir et, surtout, à juger, et ce, dans les deux pays. Les entretiens, dans le cas colombien, montrent que la responsabilité prédominante de « sortir de la violence » revient à l’État malgré l’existence de nombreux autres acteurs responsables d’actes de violence. Cela semble confirmer le caractère paradoxal du modèle colombien, analysé par Castillejo Cuéllar (2018).

Ainsi, pour ce qui est des luttes pour la mémoire analysées dans cet article, la lutte contre l’impunité est indissociable de l’exigence de mémoire, sans laquelle les sociétés en transition ou en sortie de violence n’atteignent pas la pleine démocratie :

C’est parce que nous assumons que l’impunité du passé est ce qui engendre l’impunité du présent, c’est-à-dire, dans un pays où on n’a pas fait justice, où les assassins se promènent librement parmi nous, les coupables [perpetradores], et quand nous parlons de coupables et de responsables, nous ne parlons pas seulement de ceux qui torturent, nous parlons du modèle qui s’est installé au Chili, le modèle politique et économique, parce que la dictature a été civico-militaire […] Ici, l’appareil répressif n’a aucune difficulté à agir parce qu’ils savent, ils savent qu’ils ont tout, tout est de leur côté

militante étudiante, casa de memoria José Domingo Cañas, 2016

Ceci rend aussi compte d’une volonté commune dans les deux pays de dénoncer un type de démocratie limitée et excluant le conflit social, vu comme cause de la violence passée et présente contre les défenseurs des droits. La circulation de la mémoire sociale véhiculée par une variété de mouvements permet la remise en question des causes profondes de la dictature chilienne ou du conflit armé en Colombie et de son prolongement dans un processus de paix où les défenseurs des droits continuent d’être les principales victimes, comme en atteste l’assassinat, en toute impunité, de quelque 420 militants des droits depuis les accords de paix. Principal motif de la récente grève générale nationale du 25 avril 2019 déclenchée par les étudiants, les paysans, les Autochtones et les centrales syndicales colombiennes (Publimetro, 2019 -journal “Métro”), puis de la grève nationale pour la paix en novembre 2019 la fin de l’impunité pour les assassinats des leaders sociaux en temps de paix et la protection des défenseurs des droits, porteurs de la mémoire en Colombie, est aussi le fer de lance de la mise en oeuvre de la paix et de l’approfondissement de la démocratie. Cette aspiration rejoint le mouvement pour la justice au Chili, profondément engagé dans un renouvellement démocratique avec la demande d’une assemblée constituante qui permettrait enfin d’en finir avec l’héritage constitutionnel de la dictature. Dans les deux cas analysés, les entretiens, mais aussi les mobilisations multisectorielles des organisations sociales montrent que la fin réelle de l’autoritarisme ou de la violence sont indissociables des luttes sociales pour la mémoire. Ces dernières sont les garantes de la construction démocratique. Dans les mots d’un ex-prisonnier politique, survivant de la torture prolongée au Chili, la contribution des mouvements pour la mémoire se situe dans leur « rôle de remise en question des fondements éthiques de la société de transition » et dans la lutte contre les « murs de contention mis en place autour du moteur de mobilisation sociale qu’est la mémoire » (entrevue, février 2019).[20]