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Lors d’un colloque tenu au collège universitaire de Glendon, de nombreux chercheurs se sont réunis autour de la question de la fugipétie comme base commune pour l’étude comparative entre la France et le Canada français/Québec. Ce projet consistait à trouver des vases communicants qui permettraient la rencontre de ces sociétés si divergentes dont la langue française demeure centrale comme langue dominante ou de résistance. On ne peut nier que les interactions entre minorités et majorités linguistiques, les liens entre les questions politico-linguistiques et diverses tendances idéologiques et institutions (l’État et l’Église, par exemple) sont des thèmes centraux dans l’histoire du Québec comme dans celle de la France. La place du français et son utilisation dans le champ politique demeure, en effet, une divergence majeure entre ces deux espaces francophones. La France souveraine a dominé de nombreuses minorités nationales, notamment par le biais de la langue française, alors que le Québec et les minorités francophones ont utilisé cette dernière comme moyen de résistance. Le modèle fugipétique permet donc de désenclaver les problématiques liées à la langue pour mieux comprendre l’évolution politique et sociale des minorités nationales par rapport à la langue française.

Ce dossier du Bulletin d’histoire politique a pour thème central deux phénomènes contradictoires et complexes : la francofugie et la francopétie au Canada et en France aux xixe et xxe siècles. Ces deux néologismes, inspirés des termes centrifuge et centripète, traduisent deux réalités ancestrales et consubstantielles à la langue française, ainsi qu’aux dynamiques sociales, culturelles, économiques et politiques dans la francophonie. Le processus de formation du français fut promu par certains et remis en question par d’autres, selon les projets nationaux défendus. Ainsi, la volonté de renforcer la présence de la langue française comme dénominateur commun national peut être nommée francopétie, par opposition à la francofugie, dont le but est de limiter (voire d’éliminer) l’influence de cette langue afin de promouvoir une seconde ou de consolider des assises culturelles par rapport à la métropole. Dès les premiers pas de la langue française, donc, ont cohabité des tendances francopètes et francofuges. Pour ce qui est de ces dernières, leurs origines sont multiples et incluent la promotion d’idiomes ou de dialectes précoloniaux et/ou régionaux, des raisons économiques, sociales, politiques, purement idéologiques ou autres. Quant aux tendances francopètes, elles ont eu pour but de défendre le français, tant au niveau culturel et sociétal que linguistique, d’utiliser la langue comme lieu de vivre ensemble sociétal et même d’outiller cette dernière en tant que forme de résistance à caractère nationalitaire[1] contre diverses forces culturelles dominantes.

Les phénomènes francofuges et francopètes se déroulent également sur des plans divers et variés, qu’ils soient historiques, géographiques, politiques, ou autres. L’analyse desdits phénomènes peut donc prendre des formes multiples et se fonder sur plusieurs méthodes d’investigation (archivistiques, orales, statistiques, etc.). En outre, ces concepts de francofugie et de francopétie ne se confinent pas à refléter une particularité inhérente à la francophonie, dans la mesure où ils s’inscrivent dans le cadre de la fugipétie, un autre néologisme qui décrit plus généralement les mouvements convergents ou divergents par rapport à un ou plusieurs projets, de quelque nature qu’ils soient. Il ne s’agit donc pas ici de proposer une prémisse exceptionnaliste, mais plutôt d’ouvrir des perspectives originales sur le monde francophone tout en l’inscrivant dans un cadre universel. Ainsi, le cadre fugipétique permet une certaine fluidité conceptuelle, dans la mesure où il se prête parfaitement à des approches interdisciplinaires, comparatistes, et/ou croisées.

Dans le cadre politique qui nous intéresse plus particulièrement ici, la fugipétie permet de mieux apprécier les contrastes entre théorie et pratique, projets officiels et opinions divergentes, et les interactions entre groupes politiques, socio-économiques, culturels et linguistiques. Par exemple, les rapports des Acadiens de la Nouvelle-Écosse aux pouvoirs municipaux ne peuvent être systématiquement calqués sur leurs relations avec le gouvernement provincial ou avec Ottawa. Cet axiome s’applique aussi aux Basques en France, dont l’attitude envers la préfecture des Pyrénées-Atlantiques à Pau (aussi capitale du Béarn) diffère sans doute de leur perspective sur la présidence de la région et plus généralement le gouvernement français. Ces observations ne sont pas originales en soi, mais rappellent le besoin constant de transcender les analyses binaires. Il s’agit donc non seulement de remettre en cause la logique des « uns et des autres », du « centre » et de la « périphérie », mais aussi d’étudier les contradictions, les subtilités, et autres particularités propres aux politiques locales, régionales et nationales. Ainsi, l’approche fugipétique est utile dans la mesure où elle réclame une attention constante aux structures locales et remet toujours en question la logique derrière les délimitations géographiques et historiques. Ainsi, la force de l’analyse fugipétique réside dans son élasticité et dans son adaptabilité à des contextes multiples.

Les études comparatives ou croisées entre la France et le Canada se font rares. Cela est sans doute dû à des parcours historiques et des structures géopolitiques et socioculturelles divergents. Cependant, ces deux pays peuvent constituer deux champs d’étude d’un intérêt particulier pour les universitaires s’intéressant aux politiques et aux aménagements linguistiques dans le monde francophone. Pour ce qui est du Canada, même un regard furtif à la liste des ouvrages ayant pour thème l’histoire et le statut du français dans ce pays démontre la centralité de la langue comme facteur de définition culturelle et nationale[2]. En France, malgré une concentration moins évidente sur le sujet de la langue française, les débats concernant l’identité nationale dans une société de plus en plus métissée et cosmopolite occupent une place grandissante dans les médias et les cercles politiques et intellectuels[3]. Le thème de l’identité a, conséquemment, de plus en plus fréquemment engendré des débats concernant le passé, le présent et le futur de la langue française non seulement en tant qu’outil de communication et de moyen de résistance, mais aussi comme instrument d’hégémonisation culturelle.

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Ces velléités n’ont certainement pas été de même nature au Québec et dans d’autres provinces canadiennes, où des facteurs démographiques et historiques ont donné des formes diverses et variées de conflits linguistiques – pensons simplement aux Résistances des Métis ou aux diverses crises scolaires du pays. La position dominante ou non de la langue française ainsi que le timing ont forcément influé sur les buts et priorités de ses défenseurs, comme le démontre Joel Belliveau dans son étude des discours nationalistes de l’Acadie du Nouveau-Brunswick et de l’Ontario français. L’auteur nous montre que les contextes de productions de discours nationaux ont largement influencé leur contenu ; l’univers des possibles des deux minorités a varié en fonction de l’évolution des forces fugipétiques en présence. En ce sens, l’Acadie des années 1860-1880 a pu développer un discours francopète dans un climat beaucoup plus serein que celui qui régnait dans l’Ontario français au moment, plus tardif, de ses premières grandes mobilisations politiques. En effet, celui-ci devait faire face à une force francofuge anglophone (ou anglopétie) mobilisée autour de l’impérialisme canadien. Ainsi, la langue française au Canada, contrairement au cas français, n’est pas nécessairement vue comme un bien universel. Sa présence dans les provinces anglophones est souvent perçue comme une aberration de l’histoire face au destin américain du continent chez ses détracteurs et comme la caractéristique culturelle fondamentale de la société minoritaire canadienne-française pour ses défenseurs.

Frédéric Boily et Carol Léonard démontrent fort bien qu’une légitimité francophone sur le territoire et la toponymie de l’Ouest s’effrite avec le temps. Devant désormais se replier sur l’aspect juridique, la légitimité de la communauté franco-albertaine auprès du gouvernement albertain est, pour chaque cas présenté devant les tribunaux, remise en question dans l’espace public[4]. La question linguistique est par conséquent inhérente à l’histoire canadienne. Souvent confiné, dans les médias comme dans les ouvrages scientifiques, aux clivages propres à la province de Québec, le thème de la place de la langue française au Canada embrasse le pays dans son intégralité. Dans ce cas, la francofugie a été la conséquence du développement de la domination économique, culturelle et politique des anglophones. Comme Marcel Martel et Martin Pâquet l’ont montré, la question linguistique est devenue l’enjeu identitaire dominant, au détriment de la question religieuse, depuis la fin du XVIIIe siècle[5]. La centralité de la langue dans la définition des deux nations, l’une canadienne (avec l’anglais pour lingua franca – à l’exception bien entendu du Nouveau-Brunswick, et ce seulement à partir de 1969) et l’autre québécoise, chacune contenue dans une même entité politique, a ainsi été exacerbée par la contemporanéité de la construction nationale/territoriale canadienne (dans le sens général du terme) et du développement de récits nationaux/linguistiques antithétiques au sein du même pays. La concurrence de ces deux récits nationaux, simultanément contradictoires et inhérents aux identités du Canada, a précédé l’établissement d’une entité territoriale permanente et plus ou moins finie. Ce clivage linguistique (voire national et sociétal) a, d’une certaine manière, légitimé l’ADN bicéphale du Canada et explique sa pérennité aujourd’hui.

Pour ce qui est de la France, où l’anglais a aussi souvent été perçu comme un agent corrupteur (dans un contexte radicalement différent de celui du Canada), le combat pour la préservation du français a pris trois formes bien distinctes, qui ont chacune contribué à inscrire la langue dans le récit national. De ce point de vue, le XIXe siècle fut une époque clé, où la trajectoire jacobine s’appliqua progressivement au domaine de la langue dans les années 1890-1902[6]. En premier lieu, le besoin d’appliquer le principe révolutionnaire d’unité et d’indivisibilité nationales à la langue française amena une solidification, un effort de standardisation de la langue. La Troisième République fut ensuite amenée, au nom des principes jacobins (ou plutôt une simplification de ces derniers), à répandre l’usage du français dans des régions où il n’était pratiqué qu’en tant que deuxième langue ou pas utilisé du tout. En effet, au tournant du XXe siècle, un nombre non négligeable de Bretons, d’Occitans, de Basques, de Corses et autres n’avaient pas le français pour langue natale[7]. De fait, la métropole aura contribué à marginaliser les langues et dialectes régionaux et à folkloriser les cultures et institutions traditionnelles pour les remplacer par de nouvelles structures légitimes françaises. Finalement, aux XIXe et XXe siècles, le français se vit associé au développement de l’empire colonial. Ainsi, la francopétie a pu facilement prendre des formes prédatrices.

Toujours dans le cas de la France, les velléités francofuges ont souvent pris la forme de mouvements pour la sauvegarde de langues dites régionales et de la résistance à caractère nationalitaire. Ici il faut à nouveau préciser que, bien que centrifuges, les initiatives visant à protéger et promouvoir l’usage de l’alsacien, du breton ou autres ne se sont pas invariablement inscrites dans une logique d’antagonisme manichéen envers l’hégémonie de la langue française. Au cours du xxe siècle, alors que certains indépendantistes bretons ou alsaciens voulurent couper les ponts avec le français, d’autres s’inscrivirent dans une culture de compromis. Cette culture du compromis sert de base à l’article d’Alban Bargain-Villéger, qui traite de l’île bretonne de Groix entre 1870 et 1940. Dans ce cas, il serait aisé de croire, au premier abord, à une victoire presque immédiate et radicale du centralisme républicain sur les partisans d’une certaine autonomie régionale et de la préservation de la langue bretonne. Il n’en fut en fait pas exactement ainsi. En effet, les structures socio-économiques inhérentes à l’île, ainsi que l’élaboration de traditions inventées, donnèrent lieu à une hybridation de l’identité de l’île : une identité francopète nuancée, teintée d’une certaine bretonnité.

La contribution de Thierry Dominici s’intéresse aussi aux dynamiques fugipétiques en milieu insulaire. Cependant, l’île en question (la Corse) est bien plus grande que Groix et a eu des rapports autrement plus compliqués avec l’État français. Dans son étude, Dominici a recours au modèle « mythomoteur », qui fournit un moyen d’étudier les bases des identités nationalistes ainsi que les changements que connurent ces dernières au cours de leur histoire. En mariant le modèle fugipétique à l’approche mythomotrice, l’article de Dominici montre que la lutte pour plus d’autonomie en Corse (voire son indépendance totale) ne se limite pas à un face-à-face avec le pouvoir continental, mais implique de nombreux niveaux historiques, géographiques, linguistiques, politiques et autres.

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Voilà qu’il s’érige deux pôles opposés en ce qui a trait au français. Dans un premier cas, en France, la langue et la culture françaises, souvent érigées comme synonymes de civilisation et de progrès, ont sans cesse été imposées au pays au détriment des minorités nationales ou « petites sociétés » qu’abrite l’Hexagone. Il est donc commun d’entendre parler de la marginalisation des langues bretonne, corse et autres sur ce territoire, ainsi que d’une folklorisation de ces cultures qui, pourtant, étaient fort dynamiques durant les siècles précédents. Dans le cas canadien, le français en tant que langue et en tant que caractéristique culturelle, sociétale et nationale, doit sans cesse se légitimer dans le contexte d’économie et de culture mondialisées et de cosmopolitisme anglo-américain. De fait, les francophones au Canada, minoritaires au pays et sur le continent — à l’instar des autres petites sociétés — doivent « continuellement justifier [leur] existence [nationale] » face aux « grandes sociétés » à prétention universelle[8]. Comme l’affirme Joseph Yvon Thériault, « [l]a question des petites sociétés n’est rien d’autre en fait que la question de la diversité culturelle et des lieux politiques permettant le déploiement de cette pluralité. C’est la grande question politique de notre époque[9] ».

Ces considérations, que les auteurs de cette introduction évoquèrent un beau soir d’avril 2012, menèrent à l’organisation d’un colloque. Le colloque, intitulé « Francofugies et Francopéties : langues et sociétés au Canada et en France au XXe siècle. Colloque international et pluridisciplinaire », se déroula le 8 novembre 2014 au Collège Glendon. L’échange d’idées qui eut lieu au cours de cet événement fut essentiel à l’élaboration de ce numéro. Nous voulons donc remercier certaines personnes et organisations sans lesquelles ni le colloque du 8 novembre 2014 ni cette publication n’auraient été possibles. Tout d’abord, nous sommes extrêmement reconnaissants à Colin Coates, Marcel Martel et Janet Friskney, dont le soutien et les conseils avisés ont non seulement permis l’organisation du colloque, mais ont aussi été d’une valeur pédagogique inestimable. Nous exprimons aussi notre reconnaissance au Centre de recherche sur le contact des langues et des cultures à Glendon (et plus particulièrement à Dominique Scheffel-Dunand), au Centre Robarts pour les études canadiennes (dont Colin Coates est le directeur), à la Chaire Avie Bennett Historica en histoire canadienne (dont Marcel Martel est le titulaire), au département d’histoire de l’Université York (des deux campus : Glendon et Keele), à Kenneth McRoberts (en tant que principal du Collège Glendon), à la faculté des Arts libéraux et des Études professionnelles à l’Université York et, bien évidemment, à Stéphane Savard et à l’équipe du Bulletin d’histoire politique.