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En scandant « Montfort fermé ? Jamais ! » lors d’un rassemblement à Ottawa en mars 1997, les 10 000 opposants à la fermeture de l’Hôpital Montfort sont loin de penser que plus de quatre années vont s’écouler avant le règlement de cette crise. Au contraire, ils croient que cette vaste mobilisation fera fléchir le gouvernement ontarien de Michael Harris. Ces Franco-Ontariens font alors de l’accès à des services de santé en français, y compris des soins de santé mentale, leur cheval de bataille. Ils réagissent à la recommandation de la Commission de restructuration des soins de santé de l’Ontario du 24 février 1997 de fermer le seul hôpital de langue française de la province qui offre des services en santé mentale depuis 1976. Les lettres, les pétitions, les manifestations dans la rue et les rassemblements ne suffisent pourtant pas à forcer le gouvernement ontarien à intervenir pour sauver l’hôpital. Le pouvoir citoyen se bute à l’indifférence du gouvernement provincial. En portant la cause de Montfort devant les tribunaux, les organisateurs de SOS Montfort déplacent le champ de bataille dans la sphère juridique. C’est finalement cette stratégie qui porte fruit, puisque le jugement prononcé par la Cour divisionnaire de l’Ontario de 1999, ainsi que celui de la Cour d’appel de l’Ontario deux ans plus tard, forcent le gouvernement à reculer.

Pourtant, cette victoire rappelle que les gains obtenus par les Franco-Ontariens en matière de soins de santé mentale demeurent faibles. Relativement modestes, ces avancées soulèvent la troublante question des facteurs responsables de la lenteur de l’État à agir dans ce dossier. Après tout, un Franco-Ontarien qui ne peut accéder à des soins de santé dans sa langue constitue un déni de droits. Pire encore, la communication entre un patient et les professionnels en santé mentale est cruciale. Si cette communication est limitée par la capacité du patient à s’exprimer en anglais ou celle des professionnels de la santé à comprendre le français, le diagnostic et le traitement s’en trouvent compromis.

Cet article explore les facteurs expliquant la lenteur de l’État ontarien à agir dans le dossier de la santé mentale en français. Nous qualifions de lenteur l’action étatique, car ce dossier entre dans l’espace public dès le milieu des années 1970, avec la création de la commission d’étude sur les soins de santé présidée par le docteur Jacques Dubois, et le dépôt de son rapport en 1976. Pourtant, le manque de soins en santé mentale en français caractérise encore la réalité des Franco-Ontariens lors de la crise de l’Hôpital Montfort déclenchée par l’annonce de sa fermeture en 1997[1]. À ce moment, il y a déjà une trentaine d’années que les Franco-Ontariens revendiquent et que l’État étudie cette question qui, à bien des égards, demeure toujours d’actualité[2] ; si bien qu’il est à se demander si ce dernier fait preuve de ce que nous qualifions « d’inertie bienveillante ». Ce nouveau concept que nous proposons comme cadre d’analyse de l’action étatique s’inspire d’un article de Peter Marcuse portant sur le développement d’une politique d’habitation aux États-Unis. Dès les années 1970, Marcuse a utilisé l’expression d’État bienveillant pour qualifier le désir de l’État d’agir afin d’améliorer les conditions sociales. Il note par ailleurs que les efforts étatiques n’aboutissent pas en raison d’un manque de connaissance, de l’incompétence bureaucratique, d’un manque de courage ou encore de la mesquinerie et de l’égoïsme des groupes d’intérêt dans la poursuite de leurs objectifs[3]. Nous accolons à cette bienveillance étatique la notion d’inertie, terme qui est défini comme un « manque d’énergie, d’initiative, d’activité, de mouvement ». En même temps, il exprime une « résistance que les corps opposent au mouvement, en raison de leur masse[4] ». Ces éléments de définition illustrent bien la lenteur de l’État à agir, puisque ce dernier se retrouve empêtré dans son manque de volonté et dans sa propre lourdeur administrative. En ce qui nous concerne, de nombreux acteurs sociaux se mobilisent et portent les besoins criants des Franco-Ontariens en matière de santé mentale à l’attention de l’État. Grâce à leurs appels répétés, l’État écoute, s’émeut, s’attriste et promet de passer à l’action. Il fait preuve de bienveillance, parfois même de compassion. Pourtant, la mise en oeuvre de solutions est prudente et dépend de la coopération et de la coordination de nombreux acteurs gouvernementaux sur lesquels le pouvoir exécutif a un contrôle limité. La question de la santé mentale est présente dans l’espace public, mais l’État réagit et passe à l’action lentement.

Cet article sur l’inertie bienveillante comme mode de gouvernance se divise en trois parties. Notre exploration de ce concept porte d’abord sur l’émergence des soins de santé mentale en français dans l’espace public ontarien. Il s’intéresse ensuite aux arguments utilisés par différents acteurs sociaux pour maintenir ce dossier dans l’espace public afin d’en augmenter l’impact auprès des pouvoirs décisionnels. En utilisant des arguments percutants qu’ils espèrent suffisamment efficaces, ceux-ci pressent l’État à accélérer la cadence des réformes de manière à répondre aux besoins en santé mentale en français. Enfin, nous concluons par une analyse des causes de l’inertie bienveillante qui caractérise l’action étatique.

La santé mentale en français et l’inertie bienveillante

Les études sur l’évolution des soins de santé mentale en Amérique du Nord présentent les années 1960 comme un tournant. D’une part, la mise en place de l’assurance maladie au Canada comporte des conséquences pour la population. Cette dernière n’a plus à se soucier de sa capacité à payer pour obtenir des soins de santé[5]. Avant l’instauration de l’assurance maladie, 28 % des Canadiens « souffrant de dépression n’étaient jamais vus par un médecin[6] ». D’autre part, les gouvernements adoptent une politique de désinstitutionnalisation des soins psychiatriques ; ce que certains chercheurs inscrivent dans le cadre d’un désengagement de l’État. S’intéressant au processus de désinstitutionnalisation néo-écossais des années 1950 à 1980, Judith Fingard et John Rutherford ont bien noté ce désengagement. Ils vont jusqu’à le qualifier d’échec de l’État-providence, dans la mesure où la province préfère déléguer ses responsabilités à des organisations non gouvernementales[7]. Pour d’autres, cette nouvelle politique modifie la définition de la santé mentale qui est construite comme une maladie. Traiter les patients qui en sont atteints requiert ainsi des séjours de courte durée dans des établissements de santé. Le rapport du patient à l’établissement de santé change, puisqu’on privilégie alors le recours à des soins sur une base cyclique[8]. Les travaux de Marie-Claude Thifault et al. portant notamment sur l’Hôpital Montfort traitent de ce rapport changeant. L’approche est centrée sur le parcours de patients et leur rapport à l’institution de santé. Ces témoignages permettent de mesurer les conséquences de la politique de désinstitutionnalisation et l’impact que des services communautaires inadéquats ont sur les patients et leur famille[9].

Dans le cadre de la réforme de la désinstitutionnalisation, la mise en place d’organismes offrant un suivi aux patients après qu’ils aient quitté l’établissement de santé devient cruciale, ce qui multiplie le nombre d’acteurs sociaux appelés à intervenir dans le dossier de la santé mentale à partir des années 1960. C’est ce qu’on appelle la mise en place d’une politique de communautarisation. Simultanément, on assiste à l’émergence d’organismes de défense des patients et de promotion de la santé mentale. Ceux-ci interviennent dans le processus d’élaboration et de mise en oeuvre de politiques gouvernementales dans ce domaine, de manière à démystifier la maladie mentale et surtout la stigmatisation dont souffrent les malades. L’émergence de ces organismes de défense est, selon Mulvale, Abelson et Goering, un phénomène relativement récent puisqu’il date des années 1980. Dans leur analyse de l’évolution de la politique ontarienne en santé mentale, ces auteurs expliquent la lenteur de l’État provincial à agir en partie par l’héritage du recours à l’asile comme lieu de traitement des gens souffrant de maladie mentale. En optant pour leur enfermement, à l’instar de plusieurs autres gouvernements en Amérique du Nord au dix-neuvième siècle, les politiques de l’État ontarien auraient ainsi contribué à la stigmatisation de la maladie mentale, au malaise face à ce phénomène et à la volonté de cacher l’existence de ce type de maladie dans les familles et les communautés. Puisqu’on envoie les malades dans des asiles – établissements souvent isolés et éloignés des centres urbains –, on comprend l’hésitation des familles et des cercles de soutien aux gens souffrant de ce type de maladie à former des groupes de pression de manière à revendiquer des services adéquats. La maladie mentale demeurant un tabou pendant une bonne partie du vingtième siècle, il y a peu d’intervenants motivés à former des groupes de pression destinés à influencer les politiques en soins de santé. Dans ce contexte, ce sont les spécialistes de la santé, notamment les psychiatres, qui occupent tout l’espace. Faute de pression provenant des milieux de ceux et celles qui fréquentent les asiles, l’État se contente d’allouer des ressources modestes et opte pour la lenteur administrative[10].

En optant pour la désinstitutionnalisation, la politique gouvernementale en santé mentale s’insère dans le vaste débat sur la santé. On commence alors à se préoccuper de l’accessibilité des soins et des défis que rencontrent les communautés francophones en milieu minoritaire. Si la recherche s’intéresse d’emblée à la disponibilité des soins en français, ainsi qu’aux problèmes de formation et de recrutement du personnel, il est rare que la santé mentale soit directement abordée[11]. C’est le cas par exemple chez la politologue Linda Cardinal, qui présente les efforts de la communauté franco-ontarienne dans le domaine de la santé sans spécifiquement aborder la santé mentale. Son étude a toutefois le mérite de mettre l’activisme des femmes en évidence, puisqu’elle souligne que dans le dossier de la santé, elles sont les « premières concernées par les réformes gouvernementales[12] ». Cette référence à l’activisme féminin rappelle les études portant sur le rôle des femmes dans les revendications de soins de santé, où l’instinct maternel apparaît comme une justification de leur intérêt particulier pour les questions reliées aux enjeux sociaux et au bien-être des jeunes[13]. Cardinal utilise également le concept de fenêtres d’opportunité ou « d’opportunités politiques » pour indiquer que la période de 1986 à 1996 coïncide avec une détermination de l’État à agir en raison des obligations créées par l’adoption de la loi sur les services en français. Par ailleurs, des études viennent tempérer l’engagement de l’État dans le domaine de la santé mentale et attestent d’une « lenteur bienveillante ». Françoise Boudreau démontre par exemple le manque de services en français dans la région de Toronto à la fin des années 1990[14]. Pour leur part, Louise Bouchard, Marielle Beaulieu et Martin Desmeules constatent la persistance de besoins criants en Ontario dans les années 2010[15].

Si l’État agit lentement dans le dossier de la santé mentale en français, la notion d’inertie bienveillante comme mode de gouvernance n’a pas été retenue en tant qu’outil d’analyse. Plus souvent, la perspective poursuivie par les chercheurs est celle des efforts de la communauté pour influencer l’action étatique. Ainsi, Anne Gilbert et ses collaborateurs étudient le développement des soins de santé depuis le dépôt du rapport Dubois en 1976 jusqu’à la crise de l’Hôpital Montfort en 1997. L’article analyse l’abondante production de documents par les Franco-Ontariens, qui n’accélère toutefois pas la manière avec laquelle l’État ontarien gère le dossier. En même temps, il souligne la multiplication des acteurs sociaux mentionnés précédemment, alors que des organismes étatiques, tels que les centres de santé communautaire, interviennent dans l’espace public[16]. En s’intéressant à la notion de capital social chez les minorités francophones canadiennes, Louise Bouchard et Anne Gilbert ont aussi démontré que la mobilisation franco-ontarienne autour du dossier de la santé peut ouvrir une fenêtre sur la façon dont cette communauté en situation minoritaire transpose son besoin d’épanouissement et son action politique dans la mise en place d’institutions et de structures sociales lui permettant de se développer[17]. Quant à l’article de Louise Bouchard sur les représentations que les acteurs des différentes régions franco-ontariennes entretiennent face à l’avenir des soins de santé en français, il prend la mesure des disparités au sein du mouvement pour la santé en français et souligne la nécessité de renforcer le réseautage et les liens d’interdépendances initiés par le Plan d’action pour les langues officielles du Canada lancé au début des années 2000[18].

L’étude de Matthew Hayday, spécialiste des politiques d’aménagement linguistique, attribue pour sa part un rôle capital à l’Association canadienne-française de l’Ontario (ACFO) dans le développement des services de santé. À compter des années 1970, l’organisme de défense des Franco-Ontariens s’approprie le dossier de la santé et revendique la mise en place d’une politique-cadre dans ce domaine. Sa capacité à influencer l’action étatique est toutefois limitée par d’autres acteurs sociaux. Hayday rappelle que la question de l’accès à des soins de santé suscite la mobilisation d’individus et des groupes hostiles au bilinguisme. Pour ces gens, tout doit être fait afin d’empêcher la mise en place d’une politique de bilinguisme officiel. Cette bataille d’influence entre acteurs sociaux explique pourquoi l’État ontarien se voit conforté dans une politique d’inertie bienveillante en matière de santé[19]. Si l’article d’Hayday offre des pistes pour expliquer le contexte et les motivations entourant l’action de l’État, il ne s’attarde pas à la santé mentale. Dans leur bilan de l’action étatique en la matière, Mulvale, Abelson et Goering rappellent pour leur part que l’État est confronté, depuis la désinstitutionnalisation, au défi de traduire sa volonté d’agir en actions concrètes. L’expression « making it happens » synthétise l’attitude face à ce dossier, puisque l’État et ses différentes entités souhaitent agir, alors même que les changements sur le terrain se produisent trop lentement[20].

L’ACFO est le principal acteur social qui positionne le dossier de la santé mentale dans l’espace public. Après le règlement de la question scolaire en 1968, l’organisme franco-ontarien diversifie son champ d’action. Bien que l’éducation demeure une préoccupation, les membres de l’ACFO identifient de nouvelles priorités lors du congrès général de 1969[21]. Cette diversification des domaines d’intervention est notamment facilitée par l’activisme dont fait preuve le gouvernement fédéral à l’égard des communautés francophones et anglophones en milieu minoritaire. Au cours des années 1970, l’association bénéficie ainsi d’un financement relativement stable de ses activités, grâce aux subventions du secrétariat d’État. Cet argent facilite l’embauche d’animateurs sociaux dont l’activisme permet d’entreprendre un virage socioculturel[22]. Mais la communauté franco-ontarienne force aussi l’ACFO à modifier ses priorités, notamment en matière d’accès aux services en français. L’activisme communautaire et la prise de parole citoyenne qui s’incarne dans le mouvement « C’est l’temps » forcent par exemple l’organisme franco-ontarien à militer en faveur de services juridiques en français[23].

De la même manière, la question des soins de santé interpelle les dirigeants de l’ACFO dès le début des années 1970. L’organisme franco-ontarien presse alors le gouvernement provincial de créer une commission d’étude sur les soins de santé. La formation du Comité d’action sur les services de santé en langue française en 1975 marque une victoire importante pour l’ACFO. Présidé par le docteur Jacques Dubois, le groupe de travail a pour mandat d’étudier l’impact de la langue sur la qualité des services de santé reçus, ainsi que l’accessibilité des services en français[24]. Déposé l’année suivante, le rapport que le comité intitule ironiquement « Pas de problème » dresse un portrait préoccupant. L’étude documente l’absence de services en français, notamment à l’institution psychiatrique de Brockville qui compte pourtant un nombre important de patients francophones. Les auteurs du rapport n’hésitent pas à parler d’assimilation pour décrire l’expérience vécue par ces patients, puisque la plupart d’entre eux ne reçoivent pas de services dans leur langue. Par conséquent, il apparaît urgent de leur « donner des institutions entièrement francophones, où les cadres, l’ambiance et la langue de communication seront en français[25] ». Cette solution contraint l’État à allouer des ressources humaines et financières importantes, dans la mesure où il doit investir dans la formation et le recrutement de professionnels de la santé. Des changements importants quant à la gestion des établissements psychiatriques sont également requis. Comme l’évoque le titre du rapport, les directeurs des institutions sont généralement d’avis qu’en matière d’accès à des services en français, l’absence de plaintes prouve qu’il n’y a « pas de problème ». Face aux besoins immenses et à la complexité de la question, les auteurs du rapport suggèrent que le dossier des soins de santé mentale en français soit étudié davantage[26].

Des arguments percutants pour contrer l’inertie bienveillante

Entre 1970 et 1997, la communauté franco-ontarienne ne reste pas silencieuse dans le dossier des soins de santé mentale en français. Plusieurs acteurs mettent les revendications de la communauté de l’avant grâce à un activisme qui prend plusieurs formes. Tout d’abord, il y a l’action d’individus et de parents qui écrivent des lettres aux députés, aux ministres de la Santé ou au premier ministre pour expliquer les difficultés auxquelles leurs enfants sont confrontés en matière de soin de santé mentale[27]. Simultanément, on note que le personnel de la santé dans certains établissements dénonce le peu de considération pour le français sur leur lieu de travail, de même que l’absence de services francophones et bilingues malgré le fait que leur mise en place soit favorisée par les politiques gouvernementales. Du côté associatif, l’ACFO poursuit son action en revendiquant la mise en place d’une loi-cadre de services en français dès 1978[28]. Toutefois, son lobby en matière de santé est souvent ponctuel, puisque d’autres dossiers tels que celui de la gestion scolaire viennent bousculer ses priorités d’action. Enfin, des politiciens tels qu’Albert Roy et Gilles E. Morin à Queen’s Park, ainsi que Don Boudria, d’abord député au parlement provincial puis à la Chambre des communes, interpellent le gouvernement lors des travaux parlementaires et par l’envoi de lettres. Tous ces acteurs exercent des pressions sur l’État – notamment auprès du premier ministre et des différents ministres de la Santé – afin que des actions soient prises pour remédier aux graves lacunes dans l’accès aux soins en français mises à jour par le rapport Dubois.

L’influence de ces acteurs et la manière de présenter les revendications tiennent compte des contextes politiques changeants. On actualise, ou plutôt on arrime les arguments aux conjonctures et aux événements susceptibles de favoriser la cause défendue. Il n’est donc pas étonnant que le rapport Dubois prenne une autre dimension avec l’élection du Parti québécois au Québec en 1976. Pour les Franco-Ontariens, le temps est venu de corriger les injustices dont ils sont victimes afin d’empêcher que les souverainistes n’utilisent le sort peu enviable des Franco-Ontariens comme argument rhétorique suggérant que hors du Québec, il n’y a pas de salut pour le fait français. Agir en faveur de l’accès aux soins de santé en français revêt ainsi une importance nationale dès lors que cela empêche les souverainistes de marquer des points dans le débat sur l’avenir du Québec au sein de la fédération canadienne.

Si les Franco-Ontariens, notamment l’ACFO et les députés qui portent leurs revendications, croient que l’argument du traitement des minorités dans un contexte de menace à l’unité nationale force l’État à agir immédiatement, le gouvernement ontarien de Bill Davis opte plutôt pour la prudence et la lenteur[29]. L’équipe de Davis croit que ce contexte mine la capacité du gouvernement à agir dans le domaine linguistique. Le gouvernement craint la réaction des opposants au bilinguisme regroupés dans l’Alliance for the Preservation of English in Canada. Or, ceux-ci s’agitent et interprètent le moindre geste en matière de politique linguistique comme la preuve que le gouvernement cherche à « bilinguiser » la province[30].

De façon similaire, la crise de l’Hôpital Montfort qui marque la fin de la décennie 1990 soulève une polémique qui dépasse largement la question des soins de santé. Deux ans après le référendum sur la souveraineté du Québec de 1995 qui a profondément divisé la société québécoise et mis à mal la communauté canadienne, la perspective de la fermeture du seul hôpital francophone en Ontario prend rapidement une dimension nationale. Dès le départ, la fermeture de Montfort devient un enjeu fortement politisé qui soulève une certaine animosité, voire parfois un sentiment anti-francophone[31]. Déplorant avoir été enjoint à parler anglais lors d’une intervention à l’Assemblée législative, le député de Cochrane-Sud Gilles Bisson se demande à quel point cet « incident malheureux » reflète l’esprit du gouvernement Harris : « Avec la fermeture de l’hôpital Montfort, est-ce que votre gouvernement dit à la communauté francophone, “Speak English”, quand on veut avoir des services en français[32] ? » Pourtant, à peine sept ans auparavant, le député libéral de Peterborough Peter Adams insistait sur le devoir de protection envers la minorité linguistique qui incombe à l’Ontario à titre de province qui compte la plus importante population francophone à l’extérieur du Québec : « I believe that by providing provincial government services in French we are doing the right thing in the spirit of generosity, fairness and accommodation that has always characterized this province and its role in Confederation[33]. » C’est à croire que la dissension créée par les débats entourant le référendum de 1995 a quelque peu contribué à dissiper cet état d’esprit bienveillant.

Alors que le cas de Montfort est présenté par le gouvernement ontarien comme une simple question de restructuration du réseau d’établissements de santé, les nombreuses interventions de la députation sur les banquettes de l’opposition démontrent rapidement que le sort de l’hôpital francophone prend des allures de crise nationale et identitaire aux ramifications profondes. Dès février 1997, le député de Carleton-Est Gilles E. Morin souligne qu’il serait impensable que le Québec ose fermer les hôpitaux desservant sa minorité anglophone. Il demande alors au ministre de la Santé s’il est conscient du message que la fermeture du seul hôpital francophone envoie dans le reste du pays[34]. Cet amalgame entre l’accès aux soins en français et l’impact sur l’unité nationale n’est toutefois pas nouveau, puisqu’il était déjà présent au moment du dépôt du rapport Dubois en 1976[35]. Qualifiant l’annonce de la fermeture de Montfort comme un jour de deuil pour les Franco-Ontariens, Morin ajoute que cette recommandation annonce le début de l’assimilation des francophones[36]. Il n’est d’ailleurs pas le seul à donner une portée symbolique à une fermeture jugée inacceptable. Le député de Cochrane-Sud Gilles Bisson avertit le premier ministre Michael Harris que Montfort est bien plus qu’un hôpital : « Vous avez besoin de comprendre que l’hôpital Montfort est le flambeau, c’est l’espoir, c’est là où nous, les francophones, nous retrouvons[37]. » Quant au député néo-démocrate de Rainy River Howard Hampton, il rappelle que Montfort est un enjeu d’unité nationale parce qu’il « est le seul hôpital francophone d’enseignement médical en Ontario[38] ». Profitant de la difficulté du gouvernement à gérer cette crise, le chef de l’opposition libérale, Dalton McGuinty, cherche à faire des gains politiques en insistant lui aussi sur le caractère symbolique de Montfort. Interpellant le ministre de la Santé, il affirme :

It’s not only about accessible health care, it’s about the protection of minority language rights. To Ontario francophones, this issue strikes at the very heart of their identity and in fact the place they occupy in Ontario society. It’s about respect and it’s about equality. Surely you can understand and respect why the closure of the Montfort Hospital […] is seen by our francophone friends as a slap in the face. Will you not at least, here and now, acknowledge the tremendous symbolic importance of the Montfort Hospital for Ontario’s French-speaking minority ? […] In closing the Montfort, you’re doing more than just shutting down a hospital. You are removing a very real and concrete expression of the respect we hold for our minority group, the francophones[39].

Malgré les efforts quelque peu désespérés du gouvernement pour déconstruire le symbole qu’est devenu Montfort en répétant que ce n’est pas l’édifice qui procure les services en français, mais plutôt le personnel et les programmes[40], il apparaît évident pour la communauté franco-ontarienne que la fermeture de cet hôpital représente un grand pas en arrière. À ce chapitre, l’intervention du député de Prescott-Russell Jean-Marc Lalonde sur l’offre de soins psychiatriques en français est particulièrement intéressante. Mesurant l’importance de Montfort, Lalonde craint que sa fermeture ne mène à d’autres rapports comme celui du docteur Dubois « qui a mis à jour au début des années 1970 une situation troublante qui existait dans les murs de l’institution psychiatrique de Brockville [où des] francophones avec un retard intellectuel […] étaient évalués comme étant moins intelligents parce que le personnel anglophone n’arrivait pas à les comprendre et à communiquer efficacement avec eux[41] ».

Mais l’opposition à la fermeture de l’Hôpital Montfort s’exprime également à l’extérieur de l’Assemblée législative. Les assemblées populaires, les pétitions et les manifestations publiques démontrent une mobilisation sans précédent de la communauté franco-ontarienne. En marge de ces actes de résistance collectifs, plusieurs individus cherchent aussi à faire entendre leur voix et à manifester personnellement leur opposition à cette fermeture en écrivant aux politiciens provinciaux et fédéraux. Ceux-ci utilisent l’argument de l’unité nationale de manière à forcer l’État à sauvegarder l’Hôpital Montfort. En février et mars 1997, une campagne de lettres adressées au président de la Commission de restructuration des services de santé, aux premiers ministres Harris et Chrétien, ainsi qu’à divers membres du gouvernement provincial et fédéral, exige que soit infirmée cette décision qui « blesse et trouble collectivement les Franco-Ontariens ». Les nombreux citoyens à signer ces lettres jugent qu’il faut sauvegarder Montfort « pour une question humanitaire et afin de conserver un patrimoine qui a été bâti pour et par les francophones[42] ». Le message porte aussi l’idée qu’une grave injustice est commise envers la minorité linguistique francophone, puisqu’il « est impensable que les francophones de l’Ontario n’aient pas droit aux mêmes privilèges que les anglophones du Québec[43] ». Au modèle générique de cette lettre dactylographiée, une signataire interpelle Michael Harris plus directement au moyen d’un post-scriptum manuscrit sans ambages : « C’est affreux ce que vous faites aux Franco-Ontariens[44] ». D’autres y vont de témoignages personnels qui démontrent avec force les tensions nationales que cette crise fait ressurgir. Pour une résidente d’Ottawa, la cause de Montfort touche indéniablement une fibre identitaire : « M. Harris vous n’êtes pas unique au monde et l’anglais n’est pas la seule langue parlé ici en Ontario. […] Nous sommes peut-être une petite minorité de Français du Canada mais nous tenons à ce que nous sommes et sommes fier d’être francophone[45] ». Une autre femme se décrivant comme une contribuable fâchée résume le sentiment de confrontation autour de Montfort : « J’aime pas la division entre français anglais, mais je crois que Mike Harris nous donnent plus le choix. Je suis vraiment fâch [ée][46]. »

D’autres correspondants s’opposent à la fermeture de Montfort afin d’éviter tout recul dans les services offerts aux Franco-Ontariens qui pourrait nuire au maintien d’une fragile unité nationale. C’est le cas pour les administrateurs d’une résidence pour aînés de Bourget (Ont.) qui écrivent au premier ministre Jean Chrétien le 3 mars 1997. Dans leur lettre, ils expriment leur profonde déception face à son refus d’intervenir pour sauver Montfort. Priant le premier ministre francophone d’agir « afin d’éviter que le pays soit encore une fois déchiré par une crise linguistique », les auteurs se font prophétiques : « Vous n’êtes pas sans réaliser que si le gouvernement de M. Harris donne un coup aussi dur au [x] Franco-Ontariens ça ne pourra que renforcir la cause des séparatistes qui risque de devenir un problème canadien et non provincial[47]. » On constate donc que d’une manière similaire à la réaction engendrée par le dépôt du rapport Dubois en 1976, la crise de l’Hôpital Montfort est teintée par les tensions autour de la question nationale. La lettre adressée à Jean Chrétien par un médecin franco-ontarien demeurant à Montréal exprime clairement à quel point l’affrontement de 1995 a politisé la question de Montfort : « Cette fermeture donnera encore un argument de plus aux séparatistes qui nous feron [t] remarquer comment la minorité francophone est traitée dans le reste du Canada. Étant un fédéraliste convaincu, je ne tiens pas [à] ce que cet argument encourage et augmente l’ardeur et la conviction de mes adversaires séparatistes[48]. »

Ce recours à l’argument de l’unité nationale et aux injustices subies par la minorité franco-ontarienne n’est toutefois pas particulier au dossier de la santé. Dans son chapitre sur l’histoire de l’ACFO de 1969 à 1982, l’historien Michel Bock rappelle que dans les années 1970, les parents franco-ontariens utilisent ce type d’argument dans leur lutte pour obtenir des écoles secondaires de langue française. S’ils cherchent d’abord à infléchir la décision des conseils scolaires, ils souhaitent aussi que le ministre de l’Éducation force ces conseils à leur accorder des écoles de langue française pour que les jeunes francophones n’aient pas à cohabiter avec des étudiants de langue anglaise[49]. Ces conflits qui surviennent à Cornwall, Elliot Lake, Windsor, Sturgeon Falls et surtout Penetanaguishene, incitent à revendiquer l’obtention de la gestion scolaire, ce qui explique le libellé de l’article 23 dans la Charte canadienne des droits et libertés[50].

Bien que la question de l’unité nationale soit souvent liée au contexte politique résultant de l’avenir constitutionnel du Québec, d’autres arguments sont utilisés afin de forcer l’État à régler une fois pour toutes le dossier des soins de santé en français. Dès le dépôt du rapport Dubois en 1976, on note par exemple l’émergence de la figure du jeune Franco-Ontarien comme catalyseur du discours et des revendications sur les soins de santé en français. Que ce soit chez les parlementaires à Queen’s Park, les parents qui écrivent aux politiciens, les professionnels de la santé, ou encore les militants de l’ACFO et d’autres organismes, le jeune apparaît spontanément comme la figure du sujet « minoritaire » par excellence. En se ralliant autour de ce symbole, ces acteurs construisent un portrait de la réalité des jeunes qui devient un enjeu politique permettant de dénoncer les injustices auxquelles ces derniers sont confrontés malgré eux. D’abord victime en raison de son âge, le jeune voit la vulnérabilité de sa condition confirmée par son incapacité à s’exprimer correctement dans la langue de la majorité et, conséquemment, à recevoir des soins adéquats. Particulièrement évidente dans le domaine de la santé mentale, l’incapacité du gouvernement ontarien à fournir des services aux jeunes Franco-Ontariens vient non seulement confirmer leur statut minoritaire, mais démontre également l’existence d’une classe de citoyens de seconde zone. Malgré la dénonciation de cette réalité intolérable et inacceptable, ces jeunes font figure de laissés pour compte. Soit ils sont déracinés de leur communauté en étant transférés au Québec pour recevoir des traitements en français, soit ils font face à l’assimilation dans les établissements ontariens. En dépit de ce constat accablant et des pressions répétées sur le politique, l’argumentaire déployé autour de la vulnérabilité du jeune Franco-Ontarien ne suffit pourtant pas à engager l’action de l’État.

Des pistes permettant d’expliquer l’inertie bienveillante étatique

Le militantisme des Franco-Ontariens a permis de positionner la question de la santé mentale en français dans l’espace public. Ces gens ont utilisé divers arguments afin de maintenir la pression sur le gouvernement ontarien. Certes, l’ACFO n’a pas toujours fait de la santé mentale sa priorité, car d’autres dossiers – tels que l’accès à la justice et aux écoles secondaires en français – sont mis de l’avant par la mobilisation de la communauté. En même temps, les orientations des institutions étatiques l’obligent à répartir ses ressources limitées. Bien que ces priorités soient diverses et que son action soit souvent ponctuelle, l’association a malgré tout exercé de réelles pressions sur l’État. Pourtant, cela semble insuffisant. Dans un récent article sur la bataille entourant l’enseignement supérieur en français dans la province, Stacey Churchill pose lui aussi la question de la lenteur de l’action étatique. Selon ce chercheur et activiste reconnu, des facteurs structurels expliqueraient cette lenteur. Par conséquent, il reconnaît qu’un problème de cette nature « ne se résout pas en prenant une simple décision[51] ». Il est possible d’établir un constat similaire en matière de santé mentale. Le dossier de l’offre de soins en français pose les problèmes de la répartition géographique des établissements de santé, de la formation du personnel médical en français, de l’embauche et de la rétention de ce personnel par les établissements de santé, de l’offre active de services en français par ces établissements, ainsi que des services offerts aux patients lorsqu’ils quittent les établissements de santé. Examinons ces problèmes les uns après les autres.

L’accès à des établissements de santé en français demeure problématique pour les Franco-Ontariens. Ces derniers ne forment pas un groupe minoritaire essentiellement concentré dans un espace géographique précis. Au contraire, ils se retrouvent dans l’est de la province, dans la région de la capitale nationale, dans le Moyen-Nord et le Nord-Est, aussi bien que dans la métropole provinciale et le Sud-Ouest[52]. Cette répartition géographique de la population francophone complexifie l’accès à des services de santé en français, car les Franco-Ontariens forment des communautés minoritaires partout en Ontario.

Un autre problème est celui de la formation et de la rétention des professionnels de la santé. Les efforts en formation sont plombés par le manque de ressources alloué à l’enseignement supérieur en français. Or, la problématique de la formation était déjà identifiée par le rapport Dubois en 1976 et la crise de l’Hôpital Montfort vient remettre en cause les modestes efforts consentis par l’État et les institutions d’enseignement supérieur pour la formation du personnel de santé en français. En même temps, il faut sensibiliser le personnel enseignant et les conseillers en orientation dans les écoles secondaires pour qu’ils encouragent les jeunes à adopter les professions de la santé comme choix de carrière.

Quant à la problématique de la rétention du personnel, les hôpitaux psychiatriques y sont sensibilisés, notamment ceux situés dans le Moyen-Nord et le Nord-Est, l’une des régions où les Franco-Ontariens forment une minorité importante. Dès 1979, le docteur Gilbert F. Heseltine[53] livre ses impressions au ministère de la Santé sur les problèmes existant quant aux services psychiatriques offerts dans le Nord-Est. Il souligne, entre autres, qu’il n’y a qu’un nombre extrêmement limité de psychiatres présents seulement à Sudbury, North Bay et Timmins, et que les services en français « are woefully underserviced because of a lack of personnel, especially French-speaking professionals[54] ». Les solutions pour corriger cette situation gravitent autour de la formation et de l’affiliation avec un centre universitaire, voire une « Université du Nord », ainsi que le développement de services à distance par télécommunication satellite. Le programme Canadian Telemedecine Experiment U-6 de l’Université Western apparaît alors comme une solution à l’isolement des populations et au manque de ressources disponibles dans le nord pour les deux principaux groupes « minoritaires » que l’État considère avec sa bienveillance sans conséquence : « Services could be supplied for the two specific groups that are underserviced, the native people and the francophones[55] ».

En 1981, le ministère de la Santé commande une étude sur les services de santé mentale et des besoins des communautés du nord-est de la province. Intitulé Northeastern Ontario Mental Health Study, le rapport souligne que la pénurie de professionnels en santé mentale dans la région persiste, et que des efforts de recrutement supplémentaires sont nécessaires afin d’assurer le maintien des services. Il recommande alors que des efforts particuliers soient faits « to recruit and retain psychiatrists, psychologists and social workers to Northeastern Ontario, with a special emphasis for recruiting French speaking psychiatrists and psychologists[56] ». L’année suivante, le rapport Blue Print for Change du docteur Heseltine rappelle l’importance des besoins à combler et le peu de progrès fait depuis les recommandations sur l’accessibilité des soins de santé mentale en français contenues dans le document Agenda for Action publié en 1979 : « there is a clear lack of French-language services in the Province, even in areas with a large francophone population. If Ontario is to have a truly responsive mental health system with it is imperative that development of francophone services be given high priority[57]. » L’amélioration de l’offre de services requiert notamment la désignation d’hôpitaux offrant les soins de santé mentale en français, la mise en place de programmes pour favoriser la formation des francophones et le recrutement de spécialistes francophones, mais aussi pour encourager et aider les hôpitaux à offrir des services en français. Enfin, il faudrait nommer un coordonnateur aux services francophones afin de centraliser l’action du ministère de la Santé, ce que fait le gouvernement.

Recruté à l’institut Pierre Janet de Hull, le docteur André Côté reçoit la tâche de coordonner l’action gouvernementale et de développer des programmes de recrutement et de formation de psychiatres francophones pour le nord et l’est de la province[58]. Lors d’une réunion des chefs du comité de psychiatrie tenu à Ottawa en février 1983, Côté souligne que les plans pour attirer du personnel dans le nord demeurent vagues[59], mais qu’il se rendra sur le terrain afin de consulter la communauté et d’établir un plan d’action. À court terme, il croit que le travail de recrutement sera facilité en incitant des psychiatres bilingues à s’établir dans ces régions. C’est ainsi qu’une unité volante de six psychiatres de l’Université McGill est mise sur pied en collaboration avec l’Université Western. Ceux-ci sont appelés à offrir des consultations à Mattawa, Sturgeon Falls, Timmins et Sudbury, une journée par mois[60]. La situation des soins de santé mentale dans le nord évolue toutefois à petits pas. Bien que l’État étudie la question avec bienveillance, le simple fait que la coordination des services et le traitement des patients dans le nord soient confiés à des ressources provenant du Québec témoignent de l’inertie qui entrave l’action du gouvernement ontarien[61].

En ciblant l’année 2000 pour la mise en place d’un plan dynamique pour les soins de santé mentale dans le Nord-Est, le rapport A Proposed Model for Northeast Ontario Mental Health Services préparé par Touche Ross en 1986 témoigne de cette lenteur de l’action gouvernementale. Soucieux d’assurer « an integrated mental health delivery system which is sensitive and responsive to the distinct cultural and linguistic needs of the population », le modèle proposé reconnait « that there are unique considerations in delivering mental health services to the francophone and native residents of the Northeast ». Malgré cette bienveillance à l’égard des besoins, le plan cache mal l’inertie, voire un certain désengagement de l’État envers le développement de services en français ; tout particulièrement en ce qui concerne le recrutement de personnel francophone[62].

Une autre difficulté qui émerge et qui est peut-être une leçon apprise des batailles en matière scolaire est la gouvernance. Compte tenu des particularités du système ontarien, les établissements de santé sont des entités autonomes ayant chacun leur conseil d’administration. La mise en oeuvre d’une politique gouvernementale repose ainsi sur la collaboration de ces établissements. Identifié par l’ACFO de Timmins en 1979[63], l’enjeu de la sous-représentation des francophones sur les conseils d’administration des hôpitaux devient une préoccupation importante ailleurs en Ontario, comme en témoigne le rapport préparé en 1980 par le Conseil de planification social d’Ottawa-Carleton. Ce dernier suggère que la « mauvaise communication entre les administrateurs anglophones des hôpitaux et la communauté francophone[64] » affecte l’offre et le développement de services de santé en langue française. Comme le rappelle le sous-ministre de la santé, Darwin J. Kealey dans sa lettre du 5 juin 1982 adressé à l’ACFO, le ministère ne peut forcer les hôpitaux à créer des comités sur l’offre de service en français[65]. L’enjeu de la gouvernance incite l’ACFO, l’Association canadienne pour la santé mentale, ainsi que d’autres dirigeants franco-ontariens, à cibler les conseils d’administration de manière à ce que ces instances de pouvoir deviennent proactives dans la mise en oeuvre de services en français.

En même temps, le personnel vient appuyer les revendications de la communauté franco-ontarienne, comme en témoigne la crise qui éclate à l’Hôpital pour Enfants de l’Est de l’Ontario (HEEO) à Ottawa. Formé « spontanément » par un groupe d’employés francophones frustrés « devant certaines insuffisances flagrantes dans les services offerts en français à l’Hôpital[66] », le Comité pour le bilinguisme produit un rapport critique envers les administrateurs de l’hôpital. Intitulé Parlons-nous, ce rapport déposé en 1981 déplore la très faible représentation des francophones au sein de l’administration de l’HEEO[67], le manque de médecins spécialistes bilingues et la réticence de la direction envers les enjeux linguistiques. Il se montre également critique à l’égard de l’institution où l’omniprésence d’une « mentalité de place forte de l’anglophone[68] » contribue à l’assimilation des francophones. La langue de travail est l’anglais, mais ne faudrait-il pas également faire du français une langue de travail pour épauler les efforts de mise en place d’une offre active de services en français ? Pour sa part, l’ACFO régionale ne manque pas de condamner l’inertie de l’HEEO par rapport à « l’intolérable sort fait aux petits usagers francophones de l’hôpital[69] ». Le constat qu’elle dresse démontre les répercussions de la sous-représentation des francophones sur les conseils d’administration : « il n’appartient pas aux petits malades peu aptes à communiquer de souffrir davantage à cause de la négligence d’un Conseil d’administration qui ne se montre pas sensible aux torts que cause le monolinguisme de ses services[70] ». Alors que l’ACFO presse le gouvernement d’agir auprès de l’hôpital, le premier ministre William G. Davis offre une réponse qui témoigne de l’attitude d’inertie bienveillante de l’État. Bien que son « gouvernement est et sera toujours à la disposition des Franco-Ontariens[71] », ce n’est pas au ministère de la Santé de sanctionner les hôpitaux.

Enfin, la fermeture annoncée de l’Hôpital Montfort met en cause la revendication sur la gouvernance. La crise de Montfort interpelle la communauté et sa capacité à gérer des institutions tenant compte des besoins de la population francophone. La possible fermeture de l’établissement de la région d’Ottawa apparaît alors comme un recul majeur dans le dossier de la gouvernance.

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Les études sur les politiques gouvernementales rappellent que les besoins d’une société sont exponentiels, mais que les ressources pour les combler sont limitées. Par conséquent, l’État est contraint à des arbitrages qui bénéficient à certains et nuisent à d’autres dont les besoins sont peu ou pas comblés. Dans le cas qui nous intéresse, les actions de l’État ne règlent pas, une fois pour toutes, l’accès à des soins de santé en français. Les besoins persistent et les Franco-Ontariens ont recours à divers arguments afin de s’assurer qu’ils demeurent parmi les problèmes que l’État doit résoudre. Dans le cadre de notre analyse, nous avons mentionné le recours à l’argument de l’unité nationale ébranlée à chaque fois que les droits des francophones sont bafoués. Nous avons aussi démontré comment la figure du jeune Franco-Ontarien privé de soins faute de pouvoir maîtriser la langue de la majorité est instrumentalisée afin d’engager une réponse de l’État. Comme pour la question de l’unité nationale, l’argument du jeune privé de droits est porteur d’une certaine charge émotive. En ciblant d’abord la classe politique et l’opinion publique, la communauté cherche à infléchir l’action étatique et à favoriser des arbitrages qui lui seront favorables.

Pourtant, les Franco-Ontariens se heurtent à l’inertie du gouvernement qui se limite à relativiser l’ampleur du problème et à exprimer une attitude bienveillante envers la minorité linguistique. L’envoi de lettres, la mobilisation populaire, le lobby de l’ACFO, et les arguments actualisés au gré des conjonctures politiques changeantes se butent à une manière de gérer le dossier de l’accès aux soins de santé en français que nous qualifions d’inertie bienveillante. Malgré les déclarations sympathiques et de soutien de la part de la classe politique, l’État agit lentement, trop lentement selon plusieurs Franco-Ontariens. À des degrés divers, cette lenteur à intervenir entraîne si peu de changements sur le terrain qu’il apparaît approprié de la qualifier d’inertie. Les nombreux rapports d’enquête dans les années 1970 et 1980, notamment sur la situation des soins de santé dans le nord-est de l’Ontario, attestent de cette inertie bienveillante. Cette situation ne serait toutefois pas spécifique à la francophonie ontarienne, car elle s’apparente à ce que vivent les Acadiens du Nouveau-Brunswick[72]. Malgré ses bonnes intentions, le gouvernement profite de la complexité de la situation en matière de santé mentale pour se défiler. Le besoin de coordonner son action sur différents dossiers avec les hôpitaux, les groupes d’intérêts, les universités, les parents, etc., lui permet de justifier la lenteur de son action.

Pour autant, doit-on penser que cette inertie caractérise l’action gouvernementale dans tous les dossiers ? Dans leur étude sur les mouvements sociaux, Giugni, McAdam et Tilly encouragent les chercheurs à comparer et à contraster les expériences des mouvements sociaux entre eux, pour ainsi arriver à comprendre les mécanismes par lesquels certains mouvements semblent avoir plus d’influence que d’autres dans l’allocation des ressources étatiques destinées à combler des besoins précis[73]. En comparant les manières avec lesquelles l’État répond à des besoins exprimés par d’autres groupes, que ces derniers appartiennent à des minorités genrées, sexuelles, linguistiques, ethniques, religieuses ou raciales, il serait alors possible de déterminer si le cas des services de santé mentale pour la minorité franco-ontarienne est singulier. L’approche comparative permettra de découvrir si cette inertie bienveillante doit être considérée comme une caractéristique fondamentale de l’action de l’État face aux pressions auquel il est assujetti. Il semble que ce soit particulièrement le cas lorsque ces pressions proviennent de groupes qui, en raison de leur statut minoritaire, sont forcément plus vulnérables et plus dépendants de l’intervention de l’État. Enfin, il reste à déterminer dans quelle mesure cette réaction est un mécanisme universel, et si certains acteurs tels que des industries, des syndicats, des clubs privés, voire des personnalités influentes, réussissent à mettre de l’avant un capital symbolique leur permettant de contourner les mécanismes de cette inertie bienveillante.