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Depuis les années 1970, la région de l’Ouest canadien, notamment l’Alberta, a pris une place de plus en plus importante sur la scène politique au pays. C’est ce dont témoignait la montée, à partir de 1987, du Parti de la réforme mené par Preston Manning et, enfin, de l’élection de Stephen Harper en 2006, une victoire qui venait en quelque sorte couronner cette ascendance de l’Ouest[1].

Plusieurs facteurs, de nature économique et démographique notamment, permettent de comprendre pourquoi l’Alberta occupe une place plus grande que par le passé sur la scène politique canadienne[2]. Parmi eux, le rôle des acteurs politiques importe, pensons au premier ministre Peter Lougheed qui a résisté, en 1980, au Programme national d’énergie. Dans la même veine, l’influence exercée auprès des dirigeants par des intellectuels ou encore par des groupes et des think tanks albertains ayant pour but de défendre les intérêts de la région est aussi importante. Les chercheurs s’accordent en effet pour dire que dans un contexte où les partis politiques jouent de moins en moins un rôle d’élaboration des politiques, il est nécessaire de se tourner vers des acteurs comme les groupes d’intérêts et les mouvements sociaux pour comprendre l’émergence de nouvelles dynamiques politiques et sociales[3].

À cet égard, les think tanks de l’Ouest méritent d’être examinés dans la mesure où ils ont pu exercer une certaine influence, difficile à quantifier toutefois, tout en contribuant positivement aux changements politiques, si on adopte une vision pluraliste de leur rôle[4], ou négativement, si on opte cette fois pour une approche critique[5]. À vrai dire, « [l]a diversité des laboratoires d’idées ne permet pas de généralisations faciles quant à leurs rôles et leurs idéologies […][6] ». C’est dans ce contexte que nous nous intéresserons à deux groupes – la Canada West Foundation (CWF) et le Manning Centre for Building Democracy (MCBD) – qui ont développé et propagé un ensemble d’idées pour mettre l’Ouest en évidence sur la scène politique canadienne.

Leur examen conjoint est d’autant plus intéressant que le premier est né au début des années 1970, contrairement au milieu des années 2000 pour le deuxième, et qu’ils sont associés à l’Alberta et au conservatisme. Chacun à leur façon, les deux groupes veulent voir l’Ouest jouer un rôle plus important à Ottawa, une région qui ne serait pas, pensent-ils, prise au sérieux. Nous analyserons plus loin l’émergence de la CWF, mais on peut dire qu’elle répond aussi à la volonté d’une « nouvelle bourgeoisie » provinciale, comme on l’a parfois nommée, de prendre le contrôle de l’avenir économique et politique albertain[7]. Des décennies plus tard, le MCBD poursuivra sur une trajectoire similaire lorsque Preston Manning, un acteur clé du renouveau conservateur canadien des années 1990, a lancé son groupe pour soutenir l’idéologie conservatrice en Alberta et au Canada. En ce sens, ces deux think tanks ont un profil politique différent de celui d’organisations albertaines comme le Parkland Institute (Edmonton) ou le Pembina Institute (Calgary). Moins préoccupées par la place de l’Alberta et du conservatisme sur la scène nationale, ces dernières militent notamment pour des politiques environnementales vigoureuses axées sur le développement durable[8]. Ces think tanks valorisent aussi le rôle des gouvernements dans l’établissement de différentes politiques sociales et, critiques du secteur énergétique, ils prônent des réglementations environnementales plus strictes que celles mises en place par les gouvernements conservateurs du passé. Ainsi, l’examen de la CWF et MCBD permettra de saisir à des moments différents dans le temps deux think tanks de l’Ouest partageant cette volonté de défendre ce qu’ils perçoivent comme étant les intérêts de la région. Cette analyse conjointe, qui permet aussi de voir en quoi ces groupes diffèrent l’un de l’autre, nous amènera à brosser un tableau d’ensemble des grandes orientations défendues par ces deux boîtes à idées, dont l’une est véhicule d’un réveil régional au début des années 1970, alors que l’autre est portée par une ambition nationale correspondant à la volonté des conservateurs de « conquérir », si on peut dire, Ottawa.

Ainsi, les deux occupent ce que les chercheurs sur le sujet appellent des « niches » distinctes au sein de l’« écologie organisationnelle[9] ». La CWF se veut un think tank ayant pour but de défendre une région, avec une approche où l’idéologie est moindre (mais non inexistante), alors que le MCBD a pour objectif idéologique de revivifier la tradition conservatrice au Canada. Parfois, les deux peuvent occuper le même terrain en traitant de sujets similaires (le développement des sables bitumineux, par exemple), mais le premier a une vocation davantage régionale, le second une dimension plutôt nationale.

Nous commencerons, dans la première section, par examiner le contexte politique dans lequel est née la CWF et quelques-unes des idées qu’elle défend depuis maintenant près de 50 ans. Nous adopterons, dans la deuxième section, la même démarche analytique pour MCBD, là aussi pour revenir sur le moment de sa création, fort différent de celui de la CWF ainsi que pour identifier les principaux axes de son action. Cet examen en parallèle nous permettra de voir les contrastes qui existent entre eux. Nous terminerons par une section qui s’interrogera sur la question de l’influence et de la visibilité que les deux groupes peuvent avoir sur l’évolution politique de l’Ouest canadien.

La CWF à la défense de l’Ouest

The Canada West Foundation is convinced that the legitimate aspirations and concerns of Western Canadians can be satisfied within a united Canada through the balanced operation of a federal system of government.

Stan Roberts, président de la Canada West Foundation, 1978[10]

La naissance de la CWF s’inscrit dans un contexte canadien où les interrogations sur l’évolution future de la fédération étaient nombreuses. En effet, la fin des années 1960 ainsi que le début des années 1970 ont été marqués par une période de transformations dans plusieurs provinces. Du côté québécois, c’est le courant néonationaliste, porté par des intellectuels qui se sentaient de plus en plus à l’étroit au sein du Canada, qui donnera naissance au Parti québécois et à son élection, en 1976. Or, de l’autre côté du pays, on trouvait aussi des foyers de contestation qui, s’ils n’avaient pas la même intensité qu’au Québec (et surtout pas la même dimension nationaliste), cherchaient une nouvelle relation avec Ottawa. Comme nous allons le voir, la CWF incarnait elle aussi un nouvel esprit économique et politique, celui du « New West », qui se manifestait sensiblement à la même époque.

C’est notamment lors d’une conférence intitulée One Prairie Province ? A Question for Canada, qui s’est tenue en 1970 à l’Université de Lethbridge, que l’on a discuté de la création d’une seule grande province réunissant les trois provinces des Prairies. Il est encore possible aujourd’hui de se faire une idée de la teneur des discussions, puisque trois textes présentés lors de la conférence ont été par la suite publiés dans une revue académique. D’ailleurs, l’un d’eux semble préfigurer ce qui donnera naissance à la Canada West Foundation. En effet, son auteur, Ralph O. Hedlin qui serait peut-être aussi l’auteur de la fameuse formule « The West wants in[11] », plaidait pour une stratégie qui, tout en préconisant un nouvel arrangement institutionnel autour des régions du Canada, mettait l’accent sur l’importance d’exercer une influence à Ottawa : « It seems to me that there are two fronts upon which the regions of Canada must make a major thrust if they are to achieve an equitable position in this nation. The first is to bring a strong regional influence to bear on the design of a national policy. The second is the redesigning of the form of the government in Canada[12]. » C’est ainsi que Hedlin, qui sera aussi journaliste pour l’Alberta Report et le Calgary Herald, préconisait que deux organismes (le Prairie Economic Council et la Prairie Policy Foundation) s’impliquent dans la recherche concernant « tous les aspects des politiques nationales » touchant les Prairies, tout en favorisant la mise sur pied d’une bibliothèque (« an important research and policy library »)[13]. L’appel a été entendu par des personnalités issues des milieux politiques et économiques et c’est dans ce contexte que la CWF a vu le jour, en 1971[14]. James A. Richardson, qui avait été ministre de la Défense nationale (1972-1976) sous le gouvernement de Pierre Trudeau, serait, si on en croit les informations mises sur le site de la CWF, celui qui a lancé l’idée de créer un think tank.

En effet, le groupe initial se composait d’un mélange hétéroclite d’hommes politiques et d’affaires de différentes provinces et de tendances idéologiques diverses. Par exemple, le Manitobain Ed Schreyer, gouverneur général (1979-1984) et néodémocrate, côtoyait un ex-premier ministre du Manitoba (le conservateur Duff Roblin) et le libéral Gordon Gibson de la Colombie-Britannique[15]. Au-delà des questions concernant la paternité du groupe, ce qu’il faut noter, c’est le dénominateur commun, à savoir celui de la promotion des intérêts de la région auprès des décideurs à Ottawa, tous estimant que celle-ci avait été injustement traitée dans le passé. Ainsi, la CWF n’est pas tant de droite ou de gauche qu’un lieu de promotion d’une identité régionale forte, bien que cela ne se traduisait pas par des velléités souverainistes.

Selon Donald E. Abelson, la CWF serait à l’image des think tanks américains qui ont vu le jour dans les années 1970 et 1980. Pour ces boîtes à idées de la troisième génération, il ne s’agissait pas seulement d’étudier ou de proposer de nouvelles politiques publiques dans un domaine en particulier. Le but était d’influencer des groupes ou des partis politiques, sinon d’atteindre le grand public à travers la presse généraliste. C’est ainsi que cette « injection d’une perspective de l’Ouest » dans les débats n’était pas spécifiquement arrimée à un seul parti politique qui se serait servi du groupe comme porte-étendard de ses positions[16]. La CWF tentait en quelque sorte de convaincre l’ensemble de la classe politique et économique qu’il fallait exercer une influence westerner auprès d’Ottawa afin de contrer le point de vue laurentien qui prédominait, croyait-on, dans la détermination des politiques publiques.

La CWF au coeur du débat constitutionnel

La première décennie de la CWF a cependant été marquée par les débats constitutionnels de la fin des années 1970 puisque, sous la houlette du président Stan Roberts, la CWF a pris part aux discussions concernant l’évolution future du Canada. Originaire de Winnipeg et bilingue, Stan Roberts, qui gravitait dans l’orbite des libéraux (en agissant, par exemple, comme conseiller de Lester B. Pearson pour le Manitoba), devenait en 1976 président de la CWF. Or, il voulait, comme il l’a écrit en 1978, que le débat ne se fasse pas seulement entre le Québec et l’Ontario : « C’est un débat canadien et nous, dans l’Ouest, avons une part dans ça[17]. » D’ailleurs, cette même volonté de peser sur les débats nationaux se manifestera lorsque Roberts sera présent au sein du groupe qui a organisé l’assemblée publique de Vancouver, qui est à l’origine du Parti réformiste[18].

Il est possible de prendre le pouls concernant la nature du diagnostic de la CWF sur l’état de la fédération dans une étude intitulée Alternatives : Towards the development of an effective federal system for Canada. Publiée sous l’égide du groupe, l’étude qui a été rédigée par trois professeurs de science politique – dont David Elton, qui deviendrait par la suite président de la CWF – a été présentée dans une conférence tenue du 27 au 29 mars 1978 dans le décor montagneux de Banff. S’il est précisé que l’étude ne reflète pas nécessairement les idées du groupe, elle permet tout de même de voir les préoccupations de la CWF dans une période, la fin des années 1970, où les élites politiques canadiennes s’interrogeaient sur la direction future du pays, notamment depuis l’arrivée du Parti québécois qui, en 1976, laissait planer la possibilité d’un référendum sur l’avenir du Québec au sein du Canada.

Reprenant la distinction entre centre et périphérie, les trois auteurs arrivaient à la conclusion que la fédération canadienne était celle qui, en comparaison avec cinq autres fédérations, avait adopté un processus de sélection des membres des institutions centrales qui était le plus centralisé[19]. Ce qui avait surtout motivé la réflexion des trois professeurs de science politique, comme Stan Roberts le disait dans la préface dont nous avons cité un extrait au début de cette section, c’était un « sentiment d’urgence grandissant », aggravé par ce qui se passait au Québec, qui commandait en quelque sorte de réfléchir à l’avenir du pays[20]. À ce moment, la CWF montrait donc une dimension nationale plus que régionale.

Les trois auteurs affirmaient en effet que le moment était grave et que des « modifications mineures » ne remédieraient pas à la situation qui prévalait. Le problème était, selon eux, de deux ordres. D’une part, le processus de décision des politiques se trouvait sous l’emprise de la confusion, c’est-à-dire qu’un objectif recommandé par un niveau de gouvernement se voyait rejeté par un autre. D’autre part, de plus en plus de Canadiens, disaient-ils, ainsi que leurs représentants n’étaient plus en mesure de contribuer de manière importante (meaningful way) au processus d’élaboration des politiques. C’est une plainte qui, affirmaient-ils, était commune aux « pêcheurs terre-neuviens, les séparatistes québécois et les fermiers de l’ouest[21] ». Il en résultait une situation profondément insatisfaisante pour tous et il fallait donc apporter des changements institutionnels majeurs : « We need a national political structure that has room, not just for one, but for many of the most impressive and popular political leaders from all regions of the country. This can only be done by transforming our central structures so as to provide a forum where the interests and priorities of provinces may be effectively pursued, defended, and critical evaluated[22]. »

À leurs yeux, la solution passerait non pas par les provinces, mais bien par un réagencement des institutions centrales, ce qui permettrait aux voix provinciales de faire entendre leurs griefs et de proposer des solutions. À cet égard, si les trois auteurs reconnaissaient la légitimité des revendications des Canadiens français (French Canadians have legitimate grievances), à leurs yeux, la « souveraineté-association » n’en menait pas moins à une impasse dangereuse, celle de la « décentralisation extrême » qui conduirait à plus de problèmes qu’elle n’en réglerait, comme le montrait l’exemple de deux nations qui avaient, dans leur histoire, emprunté cette voie, à savoir les États-Unis et la Suisse d’avant 1848[23]. Il fallait plutôt emprunter une autre route, celle des changements institutionnels qui, par leur importance, permettraient de changer la nature « quasi fédérale » du Canada pour une véritable structure fédérale. Il s’ensuivait, à cet effet, une série de recommandations, dont la première qui concerne le Sénat.

Dans ce document, cela pourra surprendre, les auteurs ne préconisaient pas une réforme du Sénat, mais bien son abolition. Selon eux, un Sénat élu ne réglerait rien, les Canadiens pouvant déjà voter pour deux ordres différents de gouvernements[24]. C’est ainsi que pour s’assurer que les intérêts des régions soient pleinement représentés, il fallait plutôt envisager la création d’une chambre des provinces où des « délégations provinciales », composées de ministres, de membres des assemblées législatives et même de hauts fonctionnaires, y siégeraient[25]. Mais cette idée ne sera pas retenue par la suite.

En effet, sur le plan constitutionnel et institutionnel, la CWF se fera le promoteur d’un Sénat davantage représentatif des intérêts de la région, c’est-à-dire le Sénat triple-E (égal, élu et efficace)[26]. Cette idée, défendue également par le Parti réformiste de Preston Manning, a surtout été portée avec force par la CWF lorsqu’elle était dirigée par Elton et, ensuite, par Roger Gibbins, autre figure importante de son histoire.

Les années 1980 : un nouveau départ ?

À partir des années 1980, la CWF prend une nouvelle orientation, moins ouvertement politisée, qui se traduit par l’arrivée de deux présidents provenant du monde académique. Selon un journaliste du quotidien The Gazette, qui consacrait un article élogieux à Stan Roberts ‒ qui quittait l’Ouest du pays pour se retrouver à la tête de la Chambre de commerce à Montréal ‒, la CWF subissait des critiques pour avoir pris une orientation jugée trop partisane dans les débats constitutionnels. Certes, on reconnaissait que sous la direction de Roberts la CWF était devenue un organe essentiel pour faire connaître et défendre le point de vue de l’Ouest. En revanche, on reprochait à « Mr. West », comme le surnommait le journaliste, d’avoir fait circuler une pétition où la CWF demandait à la Grande-Bretagne de refuser les demandes de changements constitutionnels[27].

Au contraire de Stanley Roberts, David Elton (1980-1997) et Roger Gibbins (1998-2012) étaient tous deux de distingués professeurs de science politique, le premier à Lethbridge, le second à Calgary. Avec ces deux universitaires qui dirigeront la CWF pendant trois décennies, le groupe empruntait alors des voies moins flamboyantes que les années où Roberts, prisé des médias, l’avait dirigé. C’est ainsi, selon Trevor Harrison, que David Elton aurait après son entrée en poste fait la promesse de « rétablir la réputation de neutralité politique » de la CWF, alors que le groupe avait été dépeint comme lorgnant d’un peu trop près avec le « séparatisme »[28]. Cela dit, Elton était de la première rencontre qui s’est tenue à Calgary (17 octobre 1986) entre Preston Manning et quatre personnalités albertaines, laquelle a mené à la rencontre publique de Vancouver mentionnée plus haut, et à la création du Parti réformiste[29]. Si Elton ne constituait pas un acteur de premier plan comme Stan Roberts et Ted Byfield[30] dans la montée du Parti réformiste, en revanche, son implication montre que la réputation de neutralité qu’il voulait restaurer était toute relative.

Quant à Roger Gibbins, qui enseignait à l’Université de Calgary depuis 1973, il était devenu un expert dans le champ de la politique canadienne et de l’Ouest avec la publication et la direction d’une vingtaine d’ouvrages. D’ailleurs, on l’associait parfois à l’École de Calgary[31], bien qu’erronément à notre avis[32]. Chose certaine, il apportait un bagage intellectuel impressionnant qui donnait au CWF une impulsion intellectuelle qui s’inscrivait dans les traces de son prédécesseur et consistait à défendre la spécificité de l’Ouest et de ses intérêts.

Il faut cependant mentionner que la CWF offre aussi une vision qui n’est pas exclusivement centrée sur la distinction albertaine. Par exemple, dans ses travaux des années 1980 portant sur la culture politique albertaine, Gibbins mettait particulièrement l’accent sur le fait que cette culture politique était parfois mal comprise ou alors interprétée comme étant radicalement différente du reste des autres provinces alors que ce n’était pas toujours le cas. Au contraire, soutenait-il, une analyse plus fine montrait que la culture politique albertaine n’était pas aussi éloignée des autres qu’on pouvait le croire, même s’il existait bien une distinction propre à l’Alberta et à l’ensemble de la région.

À cet égard, il faut aussi consulter l’ouvrage publié par Gibbins lorsqu’il était à la tête de la CWF, ouvrage dans lequel il tentait de retracer les racines de la « Western alienation », notamment pour la dépasser et imaginer un futur où l’Ouest jouerait un rôle prééminent au Canada[33]. En ce sens, Gibbins ne cherchait pas à attiser les braises de la Western alienation, mais à en comprendre l’origine afin d’imaginer le rôle à venir de l’Ouest au sein d’un Canada qui prendrait acte de la diversité régionale. C’est ainsi que cet ouvrage (comme d’autres travaux de Gibbins) pouvait être aussi lu et interprété comme un appel à mettre quelques bémols sur la nature distinctive, mais tout en espérant que l’Alberta et les autres provinces de l’Ouest exercent un rôle plus dynamique au sein de la fédération.

La CWF dans les années 2000

C’est dans ce contexte que la CWF a diversifié son propos[34] et s’est fait l’apôtre d’une transformation importante de la région, notamment en mettant l’accent sur la diversification économique et en parlant des changements climatiques. Par exemple, lors d’une rencontre à l’Université de l’Alberta (mai 2005) qui réunissait un petit groupe d’hommes d’affaires liés au milieu de l’énergie, des politiciens et le chancelier de l’Université, Todd Hirsch, l’économiste en chef de la CWF, faisait un plaidoyer en faveur de la diversification de l’économie. Ce dernier s’inquiétait de la trop grande dépendance du gouvernement albertain à l’égard des redevances pétrolières et gazières[35]. La CWF n’appuyait pas aveuglément le développement pétrolier de l’Alberta et faisait la promotion d’un développement plus responsable de ce secteur, au point même de présenter l’idée selon laquelle il fallait adopter une taxe sur le carbone.

Dans un rapport de recherche publié seulement deux ans après l’arrivée de Stephen Harper à Ottawa, la CWF appelait alors à une « stratégie canadienne énergétique » qui viendrait, affirmait-on, permettre au gouvernement conservateur de faire du Canada une superpuissance énergétique. Mais, pour concrétiser cet objectif, il fallait adopter une panoplie de mesures environnementales, et même envisager, parmi d’autres moyens, l’adoption d’une taxe sur le carbone[36]. À vrai dire, ce document semblait être une préfiguration de l’approche qui sera prise par les libéraux de Justin Trudeau, à savoir celle, pour citer la conclusion, d’un « équilibre entre les demandes du changement climatique et la croissance économique[37] ». Il est vrai que la CWF a aussi exprimé des réserves quant à une seule solution pour toutes les provinces, un prix unique sur le carbone par exemple[38]. Enfin, l’actuelle présidente de la CWF, en poste depuis 2016, la libérale Martha Hall Findaly, continue de défendre la nécessité de trouver un équilibre entre économie et environnement, lequel serait symbolisé par la construction du pipeline Trans Mountain[39].

Voilà qui rappelle que la CWF n’est jamais très loin de la politique et que certaines de ses prises de position ont une portée nationale et pas seulement régionale. En somme, la CWF continue de faire sentir sa présence dans les débats qui agitent l’Ouest mais aussi l’ensemble du pays.

Le MCBD et la préparation de la nouvelle génération de conservateurs

I did on a few occasions : representing Calgary Southwest in the Canadian parliament for nine years. I presently want to help younger Canadians acquire the ideas and skills they will need not only to run for office, but to be effective once they attain office.

Preston Manning, 2013[40]

La réponse que nous pouvons lire plus haut est celle de Preston Manning qui participait à un chat organisé par la CBC au moment des élections municipales à Calgary, en 2013. À ce moment, le MCBD et la Manning Foundation (MF), qui existait depuis 2005[41], se montraient actifs dans la campagne avec la publication de documents et de textes et, surtout, avec l’annonce de séances de travail (workshops) qui avaient pour but d’aider des candidats à faire campagne et de les préparer, pour autant qu’ils soient élus, à exercer efficacement leur rôle au conseil municipal. C’est ce qui avait mené à des accusations d’ingérence indue, certains craignant que le Manning Centre ne cherche à former une génération de politiciens conservateurs, centrés sur les questions de nature fiscale[42].

Cependant, cette réponse du fondateur du MCBD indiquait le nouvel objectif que cette figure respectée des milieux conservateurs canadiens poursuivait, un objectif différent de la CWF. Après une longue carrière en politique, comme chef du Parti réformiste, Manning avait quitté les banquettes de la Chambre des communes pour se lancer dans une activité de formation dans un but partisan, ce qu’il a fait en fondant le MCBD alors que la MF s’occupait de l’aspect recherche.

Nous avons mentionné en introduction que l’étude des think tanks pouvait s’inscrire dans ce qui est perçu comme étant une incapacité de la part des partis politiques de remplir adéquatement leur fonction de pourvoyeur d’idées et de création de propositions politiques. En même temps, les think tanks peuvent aussi servir à suppléer à une autre fonction des partis, celle de la préparation des élus à l’exercice du pouvoir et aux remplacements des élites en place. C’est précisément dans ce contexte que s’inscrit la création du MCBD, car les conservateurs canadiens apparaissaient incapables de déloger les libéraux qui gouvernaient depuis 1993. Le sentiment d’impatience et d’urgence qui tenaillait les conservateurs de l’Ouest était de plus en plus important et l’ex-chef réformiste croyait qu’il fallait hâter les choses.

Le fait que le groupe porte le nom de Preston Manning, lequel est éminemment reconnaissable au Canada anglais, ne relève pas du hasard et il s’inscrit dans une tendance qu’on retrouve aux États-Unis[43]. Il s’agit de think tanks (« testamentaires » ou de « vanité ») qui sont à l’image du Carter Center et Nixon Center qui veulent faire vivre le legs de leur fondateur ou permettre à un politicien qui quitte la scène de demeurer dans les coulisses pour influencer, si on peut dire, le déroulement de la pièce[44].

La revue C2C, qui est publiée depuis 2007 (d’abord en imprimé et maintenant en ligne) sous l’égide du Manning Centre poursuit aussi cet objectif. Cette revue accueille de nombreux articles d’auteurs sur une foule de sujets allant des sciences sociales à la politique canadienne, sans oublier les arts, mais qui doivent s’inscrire dans les orientations de ce qu’on peut décrire comme étant du conservatisme libéral, soit « des principes de la gouvernance démocratique, de la liberté individuelle, du libre marché, de la gestion environnementale, de la paix et de la sécurité[45] ».

Cependant, la fonction première du MCBD n’est pas tant celle de producteurs d’idées qu’une autre liée à la création de leaders aptes à gouverner, comme le disait Preston Manning dans la citation en exergue de la section. À cet égard, la mission première du MCBD diffère de celle de la CWF, pour qui la création des chefs de file de demain n’est pas à l’ordre du jour. Le MCBD agit comme un nexus, pour employer un terme anglais, permettant de développer des liens ainsi que d’effectuer des opérations de réseautage au sein de la grande famille conservatrice canadienne. C’est ainsi que chaque année, le centre est l’hôte d’une conférence qui réunit le gratin des conservateurs canadiens, aussi bien sur la scène fédérale que provinciale.

Un lieu de rencontres et d’échanges idéologiques

Le MCBD présente une variété d’activités qui lui permettent de jouer sur plusieurs tableaux avec une volonté de peser non seulement sur Ottawa, mais d’avoir une influence pancanadienne. Par exemple, en 2018, la conférence, qui en était à sa dixième année, avait réuni, estimait-on, 900 personnes[46] et elle comptait un nombre imposant de personnalités pour la grande majorité d’obédience conservatrice : des premiers ministres en exercice (Scott Moe de la Saskatchewan) ou en attente (le chef conservateur Andrew Scheer et Jason Kenney du Parti conservateur uni de l’Alberta), des députées conservatrices (Lisa Raitt et Candice Bergen), des journalistes de quotidiens opposés idéologiquement (Susan Delacourt, Tonda McCharles et Tasha Kerridin), deux députés du Québec (Maxime Bernier et Gérard Deltell) et bien d’autres participants. Un rapide coup d’oeil sur l’ensemble montre que la plupart des participants venaient des provinces de l’Ouest et de l’Ontario plutôt que du Québec et des Maritimes[47]. Notons que la directrice de la CWF, Martha Hall Findlay, était aussi présente à la conférence.

Ces grandes rencontres annuelles sont organisées autour de thématiques qui agitent l’espace social et qui touchent ou intéressent le mouvement conservateur. Par exemple, lors de la rencontre de 2017, des sujets comme l’islamisme et le terrorisme, la liberté de parole sur les campus et la menace que cela représenterait pour la démocratie, selon les conservateurs, ont fait l’objet de discussion. Des sujets qui font également partie de l’ordinaire des conservateurs (la dette, le choix des écoles, l’évolution du conservatisme au Canada) ont également suscité l’intérêt des participants.

Au contraire de la CWF qui concentre son activité sur des sujets plus identifiés à l’Ouest et qui sont moins ouvertement conservateurs, le MCBD a une volonté politique manifeste de traiter de sujets touchant l’ensemble du mouvement conservateur. Cela tient à la personnalité de Preston Manning qui entend toujours jouer un rôle sur la scène nationale avec un laboratoire d’idées qui montre une volonté affichée de se confronter à des sujets qui sont associés à l’univers intellectuel des conservateurs canadiens. Par ailleurs, les distinctions ne sont pas absolues : les deux groupes vont aussi parler des mêmes sujets, par exemple l’ALENA, qui n’est pas restreint à une région géographique précise.

Pour revenir au MCBD, comme la rencontre annuelle de 2017, à Ottawa, se déroulait après les élections présidentielles américaines, Donald Trump était bien présent dans les discussions. À ce moment, les propos de Preston Manning sur Donald Trump et le populisme ont d’ailleurs été repris dans la presse grand public, d’autant plus qu’un des débats à la course à la direction du Parti conservateur s’y était déroulé. Manning avait étonné avec des propos qui, sans endosser Donald Trump, appelaient la classe politique canadienne à maîtriser l’énergie négative du populisme trumpien pour la transformer en une énergie positive : « The answer is to manifestations of Trumpomania is not Trumpophobia, but political leadership that addresses the root causes of voter alienation and redirects negative political energy into positive ends[48]. » Cette analyse est révélatrice de la manière dont son groupe envisage les choses : il ne s’agit pas seulement d’une analyse pour expliquer ce qui s’est passé, mais d’une analyse normative visant à dire aux politiciens ce qu’ils devraient faire après l’élection de Trump. On retrouve la même dynamique à propos de l’environnement.

Pour un conservatisme vert

En effet, depuis le milieu des années 2000, Preston Manning a pressenti, comme bien d’autres, l’importance de la question environnementale dans les programmes des partis politiques, ce qui l’a mené à prôner la conciliation de l’environnement et du conservatisme. Par exemple, il a avancé l’idée que les conservateurs devaient maintenant changer quelque peu de couleur en ajoutant du vert au bleu conservateur. Se faisant l’avocat d’un Green conservatism, Manning avertissait les partis politiques que l’environnement serait la prochaine « Grande idée », celle autour de laquelle les programmes politiques se définiraient dans l’avenir. Cependant, et en conformité avec les principes de l’économie libérale de marché qui sont au fondement de son groupe, Preston Manning parlait aussi d’une conception « market-based », comme il le dira dans une entrevue : « When you talk about marrying conservation and conservatism, or market-based approaches to environmental conservation, we have to start with what’s called full-cost accounting : that if you’re undertaking an economic development project, you have to identify the environmental consequences[49]. » Mais cela allait aussi dans l’autre sens : si quelqu’un propose des mesures environnementales importantes, il faut tenir compte des « impacts économiques[50] ». Cela ne fait donc pas du MCBD un groupe environnementaliste.

La position d’autres membres du think tank, soit Ted Morton, ex-ministre des finances du gouvernement conservateur albertain et membre de l’École de Calgary, s’oppose d’ailleurs aux mesures du gouvernement de Justin Trudeau. Morton propose en effet de tenir un référendum pour supprimer le programme de la péréquation de la Constitution et ce, en réponse à l’initiative du gouvernement libéral d’imposer un prix sur le carbone[51]. En comparaison, le MCBD paraît davantage opposé que ne l’est la CWF à des initiatives de lutte contre les changements climatiques, puisqu’il propose une vision ancrée dans les principes du marché sur la question.

C’est ainsi que l’action du MCBD se déploie selon différents registres : en agissant comme une sorte de cluster pour les intellectuels et activistes de droite au Canada avec sa conférence annuelle, ou bien en essayant d’éduquer la nouvelle génération de conservateur à l’exercice du pouvoir avec son activité de mentorat au niveau municipal. Pour autant, le groupe ne délaisse pas la participation aux débats intellectuels, notamment avec sa revue, l’ensemble de ses actions étant portées par une figure respectée du mouvement conservateur, et qui apporte sa notoriété au projet.

On peut donc créditer le MCBD d’avoir agi comme un sas de réflexion qui a permis aux conservateurs de partout au pays de partager leurs idées, leurs stratégies et, certainement, d’établir des contacts entre eux afin de raffermir leurs positions dans la « guerre de position » qui se mène sur la scène politique canadienne. En ce sens, le MCBD a contribué à la consolidation de la famille conservatrice canadienne, ce qui est un des rôles des think tanks d’aujourd’hui[52].

Maintenant, il faudra voir dans quelle mesure le MCBD continuera à jouer ce rôle dans l’avenir, puisqu’il a annoncé la réduction de ses activités pour se concentrer sur l’organisation de conférences et du réseautage pour délaisser l’activité de formation. Voilà qui pourrait signifier un tournant, surtout si le MCBD organise davantage de conférences régionales, comme il a l’intention de le faire[53].

Des groupes influents ?

Nous terminons ce texte en reposant une question qui revient sans cesse, celle de l’influence des think tanks, laquelle reste une « énigme » même aux yeux de spécialistes de la question[54]. D’un côté, on retrouve ceux croyant que les laboratoires d’idées exercent une influence importante et nécessaire, comme l’ex-président de la Heritage Foundation (Edwin Feulner) qui affirmait, au début des années 1980, que Ronald Reagan avait mis en place 60 % des recommandations publiées dans un gros document de son think tank[55]. Selon cette approche, les think tanks propagent des idées qui enrichissent l’espace démocratique, la preuve étant que le président américain aurait repris plus de la moitié des recommandations du groupe. De tels groupes rempliraient une fonction essentielle, celle de lancer des idées, que les dirigeants politiques peuvent adopter ou non. Mais, de l’autre côté, d’aucuns accusent les think tanks de droite de disséminer des idées néolibérales et conservatrices qui affaiblissent l’espace démocratique. Paradoxalement, les deux sont d’accord sur le fond : ces groupes exerceraient une influence importante, négative et radicale pour l’un, positive et salutaire pour l’autre. Or, l’influence réelle exercée par de tels groupes sur les partis politiques reste ouverte.

En effet, lors de l’élection de mai 2011 qui a donné un gouvernement majoritaire à Stephen Harper, on a pu dire que cette victoire se révélait la concrétisation des efforts déployés par son prédécesseur réformiste et son centre[56]. Il était pourtant réducteur de penser que la victoire des conservateurs s’expliquait aussi simplement que par le travail de fond entrepris par Preston Manning et son centre, ne serait-ce que parce que Harper et Manning étaient loin de s’entendre sur la stratégie à suivre pour revenir au pouvoir.

Dans le même sens, celui de ne pas exagérer leur rôle, on pourrait citer l’ex-premier ministre Ralph Klein qui disait apprécier que le MCBD ainsi que le Fraser Institute publient des recherches et des analyses. Mais il ajoutait aussitôt qu’il n’en tenait guère compte (« … but a lot of it is beyond me, to tell you the truth[57] »). Certes, on pourrait toujours dire que Klein, malgré lui, baignait dans un milieu idéologique imprégné par les idées avancées par le MCBD et la CWF, et qu’il s’y alimentait sans qu’il en soit pleinement conscient ou, pour le dire autrement, qu’il respirait l’air du temps.

De même, mentionnons que l’idée maîtresse défendue par la CWF, celle de la réforme du Sénat, n’a pas eu le succès escompté. D’une certaine façon, la CWF a eu une certaine réussite dans la mesure où l’idée a tout de même été défendue par des formations politiques, notamment par Stephen Harper. Il faut néanmoins parler d’un échec retentissant en regard des résultats obtenus, la réforme espérée n’étant jamais survenue, sans compter que l’actuel chef conservateur, Andrew Scheer, ne montre nulle volonté de poursuivre dans la même voie.

Toutefois, il ne faut pas examiner l’importance des think tanks strictement à la seule lumière de leur influence, mais aussi en fonction de leur visibilité. Par exemple, un groupe peut exercer une influence limitée sur la détermination des politiques et être visible dans l’espace médiatique, alors qu’un think tank proche du pouvoir pourra avoir une influence importante tout en étant plus discret dans les médias. En revanche, un groupe peut aussi exercer une influence sur les politiques en agissant en quelque sorte en amont, soit dans la manière de présenter les « problèmes » et les « solutions » auprès du grand public. C’est pourquoi il faut s’interroger sur la question de la visibilité des deux groupes dans l’espace public et voir s’ils parviennent à être présents dans les débats politiques récents.

La question de la visibilité

Dans les deux dernières années, une recherche sommaire montre que la CWF a vu nombre de ses travaux repris dans des centaines de publications, par la presse écrite ou audiovisuelle[58]. En ce sens, il est possible de dire que la CWF a été un acteur ayant une visibilité importante dans les débats politiques et économiques touchant des enjeux albertains qui ont été soulevés lors des dernières années. Évidemment, les références à la CWF sont de nature différente, certaines étant de simples citations à propos d’un article, d’autres étant un texte rédigé, par sa présidente actuelle, dans les grands quotidiens. Par exemple, en mai 2019, cette dernière, qui collabore régulièrement avec le Globe and Mail, a pris la plume pour critiquer et dénoncer le projet de loi C-69[59] qui a revu les processus d’évaluation des grands projets énergétiques, et qui est largement impopulaire en Alberta[60]. L’ancien président Roger Gibbins a lui aussi écrit un texte dans le Globe and Mail pour s’interroger sur la recrudescence ou non de la Western alienation[61]. En fait, la conjoncture politique actuelle où les questions liées à l’énergie, aux pipelines et à l’environnement n’ont cessé de défrayer les manchettes se révèle favorable pour un groupe comme la CWF, qui se pose en défenseur des intérêts albertains.

Dans les débats qui ont eu lieu autour du projet de loi C-69 mentionné plus haut ainsi que le projet de Loi C-48[62], les propos et les écrits des membres de la CWF ont été fréquemment cités afin de critiquer les deux initiatives législatives du gouvernement libéral de Justin Trudeau. Par exemple, le sénateur québécois Pierre-Hugues Boisvenu s’est appuyé, en novembre et en décembre 2018, sur les propos de Martha Hall Findlay pour dire que les projets de loi proposés par le gouvernement libéral de Justin Trudeau donnaient trop de pouvoirs au gouvernement fédéral[63].

À l’inverse, le MCBD se fait plus discret et reste en retrait sur le plan de la visibilité dans les médias. En effet, le même exercice que celui réalisé plus haut avec la CWF montre que le MCBD ne parvient pas à être un acteur aussi présent dans l’espace public[64]. Au-delà des nombres, c’est la question de la nature des références et citations. Les articles ne citent que rarement le MCBD comme une ressource intellectuelle et, bien souvent, il s’agit de référence à Preston Manning et à ses années en politique. Dans ce contexte, le MCBD ne paraît pas avoir le même impact et la même visibilité dans l’espace public albertain et canadien. Certes, sa conférence annuelle continue de faire parler et d’attirer les regards, mais l’attention paraît reléguée aux milieux conservateurs. D’une certaine manière, on ne peut utiliser les mêmes instruments de mesure pour jauger la visibilité et l’influence du MCBD ; ce dernier doit plutôt être regardé en fonction de sa capacité à recharger les batteries intellectuelles de la droite et de permettre aux conservateurs, comme nous l’avons vu, de penser leur avenir. Ce qui constitue une démarche qui semble appréciée par certains[65].

Enfin, la CWF dispose d’un atout supplémentaire, celui du bilinguisme, ce qui lui permet d’occuper un espace médiatique plus important que celui du MCBD. En effet, s’il ne peut être décrit comme étant bilingue, en revanche, sa directrice maîtrise bien le français. C’est pourquoi elle est parfois invitée sur les plateaux de télévision de Radio-Canada, notamment lorsqu’il s’agit de questions ayant une dimension économique (le pipeline Trans Mountain, l’ALENA, la gestion de l’offre ou encore l’affaire SNC-Lavalin)[66]. Cette capacité de s’exprimer en français constitue un avantage en ce qui concerne la visibilité que peut obtenir un groupe sur la scène politique canadienne.

Les deux exemples mentionnés plus haut à propos de l’influence de Preston Manning sur Ralph Klein et Stephen Harper montrent cependant que l’influence que les think tanks peuvent ou non exercer sur les grandes orientations politiques ou sur la détermination de politiques publiques particulières ne doit pas être exagérée[67]. S’ils peuvent contribuer à forger l’ordre du jour politique en raison de la visibilité qu’ils peuvent avoir sur la scène médiatique et auprès de certains membres du personnel politique, il faut se garder de leur prêter une influence démiurgique en la matière, bien d’autres acteurs font aussi partie de l’équation menant à une nouvelle orientation politique. Une telle mise en garde concernant leur influence rappelle qu’il est tout aussi essentiel de saisir comment ils deviennent des lieux de rassemblement et de cristallisation des stratégies poursuivies par certains acteurs politiques et économiques à un moment donné dans le temps, que de déterminer leur influence réelle sur telle ou telle politique.