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Les 9 titres de la collection « brève histoire » des Éditions du Boréal publiés depuis 1990 nous ont habitués à une synthèse historique axée sur les principaux évènements et acteurs marquant les thèmes abordés (économie, Église catholique, femmes, institutrices, régime seigneurial, etc.). Ici, dans cette dernière livraison portant sur la Révolution tranquille, l’approche privilégiée est passablement différente. En effet, les deux auteurs précisent dès le départ (p. 15) qu’il s’agit bien d’une synthèse, mais également d’un essai sur cette période majeure en histoire du Québec.

Une riche synthèse

En ce qui a trait à la synthèse, l’ouvrage est riche et aborde une foule d’évènements qui, quoique pour la plupart déjà bien connus, prennent ici une nouvelle dimension dans la façon de les situer dans la trame historique. Pour cette seule raison, cette synthèse mérite de faire partie des textes importants disponibles sur la Révolution tranquille.

Un essai fondé sur un cadre théorique nébuleux

Cela étant dit, c’est la partie « essai » qui rend la lecture de cet ouvrage passablement difficile. Tout au long des cinq chapitres, mais surtout dans l’introduction et l’épilogue, les auteurs tiennent mordicus à insérer leur analyse historique dans un cadre conceptuel pas facile à digérer. Ainsi, il faut s’habituer à jongler avec des concepts comme les « élites définitrices », « la société démocratique consociationnelle », le « vivre-ensemble » de la société québécoise qui se déclinerait, dit-on, en trois dimensions : le « vouloir-vivre-ensemble », le « devoir-vivre collectif » et le « comment-vivre-ensemble ». Pour chacune des trois périodes retenues (1959-1971 ; 1967-1975 ; 1974-1983), les auteurs reviennent avec insistance sur ce cadre théorique pour expliquer la période analysée et pour soutenir une thèse concernant la Révolution tranquille qui mériterait une étude complètement autonome et séparée de la synthèse historique.

En effet, cette thèse formule l’idée que la Révolution tranquille doit se comprendre comme un large mouvement social fondé sur les revendications de groupes de pression qui contestent les prérogatives modernistes des « élites définitrices » des années soixante. Les réformes proposées par ces élites auraient été implantées de « haut en bas », alors que, durant la deuxième période, ces mêmes groupes vont imposer une approche de « bas en haut », caractéristique principale de la Révolution tranquille, selon les auteurs. De la sorte, le temps fort de la Révolution tranquille est présenté comme une véritable « prise de parole » (chapitre 4) de la part de nouveaux protagonistes qui investissent de larges secteurs de la société civile : indépendance nationale, question linguistique, immigration, révolution sociale, luttes contre le patriarcat, luttes des femmes, luttes syndicales, mouvements étudiants, environnement, droit des minorités et revendications autochtones, etc. (p. 139). Dans le contexte actuel, on peut avancer l’idée qu’il s’agit ici d’un bel exemple de « présentisme » en histoire.

Périodisation

Dans cette étude, les auteurs optent pour une « longue » Révolution tranquille, c’est-à-dire de 1959 (mort de Duplessis) à 1983 (loi 111 du gouvernement Lévesque forçant le retour au travail dans les collèges et écoles du secteur public en plus d’une réduction de 20 % des salaires). Ce choix est bien motivé et tient compte des divergences historiographiques existantes. L’insistance sur le 7 septembre 1959 et sur le 16 février 1983 comme début et fin de la Révolution tranquille relève probablement plus de l’intérêt pédagogique des deux professeurs d’histoire que du respect de la longue durée en histoire.

Toutefois, ce sont les sous-périodes utilisées qui posent problème. Elles servent tout simplement à soutenir la thèse que durant les années soixante ce sont les « élites définitrices » qui ont imposé des réformes de « haut en bas » dans leurs propres intérêts de classe. Cette position mériterait une discussion plus approfondie parce qu’elle est fondée sur le concept de « démocratie consociationnelle », concept tellement central dans l’ensemble de l’étude qu’il est difficile de comprendre comment il se fait qu’on ne prenne pas plus qu’un seul paragraphe (p. 17) pour en expliquer les fondements[1]. On peut d’ailleurs même se poser la question à savoir si ce concept est vraiment pertinent pour le Québec des années 1960 parce que ce sont tout de même durant les années 1960 que s’implante au Québec un nombre important de groupes sociaux. Le Deuxième front lancé par la Confédération des syndicats nationaux (CSN) en 1968 en témoigne de façon éloquente. Également, le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) se bat sur les fronts linguistique et politique depuis le début de cette période. Les colloques régionaux organisés en 1969-1970 par les centrales syndicales et les groupes sociaux témoignent déjà du dynamisme foisonnant de la société civile, sans parler des nombreux comités d’action politique (CAP), comités de citoyens dans les quartiers populaires et l’action des jeunes volontaires de la Compagnie des jeunes canadiens (CJC), et, bien entendu, sans oublier l’omniprésence des actions du Front de libération du Québec (FLQ). Tout ça pour dire que le mouvement du « bas vers le haut » existe bel et bien depuis les débuts de la période, remettant ainsi en question la thèse des « élites définitrices » durant la première période et du vaste mouvement social de « prise de parole » qui se serait manifesté surtout durant la deuxième période.

État-providence : moteur de la Révolution tranquille

Pour les auteurs, l’État est à la base du développement de la communauté politique au Québec et représente donc la « caractéristique fondamentale de la Révolution tranquille » (p. 16). Ainsi, elle devient un point de référence incontournable dans l’histoire du Québec depuis son instauration au début des années 1960. À compter de 1985, elle sert de « repoussoir » (mémoire négative) pour certains : Brian Mulroney dans sa lutte contre la dette publique, Robert Bourassa avec son État-Provigo, Lucien Bouchard avec son déficit zéro, le manifeste Pour un Québec lucide en 2005 et austérité budgétaire sous Philippe Couillard. Par ailleurs, la Révolution tranquille sert également de filiation (mémoire positive) pour d’autres : modèle québécois durant les années 1990 avec la création des centres de la petite enfance (CPE), assurance médicaments, assurance parentale, politique d’équité salariale, Printemps érable en 2012, etc. Ainsi, dans cet essai, la Révolution tranquille et l’avènement de l’État-providence deviennent d’abord et avant tout objet de mémoire soit pour s’en distancier ou soit pour s’en revendiquer.

Chose certaine, cet ouvrage sur la Révolution tranquille suscitera de nombreux débats de la part des historiens et historiennes spécialistes de la période. C’est d’ailleurs son intérêt principal, puisqu’il ramène à l’avant-plan la volonté d’insérer les préoccupations à la mode dans l’analyse de la société québécoise, plus particulièrement de la place qu’occupe la Révolution tranquille dans la trame historique de l’histoire du Québec.