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Le rapprochement France-Québec qui s’amorce avec la Révolution tranquille, après l’arrivée au pouvoir du Parti libéral de Jean Lesage le 22 juin 1960, propulse les relations internationales du gouvernement du Québec à un niveau inégalé. Il s’agit manifestement d’un changement de paradigme, d’une rupture profonde avec les pratiques du passé. Du premier mandat du gouvernement Lesage jusqu’au second mandat du gouvernement Lévesque, plusieurs instruments d’importance sont créés, instruments qui structurent les nouveaux rapports du Québec avec la France, la francophonie et le monde.

Parmi ces instruments, on recense 1) l’ouverture de la Maison du Québec à Paris en octobre 1961 ; 2) la conclusion de la première « entente » avec l’État français en matière d’éducation en février 1965[1] ; 3) la formulation de la doctrine Gérin-Lajoie aussi en 1965, base juridique de l’action internationale du Québec[2] ; 4) la mise sur pied d’un service du protocole en 1966, en prévision de l’Exposition universelle de 1967 où le gouvernement québécois accueille 44 chefs d’État ou leurs représentants, dont le président de Gaulle[3] ; 5) la création du ministère des Affaires intergouvernementales en 1968, l’ancêtre du ministère des Relations internationales et de la Francophonie[4] ; et 6) la participation du Québec à des conférences internationales de pays souverains de ministres de l’Éducation francophones dont les rapports permettent la création de l’Agence de coopération culturelle et technique en mars 1970, puis de l’Organisation internationale de la Francophonie au milieu des années 1980[5]. L’addition de ces instruments permet au Québec d’obtenir une personnalité internationale inédite à l’époque, laquelle demeure largement unique dans le monde contemporain même si la pratique de la paradiplomatie s’est banalisée dans le monde.

Au sujet de ces faits, on pourrait certainement rétorquer qu’il existe plusieurs précédents sur le plan historique de rapprochement entre la France et le Québec, et que ce qui se produit après 1960 n’est pas complètement inédit. Du côté français, les premières tentatives de rapprochement datent même du milieu du XIXe siècle. C’est en effet en 1855 que la France cherche à relancer ses relations avec son ancienne colonie de peuplement. Le gouvernement français dépêche alors à Québec un navire de guerre, La Capricieuse, dont le commandant avait reçu l’ordre de développer les échanges commerciaux avec le Canada-Uni[6]. Quatre ans plus tard, en 1859, le premier Consulat général de France est mis sur pied dans la ville de Québec avant de déménager à Montréal en 1894[7].

Du côté québécois, les élus tissent également des liens avec la France dès le XIXe siècle. En 1881, Joseph-Adolphe Chapleau, premier ministre du Québec, séjourne près de six mois en France, notamment pour y effectuer des emprunts dans le but de financer les travaux publics du gouvernement. La durée du séjour peut sembler extravagante, mais à la fin du XIXe siècle le Parlement du Québec ne siège que quelques semaines par année, normalement à partir du mois de janvier. Chapleau attire l’attention à Paris. Il est reçu à de nombreux événements et est même décoré par le gouvernement français. Il revient au Québec avec l’intention de développer les relations entre le Québec et la France. C’est dans ce contexte qu’est nommé le premier représentant du Québec en France, le sénateur Hector Fabre. Nommé en 1882, Fabre restera en poste jusqu’en 1910, ce qui est très long comparativement aux pratiques contemporaines[8]. En 1883, le gouvernement fédéral nomme également Hector Fabre commissaire général du Canada à Paris[9].

Afin de réaliser un nouvel emprunt à Paris, Honoré Mercier effectue deux séjours en France, le premier en 1888 et le second en 1891. Durant les trois mois et demi de son premier séjour en France, le premier ministre du Québec est traité, sur le plan du protocole, avec les honneurs réservés aux chefs d’État. Il est reçu à l’Élysée par le président Sadi Carnot et est élevé au rang de commandeur de la Légion d’honneur.

À partir de 1912, le Québec n’a cependant plus de représentant à Paris. Hector Fabre a rendu l’âme en 1910 et le gouvernement du Canada le remplace par Philippe Roy, sénateur de l’Alberta. Roy n’est représentant que du gouvernement du Canada même s’il a beaucoup contribué à favoriser les rapprochements entre la France et le Québec, notamment dans le domaine intellectuel[10].

L’absence de représentation du Québec en France n’empêche pas le premier ministre Lomer Gouin d’effectuer non pas un, mais bien trois séjours en France. Le premier séjour se déroule en 1911, le deuxième en 1913 et finalement le dernier en 1920[11]. En 1918, le gouvernement Gouin envisage même, pendant un temps, de nommer un remplaçant pour Fabre à Paris. Gouin participe également à la section canadienne du Comité France-Amérique présidé par le sénateur Raoul Dandurand[12], comité coprésidé par Gabriel Hanotaux[13] qui a été ministre des Affaires étrangères de France à la fin du XIXe siècle et membre de l’Académie française[14].

Lors de son séjour en France en 1920, Gouin se prononce en faveur de la création de la Maison des étudiants canadiens de Paris[15]. Il est par ailleurs élevé au rang de commandeur de la Légion d’honneur. C’est cependant le premier ministre Louis-Alexandre Taschereau qui représente le Québec lors de l’inauguration de cette maison qui est créée en 1926. Lors de son séjour, le premier ministre rencontre notamment le président français Gaston Doumergue.

La France n’est pas le seul pays où le Québec ouvre des représentations avant 1960. Le Québec a un représentant en matière d’immigration à Londres à partir de 1871. En 1908, le gouvernement du Québec adopte une loi afin de créer une agence au Royaume-Uni qui ouvrira ses portes en 1911. Lomer Gouin confie à Godfroy Langlois le poste d’agent général de la province de Québec dans le Royaume de Belgique en 1914. Langlois s’exile en Grande-Bretagne pendant les premières années de la Première Guerre mondiale.

Cette expansion internationale du Québec fait cependant long feu. Le gouvernement de Louis-Alexandre Taschereau ferme l’agence bruxelloise en 1925, puis celle de Londres en 1935. À la suite de l’arrivée au pouvoir de l’Union nationale, parti conduit par Maurice Duplessis en 1936, le gouvernement du Québec fait adopter une loi qui abolit toutes les agences générales. À contre-courant, le gouvernement français rouvre la même année un poste consulaire dans la ville de Québec.

De retour au pouvoir en 1939, les libéraux d’Adélard Godbout adoptent une législation qui autorise le gouvernement à nommer des agents généraux à l’étranger pour faire la promotion du commerce et de l’industrie. Le gouvernement du Québec ouvre ainsi un bureau à New York, logé au Rockefeller Center, qui a pour fonction d’attirer au Québec les touristes américains qui ne peuvent plus aller en Europe à cause de la guerre. D’autres projets sont prévus, mais la guerre empêche le gouvernement de les mettre à exécution.

Lorsque Duplessis reprend le pouvoir en 1944, il maintient la représentation du Québec à New York, mais en réduit le budget. Duplessis manifeste un désintérêt marqué pour les questions internationales en général, au point de nuire à des projets d’implantation d’organisations internationales au Québec, et pour les relations internationales du Québec en particulier[16]. Les relations France-Québec sont même qualifiées d’apathiques par Samy Mesli et Ivan Carel[17]. Dans ses relations avec la France, Duplessis entretient des préjugés défavorables. Contrairement à Chapleau, Mercier, Gouin ou Taschereau, il n’a jamais exprimé le désir d’effectuer un séjour en France. Pendant sa rencontre avec le président français Vincent Auriol lors de sa visite au Canada en 1951, Duplessis lui demande, après seulement quelques minutes d’entretien : « Êtes-vous sûr, Monsieur le Président, que votre gouvernement n’est pas renversé à l’heure actuelle ? » Le président Auriol lui répond : « À vous entendre Monsieur le Premier Ministre, j’en déduis que le problème dans ce pays est que les gouvernements ne changent pas assez fréquemment[18]. » Auriol avait été informé que les Canadiens français lui seraient hostiles en raison de son affiliation au Parti socialiste français dont l’anticléricalisme est connu. Auriol termine sa visite officielle par un discours devant la Chambre des communes et le Sénat réunis, un honneur rare au Canada. À la suite de son séjour à Ottawa, il écrit dans son journal que la France et le Canada s’entendent parfaitement sur les questions de politique internationale. D’autres premiers ministres français, dont Pierre Mendès France, feront le même constat. Juste avant les années 1960, les relations étaient ainsi plus faciles entre la France et le gouvernement fédéral qu’avec le Québec qui avait eu, c’est connu, des sympathies pétainistes lors du second conflit mondial[19].

L’idée de rouvrir une représentation à Paris renaît vers la fin du régime duplessiste. En effet, Jean Désy, ambassadeur du Canada à Paris, approche le premier ministre du Québec pour lui proposer d’ouvrir une représentation du Québec à Paris. Le consul général de France à Québec, René Chabon, souhaite la même chose. Après hésitation, Duplessis écrit à Désy en mars 1959 pour lui annoncer à regret qu’il devait remettre à plus tard « la réalisation des projets que nous caressions à ce sujet » et lui envoie six mille dollars pour dédommagement[20]. À la suite du décès de Duplessis en septembre 1959, son successeur, Antonio Barrette, fait la promesse que si l’Union nationale est reportée au pouvoir, il ouvrira des bureaux commerciaux à Paris et à Londres.

Force est de constater que les efforts internationaux du Québec sont, avant 1960, plutôt modestes et non cumulatifs. Si on fait abstraction de l’agence de New York, la politique étrangère du gouvernement du Québec est pratiquement inexistante. Lorsqu’on aborde l’idée d’ouvrir une agence à l’extérieur des frontières du Québec, les motifs sont fondamentalement d’ordre économique ou en lien avec l’immigration. Les relations politiques n’intéressent que peu. À cet égard, même le programme du Parti libéral du Québec en prévision de l’élection de 1960 ne comporte pas de chapitre sur les relations internationales ou sur un rapprochement avec la France. Le parti dirigé par Jean Lesage propose d’établir des agences commerciales en Europe ou ailleurs afin d’attirer les capitaux étrangers et les projets industriels. À la lecture de ce programme, il est impossible de déduire ce qui se produira dans les faits sous ses deux mandats. En effet, même si des précédents existent en matière de relations France-Québec avant 1960, ces dernières ne sont pas institutionnalisées du côté québécois, traversées de reculs et d’avancées, et dépendent fondamentalement des intérêts du premier ministre du moment. Au début de la Révolution tranquille, le Québec n’a plus de représentant officiel à Paris depuis 1910, soit deux générations, même si plusieurs institutions de la société civile et de l’Église catholique entretiennent des liens avec des institutions françaises.

L’objectif de ce numéro spécial est de proposer un retour sur soixante années de relations d’exception entre la France et le Québec. Dans leur article, Daniel Latouche et Luc Bernier montrent l’importance de la redécouverte de la France par l’élite québécoise dans le renforcement des capacités et la construction de l’État québécois, non seulement dans le domaine des relations internationales, de la culture, de l’éducation et de la santé, mais également dans le domaine central qu’est devenu le développement économique avec la mise en place d’institutions comme la Caisse de dépôt et placement du Québec. Dans un second temps, Arnaud Chaniac se penche sur un sujet sous-étudié, c’est-à-dire la relation entre le Quai d’Orsay et l’élite anglophone du Québec, laquelle avait développé des liens avec la France bien avant 1960.

Aymeric Durez s’intéresse pour sa part, à partir d’archives présidentielles et diplomatiques françaises inédites, aux négociations qui ont mené au premier Sommet de la Francophonie dans les années 1980. Dans un dernier texte, Samy Mesli, Jean-François Payette et Jérémy Scraire retracent les relations France-Québec sous le gouvernement de Jean Charest entre 2003 et 2012 pour conclure que le premier ministre a non seulement préservé le dispositif politique et institutionnel établi avec la France depuis la Révolution tranquille, mais qu’il a même intensifié la coopération avec ce pays.