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Commençons par quelques définitions. Selon le dictionnaire Usito (https://usito.usherbrooke.ca/), la traductologie est la « Science, étude de la traduction ». Le même dictionnaire définit la traduction comme « Action de traduire; texte résultant de cette action »; et si, dans un bel exemple de sémiose prolongée, nous allons consulter l’entrée consacrée au verbe « traduire », nous y lirons qu’il s’agit de « Formuler dans une autre langue ce qui était formulé dans une langue de départ, en conservant le sens et le style ». La traductologie serait donc l’étude des processus qui font en sorte qu’un texte, formulé dans une langue naturelle donnée, est reformulé dans une autre langue naturelle, en conservant le sens et le style du premier. L’étude de ces processus s’accompagnerait de l’étude des textes eux-mêmes. Tout semble donc établi. Et pourtant.

Nous sommes à la fin des années 1950. À cette époque, selon la plupart des théoriciens et historiens qui se sont occupés de la question, la traductologie scientifique vient de naître – on pourrait la faire remonter en effet à l’immédiat après-guerre (voir Nergaard, 1995; Guidère, 2016) – et, déjà, on cherche à en élargir les frontières. L’élargissement en question est des plus célèbres : c’est la tripartition entre traduction intralinguistique, interlinguistique et intersémiotique proposée par Roman Jakobson. On sait très bien que, si la traduction interlinguistique est bien définie comme « translation proper[1] » (Jakobson, 1959 : 233) et correspond assez précisément aux définitions des dictionnaires, le linguiste russo-américain considère que la reformulation à l’intérieur du même système linguistique, et que le passage à d’autres systèmes sémiotiques, sont également des exemples de traduction[2].

Depuis, l’histoire de la réflexion sur la traduction se confond souvent avec la tentative de faire de même – de dire qu’il y a plus, dans la traduction, de ce qu’il est convenu d’appeler traduction[3]. Une histoire des tentatives d’élargissement de la traductologie reste à faire; cependant, même en se concentrant sur quelques grands noms seulement, une telle tendance paraît tout à fait évidente.

Pensons par exemple à la définition de traduction – elle aussi, assurément et justement célèbre – proposée il y a presque trente ans par Gideon Toury. Le chercheur israélien se heurte, dans sa réflexion, aux définitions alors courantes de l’acte traductif et de son produit – des définitions qui travaillent de façon déductive, indiquant en général une série de caractéristiques qui font qu’un texte est une traduction et cherchant ensuite ces caractéristiques dans les textes mêmes. Or, Toury qualifie la prétention de fixer une fois pour toutes les caractéristiques de la (des) traduction(s) comme « intenable », puisque cette activité (ainsi que ses produits) est « characterized by its very variability: difference across cultures, variation within a culture and change over time[4] » (Toury, 1995 : 31; c’est l’auteur qui souligne). La solution proposée face à cette difficulté est de travailler par induction, considérant tout simplement comme traductions « all utterances which are presented or regarded as such within the target culture, on no matter what grounds[5] » (1995 : 32). Cette proposition déplace la perspective, en quelque sorte, de l’ontologie du phénomène à sa perception sociale, laissant la porte ouverte littéralement à toute pratique, à tout produit, pourvu qu’un accord intersubjectif suffisamment fort vienne les cautionner. Toury nous dit que, comme tout autre produit social, la traduction n’existe pas en tant que telle; au contraire, elle est uniquement le produit d’un consensus autour de la définition de certaines pratiques, de certains objets – consensus qui est géographiquement, chronologiquement, culturellement déterminé, et donc changeant. Un peu plus loin dans son argumentation, décrivant sa proposition, Toury fait explicitement recours à la notion d’élargissement, évoquant « a considerable extension of the range of objects of study[6] » (1995 : 33).

L’insatisfaction pour la *traduction est visible, d’une autre manière, chez un autre théoricien de premier plan, André Lefevere. Le chercheur belgo-américain utilise les termes « refraction » (Lefevere, 1982), puis « rewriting[7] » (Lefevere, 1992), pour signaler que la *traduction n’est qu’une activité, parmi bien d’autres, à l’intérieur d’une classe de pratiques plus vaste, qui comprendrait de nombreuses activités, linguistiques et autres :

The same basic process of rewriting is at work in translation, historiography, anthologization, criticism, and editing. It is obviously also at work in other forms of rewriting, such as adaptations for film and television, but these are outside my area of expertise and will therefore not be dealt with here[8]

Lefevere, 1992 : 9

Les résultats de toutes ces pratiques seraient autant de réécritures d’un même texte-source – dont la principale caractéristique commune serait en somme d’être des textes qui parlent d’autres textes. Selon Lefevere, les frontières entre ces différents métatextes seraient souvent très floues et dépendraient surtout de caractères extralinguistiques; remarquons également que, dans la dernière partie de la citation, chez cet auteur se manifeste aussi la prise en compte de l’intersémiotique, encore qu’il affirme avoir décidé de ne pas s’en occuper dans son ouvrage.

À peu près à la même époque – à cheval entre les décennies 1970 et 1990 – un autre courant traductologique envisage d’autres formes d’expansion. Il s’agit des différentes théories fonctionnalistes de la traduction (Nord, 1997), lesquelles montrent elles aussi, globalement, une certaine insatisfaction envers le concept de *traduction. Dès le début des années 1970, Katharina Reiss sort la traduction du cadre restreint de la linguistique et met au centre de sa réflexion le travail réel des traductrices et traducteurs en société. Dans un livre encore solidement ancré dans la notion d’équivalence entre texte-cible et texte-source (Reiss, 1971), la chercheuse allemande reconnaît plusieurs exceptions à sa propre position; parmi celles-ci, les cas où un texte-cible est destiné à accomplir une fonction différente de celle de sa source. Tout en excluant les produits de ce travail de la traduction à proprement parler, et utilisant plutôt pour les désigner le terme « Übertragungen » (« transmissions » – Reiss, 1971 : 105), Reiss fait rentrer ces réécritures dans la réflexion traductologique (voir Nord, 1997 : 9). Hans J. Vermeer fera un pas de plus avec le concept bien connu de skopos, selon lequel toute action translationnelle (de même que toute action, par ailleurs) est soumise avant tout au but qu’elle s’est donnée. Or, bien que ce but soit souvent le fruit d’une négociation entre les différentes parties prenantes de la traduction (traductrice ou traducteur, autrice ou auteur, commanditaire), bien qu’une forme d’équivalence linguistique soit considérée en quelque sorte comme le degré zéro de l’action translationnelle[9], Vermeer ouvre au moins virtuellement la porte – à l’intérieur de cette même action translationnelle – à n’importe quelle autre forme de manipulation textuelle :

Given that translational action is a specific form of interaction, it is more important that a particular translational purpose be achieved than that the translation process be carried out in a particular way[10]

Reiss/Vermeer, 2013 : 89

Ce qui compte, ici, c’est donc le but de l’action translationnelle et, pourvu que celle-ci ait sa raison d’être et qu’il y ait consensus entre les parties prenantes, la forme que le nouveau texte devra prendre dans la culture-cible reste entièrement à déterminer.

Étant donné la quantité et la variété de propositions visant à étendre l’espace de la traduction et de la traductologie, les lectrices et les lecteurs pourraient croire que vers le début des années 2000, un certain consensus sur la nécessité d’un élargissement du champ d’action de la discipline ait été atteint. Or, ce n’est pas forcément le cas, comme le démontrent deux ouvrages de Sherry Simon (Simon, 2006, 2012) et un de Maria Tymoczko (2010) parus à distance de quelques années.

En 2006, Simon publie Translating Montreal, où elle étudie les différentes formes de négociation linguistique qui se développent dans une ville qui a longtemps été séparée – géographiquement, linguistiquement, culturellement : « In Montreal, travel means translation[11] » (Simon, 2006 : 6). Dès l’introduction de son ouvrage, Simon insiste explicitement sur la nécessité d’élargir la notion de traduction :

Questioning the limits of translation is an important part of this project. […] I give translation an expanded definition in this book: writing that is inspired by the encounter with other tongues, including the effects of creative interference[12]

Simon, 2006 : 17; c’est moi qui souligne

À cet effet – et bien qu’elle présente, dans son corpus, de nombreux cas de *traduction aussi, comme le travail de Frank R. Scott en tant que passeur de la littérature québécoise en anglais – Simon se concentre à plusieurs reprises sur des pratiques autres, qui en élargissent et diversifient la portée. Elle parle par exemple de Malcolm Reid et de son livre The Shouting Signpainters (1972), où le journaliste présente au public anglophone les poètes francophones réunis autour de la revue Parti pris, dans un mélange de *traduction, de textes littéraires, d’interviews, commentaires et portraits d’autrices ou d’auteurs (Simon, 2006 : 28-39). Ou encore du travail de Pierre Anctil qui, presque vingt ans plus tard, se fait passeur de la littérature montréalaise en yiddish en combinant la *traduction à la critique et au reportage (Simon, 2006 : 96-105). Mais c’est le chapitre 4 du volume qui s’éloigne de la *traduction de la façon la plus évidente. Simon y décrit une série de pratiques (« Translingual poetics, creative interference, “non-translation”, “transelation”, and “translation without an original”[13] » [Simon, 2006 : 15]) dont elle affirme explicitement le caractère déviant : « This chapter is about translation only if the reader agrees to explore paths not generally considered part of the territory[14] » (Simon, 2006 : 119). Le chapitre recueille des expériences variées : par exemple celle d’Agnes Whitfield, qui abandonne sa langue maternelle, l’anglais, pour écrire en français, et dont par conséquent toute écriture s’apparente déjà à une forme de traduction; ou celle de Nicole Brossard, qui dans son Désert mauve met en scène, toujours à l’intérieur d’une seule et même langue, le français, une pseudo-traduction vers l’anglais. Dans ce roman, la traduction devient ainsi à la fois le sujet et le corps du texte – malgré son absence, si l’on se fie au modèle de la *traduction.

Dans un ouvrage postérieur, où elle reprend en partie les arguments qu’elle développe dans le premier, Simon (2012) continue d’élargir la portée de la traduction, parlant entre autres de Bankimchandra Chatterjee et de son introduction de la forme littéraire du roman en bengali, ou encore d’Italo Svevo et de son introduction de la sensibilité allemande en italien, comme d’autant de formes de traduction. La posture de Sherry Simon semble très proche de celle d’André Lefevere : en effet, les pratiques dont elle s’occupe peuvent globalement être rangées sous les étiquettes de la réfraction ou de la réécriture.

À peu près à la même période, dans un volume au titre significatif, dont la première partie lit Enlarging Translation (Tymoczko, 2010), Maria Tymoczko cherche une remise en perspective dont le but principal serait de donner leur juste poids aux conceptions non occidentales de l’activité qui nous intéresse : « translation studies must de-Westernize its perspectives on the nature of translation processes and products[15] » (2010 : 3). La chercheuse américaine cherche à mettre en place un concept de traduction (en partant évidemment de l’anglais translation) qui soit à la fois transculturel, transtemporel et translinguistique, et qui permette ainsi de prendre en compte même des pratiques et des produits qui ne seraient pas considérés comme « traduction(s) » de façon instinctive, en Occident, aujourd’hui.

The words used to indicate the practices and products of translation throughout the world do not actually mean translation as such. They have a wide range of image-schemas and semiotic associations that diverge radically from those of the English word translation and indeed from those of words for “translation” in all Western European languages[16]

Tymoczko, 2010 : 59

La (re)découverte de certains termes non occidentaux et de leurs connotations (des mots venant par exemple de l’Inde, du Nigéria ou de Chine, et faisant allusion tour à tour à des idées telles que « changer de forme », « parler après », « déconstruire et redire d’une autre manière » ou encore l’« envers d’une broderie » [voir Tymoczko, 2010 : 68-77]) n’est que le tout premier pas pour Tymoczko, qui rappelle en même temps que l’histoire de la traductologie est celle d’un élargissement progressif de son domaine :

During the last half century […] the field has been gradually expanding to consider more and more facets of translation, more and more perspectives on translation […]. The question of enlarging translation […] takes its place in a trajectory that has already been established for decades in translation studies[17]

Tymoczko, 2010 : 21

Pour arriver à une définition élargie du concept de traduction, la chercheuse reprend aussi à son compte des éléments de la réflexion traductologique qui la précède – notamment, les idées déjà citées de Gideon Toury et d’André Lefevere. Consciente que « there are no necessary and sufficient conditions that can identify all translations and that at the same time exclude all non-translations across time and space[18] » (2010 : 78), Tymoczko met à contribution le concept wittgensteinien d’« air de famille » et la théorie du prototype d’Eleanor Rosch afin d’arriver à une définition ouverte de l’activité et des produits qui nous intéressent. Dans un mouvement qui n’est pas sans rappeler l’allusion lefeverienne à la réécriture et à la réfraction, la proposition de la chercheuse consiste finalement à explorer les frontières perméables entre la traduction et quelques catégories superordonnées : la traduction est ainsi vue en même temps comme une forme de représentation, de transmission et de transculturation (à savoir, « the transmission of cultural characteristics from one cultural group to another[19] » [Tymoczko, 2010 : 120]).

Une prise de position semblable, et plus récente encore, est celle d’Edwin Gentzler, qui n’hésite pas à appeler de ses voeux l’avènement des « post-translation studies » (Gentzler, 2017). Cette locution n’est pas sans rappeler la mouvance postmoderne, à laquelle Gentzler fait d’ailleurs explicitement référence[20]; de façon significative, par ailleurs, elle peut être lue de deux manières différentes, comme « post-traductologie » (une discipline qui remplacerait la traductologie) ou bien comme « études sur la post-traduction » (sur ce qui se passe après la traduction). Or, selon les occasions, Gentzler semble prêt à activer les deux acceptions de la locution.

D’un côté, il est intéressé à découvrir ce qui se passe après la traduction, à examiner les conditions (linguistiques, sociales, politiques…) qui font que les cultures puissent changer et se développer grâce à la circulation des textes et des idées. Les études de cas réunies dans le volume vont toutes dans cette direction, analysant des séries de causes et effets qui font qu’un texte apparaisse et soit ensuite transmis sous des formes variées. Le premier chapitre (Gentzler, 2017 : 19-68), portant sur A Midsummer Night’s Dream, consacre par exemple ses premiers paragraphes à la culture traductive dans l’Angleterre élisabéthaine et à William Shakespeare en tant qu’auteur-traducteur, montrant à quel point une notion différente de l’auctorialité permettait à l’époque l’utilisation à son propre compte de matériels préexistants[21], possibilité dont le Barde ne se priva pas dans l’écriture de ses pièces. Les paragraphes suivants se concentrent sur les péripéties du texte, lequel – presque oublié en Angleterre jusqu’au XIXe siècle – survit en Allemagne, dans un premier temps grâce à des troupes itinérantes d’acteurs anglais et plus tard par le biais de différentes traductions, qui auront en même temps un rôle primordial dans la création d’une littérature allemande nationale. Gentzler suit ensuite la redécouverte (mieux : le retour) de la pièce en Angleterre à la fin du XIXe siècle et décrit enfin la longue descendance du Dream sous la forme de réécritures qui n’impliquent pas que la *traduction : de l’ouverture écrite par Felix Mendelssohn en 1826 à des ballets et des films.

C’est que – et on en arrive à notre deuxième acception –, de l’autre côté, selon Gentzler la traduction se trouve au coeur de toute culture : c’est en réalité « a precondition underlying the languages and cultures upon which communication is based[22] » (Gentzler, 2017 : 5) puisque « we all live in a translational culture[23] » (Gentzler, 2017 : 8). La traduction étant partout, elle assume des formes multiples et bien plus larges que la *traduction : Gentzler cite les différents élargissements proposés par Sherry Simon et se montre également fasciné par la réflexion latino-américaine, reprenant à son compte des idées et des concepts de Fernando Ortiz (la « transculturation », citée également par Tymoczko), d’Octavio Paz (la traduction vue comme transformation et recréation), ainsi que les nombreux néologismes élaborés par Haroldo de Campos (de la « transcréation » à la « transtextualisation », jusqu’à la « translucifération »). Il s’agit d’autant de manières d’élargir à des pratiques autres le rayon d’action de la traductologie contemporaine. Dans son ouvrage, Gentzler propose donc une double expansion : à l’étude des textes traduits doit s’ajouter celle des « pre-original and post-translational texts[24] » (Gentzler, 2017 : 222), et ces mêmes textes doivent pouvoir prendre des formes différentes, aussi bien sous le point de vue du degré de manipulation qu’ils montrent, que sous celui des systèmes sémiotiques en jeu.

La traduction n’est pas que la *traduction, alors? Nous avons repris ici la réflexion de certains parmi celles et ceux qui ont essayé de démontrer qu’il en est ainsi, mais les traductologues ont des positions variables à ce sujet. Et, si on devait penser à une vision restreinte de la traduction – très proche de la *traduction, et avec une posture assez militante et prescriptive, qui ne considère comme acceptables que certaines pratiques à l’intérieur de ce domaine – deux noms qui viendraient assez rapidement à l’esprit sont peut-être ceux de Lawrence Venuti ou d’Antoine Berman[25]. Pourtant, l’idée d’aller au-delà de la *traduction fait surface, certes de façon moins spectaculaire, chez ces auteurs aussi.

Dans deux ouvrages récents, Venuti (2019a, 2019b) s’insurge contre un modèle de la traduction, qu’il appelle « instrumentalisme », lequel « conceives of translation as the reproduction or transfer of an invariant that is contained in or caused by the source text, an invariant form, meaning, or effect[26] » (Venuti, 2019a : 1). Le chercheur propose de remplacer l’instrumentalisme par un modèle herméneutique, qui voit la traduction comme un acte interprétatif qui produit des variations aux niveaux de la forme, de la signification et de l’effet global, ces variations ayant lieu « even when the translator […] adheres to a fairly strict concept of equivalence[27] » (Venuti, 2019a : 1). C’est la raison pour laquelle Venuti propose de lire les traductions en tant que textes autonomes, « with their own signifying processes, related but distinct from those of the texts they translate[28] » (Venuti, 2019a : 82), et affirme – dilatant un peu les pouvoirs, certes importants, de la sémiose – que « any text can support potentially infinite interpretations[29] » et que donc « any text can be translated in potentially infinite ways[30] » (2019b : 8). Malgré ces prises de position « extrêmes », qui le situeraient du côté des « post-translation studies » de Gentzler, Venuti semble revenir finalement (2019b : 20) aux thèmes qui l’occupaient déjà au cours des années 1990, affirmant l’insuffisance du recours au dialecte standard et prônant l’utilisation des formes non standards, capables de redonner une visibilité au travail, autrement caché, des traductrices et des traducteurs.

Quant à Antoine Berman, il sort de la *traduction d’une autre manière, en proposant d’étudier non seulement les traductions, mais plus largement la translation d’un ouvrage. Celle-ci

n’advient pas qu’avec la traduction. Elle advient aussi par la critique et de nombreuses formes de transformations textuelles (ou même non textuelles) qui ne sont pas traductives. L’ensemble constitue la translation d’une oeuvre. […] [Un]e traduction ne se déploie et n’agit vraiment dans cette langue-culture que si elle est étayée et entourée par des travaux critiques et des translations non traductives

Berman, 1995 : 18-19

Bien que, comme on le remarque dans cette courte citation aussi, Berman attribue à la traduction une place à part à l’intérieur du moment translatif et reste donc ancré à la *traduction, sa vision de la translation le rapproche certainement des idées de Lefevere ou de Gentzler.

Dans les pages qui précèdent, nous avons proposé une sorte de collation de quelques théories, et de quelques théoriciennes et théoriciens, qui ont essayé de différentes manières d’élargir la *traduction. Il est peut-être nécessaire, maintenant, de présenter un court bilan de ce panorama, une explication possible et, en conclusion, une proposition.

Un premier aspect semble intéressant : bien qu’elles rentrent désormais dans leur cinquième décennie, les propositions d’André Lefevere semblent encore se poser comme le modèle à suivre et comme le pivot qui permet de mettre en communication tous les autres modèles. Plusieurs autrices et auteurs citent directement son travail : c’est le cas de Tymoczko, Simon ou Gentzler; son idée de réécriture comme « texte qui parle d’un autre texte » le rapproche de Vermeer – pour lequel un texte est une offre d’information et une traduction est, par conséquent, une « offre d’information sur une offre d’information » (Reiss et Vermeer, 2013 : 33-84) – ainsi que de Simon, qui à son tour conçoit la traduction comme « écriture inspirée de la rencontre avec d’autres langues »; en même temps, Lefevere est aussi ouvert que Jakobson – encore qu’il n’explore pas cette possibilité – à l’intersémiotique. Enfin, les rapports entre ses concepts de réfraction/réécriture et la « translation » d’Antoine Berman sont tout aussi transparents, le concept de réfraction étant – nous semble-t-il – celui qui garantit la plus ample latitude de stratégies de variation entre texte-source et texte-cible.

Une question reste toutefois sans réponse : pourquoi cherchons-nous (nous, les traductologues) constamment à élargir notre domaine d’études? C’est peut-être que les « post-translation studies » de Gentzler ressemblent de près à l’époque des « pre-translation studies ». À l’époque de la fondation de notre discipline, nous avons cristallisé une pratique qui était le produit d’un moment historique défini (et qui se situait au croisement de trois aspects principaux : le principe d’auctorialité, la reproductibilité, la difficulté relative de modification) et nous l’avons érigée en modèle. Or, ces conditions n’étaient pas actualisées avant le Romantisme et ne le sont déjà plus aujourd’hui (même si les raisons en sont différentes). Les ingrédients de la « tempête parfaite » sont, en gros, les suivants :

  • le lien de plus en plus étroit entre l’oeuvre et son autrice, son auteur (notion romantique de l’écrivain, de l’écrivaine, comme génie solitaire; essor du droit d’auteur avec la convention de Berne, ayant également pour effet la marchandisation des oeuvres littéraires);

  • la diffusion de l’imprimerie et, surtout, son industrialisation (linotypie, presse rotative…).

Ces aspects voient leurs prémices à la Renaissance, se développent et s’affirment tout au long du XIXe siècle, et sont parfaitement opérationnels au début du XXe. La convergence de ces éléments fait également en sorte que le texte soit fixé une fois pour toutes, tant sur le plan moral (droit d’auteur) que sur le plan technique (impression industrielle), donnant lieu à l’idée de l’Oeuvre – unique, immodifiable, avec une majuscule. En même temps, au vu de son importance accrue, la traduction de la fiction littéraire devient le modèle et le prototype de cette activité[31]. Ajoutons à cette situation, après la Deuxième Guerre mondiale, la préoccupation pour une restitution détaillée des contenus des messages dans le cadre de la Guerre froide : il faut se rappeler que les premiers essais liés à la traduction automatique au cours des années 1950-1960 sont liés à la volonté de savoir, rapidement et le plus exactement possible[32], ce que dit « l’ennemi » au-delà du Rideau de fer. C’est alors que naît la traductologie contemporaine. Elle naît donc de prémisses erronées, et de l’essentialisation d’un (double?) accident historique. On assiste aujourd’hui à un mouvement de recul, dû en partie à la simplicité accrue de modification des objets culturels grâce à l’essor de l’électronique (cela vaut pour l’écriture, certes, mais on peut penser également à des pratiques comme le remix ou le sampling en musique, ou à la modification des images par des logiciels de plus en plus perfectionnés et simples à utiliser), et en partie au fait que la traduction et la traductologie paraissent de moins en moins liées à la *traduction, au domaine littéraire et à la reproduction exacte (quoi que cela puisse signifier) d’un message : des pratiques telles que la localisation sont là pour le démontrer. Si la traductologie était née aujourd’hui, donc, ou très tôt dans l’histoire[33] (ce qui relève évidemment de la science-fiction, mais le point n’est pas là), la nécessité de l’élargir aurait sûrement été moindre. En quelque sorte, nous avons commencé à travailler scientifiquement sur la traduction à un moment où le consensus touryien sur la définition de cette activité était à son point le plus restrictif. En repartant de Lefevere, en suivant Tymoczko et Gentzler, en élargissant la proposition de Roman Jakobson, nous pourrions faire évoluer ce consensus vers quelque chose qui ressemblerait à l’étude de la dérivation, ou du second degré (Genette, 1982). La possibilité d’un macro-domaine d’études qui comprendrait la traductologie, les études sur l’adaptation, la sémiotique est devant nous : il faut la cueillir.