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Du fait des progrès liés aux biotechnologies, à la génétique et à la génomique, la question de l’origine des peuples et de leur histoire se pose avec une nouvelle acuité. Cette vague a démarré au début des années 70, lors de l’expérimentation des premières techniques de diagnostic prénatal dans la médecine de procréation, et elle accompagne aujourd’hui tant les dernières découvertes du diagnostic préimplantatoire que les débats liés à la médecine dite ethnique ou raciale[1].

Dès l’introduction, les rédacteurs de l’ouvrage Néoracisme et dérives génétiques, Marie-Hélène Parizeau et Soheil Kash – l’une biologiste, les deux philosophes – mentionnent une certaine continuité logique, parfois opérationnelle, entre la génétique, les pratiques biomédicales, les recherches en génomique (banques d’ADN et profilage génétique, dépistage génétique) et les risques éventuels de dérives néoracistes :  

L’enjeu de cette inquiétude actuelle consiste à voir la technique moderne modeler la nature humaine […] La technique est ainsi soupçonnée de se cacher derrière le principe de la liberté du savoir, où tout devient possible, y compris la “sélection” sinon la création de “surhommes”, en mettant un voile d’ignorance sur les autres principes qui l’alimentent : la liberté illimitée du profit économique et la liberté de franchir la frontière thérapeutique de la biomédecine vers le domaine de l’amélioration de l’espèce humaine (donc vers l’eugénisme).

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Ce recueil d’articles (qui en compte douze au total) est l’aboutissement du colloque « Discriminations sociales et discriminations génétiques : enjeux présents et à venir » (tenu les 30 et 31 mars 2004, à l’Université Laval, à Québec) et s’interroge donc sur la situation actuelle dans le domaine biotechnologique : l’enjeu est-il purement génétique ou faut-il aussi investir la sémantique philosophique, éthique, sociale, juridique ? Et si toutes les techniques utilisant le génome – thérapies géniques, séquençage et stockage des résultats, diagnostics, etc. – prévoient désormais une utilisation clinique, une mise en débat interdisciplinaire et un élargissement des questions aux compétences philosophique, anthropologique, sociale et bioéthique ne sont-ils pas nécessaires, voire indispensables ? Par cette précision, cet ouvrage plonge le lecteur au coeur de deux volets : l’exploration du concept de néoracisme tel qu’il se pose comme problème dans un contexte occidental se fondant sur les différences culturelles (premier volet) et la prise en considération des enjeux éthiques liés à l’existence, éventuelle et non univoque, de différences biologiques entre races humaines (second volet).

Dans le premier chapitre, É. Balibar réfléchit sur trois catégories anthropologiques du racisme, soit la différence, l’altérité et l’exclusion : « Analyser la nature et les fonctions du racisme en termes de différences, d’altérité, d’exclusion, c’est en rechercher les analogies, et peut-être les corrélations avec d’autres phénomènes comme le sexisme, le nationalisme, l’impérialisme, les pratiques “bio-politiques” » (p. 28). À la suite d’un excursus historique et épistémologique de ceux-ci (cf. la tentative de rapprochement de la philosophie de H. Arendt aux réflexions de M. Foucault, p. 41-44), l’auteur souligne l’absence d’univocité des définitions due largement à l’alliance fluctuante de la discipline anthropologique avec les propos et le vocabulaire des doctrines scientifiques en général, biologiques en particulier : « Il s’avère que dans notre expérience du monde contemporain le racisme est plus insistant que jamais. Il se révèle autrement résistant et polymorphe que ne l’avaient pensé ceux qui […] en ont défini le concept » (p. 45).

Pour rester dans le domaine de l’anthropologie, adressons-nous à J.-L. Amselle qui tente de prendre en considération l’« espace du métissage » (cf. p. 121-126) en y posant un regard rétroactif : cette auteure cherche précisément à s’interroger sur l’applicabilité de ce concept aux époques qui ont précédé sa définition dite scientifique. Abordée selon la double vision locale et globale (qui accompagne les arguments transgénique, du clonage, de l’ethnocide et de l’extinction), la question paraît non résolue et plutôt désordonnée. Pour dissiper cette confusion conceptuelle, Amselle propose l’usage de la métaphore du branchement – « celle d’une dérivation de signifiés particularistes par rapport à un réseau de signifiants planétaires » (p. 132) – qui paraît d’ailleurs insuffisante pour expliquer les quêtes identitaires et les appartenances raciales.

Concernant le thème de la race, D.T. Goldberg fait dans le deuxième chapitre du livre une cartographie régionale du sujet racial (cf. les « modèles paysagers » de l’américanisation, de la palestinisation, de la brésilianisation, de l’européanisation et de la sud-africanisation, p. 48) pour introduire un commentaire sur ce qu’il dénomme l’« américanisation du racisme » (p. 47-75) :

Dans le sillage des attentats du 11 septembre, l’“américanisation du racisme” est devenue exportable dans les pays ou les (sous) continents ayant des composantes ethno-raciales considérées comme une menace à la sécurité […] Au pays […] on est censé s’engager à bâtir une société homogène qui fait abstraction de la race afin de rejeter “les insanités” faites au nom de la diversité, et où les normes de civilisation sont celles d’une “blancheur” hétéronormative et homogénéisante.

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Il s’agit là d’une déformation théorique ayant une saveur presque huntingtonienne.

Pour sa part, R. Nab’aa (troisième chapitre, « De la discrimination à laquelle on ne saurait échapper ? », p. 77-84) propose une sorte de reconstruction généalogique du concept de « discrimination » selon un point de vue à la fois philosophique et politique. Par la suite, il réfléchit sur ce qu’il considère comme les fondements des raisons de certaines indécisions définitoires qui figurent au sein des dictionnaires et dans le langage des Nations Unies (cf. p. 78) : d’une part, l’« “universalité” de la discrimination semble témoigner de sa fonction “anthropo(onto)logique” tant il est vrai que l’Autre n’est pas Autre en lui-même, mais autant qu’on a besoin qu’il soit Autre pour pouvoir être soi-même » (p. 80) ; d’autre part, « la discrimination ne peut s’apparaître à elle-même que dans un social devenu conscient de lui » (p. 80). Le même sort est fait aux antonymes du mot « discrimination », c’est-à-dire l’« intégration » et l’« assimilation », dans la mesure où ces termes évoquent à la fois une relation interhumaine polémique et un projet culturel imposé. Une démocratisation naissant sous l’égide de la pédagogie démocratique paraît, aux yeux de l’auteur, être le moyen rationnel et efficace de l’acceptation de l’altérité.

M. Labelle (quatrième chapitre, « Racisme et multiculturalisme/interculturalisme au Canada et au Québec », p. 85-119) fait un retour sociohistorique exhaustif sur les enjeux racistes, multiculturalistes et interculturalistes du Canada et du Québec pour converger vers une exigence éducationnelle et participative, car « un déficit démocratique et de justice sociale persiste. Cette situation requiert la vigilance continue de l’État et de la société civile » (p. 109).

Revenant sur la question discriminatoire, le texte de S. Kash, intitulé « Aux origines de la discrimination », nous paraît mériter une attention particulière. La discrimination met en jeu à la fois la biologie, les formes historiques, la philosophie, et l’auteur introduit un questionnement singulier et précis en soulignant les dernières évolutions en matière génétique. « Que vient faire l’ADN dans un débat sur la discrimination sociale ? » (p. 135) : au moyen de cette question, Kash introduit enjeux et craintes liés aux risques d’une biologisation des différences culturelles, à un accroissement des disparités sociales et à une exaspération des diversités interhumaines. Le mérite de ce chapitre réside dans sa capacité à lier la modélisation du racisme classique (« race et biologie », p. 138-143) et la description de la pensée raciale (« race et culture » en France, en Angleterre, en Allemagne, « multiculturalisme » en Amérique du Nord, p. 143-150) à la philosophie, au langage scientifique et à certaines pratiques racistes (technique génique, eugénisme doux, racisme différentialiste). Bien qu’elle soit sommaire, la référence aux écrits philosophiques de H. Arendt et aux études ethnologiques de Lévi-Strauss nous paraît très pertinente.

Les septième et huitième chapitres présentent une réflexion composite du rapport liant le diagnostic prénatal aux discriminations. L’article de J.-P. Amann (« Diagnostic prénatal et discriminations : réflexions à partir de l’exemple français », p. 157-173) souligne qu’une opposition législative vigoureuse aux pratiques eugéniques et au réductionnisme génétique n’a pas empêché, dans les faits, le florilège des techniques de dépistage prénatal. Certes, cette question laisse ouverts le débat éthique qu’a inauguré l’affaire Perruche[2], il y a déjà sept ans, ainsi que celui sur l’argument de la « pente glissante » (slippery slope).

Et c’est d’ailleurs ce dernier thème, selon lequel le pire est souvent sûr (« cette pente annonce la chute, voire la déchéance morale. Elle exprime l’absence de limite possible une fois que l’on se laisse entraîner », p. 176), qu’analyse l’article de M.-H. Parizeau, intitulé « Du diagnostic prénatal à l’eugénisme : la peinte glissante ? » (p. 175-210). La digression historique proposée par cette auteure sur un sujet si multifactoriel (« j’ai montré que la multiplication des techniques mettait progressivement tant les individus, les couples, les médecins et les équipes soignantes devant des situations de “zone grise” de plus en plus nombreuses », p. 210) suscite à la fin un questionnement plus général à la fois sur les bénéfices réels de la recherche en génétique et sur la figure juridique du consentement.

Dans son article ayant pour titre « La recherche en génétique : quel risque individuel pour quel bien commun ? » (p. 215-230), S. Philips-Nootens montre comment la recherche biomédicale manifeste aujourd’hui son intérêt pour une pluridisciplinarité allant de l’enquête personnelle jusqu’au counselling. La compréhension du rôle des facteurs génétiques dans certaines maladies de même que l’élargissement de la recherche génétique aux neurosciences et à d’autres maladies complexes dévoilent tous les bienfaits d’une approche préventive et pourtant ouvrent une réflexion sur les dilemmes moraux qui y sont liés. Tout en passant par une distinction conceptuelle nécessaire parmi les bienfaits présents, futurs et hypothétiques (cf. p. 216-219), l’auteure argumente sur les risques de discrimination, de stigmatisation et de coercition subtile liés à la disponibilité privée de l’identité génétique et au seul consentement du sujet[3].

Dans le texte intitulé « Discrimination génétique et éthique de la recherche : consentement et politique du risque » (p. 231-246), F. Brunger approfondit la problématique du consentement individuel et le consentement des groupes. Sa réflexion porte sur les dangers collectifs d’une identité connue à partir de l’analyse des renseignements génétiques individuels. Seule une approche fondée sur la politique du risque et sur des principes communautaristes peut, revendique l’auteur, renverser « le déroulement du processus visant à négocier l’acceptation collective de la recherche » (p. 242). Ainsi, la négociation d’acceptation collective, d’abord locale puis élargie, contribuera à long terme à la sédimentation d’une responsabilité médicosociale partagée.

Les effets de fascination que les recherches génétiques à finalité généalogique peuvent produire sur un groupe ou sur une ethnie sont l’objet des réflexions de F. Baylis dans son article intitulé « “Noire” comme moi ou de l’identité narrative » (p. 248-255). Son texte concerne l’expérience des communautés afro-américaines aux États-Unis : « La personne qui consent à retracer son ascendance génétique peut découvrir des ancêtres africains dont elle pourra être fière. Elle peut aussi découvrir des ancêtres européens […] Dans un cas comme dans l’autre, l’information obtenue risque fort de définir ou de redéfinir l’identité de cette personne » (p. 254-255).

Quant à l’article rédigé par M.-H. Parizeau et intitulé « Catégorisation ethno-raciale et recherches génétiques : analyse éthique. L’exemple paradigmatique du projet HapMap » (p. 259-289), il illustre de façon pragmatique et efficace le projet international de banques d’ADN populationnelles HapMap. Après un rappel historique de la relation subsistant entre génétique et race, cette auteure explique les choix et les enjeux méthodologiques d’un projet ayant des « impacts potentiels de racialisation » (p. 271). Le principe du consentement, la définition de communauté et les risques d’impasse d’une identité collective hétéronome représentent les sujets majeurs de son analyse critique.

En somme, l’ouvrage sous la direction de Parizeau et Kash est un livre original au thème plutôt traditionnel, souvent évoqué[4] et encore peu ou mal exploré. Soulignons pourtant que nous aurions voulu que l’ouvrage mette plus l’accent sur un aspect trop souvent négligé en matière, à savoir les multiples enjeux juridiques liant les questions raciales à celle de la recherche génétique. À cet égard, l’ouvrage témoigne d’un manque regrettable. Cependant, peut-être est-ce plutôt le travail cyclopéen qui reste à accomplir en droit qui doit nous inspirer et nous amener à pousser plus loin la réflexion dans ce domaine.